© Peuples Noirs Peuples Africains no. 45 (1985) 35-45



EGLISE ET CHANGEMENT SOCIAL
EN AFRIQUE

Mukendi NKONKO

L'Eglise chrétienne est un élément constitutif du système économique et culturel qui a colonisé l'Afrique et qui continue à l'asservir. De ce point de vue sa fonction sociale n'est pas la contestation de l'ordre mondial dominant, comme le veulent les principes et l'éthique bibliques, mais par contre l'intégration des peuples négro-africains à cet ordre qui est, répétons-le, économique, politique, culturel et religieux.

Pourtant l'Eglise chrétienne dit s'intéresser aux problèmes de pauvreté et d'oppression en Afrique; ses dénonciations en font foi, ses œuvres caritatives l'attestent. Comment comprendre cet engagement ? Peut-il être d'un quelconque apport à un changement social ?

I. UNE EGLISE-ELITE

De l'époque coloniale aux temps actuels, l'élite en Afrique se définit et se situe par rapport à l'Occident. C'est en effet lui qui a créé cette élite constituée à ses débuts des évolués.

Le contexte de la genèse de cette élite est celui de la rupture avec l'Afrique : un véritable exode. Il s'agit d'un exode d'abord géographique; le candidat évolué quitte le village qui était jusque-là le lieu de son identité, il abandonne la chaîne humaine dans laquelle il vivait tenu par multiples liens de consanguinité et d'alliance, s'installe dans le centre extra-coutumier, à proximité de la ville [PAGE 36] européenne où il sera commis, apprenti, traducteur, policier ou soldat[1].

Cet exode est également mental et spirituel : l'évolué abandonne les valeurs, les schèmes de penser et d'agir de l'Afrique indigène; il devient un assimilé : assimilé à la langue, à la mentalité, à la religion et aux modèles culturels du colonisateur[2].

Les évolués constituent ainsi une catégorie intermédiaire entre l'Afrique, à laquelle ils sont arrachés au moins mentalement, et l'Europe à laquelle ils ne peuvent toutefois s'identifier parfaitement. Ils forment une catégorie tampon, que le colonisateur utilise dans son œuvre d'exploitation et de domination de l'Afrique; ils sont les auxiliaires, mieux les instruments de la domination et cette fonction leur rapporte l'exemption du travail forcé, la considération sociale, la camaraderie des maîtres ainsi que des avantages matériels.

L'élite africaine post-coloniale obéit en gros à ce schéma de l'évolution. Elle perpétue l'exode géographique ou plutôt elle l'achève en occupant les quartiers résidentiels européens, antithèse de l'Afrique des villages, en poursuivant une urbanisation à l'européenne; cet exode géographique de l'élite africaine prend aussi le visage des pérégrinations et voyages vers l'Europe, sa terre promise.

L'exode est également mental; l'élite africaine est une élite occidentalisée, elle a tourné le dos aux langues et valeurs africaines, elle vit des schèmes de penser et d'agir occidentaux.

L'élite actuelle continue donc d'assumer la fonction d'auxiliaire dévolue jadis aux évolués; elle est l'instrument qu'utilise l'impérialisme pour perpétuer sa domination économique, politique et culturelle sur l'Afrique. L'élite africaine est une élite compradore, c'est-à-dire gagnée aux modèles et aux intérêts de l'Occident, ses membres sont les fonctionnaires de la dépendance des peuples africains, recevant en récompense le pouvoir, le prestige, et l'ascension sociale.

C'est à la lumière de ces analyses qu'il faut comprendre les fonctions de l'Eglise chrétienne africaine. [PAGE 37]

En effet l'élite religieuse est partie intégrante de l'élite africaine globale. Un indice de cette connaturalité apparaît de prime abord dans les liens étroits existant entre l'élite religieuse et les autres composantes de l'élite. Parvenu aux ordres, l'aspirant prêtre ou religieux conquiert de la considération, non seulement parmi les masses populaires, mais aussi parmi les membres de la bourgeoisie bureaucratique et économique; il est convié à la table de ces derniers, introduit dans leur intimité. Peut-être en raison du prestige social lié à leur statut, les hommes d'Eglise sont intégrés à la classe supérieure de la société. Evêques et prêtres ne dédaignent pas de faire partie des Rotary, Lions Club et autres associations du genre. Bien sûr, ils entretiennent des rapports avec leurs « ouailles » mais ce sont des rapports essentiellement professionnels; lorsqu'ils sont reçus dans les familles des classes inférieures, ils le sont en tant que «pasteurs», situés au-dessus.

Les hommes d'Eglise entretiennent généralement des relations très cordiales avec les membres de la classe supérieure : chefs de l'Etat, ministres, ambassadeurs, etc., ils s'invitent mutuellement à leurs fêtes, s'offrent des cadeaux, etc.

L'Eglise apparaît aussi comme élite dans son mode de vie manifestement embourgeoisé. Un homme ou une femme d'Eglise compte comme le moindre des avantages une vie d'aisance avec transport, alimentation et logement assurés aux frais généraux; d'autres, de plus en plus nombreux, cherchent à se construire un univers individuel fermé, fait de raffinement et de gadgets. Il est symptomatique qu'au Zaïre, par exemple, les photos-souvenirs des prêtres ordonnés présentent ceux-ci affublés de l'abbacos, costume des ministres et d'autres hauts fonctionnaires, inaccessible au peuple. Quant aux évêques, ils vivent généralement retranchés dans des palais somptueux, possèdent des voitures de luxe, des biens immobiliers personnels, des domaines et même des avions. En matière de mœurs, il est remarquable que la plupart des hommes d'Eglise soient loin d'être un exemple de tempérance et de rigorisme; tel prêtre enseignant se vante d'être « sorti » avec au moins la moitié des filles de l'internat qu'il dirige; tel autre a été l'amant d'une dame, de sa fille et de la nièce de son mari; à cause de tel autre encore [PAGE 38] plusieurs filles ont dû avorter. Le prestige social de l'Eglise sert ainsi à aggraver une dépravation déjà alarmante, renforcée par la misère et le dévergondage de la bourgeoisie.

Ces indices montrent que l'Eglise africaine, dans son clergé du moins, est une Eglise-élite totalement intégrée aux bourgeoisies locales africaines.

Cette situation s'éclaire encore davantage à l'examen des liens que les ecclésiastiques, à l'instar de ces bourgeoisies, entretiennent avec l'Occident. Les lieux de prédilection pour leurs vacances et leurs congés sabbatiques ne sont pas les villages africains, même des autres pays du continent, mais les villes et villages d'Occident. La dépendance des Eglises africaines à l'égard des « Eglises-mères » est totale et radicale : à travers les finances provenant toujours d'Occident et constituant un moyen de chantage et de pression, à travers les matières eucharistiques (pain et vin) onéreuses et culturellement inadaptées, à travers des institutions comme les séminaires et les paroisses, calquées sur l'Europe où elles sont remises en question et réformées[3].

Ainsi l'exode de l'Eglise n'est pas seulement géographique dans la mesure où les ecclésiastiques vivent parmi les masses sans être des leurs, barricadés qu'ils sont dans leurs paroisses; cet exode est également mental et spirituel : arrachés à la religiosité africaine, ils sont devenus les fonctionnaires de la dépendance ecclésiale et spirituelle des peuples africains.

II. UN APPAREIL IDEOLOGIQUE

L'Eglise doit être envisagée également en tant qu'appareil idéologique, c'est-à-dire détenant une conception [PAGE 39] de l'homme et du monde, une vision des rapports sociaux, sur lesquelles se fonde d'ailleurs sa « mission ».

Ce qui, dans cette perspective, frappe de prime abord, c'est la revendication culturelle faite systématiquement au détriment d'une interrogation sociale et politique.

Alors qu'ailleurs se développent des théologies de la libération, en Afrique en général et au Zaïre en particulier, fleurissent des théologies de l'inculturation de l'Evangile et des pierres d'attente, posant le problème réel de l'incarnation du message chrétien dans la culture africaine; pourtant aussi bien dans la réflexion théologique que dans la pratique chrétienne cette inculturation du christianisme a à peine dépassé le stade de slogan et de vœu pieu.

Il y a bien sûr les langues, mélodies et instruments de musique locaux introduits dans les célébrations. Néanmoins la réflexion théologique souffre, comme toute la pensée africaine, d'une sclérose liée en partie à la dépendance de l'élite formée et branchée sur les problématiques et les maîtres occidentaux; quant à la pratique chrétienne, elle est aux antipodes de l'identité culturelle, en raison de la réticence de l'épiscopat aux innovations dans ce domaine; il est significatif que le rite zaïrois de la messe, qui est en fait une retouche superficielle de la messe romaine, n'ait pas réussi à vaincre l'hostilité des évêques.

La société africaine souffre certes, aussi dans le domaine religieux, d'une aliénation culturelle profonde, mais le problème est faussé si l'aliénation culturelle est dissociée de la dépendance économique qui afflige le continent. Est-il justifié de publier des articles et de tenir des congrès sur le rite zaïrois de la messe, un rite qui ne touche qu'à des aspects mineurs d'une célébration peu significative en milieu africain, alors que les peuples gémissent sous la misère et l'oppression ?

L'Eglise se prévaut certes d'œuvres caritatives; elle dirige des institutions scolaires et sanitaires, jette des ponts, allant même jusqu'à organiser la revente de certaines denrées rares; mais étant assuré par l'étranger, le financement de ces œuvres apparaît comme un signe manifeste de la dépendance de l'Afrique à l'égard de l'Occident. Bien plus ces œuvres constituent un palliatif dont l'effet sur la prise de conscience du peuple est pour le [PAGE 40] moins négatif. En effet, l'Eglise s'arroge des tâches dévolues à l'Etat et ses secours ont pour conséquences de créer de la confusion sur les responsabilités et les obligations des diverses institutions dans la société; habituées à la charité chrétienne, les masses attendent tout de l'Eglise plutôt que de l'Etat. Les œuvres caritatives sont une aumône facile dont l'effet pernicieux est de paraître atténuer une misère irrémédiable (dans les conditions actuelles), et surtout de détourner ses bénéficiaires d'une prise de conscience des rapports sociaux générateurs de cette misère. Il est vrai d'autre part que ces œuvres de bienfaisance sont un prétexte à l'Eglise qui, ne mettant pas en cause les oligarchies locales et négligeant une lutte radicale pour la justice, se donne pourtant bonne conscience.

Cette approche partielle et même partiale de la réalité engendre un discours et une pratique tout aussi partiels. Une réflexion théologique systématique aborde le domaine culturel alors qu'à propos du social et du politique n'interviennent que des déclarations et des lettres pastorales sporadiques.

Deux de ces déclarations, tirées de la réalité zaïroise, peuvent retenir l'attention.

D'abord l'Appel au redressement de la nation (1978) dont la partie la plus importante est l'examen des causes du « mal zaïrois ». On lit à ce propos :

« 1. Les causes structurelles. L'une des principales causes de la paralysie des institutions nationales et des structures de l'Etat se situe dans la mauvaise application du principe de l'unité de commandement » (p. 8)... « Sans vouloir dirimer les débats sur le principe du Parti unique, force nous est de constater que dans la pratique en cours chez nous les structures du Parti, avec ses statuts et ses consignes, se sont substituées à celles de la nation, avec sa constitution et ses lois » (p. 9).

« 2. Les causes d'ordre moral. Le mal zaïrois est avant tout un mal moral, il consiste dans l'effritement des valeurs morales... la malhonnêteté a fini par passer pour le meilleur moyen d'ascension dans l'échelle sociale... l'asservissement de la personne humaine... l'inégalité dans la répartition du patrimoine national, la corruption et la concussion » (p. 10). [PAGE 41]

« 3. Part de responsabilité de certaines puissances étrangères. Notre pays a le malheur d'avoir un riche potentiel économique, qui fait de lui un objet de convoitises, par fois éhontées, de la part de certaines puissances étrangères... En aucune façon nous ne voulons d'une intervention étrangère qui, sous les apparences d'une alliance internationale d'oppresseurs se soutenant les uns les autres aux dépens du peuple, étouffe la voix d'indispensables et salutaires réformes » (p. 11).

Cette déclaration effleure sans nul doute des aspects réels du « mal zaïrois ». Pourtant on ne peut manquer d'être frappé par la mollesse du ton et les allusions floues des allégations. Une analyse rigoureuse des mécanismes de la dépendance du pays face à l'impérialisme est remplacée par une phrase peu claire sur les « convoitises de certaines puissances étrangères ». La lutte des classes dans le pays ainsi que le pillage démentiel des ressources nationales sont abordés sous un angle moralisant. Il n'est dès lors pas étonnant que les évêques déclarent : « le mal zaïrois est avant tout un mal moral », et que leurs remèdes soient des vœux pieux sous forme de sermons sur la reconversion morale, la réconciliation nationale, la démocratie, le courage et l'ardeur au travail, sur la répudiation de l'esprit de lucre chez les étrangers. Il n'est nulle part question des masses paysannes, des ouvriers et petits employés et de leur lutte pour conquérir leur liberté et leur bien-être confisqués en dépit des sermons.

De telles prises de position découle une pratique significative. L'Eglise s'offre à « apporter aux populations éprouvées des secours d'urgence ». Parmi les commissions épiscopales figure une commission du « développement », concept ambigu et problématique, œuvre réalisée avec des finances étrangères, donc sous le signe de la dépendance.

L'Eglise s'engage à continuer d'accomplir des tâches qui sont une obligation de l'Etat. Elle se dispose à secourir les populations mais ne songe pas à conscientiser des masses exploitées et opprimées afin qu'elles conquièrent leur part de bien-être; elle parle de « développement » plutôt que de justice, comme le veut la commission pontificale « justice et paix », et lorsqu'un évêque propose des « chemins de libération » (cf. Mgr Bakole, Chemins [PAGE 42] de libération, Kananga, 1978), il ne s'agit que de morale et de foi (encore privée) en Jésus-Christ et dans les prophètes d'Israël.

On remarquera au passage que ces prophètes ont eu en leur temps un discours et une pratique beaucoup plus clairs et plus convaincants : « Il en escomptait de la justice et voici le sang répandu, de la droiture et voici des cris de détresse, malheur à vous, qui ajoutez maison à maison, et qui joignez champ à champ, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de place, et que vous restiez seuls propriétaires du pays... C'est un peuple qu'on pille et qu'on dépouille; on les a enchaînés dans des cachots, fait disparaître dans les prisons; on les met au pillage sans que nul ne les délivre, on les dépouille, et personne ne fait restituer », Js. 5, 7-8; 42, 22. « L'Esprit du Seigneur est sur moi car il m'a oint pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres; Il m'a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs la délivrance et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour renvoyer libres les opprimés, pour publier une année de grâce du Seigneur », Lc 4, 18-19.

Une autre déclaration digne d'intérêt date de juin 1981 et s'intitule : « Notre foi en l'homme image de Dieu. » Depuis l'Appel au redressement, la situation sociale n'a fait que se dégrader, comme les prélats le reconnaissent, et surtout des frictions ont éclaté entre l'Eglise et l'Etat, le second accusant la première d'avoir contribué à la corruption dans l'enseignement et d'avoir encouragé les mouvements de grève des enseignants; ceci explique peut-être le ton de fermeté et de défi caractéristique de cette seconde déclaration.

Des passages importants peuvent être rappelés. « En attendant c'est l'exploitation éhontée, le pillage organisé au profit de l'étranger et de ses relais, pendant que le gros du peuple croupit dans la misère dans des situations parfois artificiellement provoquées... le temps ne serait-il pas venu de reprendre les choses en mains de façon que le peuple zaïrois soit le premier bénéficiaire des ressources de son sol et de son sous-sol ? Le peuple et pas seulement un petit nombre qui profite, use et abuse » (p. 21).

« La mission de l'Eglise est d'ordre spirituel et moral... nous faisons appel au sens de la justice, à la solidarité et au partage, pour enrayer la misère excessive du peuple [PAGE 43] et redresser la situation... nous convions chaque conscience à un profond examen de ses actes... » (pp. 22-24).

Ici encore le problème est effleuré mais dans un discours moralisateur, sans une analyse préalable des mécanismes d'exploitation et d'oppression auxquels il est fait allusion. On parle du peuple mais à la troisième personne. La mission de l'Eglise, dite d'ordre moral et spirituel, semble consister non pas à lutter pour la justice mais uniquement à y appeler une oligarchie dont la mauvaise volonté ne peut plus faire de doute; non pas à appeler le peuple à revendiquer et à défendre ses droits mais à le moraliser à la troisième personne.

On ne s'adresse pas aux victimes pour les pousser à revendiquer leurs droits et on feint de croire qu'un exploiteur impénitent et oppresseur peut, grâce au jeûne et à la prière, chasser les démons qui l'habitent.

L'Eglise revendique une mission d'ordre purement moral et spirituel et elle choisit la voie la moins risquée : celle de la proclamation épisodique d'une morale désincarnée bien éloignée de la pratique d'un Jésus dénonçant les puissants certes mais surtout concrètement solidaire des pauvres et des opprimés. L'inanité de tels discours paraît évidente et il y a lieu de se demander si elles ne servent pas la hiérarchie de l'Eglise à se donner bonne conscience.

CONCLUSION : CHANGER DE CLASSE

Les analyses précédentes ont dévoilé que l'Eglise africaine demeure par sa structure extravertie et dépendante, un élément important du système de domination sévissant sur les sociétés de ce continent. Elle est demeurée un instrument d'intégration des peuples africains au système économique, politique, culturel et spirituel qui les colonisa.

Systématisant sa réflexion en matière culturelle, l'Eglise a néanmoins fait quelquefois des déclarations ou écrit des lettres pastorales sur la situation socio-politique des peuples. Mais il s'agit de déclarations floues et sans analyse rigoureuse des rapports sociaux et économiques aussi [PAGE 44] bien mondiaux que nationaux. L'Eglise n'ose sans doute pas entreprendre une analyse qui la remettrait elle-même en question, vu son lien organique, notamment matériel et financier avec l'impérialisme. Ces déclarations véhiculent une éthique de la conversion personnelle et intérieure, située en deçà du caractère social, politique et structurel du mal dénoncé; cette « foi privatisée » a été trop dénoncée et depuis longtemps dépassée pour faire l'objet exclusif d'une pratique croyante sérieuse[4].

L'Eglise, dans son mode de vie, ses structures et conceptions actuelles, semble peu susceptible de contribuer à un réel changement social au Zaïre.

Le prix de cette contribution est assurément d'abord sa propre rupture avec l'impérialisme, rupture dans ses structures comme dans la conception de ses institutions; cette rupture la placerait du côté des masses populaires pour lesquelles prendrait parti après s'être incarnée dans leur mode de vie, leurs besoins et aspirations.

Il s'agit à nouveau d'un exode mais en sens inverse : que l'homme d'Eglise revienne au peuple, s'incarne en lui, dans ses besoins, dans ses souffrances et ses aspirations.

L'Eglise est appelée à devenir « l'intellectuel organique » du peuple et cette conversion n'est possible que si elle s'est débourgeoisée et a fait une analyse de classe dans laquelle ont leur place bien précisée l'impérialisme sous toutes ses formes, ainsi que ses instruments locaux. Alors elle pourra conscientiser les masses populaires, et révéler leur rôle d'artisan de leur propre libération.

Il est sans doute chimérique d'attendre une telle « conversion » de l'ensemble du clergé; ce qui est immédiatement possible c'est l'émergence de quelques individualités, fût-ce la plus infime minorité, lucides et courageuses, qui refusent l'intégration à l'ordre bourgeois et s'allient aux masses populaires pour les conscientiser.

La lucidité consiste ici à prendre conscience des ombres de la doctrine sociale de l'Eglise afin de la dépasser [PAGE 45] en vue d'un réel changement social. Un premier point important est qu'un changement social notable ne peut dériver d'une éthique privée s'adressant uniquement à la conscience de chaque homme. Dans la mesure où le mal envisagé est un mal social, tapi dans des structures et des institutions, une éthique du changement doit s'adresser à la collectivité comme telle et envisager des champs d'action impliquant cette collectivité, et son fonctionnement, c'est-à-dire politiques. Un second point est que cette éthique, pour autant qu'elle appelle sérieusement un changement, ne peut s'adresser en priorité aux exploiteurs auxquels elle prêche la charité et la philanthropie; il y aurait là naïveté et mauvaise foi, l'exploiteur ayant tout à perdre au changement et ne pouvant donc raisonnablement anéantir son propre intérêt et faire fi de l'instinct de conservation. De ce second point découle un troisième, qui est en fait une redite, selon lequel une éthique de changement tant soit peu crédible s'adresse aux bénéficiaires du changement; eux seuls souffrent et meurent du désordre établi, eux certainement sont motivés.

Quant au courage, il accompagne forcément le renoncement aux douceurs de la vie bourgeoise faite aux hommes d'Eglise, il accompagne l'homme de foi qui, affrontant avec le peuple des puissances et des fortunes résolues à prospérer et à s'éterniser dans les larmes et le sang, devient une cible permanente des intimidations, des tracasseries policières, des tortures et de la mort.

L'Eglise chrétienne représente en Afrique une force sociale importante. C'est à ces diverses conditions qu'elle peut gagner quelque crédibilité et surtout contribuer à un changement réel sur le continent.

Mukendi NKONKO


[1] On lira à ce sujet, avec grand profit, l'ouvrage de J.-M. Domont, Elite noire, Bruxelles, Office de publicité, 1953.

[2] Ibidem.

[3] Cette problématique est judicieusement traitée par P.A. Kalilombe, Self-reliance de l'Eglise africaine. Un point de vue catholique, in Libération ou adaptation ? La théologie africaine s'interroge, Paris, 1979, pp. 49-74. D'autres aspects de cette question sont abordés par J.-M. Ela, Le cri de l'homme africain. Questions aux chrétiens et aux Eglises d'Afrique, Paris, L'Harmattan, 1980.

[4] On peut se rapporter notamment à :
G. Guttierrez, Théologie de la libération, Bruxelles, Lumen vitae, 1974.
J.-B. Metz, Pour une théologie du monde, Paris, Cerf, 1970. J. Moltmann et al., Discussion sur la « théologie de la Révolution », Paris, Cerf-Mame, 1972.