© Peuples Noirs Peuples Africains no. 45 (1985) 4-7



« Le Pied » et autres poèmes

Simone ALLARD

Observez les pieds : les uns marchent en repoussant littéralement le sol de leurs orteils; d'autres ont idée de l'entamer d'un coup de talon sec, bien coupant. Certains écrasent perpétuellement quelque insecte répugnant en reposant avec une décision mêlée de crainte leur large semelle.

La démarche en canard m'enchante; le canard n'est pas tant dans l'éventail écarté des pieds que dans le dandinement qu'il produit infailliblement.

J'ai rarement vu quelqu'un courir aussi légèrement que ces grands oiseaux des marais, effleurant à peine la surface de l'eau avant de prendre leur envol; il y faut une aisance qui passe le naturel, comme chez les danseurs.

J'ai vu des pieds nonchalants qui s'en iraient bien d'où ils viennent plutôt que d'aller là où ils vont; cela, c'est le matin, dans le piétinement souffreteux des gares. Et ce fantastique, précaire et absurde équilibre des femmes sur leurs talons aigus ?

Légères et fines, elles sont comme des feuilles de tremble, en perpétuel vacillement. Lourdes, pesantes, elles l'oublient en regardant leurs pieds effilés.

On ne trouve plus aujourd'hui le glissement subtil et inimitable des nonnes. Les couvents ne se font plus.

Et depuis que les prêtres n'ont plus le bruissement de leur soutane autour d'eux, leur pas s'est fait incertain, comme éventé.

Si l'on veut se faire plaisir, c'est le pied africain qu'il faut regarder : à peine glissé dans une babouche ou une sandale, il est authentique, un animal à lui tout seul, promenant son maître. [PAGE 5]


Femmes, criez

Dans leur corps, excisées infibulées,
oreilles, cous et bouches démesurés,
pieds rapetissés
dans leur esprit, éduquées, manipulées,
alphabétisées, laminées
dans leur langage, irracontées, inécoutées,
donc muettes
dépossédées de toute expression
mutilées à vie, à mort, à en mourir
mutilation autodestructive
dans le cercle inférieur
à l'intérieur refoulées.

Femmes que votre propre langage oblitère
ne parlez pas, n'écrivez pas, CRIEZ
tant le temps de dire est passé

Interpellez donc ces poètes criminels
et honorés
ces hérauts dont le verbe vous a superbement
tuées
ces poètes plumitifs de leur sexe
qui couvrirent d'un manteau chatoyant
votre castration

Regardez-les, ces peintres qui vous dépeignirent
dévêtues, toujours livrées, passives,
esclaves de l'esthétique
ce qu'ils firent de vous, ces hommes peu
scrupuleux
s'étale sur les murs de tous les musées
du monde
leur vision univoque vous fourvoie

Honnissez-les aussi ces écrivains
qui vous couchèrent plus nues encore
sur le papier couché, glacé
de leurs fantasmes,
femmes par eux plus encore étrangères [PAGE 6]
que l'étranger,
plus vieilles que le vieux
plus filles que l'enfant
plus, toujours plus
c'est-à-dire moins

Femmes, déliez votre hurlement


L'Ombre

Faits par les hommes et pour les hommes
Les plus beaux chants d'amour de mon pays
Ne me concernent pas. Ils ne me racontent pas.

J'écrirai pour toi, ma mère, ma fille.
Au plus profond de moi je chercherai
Et ce que j'exprimerai, cela seul nous chantera,
Elle, toi, et moi.

Avec les mêmes mots, je rebâtirai le monde.

Tu n'est jamais vêtue, mais voilée ou dévoilée
Du suaire à la nudité, tu n'es qu'une ombre.
Réjouis-toi d'être niée, c'est ainsi que par le silence
par le rire, par l'impudeur, l'esclave se libère.

Ne lis pas. N'écoute plus. Les hommes qui te couchent
sur le papier glacent leurs fantasmes.
Les images de toi, quelle importance ?
                                                            X...


Crypte

De cela, de ta mort, je me souviens
de toi, de ta mort,
de ce sang incongru
de ma souffrance hirsute
aux éclairs acérés acides assez [PAGE 7]
De cela, toi dans le lointain dérapage
blême des années
de cela je me souviens
assez

Je retourne l'immense bac vide
du passé
mémoire volatile
superbe gueuse vérécondieuse
assez

J'intronise l'introversion
Andromaque rôde et moi
j'aime Vera Cruz
et par-dessus tout Palerme
J'aime ton profil et ta voix
me pétrifie
Par-dessus tout, vraiment,
j'aime tes yeux et Palerme.

Que n'ai-je pensé que je ne pense plus ?
Dans ce qu'on appelle le mitan de la vie
comme si la vie était une couche bienveillante
je m'arrime, pour accoucher du futur.

Petites lentisques des rivières
nappes aspirantes où l'on peut
se laisser glisser au fond
en silence sans laisser de trace

Se disparaître... Pourtant
j'aime Vera Cruz et par-dessus tout
Palerme ville noire et rouge
insolente ricanante masque luisant
de malice

De ta mort vois-tu je me souviens
bien
Quand la mienne viendra
bras dessus bras dessous
nous irons à Palerme
rejoindre les capucins.

Simone ALLARD