© Peuples Noirs Peuples Africains no. 46 (1985) 93-103



LIVRES LUS

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« La retraite anticipée du Guide Suprême » de Doumbi-Fakoly
Editions L'Harmattan, Collection Encres noires, 1984

Nouiri SAÏD

Le Dansou est une République de cette Afrique qu'on dit mal (ou pas du tout) partie, entourée par quatre autres et toutes les cinq sont membres d'un « syndicat du crime » appelé pudiquement « Pacte d'assistance militaire africain » destiné à faire perpétuer leur prostitution à la France et limiter l'intervention de ses paras aux cas « de force majeure ».

Djanfa, le Guide Suprême « honni par le peuple et vomi par le monde entier, hormis les forces anti-démocratiques, les proxénètes du peuple et les nostalgiques de la période révolue de l'esclavage », en quête de réconciliation nationale, renonce à ses fonctions de commandant en chef des Forces armées qu'il cumulait avec la présidence quatorze ans durant, et fait un cadeau à son peuple : le multipartisme, cette mode en vogue sur le continent.

Menée tambour battant et à grand renfort de millions, la campagne électorale donnera « la mesure de l'ignorance complète de nombreux compétiteurs des réalités nationales ». Le dépouillement du scrutin fournit l'occasion à Djanfa « de sortir de la pondération qui sied à un chef d'Etat » pour saluer l'événement exceptionnel et se déclarer « le président le plus heureux et le plus fier de [PAGE 94] toute l'histoire de l'Afrique » puisqu'il « n'y eut aucun bulletin nul ». Le parti « Tous Responsables » prônant un socialisme authentiquement africain, c'est-à-dire respectueux de notre système social traditionnel et lucide face au matérialisme dialectique et au capitalisme exploiteur, est le seul rival de poids du président. Il est invité à participer au gouvernement avec des postes ministériels importants ainsi que la « Primature » (Premier ministre).

Pour faire face aux difficultés financières que connaît le pays (raison alléguée : détérioration des termes de l'échange), et aussi se débarrasser, sans grand risque, de son encombrant Premier ministre, Djanfa se résout à embrasser la religion de Mahomet et se rend à La Mecque où il attrape deux nouveaux prénoms : El Hadj et Mohamed. La « physionomie religieuse » de la République se trouva modifiée, l'Islam étant devenu sa religion officieuse. Les fanatiques donnent libre cours à la haine longtemps refoulée contre les adeptes des religions du pays (pourtant neutres) et de celle des toubabs. Et c'est vers une cascade de violences que l'on s'achemine. Le Premier ministre intervient pour apaiser la situation et aussi pour mettre de l'ordre dans les dépenses de l'Etat. Quand « il a préconisé certaines modifications dans la finition (de la construction de la maison de Dieu) pour dégager quelques économies », le prétexte est tout trouvé par Djanfa, pris dans son propre piège et guettant l'occasion pour l'accuser d'un complot monté de toutes pièces.

Un homme armé d'un couteau qui n'en est pas un, attaque Djanfa dans la mosquée lors de la prière du vendredi; et de fil en aiguille, on en vient à établir, selon un schéma bien classique, que le chef du gouvernement en est l'instigateur ainsi qu'à démontrer la responsabilité de deux ministres, escrocs pour de bon, avec lesquels on le loge à la même enseigne.

L'état de siège est décrété, opposition et syndicats supprimés, et commence le procès des inculpés qui se déroule en deux actes; procès politique (atteinte à la sûreté de l'Etat le plus démocratique de toute l'Afrique) et procès économique (somme dérobée : mille milliards moins quinze centimes) et au cours duquel le rôle de la défense se limitera à « persévérer dans la tentative de piéger les [PAGE 95] témoins afin d'attirer l'attention du jury et des journalistes étrangers sur la manipulation dont ils sont l'objet ». Les accusés sont condamnés à de lourdes peines.

La jeunesse, espoir de l'Afrique, assiège le palais présidentiel et exige la destitution de Djanfa, démontrant par cet acte héroïque la futilité des manigances des impérialistes et de leurs acolytes devant la ferme volonté du peuple, qui, à condition de le vouloir, finit toujours par triompher.

Mais la liberté ne s'offre pas sur un plateau d'argent; les émeutes ont coûté la vie à de vaillants patriotes dévoués corps et âme à la cause.

Tel « un poisson hameçonné qui se croit encore libre », Djanfa s'enfuit à bord d'un Mystère 20 en emportant armes et bagages, mais l'on ne tardera pas à apprendre que le patron de ses gardes du corps, agent de l'antenne du S.D.E.C.E., le fera assassiner après s'être emparé des coffres-forts contenant son immense fortune ainsi que des malles renfermant des documents compromettants pour son pays. Le barbouze prend soin de liquider Cheikh Oumar Tamba, le Premier ministre jugé dangereux pour « son africanisme intransigeant ».

Les militaires n'osent pas confisquer le pouvoir et les jeunes font appel à l'ex-chef de la diplomatie (un P.T.R.) pour présider aux destinées du pays.

Sur un ton de détachement (le narrateur se borne à relater les faits, sans prendre part aux événements qui secouent le pays), l'auteur, de façon « objective », traite, ou tout simplement évoque, des questions fort intéressantes tels le rôle de la presse nationale, l'identité culturelle, la religion, la violence, la restructuration économique de l'Afrique, la place de la femme, la coopération, l'exil « volontaire » des révolutionnaires...

Il semble cependant que Doumbi-Fakoly surestime le rôle joué par la presse étrangère, qui à dessein s'arrange pour minimiser et ridiculiser le combat pour la liberté, ainsi que les prises de position de la gauche française qui ne se démarquent pas nettement de celles de la droite quand l'intérêt de l'hexagone entre en jeu.

Nouiri SAÏD

[PAGE 96]

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« Tradition théâtrale et modernité en Algérie » : Roselyne Baffet
L'Harmattan, 1985, Collection « littéraire »

Marie-Françoise CHITOUR

Tous ceux qui s'intéressent au théâtre en général et au théâtre algérien en particulier verront avec plaisir la publication de la thèse de troisième cycle de Roselyne Baffet (Tradition théâtrale et modernité en Algérie) aux Editions L'Harmattan.

Ainsi que le précise Jonny Ebstein (qui participe aux travaux du laboratoire du C.N.R.S.) dans une préface qui, malheureusement, n'a pas été insérée dans l'ouvrage :

« C'est un petit peu la continuation des deux volumes publiés il y a deux ans à l'Age d'Homme sous le titre : "Le théâtre d'intervention depuis 1968". »

C'est en effet dans cet axe que s'inscrit l'étude de Roselyne Baffet qui a travaillé « sur le terrain » et a toujours manifesté la volonté de « se situer au dedans » : elle peut alors fournir de judicieuses pistes d'analyse sur la notion d'intervention et de contestation, au théâtre, en Algérie.

Certes, les données historiques qui ouvrent la première partie sont plus connues et ont déjà été répertoriées[1], mais on appréciera cependant ici l'étude pénétrante qui en est faite, parce que toujours reliée de façon précise à la question de la tradition. On s'intéressera particulièrement au chapitre sur « le théâtre de combat d'expression française »[2], « phase transitoire, peut-être nécessaire du théâtre algérien ». [PAGE 97]

Les adaptations des pièces étrangères ont été nombreuses en Algérie (l'annexe en page 200 donne d'utiles renseignements à ce sujet). Aussi faut-il s'interroger sur ce phénomène, pratiqué couramment dans le cadre du théâtre institutionnel d'Etat, pour voir si elles donnent lieu ou non à des « manœuvres textuelles »[3] riches et originales. Ainsi, à partir d'une même base La bonne âme de Se-tchouan de Bertold Brecht, on a pu assister à une simple traduction entachée même de « graves transformations », en 1976, mais aussi en 1965 à « une création originale inspirée de Brecht » : Le porteur d'eau et les trois marabouts de Kaki, enrichi des apports de la légende et des éléments de la société algérienne. La création collective a également marqué des réalisations du T.N.A. (Théâtre national algérien), et on lira avec intérêt, à ce propos, l'interview qu'Alloula, un des plus grands « novateurs » du théâtre algérien, désireux d'y intégrer des formes traditionnelles, a accordée à Roselyne Baffet.

Le « théâtre amateur » est riche aussi d'expériences de création collective. La genèse de la pièce La femme, par le G.A.T. (Groupe d'action théâtrale), qui a « théâtralisé le vécu passionnel qu'est la condition féminine en Algérie » est pleine d'enseignements en elle-même.

L'analyse, soulignant l'importance de la mise en scène de cette pièce dans un pays où les auteurs de théâtre considèrent comme secondaire une esthétique de théâtre », en est faite dans la troisième partie. C'est là surtout que la notion de contestation est cernée et interrogée. C'est cette partie certainement qui est la plus « neuve », la plus à même d'apporter des éléments intéressants et dynamisants, à partir d'une étude de Slimane Benaissa, et de ses deux premières pièces. Bouatem Zid el Gouddam (Boualem va de l'avant, 1975) et Youm el Djemaa Khardjou laryem (Vendredi sortent les Gazelles, 1977)[4], [PAGE 98] jouées d'abord dans le cadre de l'animation à l'entreprise et posant un problème majeur en Algérie, celui de la représentation collective, face à la situation de la femme, à un certain contexte religieux et à des choix du pays. Les pièces de Benaissa ont aussi le mérite de poser la question de la langue, au théâtre, en Algérie.

Pour Kateb Yacine, et Mohamed, prends ta valise, que Jonny Ebstein va jusqu'à définir comme « un modèle d'œuvre contestataire » et qui connut le succès qu'on sait, surtout dans les milieux émigrés, dans sa tournée à travers toute la France (de février à juillet 1972), avant d'être beaucoup jouée en Algérie, R. Baffet choisit de parler de « théâtre d'intervention ».

Nous voudrions aussi souligner l'importance des « annexes » qui constituent de rigoureux outils de travail, pour l'approche du théâtre algérien (décret concernant l'organisation du théâtre algérien – liste des pièces jouées au T.N.A. de 1963 à 1978, etc.).

Nous nous permettrons d'emprunter notre conclusion à Jonny Ebstein : « Curieusement, alors que le cinéma algérien[5] a été l'objet de nombreuses études, le théâtre, lui, a été l'objet négligé et c'est le mérite de ce livre de le réhabiliter... ( ... ) Je pense que le lecteur français qui a si peu l'occasion de connaître le théâtre algérien se plongera avec intérêt dans cette étude et qu'elle lui permettra de découvrir un théâtre aussi intéressant, riche et inventif que le cinéma algérien. »

Marie-Françoise CHITOUR
Institut des Langues étrangères
Université d'Alger

[PAGE 99]

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Un regard cursif sur « Les Fondements de l'Africanité »
de Monsieur Léopold S. Senghor

Paris, Présence Africaine

NTARUGERA DEO KOYA

Je ramassai certain jour, sur un rayon de bibliothèque universitaire à Jos, un livre portant un manteau de poussière. J'entrepris de le délester en me tenant à l'écart de son ocre accoutrement délétère. La besogne faite, je n'eus point le soin usuel d'aller mettre le manteau aux vestiaires. C'était Les Fondements de l'Africanité, il fallait d'urgence me mettre à l'écoute du « premier nègre immortel », qui allait me parler cette fois, non comme « un nègre à Paris » jouant le griot, mais comme un vieil homo sapiens rompu à la rhétorique française et à l'histoire universelle.

En lisant l'interminable liste des résultats de recherches d'anthropologues et archéologues qui constitue la première partie de son discours (ce texte est à l'origine un discours tenu au Caire en 1967), je m'attendais à tout moment à rencontrer Cheikh Anta Diop, cet illustre savant, cette sommité aux connaissances encyclopédiques qui est aussi compatriote de Monsieur Senghor. Je m'attendais à voir le nom de cet homme que, même en Amérique, tout le monde s'accorde à appeler « the world's leading Nile Valley historian » (voir Nile Valley Civilizations, Conference, Atlanta, Georgia : du 26 au 30 septembre 1984). A mesure que les pages s'effaçaient sous mes yeux et que le nom de Diop ne venait toujours pas, la tentation se faisait forte en moi de feuilleter prestement ce fourré d'érudition (que je trouvais, au demeurant, trop pédant pour le cadre du sujet traité). Je résistai à la tentation d'abord, l'ayant jugée saugrenue et tendancieuse. Je me disais : « Après tout, les Teilhard de Chardin et tutti quanti ont précédé Diop en ces recherches, il est partant normal que Senghor les cite, avant son éminent compatriote. C'est l'ordre chronologique, la courtoisie [PAGE 100] s'y mêle aussi peut-être. Et Puis, du reste, l'égyptologie, c'est quelque chose de relativement récent, etc. »

Ainsi rassuré, je continuai la lecture sans précipitation. Mais au bout, quand je m'esquintai d'ingurgiter cette logomachie préhistorique sans grâce, qui ne semblait rimer qu'à l'esbroufe (jeu très aimé de Senghor), je décidai de m'en aller machinalement chercher le nom de Diop dans le tas.

Quelle ne fut pas ma surprise ! Diop n'y était pas. Comme de juste, dirait-on. Non, non, il n'y était pas. A moins que mes sacrés yeux ne m'aient joué un sale tour. A mon second tour de scrutin – fallait-il un troisième ? ou une autre paire d'yeux ? – je ne pus m'empêcher de lâcher des jurements. Jurements qui n'eussent pas été de mise dans les corridors du palais dakarois il y a quelques lunes (mais à qui eût crié diffamation, j'eusse incontinent rétorqué que je parlais à mon bonnet qui n'arrête pas de me déranger – j'ai, en fait, un bonnet que l'on dirait de noir kouschite ou « éthiopique » si l'on s'avisait de parler le langage-fossile de l'antiquité pour plaire aux Anciens quitte à emmerder les Modernes; ce n'est pas pour faire rire si je dis, avant de fermer cette parenthèse qui m'alarme déjà, que ce bonnet de malheur que mon pauvre père m'a légué, et c'est tout ce que j'ai en fait de legs, aime à me rappeler que lui et moi sommes d'ébène, et que nous devons en battre les tam-tams à tout bout de champ, que nous devons cogner de nos pieds « le sol dur » pour reprendre vigueur, etc., que nous devons trimbaler notre gros outillage sonore en bois – ne sommes-nous pas des Orphées noirs ? – pour toujours improviser des rhapsodies à qui voudra entendre... Et moi qui passe tous mes jours et toutes mes nuits dans les mines de l'Union Minière du Haut-Katanga, quand ce n'est pas dans les Plantations Lever, où aurais-je le temps et la force de vaquer à ces devoirs culturels, hein ? Sacré bonnet !).

Non, C.A. Diop n'était pas parmi ceux qui s'affairent à étriller les fondements de l'Africanité. Quelle poisse ! Continuer ou ne pas continuer ? Il s'agit des fondements de l'Africanité (ou n'ai-je pas bien lu le titre ?) et C.A. Diop n'est pas cité comme témoin ! Et quel témoin bon sang ! Un géant de témoin dont l'œuvre colossale existait [PAGE 101] déjà depuis une décennie à l'époque où se prononce l'allocution du président des Sénégalais ! Omission ou commission à l'oubli ?

Un bref recueillement avant de continuer. Car il faut bien continuer pour voir l'aboutissant de cette oraison célèbre, je ne dis pas « funèbre ». Ce qui mijotait dans mes hémisphères cérébraux pendant la pause de récollection ne peut, hélas ! être reconstitué in toto. Je peux, cependant, me rappeler aisément que, par une sorte d'association licencieuse d'idées, le nom de Blondin Diop surgit vertigineusement de dessous ma scène mentale, comme si du fond de mon inconscient il avait été projeté par un petit rocket malin et ponctuel. Blondin Diop qui a été lâchement assassiné dans une geôle de Monsieur Senghor, ainsi que nous le rapporte Mongo Beti, dans son article intitulé « Les petites ruses en gros sabots de M. Senghor, président du Sénégal » (P.N.-P.A., no 14, mars-avril 1980, pp. 44-49). Blondin Diop à qui Mongo Beti a dédié son roman, Remember Ruben. Puis soudain je m'écriai in petto : « Eurêka, il n'y a pas plus de Cheikh Anta Diop dans Les Fondements... qu'il n'y a de Blondin Diop dans les exemplaires de Remember Ruben en circulation au Sénégal. La page portant la dédicace a été arrachée. »

Je relis l'article de Mongo Beti : « Il est vrai que, comme par hasard, cette page a été arrachée dans tous les exemplaires de Remember Ruben en circulation au Sénégal. Décidément, comme modèle de probité intellectuelle et d'honnêteté démocratique, M. Senghor est ce qu'on appelle un cas. »

Ce n'était donc pas trop que de supprimer physiquement Blondin Diop, il fallait aussi l'éliminer poétiquement. Telle est la manie invétérée de ce grand vir Africanus d'Armand Guilbert. On se souvient de ce qu'il a fait de Chaka, le grand conquistador guerrier sud-africain. Celui que d'aucuns ont appelé le Néron africain, le Napoléon africain, Senghor en a fait un piètre poète qui bave d'émotion, car, il sait d'intuition – et pas de raison ? – que l'émotion est nègre et la raison hellène.

Un autre nom, un autre Diop, m'est venu à l'esprit pendant la même pause de recueillement : David Diop. Je ne faisais pas d'effort conscient pour ressasser les Diop de ma connaissance, l'objet de mon recueillement [PAGE 102] étant de me purger d'acrimonie pour ensuite me remettre à l'écoute de M. Senghor sans rancœur apparente, David Diop a eu aussi à être vitupéré par l'auteur des Chants d'ombre et d'Autres chants pour n'avoir pas imprégné ses Coups de pilon d'assez de négritude : façon à peine mitigée de dire que David Diop n'est pas poète, ou n'est pas un poète comme il doit y en avoir en Afrique. Cette Afrique est, dans la conscience connaissante (participante plutôt) de l'académicien sérère-français, un fourmillement éternel de nègres. Nègres qui doivent absolument assumer, vivre, leur négritude dès l'instant-même que Delafosse et Frobénius viennent de la leur révéler ! Je n'exagère rien, Senghor vous l'affirme lui-même sans ambages, comme toujours :

    Ce n'est pas nous qui avons inventé les expressions « art nègre », « musique nègre », « danse nègre ». Pas nous la loi de « participation ». Ce sont des Blancs européens. Pour nous, notre souci, depuis les années 1932-1934, notre unique souci a été de l'assumer, cette Négritude, en la vivant, et, l'ayant vécue, d'en approfondir le sens (souligné par l'immortel « aoéfien » dont le nom commence à m'écorcher la langue)[6].

Décidément, le Nègre, whatever that means, est le Monsieur Jourdain de tout. Pas seulement de la philosophie, comme on l'a dit quand venait de naître au grand jour « la philosophie Bantu » médiatisée par Béatissime P. Tempels, mais aussi de la culture : autant dire de la vie. Le Nègre vit sans le savoir comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir ! N'étonne évidemment pas qu'il assume quand on lui désigne la politique à mener, la voie de développement à suivre, lorsqu'il acquiert l'indépendance.

Après la pause, je parcourus le reste des Fondements... sans entrain. Négritude et Arabité – les deux termes qui s'additionnent pour former la soi-disant Africanité – nous sont présentées en des termes relevant à la fois d'un psychologisme alambiqué et d'un essentialisme béat. Nègres et Arabes sont typologisés ne varietur comme des [PAGE 103] fluctuants, autrement dit des types qui portent avec eux une haute charge d'émotion. Nous apprenons, par ailleurs, que ces émotifs-nés, ces « introversifs » ( ?) à l'âme artiste, sont naturellement rebelles à toute forme d'organisation et réfractaires à toute idée de discipline ! A quoi riment toutes ces élucubrations, sinon à la mystification ? Senghor n'a peut-être pas entendu parler d'un certain Ibn Batuta qui nous rapporte, dans ses récits de voyage d'il y a environ six siècles, que le degré de discipline et d'organisation rencontré dans l'ancien empire du Mali n'avait d'équivalent nulle part ailleurs, fût-ce en Europe ou en Asie. Senghor va peut-être nous rétorquer que cet Arabe promeneur aurait cherché à peindre un joli portrait de ses « con-fluctuants » !

Senghor constate avec satisfaction que « l'éternel Bédouin » et le Bantu ont congénitalement amour et dévotion pour leurs chefs. Ils se résorbent dans l'autorité du chef, naturellement. Et qu'est-ce qu'il a à dire, Monsieur Senghor, de ce « rififi » régicide qui promet d'être un drame récurrent chez les Arabes comme chez leurs compères « fluctuants » d'en dessous du Sahara ? C'est sans doute le monde à l'envers, les idées à l'envers, n'est-ce pas Signor ? Stanislas Adotévi ne croyait pas si bien dire qui intimait en 1972 : « Décidément Senghor never grew up »[7].

L'africanité de Senghor est, en définitive, une notion, une essence que ni le temps ni l'histoire n'atteignent : c'est cette idée platonicienne que Bantu et Bédouins actualisent fatalement, pour ainsi dire. Ce n'est pas un projet à réaliser pour répondre à des impératifs historiques, ce n'est pas un avenir à conquérir dans un élan historicisant, c'est plutôt une idée qui plane, telle une fumée, sur l'océan du passé, un passé lointain qui ne se discerne déjà plus que confusément. Clairement, c'est une notion hautement rédhibitoire dans le combat que mènent les peuples d'Afrique.

NTARUGERA DEO KOYA
Department of Languages & Linguistics,
University of Jos, Jos, Nigeria


[1] Voir les travaux de Mohamed Aziza, Le théâtre et l'islam, Tunis, S.N.E.D., 1970. Ariette Roth, Le théâtre algérien en langue dialectale, Paris, Maspero, 1967.

[2] Cf. notre étude sur le théâtre algérien d'expression française (1954-1962), que nous avions intitulée : Révolte et combat dans le théâtre algérien; Marie-Françcoise Mangin-Chitour, Mémoire inédit, 1970.

[3] Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions sociales, 1980. Article Adaptation, pp. 32-33.

[4] Voir aussi à propos de cette pièce la communication de R. Baffet au Congrès mondial des Littératures de langue française, Padoue, mai 1983.

[5] Précisons que Roselyne Baffet prépare actuellement un doctorat d'Etat sur le cinéma algérien.

[6] L.S. Senghor, Liberté I. Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964. p. 9.

[7] Stanislas Adotévi, Négritude et Négrologues, Paris, Union générale d'Editions. 1972, p. 130 (the emphasis is Adotevi's).