© Peuples Noirs Peuples Africains no. 44 (1985) 73-102



LES CINEMAS DE LIBERATION A TUNIS

Une chronique des Journées Cinématographiques de Carthage
(12-21 octobre 1984)

Pierre HAFFNER

On connaît l'importance des Journées Cinématographiques de Carthage (J.C.C.) dans l'histoire des cinémas africains, c'est grâce à elles, et à leur pendant le Festival Panafricain de Cinéma de Ouagadougou (FESPACO), que les cinéastes africains trouvent, pour leurs films, une possibilité de diffusion internationale, et pour eux-mêmes un lieu de rencontre et d'échange. Nos entretiens avec Paulin Soumanou Vieyra l'ont bien montré[*].

Il y a plusieurs manières de rendre compte d'un festival, la chronique nous paraît la meilleure, dans la mesure où un compte rendu, un texte qui voudrait rendre compte de l'ensemble d'une telle manifestation, est par définition impossible : un individu ne peut voir tous les films, participer à tous les débats, répondre à toutes les invitations. Dès lors un festival devient une aventure personnelle et tout autre rapport que la chronique, soucieux d'objectivité ou de neutralité, est nécessairement partial ou amené à masquer sa partialité.

Nous avons donc volontairement opté pour le témoignage à la première personne, sans manquer de dire [PAGE 74] combien nous sommes impliqués dans nos choix. Ainsi la décision de privilégier les films négro-africains est dictée par notre intérêt pour les cinémas d'Afrique noire, sans doute parce que nous avons vécu la majeure partie de notre vie active au Mali, au Zaïre et au Sénégal. Une autre décision, voir le plus grand nombre de films du Tiers-Monde, est dictée par notre intérêt pour tous les pays du Tiers-Monde et pas seulement pour les pays arabes, privilégiés à Tunis. Un troisième choix nous a paru essentiel, car si un festival est bien une aventure et si la chronique est le genre qui en rende le mieux compte, il est important de se donner un point de vue, une sorte d'« angle d'analyse ».

On le sait, un spectateur choisit constamment entre les divers sens perceptibles dans un film, plus ou moins consciemment, selon ses goûts, sa culture, ses convictions, peut-être la mode. Nous avons choisi le point de vue particulier de la question de la liberté : « en quoi tel ou tel film contribue-t-il à la libération de l'homme ? »... Cette question est certes très idéaliste, il appartient justement à chaque film de la déterminer « concrètement » par les réponses qu'il donne plus ou moins explicitement, ou mieux : par les réponses qui le constituent comme film du Tiers-Monde. il nous semble en effet évident que pour les cinémas du Tiers-Monde, et en particulier pour les cinémas africains, la préoccupation de la liberté est, sauf exception, essentielle.

D'autres points de vue sont possibles[**], mais dans notre esprit cette chronique de la liberté ou de la libération est autant un choix de méthode qu'un hommage à notre ami Tahar Cheriaa, l'initiateur du festival de Carthage et l'homme qui a consacré toute sa vie à ce que, sur le continent africain, le cinéma devienne comme une avant-garde contre les oppressions à la fois économiques et culturelles[***].

P.H.
Décembre 1984
[PAGE 75]

VENDREDI 12 ET SAMEDI 13 OCTOBRE 1984

Forcément, ce n'est pas une journée comme une autre puisque, à un moment donné, il faut briser le quotidien, prendre l'avion, changer de pays. En principe, avec un festival, il ne doit pas y avoir de problème : je sais que c'est un autre quotidien, et de cet autre quotidien je sais, d'avance, car les festivals se ressemblent, l'immuabilité... Le problème est donc simplement de changer de lieux et de rituels, c'est un exercice de gymnastique, une pure question de forme, je n'insiste pas vraiment, j'oublie les attentes strasbourgeoises et j'arrive dans un aéroport plein d'Anglais, avec ce couple de délégués des J.C.C., souriant, aimable, serviable – non, c'est sûr : Tunis sait recevoir. Le rituel de la carte d'accréditation, des tickets de restaurant, il n'est pas vingt-deux heures lorsque je prends possession de ma chambre à l'Hôtel International, j'ai encore le temps de me présenter au Colisée où le rituel de l'Ouverture bat son plein... Là c'est vraiment le point de vue de Fabrice : je vois des choses, j'entends des mots, mais dans ce haut paradis de ciné-théâtre où je me faufile entre deux agents en uniforme et des types debout, je ne devine que la scène avec des gens en smoking, en grand boubou, ou en simple costume de ville, aucune présentation en cette fin d'ouverture n'est traduite, et je suis trop en retard pour avoir des écouteurs. Simplement il fait chaud à tous les niveaux : la salle comble applaudit ces vedettes et ces vedettes savent se faire applaudir. Je finis par distinguer à peu près l'ensemble de la scène-écran, je peux même m'appuyer contre une rangée de fauteuils lorsque la projection débute, avec le rituel pré-générique polyglotte et « polygraphe » des J.C.C.[1]. .. Un film donc, déjà, et je me rends compte que ce n'est pas un film banal : [PAGE 76] Les Frontières, du Syrien Doraïd Laham. Je m'en rends compte, mais c'est encore un peu l'histoire de Fabrice, le film est sans sous-titres et je n'ai pas d'écouteurs pour entendre la traduction. Alors voici une histoire de voiture, de passeports et de frontières, un va-et-vient tragi-comique entre des limites au milieu desquelles notre héros – et il y a aussi une héroïne, belle comme d'un conte pour grande personne, contrebandière, profession naturelle en région frontalière, comme sont naturellement présents douaniers, militaires et touristes, tous acteurs de cette étonnante épopée – n'a plus qu'une solution, une fois les passeports perdus : s'installer, démonter sa voiture, user d'astuce et d'intelligence, être un homme, un premier homme, comme Robinson, à moins qu'il ne soit le dernier, parce qu'on finira bien par lui tirer dessus... Pas de sous- titres donc, je sens aux réactions de la salle combien ce film venu de Syrie les fait participer et rire, j'apprécie gestes et mimiques, je ne suis pas loin d'une théâtralisation que certaines fréquentations indo-égyptiennes m'ont rendu familière, mais avec cet élément en plus qui fait poindre le tragique et l'absurde – ces frontières stupides, donc ces Etats, ces Nations, ces nationalismes meurtriers. Il faudra faire attention à la Syrie, il faut toujours s'intéresser aux nations dont les cinémas respirent un air de liberté... Au fait je m'aperçois qu'en écrivant je porte naturellement des jugements, en m'appuyant plus ou moins consciemment sur des valeurs, des critères, quelques valeurs-critères... Pourquoi ne pas prendre simplement le critère-liberté, ce casse-tête de philosophes, cette chose indéfinissable, mais que nous devons être deux ou trois milliards à guetter avec une certaine ardeur... ? Le critère-liberté comme point de départ pour me situer, ici, par rapport aux films que je vois, étant entendu qu'il ne s'applique pas qu'à la « morale », mais que cette valeur-liberté s'applique à l'ensemble d'un film... Je rentre dans ma chambre internationale, j'ai vu des images propres et chargées de sens, j'ai trouve un point de vue, pour aujourd'hui les jeux sont faits.

Samedi, c'est en principe la première « véritable » journée, déjà une programmation est en place de onze heures à minuit, cinq séances par jour dans la douzaine de salles que Tunis et la SATPEC mettent à la disposition des [PAGE 77] J.C.C[2]. .. Ce principe, je ne vais pas pouvoir le respecter aujourd'hui, car c'est également, au Centre d'Art Vivant du Belvédère, la clôture du colloque qui précède rituellement les J.C.C. et qui cette fois-ci « dérape » sur elles[3]. C'est un « final » que les amis m'annoncent comme historique, puisque pour cette session le sujet est en effet peu banal... On s'est occupé d'images, de production, de distribution, peut-être aussi – et sans doute toujours, mais sans jamais trop la revendiquer – de liberté d'expression, cette fois-ci on discute des colloques des J.C.C. eux-mêmes, on se pose la question de savoir à quoi ont servi les neuf colloques précédents... J'assiste donc à la discussion des dixièmes résolutions ou recommandations, les termes sont discutés, ces textes s'adressant d'abord aux chefs suprêmes des Mats arabo-africains on ne sait pas très bien s'il faut se montrer « résolutionnant » ou simplement recommandant, et l'on insiste pour la recommandation, prudente et polie. J'entends parler de rétribution des participants, de publication et de diffusion des contributions, de création d'un centre interarabe de documentation cinématographique, de relance de la Fédération Panafricaine des Cinéastes, de promotion des cinémas arabo-africains, de coordination entre festivals et de projets pour 1986[4]. .. Je suis rassuré, ce colloque [PAGE 78] des colloques n'est donc pas le dernier, je suis rassuré parce que, en définitive, toutes ces rencontres qui agitent depuis 1966 les mêmes évidences, dont depuis 1966 on ne voit pas distinctement l'ensemble des retombées, tous ces colloques ont sûrement servi à quelque chose, puisque les cinémas arabo-africains existent, et vivent, et s'affirment, puisqu'il suffit de comparer la programmation 1984 à la programmation 1966 ou 1976... Les colloques ne sont peut-être pas les principaux responsables, mais ils font partie de cet ensemble, de cette agitation, qui finit, petit à petit, par déplacer les choses, parfois même par mettre de nouvelles choses à la place des anciennes. Je quitte le merveilleux site du Belvédère sous la pluie et je déjeune avec Tahar; je ne sais pourquoi il raconte son enfance, Tahar analphabète jusqu'à l'âge de douze ans, puis boy de l'instituteur du village, qui lui apprend très vite un tas de choses et lui fait lire Jules Verne à treize ans, puis lycéen un an plus tard, Tahar en short et s'empiffrant en plein ramadan, le village ahuri, le père – qui mourra à quatre-vingt-dix-sept ans... –, imperturbable comme un arbre : « mon fils sait, ce qu'il fait est bien ». Ainsi, révolution et liberté se vivent parfois en famille d'une manière privilégiée. Je me retire, il me faudra deux heures pour mettre à peu près en place mon programme de visionnements, ce n'est pas simple, il y a le cinéma arabo-africain, mais également les films chinois, polonais, vietnamiens, coréens, brésiliens... Cuba manque cette année et je suis décidé à laisser tomber la Pologne. Je me retrouve au Colisée à dix-huit heures, on attend, la salle remue, siffle, les Tunisois me paraissent particulièrement agités cette année. Et Ridha Behi dit quelques mots des Anges, en arabe, et je n'ai toujours pas de traduction. Les Anges ne va pas non plus être sous-titré, à l'avenir il faudra être sûr d'avance, mais comment imaginer qu'un film de Ridha Behi passerait sans sous-titres ? Ridha m'avait dit : tu verras, c'est un travail pour vivre c'est le prochain qui sera le vrai... Je retrouve la « touch » du Soleil des hyènes au service d'une histoire de théâtre, d'amour et d'argent, une morte au départ, comme pour Le Soleil, et puis on est entre des exercices d'acteurs et des affaires louches, la musique ponctue cela avec, me semble-t-il, les « mots » qu'elle avait utilisés dans Le Soleil mais décidément [PAGE 79] l'histoire est trop complexe et trop intimiste (c'est la grande différence avec Les Frontières) pour que je puisse la suivre jusqu'au bout. Ma méconnaissance du contenu me fait méconnaître le lieu de la revendication, qui doit être quelque part, Le Soleil n'ayant été qu'une pure et spectaculaire revendication de l'autonomie et de la dignité d'un peuple, stigmatisant ces vautours germano-arabes qui les enserrent dans les carnavals touristiques... Je dîne seul, et je file au cinéma Hani Jawharia pour Cauchemar, film marocain dont on sait peu de choses, mais l'on m'a assuré qu'il sera sous-titré. Cauchemar est un bien grand mot, mais il est vrai que le personnage principal est un somnambule, qui rêve de mourir dans une autre vie, dont il finit par se réveiller, pour retrouver son épouse dans leur cadre petit-bourgeois d'intellectuels marocains... Alors quoi ? Ce cauchemar va le projeter, lui l'intellectuel devisant des droits de la femme, dans une campagne marocaine au temps de la guerre et des recrutements pour l'armée du protecteur français, il va être paysan, avec deux épouses, dont l'une est stérile et dont l'autre lui donne un fils, qui sera peut-être soldat, et qui est amoureux d'une jeune fille, laquelle sera la troisième épouse du père, lequel, avec l'aide d'un marabout particulièrement zélé, les deux premières vont assassiner... Quelle histoire ! Tout rentre heureusement dans l'ordre : notre rêveur ressort des années 1940, remet son costume de ville et retrouve sa jolie femme bien parfumée... Ciné-rêve, ciné-évasion, ciné-invasion, « polygamie traditionaliste » contre « monogamie évoluée », je ne sais trop, c'est conté avec une naïveté que je ne trouve guère touchante, c'est gentil, c'est peut-être effectivement un film sur la libération des carcans anciens – polygamie, colonialisme – mais comme dans une rédaction de lycéen moyen, en tout cas sans rapport avec celui qu'a dû devenir Tahar, lorsqu'il faisait son footing en short, dans le village des ancêtres, à une époque où un jeune homme nubile qui montrait ainsi ses jambes ne pouvait être qu'un demeuré. [PAGE 80]

DIMANCHE 14 OCTOBRE 1984

Je me prépare pour ma première grande journée, je passe au bureau de la presse de la Maison de la Culture Ibn Khaldoun, je ne puis assister à la conférence de Ridha, et je file à la Maison de la Culture Ibn Rachiq pour Jours de Tourmentes, une nouveauté burkinabé, du ciné-campagne, ciné-paysan, poussé assez loin, avec une insistance louable – je veux dire par là que Paul Zoumbara, qui passe dans son film en fou-annonciateur de vérités, tourne et retourne ces jours de village et de sécheresse et de travaux et d'ennuis de toute sortes (rivalités économiques, amoureuses, problèmes de santé, deuils ... ) avec un sens très approximatif du temps qui passe, se raccrochant à un orage, à une terre qui brûle ou à un champ qui verdit, en reprenant le fil des tourmentes ou simplement des tracasseries, avec cette sorte de « naïveté » qui va finir par faire triompher les cœurs purs. Voici donc, à l'opposé d'un Wend Kuuni, un film sans système de récit et de point de vue, l'œil de Zoumbara traîne un peu partout, conduit d'abord par un enjeu idéologique : ce village est une mini-nation, avec des bons et des méchants, et d'abord le bon Pierre, jeune homme intelligent, qui revient de la ville-école, bien décidé à vivre son village avec un sens de la solidarité à toute épreuve, et d'abord le méchant Boukary, le commerçant-corrupteur, ne voyant que sa fortune, et ensuite un homme sage, modéré, que le groupe des jeunes appelle le « président » et qui se nomme Symphorien... Etonnante mise en avant de la religion chrétienne et de l'amour, que l'on pourrait désigner ici comme une « idéologie de la solidarité », fonctionnant donc sur le mode de l'entraide économique, du travail collectif et du pardon – sauf pour Boukary, mal irrécupérable, brebis galeuse, qui sera puni d'en haut, parce qu'il y a toujours plus mauvais qu'un mauvais commerçant de village. Un système idéologique donc, et avec l'optimisme qui paraît caractériser une idéologie jeune, ou un sang neuf pour un système connu - quelque part je me retrouve du côté de Nanguila... –, cet optimisme dont on se doit de penser [PAGE 81] qu'il est de mise au pays de Thomas Sankara : il suffit de « dégager » les mauvais éléments, d'user d'intelligence, c'est-à-dire de bousculer les habitudes – de cultiver, d'administrer – et l'eau est meilleure, la santé assurée, le mil ou le sorgho plus nourrissants. C'est bien le nouveau victorieux de l'ancien, l'esprit d'entreprise et d'entraide libérateur du vol, de l'exploitation, du système des castes et des ingratitudes de la nature. C'est donc la liberté qui est au cœur de ce jeu paysan, ce pouvoir de libération que les hommes, et surtout les jeunes hommes, de bonne volonté, se doivent d'exercer chaque jours[5]. .. Je déjeune avec Dorothée Kreuzer, une Allemande Passionnée de cinéma africain – il y a toujours des Allemandes aux J.C.C. ou au FESPACO, qui cherchent des films pour les télés ou les Verlag à même de diffuser la « tierce culture » –, et je vais au Colisée. Pétanqui a pour sous-titre Le Droit à la vie, je veux donc penser que je suis dans le prolongement de ces Jours de tourmentes... Pétanqui est une production des Films de la Montagne, le groupe d'Adja-Tio, c'est-à-dire, a priori, un « grand sujet », une facture commerciale, des effets pour rire, une « lecture facile, éventuellement à même de faire réfléchir le spectateur, tout cela fondé sur le « complexe du tribunal » ou de la « palabre » : il faut un type à juger, à condamner ou à sauver, car c'est ainsi que les choses rentrent dans l'ordre. Je vois bien tout ceci à l'œuvre dans Pétanqui, le personnage nommé Pétanqui est un directeur de société de distribution de vivres aux régions dévastées par la sécheresse, un directeur plein de sous et d'ardeur juvénile – Douta Seck – Pétanqui s'offre, par gros chèques interposés, les charmes des minettes –, que les parlementaires vont accuser de détournement et chercher à condamner à la prison, « le plus longtemps possible ». Avec cette situation la machine – il y a vraiment un système-la-Montagne – va pouvoir se mettre me en route, et il faut compter avec Kafana, le fils de Pétanqui, c'est-à-dire Sidiki Bakaba en face de Douta Seck [PAGE 82] Delon ou Belmondo en face de Gabin, à chaque latitude ses monstres sacrés !)[6] le fiston devenu avocat, l'ancien étudiant de Jussieu, le cigare aux lèvres, les costumes taillés sur mesure, et les sentiments purs (il quitte le toit paternel pour aimer Elisa, la petite institutrice qui n'est pas de sa « classe »), et la piété filiale, qui aura sans doute raison des mauvaises langues... C'est là que Yeo Kozoloa me paraît roué : vous jugiez Pétanqui malhonnête homme ? Erreur ! Il n'obéissait qu'aux ordres ! Et du coup Pétanqui, son fils et l'auteur, s'offrent un « discours politique », sévère, stigmatisant le « Comité exécutif », blanchissant du même coup le bourgeois fortuné « depuis avant les indépendances », qui, tout fortuné qu'il est, et d'ailleurs grâce à sa fortune, n'a jamais songé qu'au bien de son pays... Voici donc le capitalisme libéral sauvé, les racines du mal sont ailleurs, il faut en tenir compte. Adja-Tio était moins ambitieux, à sa manière il prêchait le nouveau contre l'ancien, une loi sur les héritages contre les coutumes, Pétanqui, plus ambitieux – ce n'est plus simplement du théâtre filmé en brousse, c'est Abidjan dans toutes ses splendeurs, femmes-villas-voitures-gros-argent-et-autoroutes, mais aussi un adroit montage d'images de sécheresse, une séquence parisienne astucieusement intégrée, des acteurs au sens « normal » du terme – plaide l'ancien contre le nouveau : le nouveau c'est la corruption au plus haut niveau, l'ancien c'est le travail acharné de deux générations intègres, dont il ne faut pas que la seconde devienne le boue émissaire du nouveau... Il y a bien la libération au travail quelque part : Pétanqui est un jouisseur encore plein de préjugés de classe, son fils s'en libère, et en libère également son père, et les accusations – ou la défense – [PAGE 83] du jeune avocat libèrent des mots qui peuvent paraître audacieux et véridiques, mais ce ne sont justement que des mots et cela en devient gênant, car on ne cesse d'avoir le sentiment d'être dans un « jeu de vérités » dont les règles sont surtout celles que dicte une conception du commerce d'un film, non celles d'un engagement, fût-il aussi juvénile que dans Jours de Tourmentes[7]. Il faudra approfondir pour faire réellement la part des choses, c'est-à-dire la part de la complaisance, il est sûr que lorsque cette part sera bien à sa place on verra exactement la nature du « travail de libération » en jeu. Les Coopérants demanderait une démarche similaire, bien que la complaisance de Si Bita soit beaucoup plus manifeste, jusqu'à faire du film comme une « manifestation de plaisance »... C'est un film étonnant, complètement gagnant et complètement perdant au départ, il a coûté relativement cher[8], il a regroupé un grand nombre de musiciens camerounais connus, il les fait jouer, chanter, danser, il a inventé une histoire dans la logique des mots d'ordre gouvernementaux – de l'époque, mais d'un gouvernement à l'autre les mêmes mots peuvent être repris – ceux d'un retour à la terre, d'une revalorisation du travail paysan, il y mêle intrigues amoureuses et policières, décrit une sorte de néo-colon négrier et lui envoie l'armée... Tout ceci, ici, dans la salle du Colisée, est peine perdue : la projection est sous-éclairée, l'image est floue, toujours floue, quant à ces musiques et à ces intrigues camerounaises le public de Tunis n'en a visiblement cure, et il ne l'envoie pas dire... Jamais je n'ai senti ce public si agressif, si exigeant sans doute, capable d'ailleurs d'exprimer sa « reconnaissance » – le plaidoyer anti-gouvernemental de Sidiki fut applaudi chaleureusement –, il se lève deux fois croyant le film achevé, et la salle se vide avec une grande régularité... Mais c'est que Si Bita, à l'opposé de Pétanqui, qui n'est pourtant pas un modèle de construction, raconte son histoire à peu près n'importe [PAGE 84] comment, jusqu'avant l'arrestation en règle (en règle dans le film policier français par exemple) du méchant Ntio, encerclé dans sa villa. C'est du ciné-vacances, on va en forêt, on se baigne en rivière, on se fait la veillée, la sérénade, la lecture poétique, on flirte, on donne le coup de hache, de marteau, de scie électrique, on se régale, on pleure un père mort, on jalouse un paysan bon garçon, on retourne en forêt, on croise le chasseur, on construit une grande case, un bateau, on joue à l'instituteur... Mais où va-t-on avec tout cela ? Nos «hippies» en goguette et notre Michèle de bonne famille, belle comme se doit de l'être une étudiante en médecine capable d'épouser un jeune paysan, et cet affreux, botté de cuir, la cigarette à la lèvre gourmande ? Ils bougent tous sans arrêt et n'arrivent guère quelque part, c'est un mouvement bizarre, ciné-plaisance, ciné-bateau, peut-être Si Bita pense-t-il à Rouch en mettant ainsi en situation un groupe de complices, mais une telle pensée ne suffit pas, il faut savoir la rendre créatrice, choisir, nouer, attraper une action en train de s'inventer petit à petit... C'est tout un art et un art à part entière, l'art de la plus grande liberté parce qu'il est dicté par une grande et forte sagesse. Les bons sentiments, la générosité de fleuriste ou de danseuse de Si Bita ne font pas le printemps ! Arthur est absent à ces J.C.C., c'est surprenant, j'aimerais beaucoup l'entendre défendre son film. J'ai encore le temps d'aller au Hani Jawharia pour Les Incorruptibles, je suis au premier rang, j'en reçois plein les yeux et les oreilles, mais c'est un ravissement, j'éprouve un sentiment inavouable, celui d'être au cinéma et d'y prendre plaisir... Je ne sais si jusqu'à ce film, depuis ce matin, j'ai eu du plaisir, je me suis accroché, j'ai pris des notes, j'ai « considérablement travaillé », avec Les Incorruptibles j'ouvre grand les yeux et les oreilles, je reçois et je me laisse prendre. Mais aussi quelle force ! quelle haute technicité ! à tous les niveaux, jeu, image, rythme, émotion... C'est M Le Maudit version cairote; une petite fille disparaît, un instituteur va la retrouver, mais pour cela il bouscule ciel et terre, c'est-à-dire pouvoir politique (ministre, police) et pouvoir de la rue (pègre voleuse et chiffonnière). C'est mené à la fois comme le film de Lang, comme un Hitchcock et comme un film égyptien. On sourit. on a le cœur [PAGE 85] qui bat, on pleure, j'en sors sonné et émerveillé, j'ai vu des voleurs, des fonctionnaires, une grande bourgeoise, des bidonvilles, un tunnel m'a conduit dans un royaume-dépotoir, et cet instituteur à lunettes, d'une pureté totale, qui pourrait être l'oncle de n'importe quelle petite fille venue en excursion au Caire... Je dîne avec Cheriaa, il me parle de cet acteur égyptien[9], évidente incarnation des vertus décelées dans son personnage, étonnante osmose entre un homme et ses rôles. Il est également membre du jury officiel de ces J.C.C., j'aurai peut-être l'occasion de lui demander si une grande vedette égyptienne a d'autres « devoirs » qu'une grande vedette américaine ou française... Au cinéma ABC je vais combler une lacune de choix, Les Dupes, Tanit d'Or 1972, Tewfik Salah, l'histoire fameuse – fameuse depuis le film, car il est lui-même l'inventeur de l'allégorie sur laquelle il s'est construit... – des trois Palestiniens qui, pour survivre, veulent passer au Koweit, et meurent étouffés par la chaleur dans un camion-citerne... Pour eux le Koweit sera un dépotoir qui recueille leur cadavre en caleçon. Du noir et blanc sec comme le désert, un rythme tissé aux réminiscences de chacun des trois voyageurs, et du chauffeur, lui aussi une sorte de mort en sursis, pas tout à fait un homme puisqu'on a dû le châtrer après un combat... Si c'est une allégorie c'est celle d'une Palestine irrémédiablement condamnée, celle de l'évasion, de la vie impossible, le tragique total, la liberté, la vie, d'essence barrée... J'ai rarement vu la description d'un tel désespoir, il est donc des lieux et des histoires où la vie est un luxe condamné d'avance.

LUNDI 15 OCTOBRE 1984

Tunis, dont je perçois surtout les klaxons et devine le grouillement, n'est sans doute pas un de ces lieux maudits... [PAGE 86] Je me dis que tant qu'il y aura un marchand d'amandes devant chaque cinéma et des types aux terrasses des cafés il y aura peut-être des problèmes, il y en aura sans doute, mais la vie ne sera certainement pas ce luxe condamné d'avance. Sur Tunis je sais que je n'en saurai guère plus, quatre ou cinq films par jour, les rencontres festivalières, les amitiés – et les repas et tout de même ce jeu d'écriture–, tout ceci m'interdit de connaître plus avant la liberté d'une ville. Je dois me faire à cette idée : il n'y aura ici de connaissance de l'autre que cinématographiquement médiatisée ! Je file – si j'utilise souvent ce verbe c'est qu'il s'impose « physiquement », je dois littéralement courir ! – au Colisée pour Le Médecin de Gafire, cette première du cinéma négro-africain, puisque c'est une coproduction nigéro-malienne, le Mali ayant assuré la direction de la coproduction, le Niger prêtant le metteur en scène, Moustapha Diop, également auteur du scénario. J'ai pu voir ce film au dernier FESPACO, je le redécouvre ici dans de bien meilleures conditions – d'éclairage, de son, de compréhension – et surtout, avec ce public du Colisée toujours si agité, si vif, si « critique », je ne puis m'empêcher de le redécouvrir avec une attention toute neuve, soutenue du début à la fin, comme la soutient ce publie dont j'ai déjà souvent senti l'intérêt pour « ces choses de l'Afrique profonde »... Sur ce plan, puisqu'il s'agit de l'affrontement de la « médecine traditionnelle » et de la « médecine de faculté », Le Médecin de Gafire est sans doute l'un des films négro-africains qui pousse « ces choses de l'Afrique profonde » assez loin. On voit des « féticheurs-guérisseurs » un peu partout, dans un film sur deux l'un ou l'autre des protagonistes part « consulter » – pour le meilleur et plus souvent pour le pire – mais c'est un rapport qui n'est jamais approfondi comme tel, et l'on devine pourquoi : il est plus simple de le présenter comme un fait de société plus ou moins folklorique que de l'analyser. Par ailleurs ceci a toujours été l'affaire des ethnologues, non des cinéastes. Mais il s'agit aussi, et avant tout, dans cette affaire médicale, du rapport tradition-modernité, et ceci on sait que c'est l'affaire de la totalité des films négro-africains. Voici donc une lacune que Moustapha Diop est venu combler, ou dont il est venu apporter un premier « remplissage », car avec Sidiki [PAGE 87] Bakaba et son rôle d'initié-initiateur on n'est sans doute pas, par définition, dans l'« authenticité absolue », on est peut-être encore dans le folklore[10], mais ce n'est plus simplement du spectacle ou du fait, c'est déjà de l'analyse et de la démonstration : l'image nous démontre l'efficacité du savoir de l'inquiétant Ouba, le film décrit les étapes de l'acquisition de ce savoir, en décrivant les risques entraînés et l'héroïsme du docteur Karounga, qui a bien décidé d'acquérir ce savoir et de rompre son cercle silencieux (il casse un œuf à la fin du film, rompant ainsi le monde clos de l'ésotérisme ... ). Pour mon regard d'occidental persuadé, par mes alliances, de connaître un peu l'Afrique, il y a ici quelque chose de suspect, je reste convaincu que cela n'est pas si simple et qu'une telle « composition » reste illusoire « les herbes... », comme le dit Karounga au départ, d'accord », mais le reste ? peut-on l'intégrer et le dominer aussi positivement que le film le suggère ? C'est ici, je le sais, que la direction de la production s'est exprimée dans la logique de la « politique malienne : le nouveau doit pouvoir à la fois se dégager de l'ancien et se bâtir sur lui. On voit quel est ici l'enjeu de la liberté ou de la libération, il touche au savoir – c'est-à-dire, le film le montre avec insistance, au quotidien, à ce qui fait « fonctionner» la vie quotidienne – dans ses fondements, il est en l'occurrence d'un optimisme radical, saluons-le donc comme tel et essayons de taire nos doutes, si dans cette affaire le doute n'était pas, justement, la seule garantie d'une recherche authentique. Je déjeune avec les membres du jury de l'O.C.I.C., Victor Bachy m'a « débauché », je joue le jeu, et cela me permet de mieux connaître Allarabaye Daja, le nouveau rédacteur en chef de la revue Unir-Cinéma, Abdou Kanta, réalisateur nigérien ou Philippe Sawadogo, le nouveau secrétaire général du FESPACO. J'ai, malgré le mot d'ordre de voir avant tout les films en compétition et a fortiori uniquement des films arabo-africains récents, la ferme intention d'affirmer ma liberté de festivalier en prenant d'autres chemins, [PAGE 88] en l'occurrence celui qui me mène au cinéma El Quods et au film coréen La Forêt qui frémit.. Je croyais que cela ne se faisait plus, mais cela se fait encore, le triomphalisme, le héros positif, les grands sentiments, la générosité, le désintéressement, sur fond de vie au grand air et de nature à dompter. Le leader Bien-Aimé ayant dit qu'il faut planter des arbres, notre héros transforme une montagne rocheuse en forêt de pins-pinastres, démontrant ainsi, par la preuve de la forêt, qu'à l'homme rien n'est impossible. La démonstration est si convaincante qu'on va laisser ce même héros, et sa famille, dans la voiture qui les conduit en grande pompe musicale à la capitale où le Leader Bien-Aimé, on le devine, on le sait, on ne le verra pas – tel le sauveur il n'apparaît qu'en image, en l'occurrence en badge – les recevra dans sa pleine lumière (je traduis ici directement des impressions physiques). C'est de la virilité et de l'angélisme mêlés, ou mieux : du « virilisme » et de « l'angélité », car il n'y a pas de doute sur les valeurs à mettre en œuvre – l'angélité est claire et distincte –, il suffit pour cela de mettre en mouvement – le virilisme est action – la grande force de la volonté humaine. Je n'ironise pas, ce film me convainc qu'il y a dans ce monde des hommes qui vivent dans des systèmes radicalement « différents », je puis bien sûr les mettre en doute, mais c'est peut-être justement parce que, moi aussi, je suis d'un système radicalement autre... La vie, le bonheur, l'action, et donc les modalités de la liberté, évoluent ainsi dans des sphères dont je puis seulement reconnaître qu'elles ne sont pas les miennes, bien qu'elles me présentent des images – de bonheur, de liberté, de vie – que je puis également accepter comme miennes : qui n'a rêvé vivre au grand air, et mettre la nature à son pas ? Avec le film vietnamien que je vois ensuite, Un Village d'antan – sans doute d'il y a bien des années, de plus en noir et blanc dans la tradition néo-réaliste–, je me sens davantage en « sphère connue », c'est du ciné-lutte, ciné-libération, mais d'avant la libération et les triomphalismes qu'elle entraîne parfois, « en ces régions lointaines », qui nous rappellent le cinéma nazi ou mussolinien, si proche... Le Village d'antan je le place entre la trilogie de Donskoï et celle de Satyajit Ray, mais vraiment entre les deux, par cet immense et radical constat de misère, d'exploitation – [PAGE 89] d'exploitation « interne », le « colonisateur » stigmatisé n'est pas le colon français, mais le riche du lieu – et par cet humanisme du regard, cet espoir que la foi en la conscience permet d'entretenir[11]. On sait que « cela changera », les communistes travaillent, mais ils ne sont pas encore là, et de cette absence le film tire une grande richesse humaine... C'est un univers de famine, d'oppression, d'injustice, de violence, le mouvement d'espoir se fonde sur la folie d'un ivrogne, le regard d'un chien qu'un vieux est obligé de vendre, les dents pourries d'une prostituée souriante, le regard franc d'un instituteur pris d'écriture, et tout cela est rapporté avec une sensibilité « universelle », que je reconnais bien comme fondatrice d'une révolte contre le quotidien et peut-être, mais peut-être seulement, comme annonciatrice d'un lendemain de bonheur. Je dîne à l'International avec Gerhard Schoenberner, toujours ce voisinage allemand naturel pour un Alsacien, et Nabyl Lahlou m'emmène avec Paulin à l'ABC pour son Brahim Yach, qu'il va nous traduire avec l'enthousiasme d'un auteur capable de doubler immédiatement tous ses personnages... C'est très compliqué et magnifique, je retrouve mes impressions du Gouverneur de Chakerbakerben : il se passe mille et une choses, les idées visuelles fusent parfois à une vitesse inconnue dans ces cinémas arabo-africains, car Nabyl est un metteur en scène de théâtre amoureux du cinéma, des cadres, du montage, son film est un inextricable jeu d'illusions et de réalités, Brahim est un mot à la recherche de son identité, c'est Orphée pris dans les dédales de la bureaucratie, et cela avec une troupe de comédiens marocains qui s'entendent comme larrons en foire. Il y a un univers Lahlou, univers d'individus écrasés, de fourmis déboussolées, de paroles vouées à l'interdiction, l'écrasement est tellement ce qui préoccupe d'abord Nabyl que son comique en devient oppressant et qu'on est peut-être bien ici en présence d'un satirique désespéré, bouffon indispensable, qui amène à s'interroger sur le monde que nos inconsciences d'infirmes modernistes construisent le cigare aux lèvres... [PAGE 90]

MARDI 16 OCTOBRE 1984

Le rythme, le mien, est à présent en place, et je crois que je pourrai le maintenir normalement. A une condition cependant, c'est que cette année je n'aille à aucune conférence de presse – elles ont lieu en principe à dix heures et débordent largement sur la séance de onze heures. De fait, je n'ai plus du tout envie de suivre les excitations de ces palabres, je me contente de cueillir les remarques des uns et des autres, et surtout d'« écouter » l'attention de ce public de Tunis, critique devant un film comme pour un match de football, trompettes comprises, si les policiers de l'entrée les autorisaient... Je prends mon petit déjeuner avec Nabyl, nous parlons naturellement de Brahim, je pense qu'un véritable doublage, avec de grands comédiens, comme le sont incontestablement ces comédiens marocains, donnerait une chance réelle à ce film, en France, Nabyl est d'abord surpris, puis entièrement convaincu. Nous parlons de ses comédiens, « je suis le seul à les payer correctement, à rôle comparable le Tunisien de Noces de Sang a touché quinze fois moins que Laurent Terzieff »... La division internationale des salaires, c'est une chose connue ! Je vais au Colisée pour Nelisita et me retrouve en plein dans des histoires rapportées par mon « oncle » « Carlos » Estermann[12], en pleine brousse nyaneka, brousse sèche, poudreuse, grise – le film est en noir et blanc et la copie paraît elle-même avoir été traitée dans un laboratoire de campagne... – d'une troublante authenticité, ces personnages Nyaneka étant simplement des paysans et des femmes vêtus de leurs étonnants vêtements coutumiers, mais d'évidence vêtus « comme chez soi », le sein dans la poussière, la cuisse nue, et non comme sur une scène de théâtre folklorique. On entre [PAGE 91] ainsi dans une histoire sans trop savoir ou imaginer ce qui peut arriver, une famille qui a faim, des dialogues au ras de cette famine journalière, des plans longs, larges, des plans qui n'attendent personne, et puis on entre sans s'en rendre compte dans le merveilleux : un char à banc tiré par cinq ou six paires de bœufs, un bruit de clochettes, des types, d'autres paysans, en costumes de ville élimés et portant lunettes de soleil... On ne s'en rend pas compte, mais on va apprendre que ces hommes sont des esprits, et des esprits démons, qui stockent toute la nourriture du pays, et qu'il va falloir affronter en devenant plus fort qu'eux... Ceci on l'apprend en même temps qu'on bascule, sans vraiment quitter le décor, du vécu au récit, quand on voit que ce que nous, spectateurs, nous venons de voir, est l'histoire dans laquelle un récitant vient de nous faire entrer, en même temps qu'il la raconte à un public de paysans nyaneka... Dès lors on accepte toutes les conventions de ce merveilleux « au ras du quotidien », et l'on va croire d'évidence à cette histoire d'esprits-qui-sont-de-simples-hommes-lunettes-de-soleil, affameurs sans doute, mais beaux joueurs, puisqu'ils laisseront la nourriture et d'autres richesses de ce simple quotidien à plus fort qu'eux, à ce fils d'esclave qui a le pouvoir d'appeler à son secours, lorsque les esprits le mettent à l'épreuve, les vieux aigles, les antilopes ou les fourmis, qui sont figurés ici par des vieux, des jeunes filles ou des enfants, toujours avec cet évident naturel qu'implique le conte, et pour le conteur et pour son public, lorsque les décalages entre le réel et l'imaginaire ne sont pas encore marqués par le « réalisme scientifique »... C'est la totale économie des moyens. A côté de Nelisita – lenom du jeune sauveur – Le Médecin de Gafire, qui en somme touche également au réel et à l'imaginaire, apparaît comme luxueux et spectaculaire, sans doute justement à cause de ce « réalisme scientifique » qui ne quitte pas vraiment les préoccupations des auteurs : il s'agit de démontrer et pas simplement de montrer. Au demeurant le film angolais parle d'une manière à la fois toute neuve et toute vieille de la liberté et de la libération, car il est certain qu'en Afrique, avant d'être des concepts philosophiques, politiques ou idéologiques, ce sont d'abord des épreuves quotidiennes : on est libre lorsque l'on mange à sa faim; [PAGE 92] et il est non moins certain que pour d'immenses populations africaines, si on ne jouit pas de cette liberté-là, c'est que les esprits sont contre vous... Je ne pense pas jouer ici à l'africaniste de foyer paroissial, j'ai trop vu ces génies à l'œuvre en douze années passées entre le Mali, le Zaïre et le Sénégal, simplement je crois que Nelisita contient également toutes les « solutions » à ces redoutables questions du réel et de l'imaginaire : on se réfère à des esprits et à des épreuves imposées à un sauveur omni-malin, mais regardez bien et vous reconnaîtrez d'un côté les exploiteurs bien connus – le marchand de Jours de Tourmentes ou un Pétanqui sans foi ni loi–, de l'autre un petit peuple intelligent, travailleur assumant lui-même son destin. L'histoire nyaneka retrouve sans doute quelque part les mots d'ordre du M.P.L.A., mais on sait depuis longtemps qu'en ces affaires de libération l'ancien et le nouveau doivent s'entendre dans ce qu'ils ont comme forces communes pour lever des jours de bonne cuisine. Le public me parait avoir bien compris, je suis de plus en plus persuadé que le « merveilleux » est tout aussi important pour un Tunisien que pour un Angolais, ou un Nigérien, son attention le prouve. Lionel Ngakane[13], avec qui je déjeune, n'a pas vraiment d'avis là-dessus, il est vrai que, enfermé dans son anglophonie, il vit ici un peu comme un somnambule à la recherche de la clé des songes... Azzedine[14] m'avait conseillé Chant d'Automne, premier long métrage de l'Algérien Merziana Yala, j'y vais avec enthousiasme, je sais que je vais avoir, même pour un premier film, une « vraie image », des sous-titres, ou des dialogues en français... Et puis c'est un beau titre, bergmamen, mizogushien, ozunien ou diéguésien... Je ne puis m'empêcher d'avoir tout cela au [PAGE 93] bout des neurones, alors je tombe de haut, ce chant n'a de chant que le mot, et cet automne est celui d'une famille de vilains colons à l'aube de l'hiver de la guerre de libération, famille raciste et empreinte de sa bonne conscience colonialiste – fors la jeune fille, amoureuse du fellah alphabétisé auquel elle prête des magazines –, famille pied-noir type, c'est-à-dire telle que toute imagerie nous l'enseigne du haut en bas de la carte coloniale depuis que cette imagerie ne se fonde plus sur l'« Empire ». La question n'est pas : l'Algérie en est-elle encore là, a-t-elle encore besoin, aujourd'hui, de régler ses comptes à cette oppression-là ? mais – cette oppression-là, cette histoire, cette époque, doivent-elles aujourd'hui être traitées avec ce schématisme, cette naïveté, ce « caricaturalisme » ? J'ai rencontré Yala dans le hall de l'International, « je n'ai pas vraiment vécu moi-même consciemment cette époque, mais j'ai eu neuf morts dans ma famille, j'ai voulu, avec mon premier film, leur rendre hommage », je ne puis « condamner » cet acte de piété filiale, mais un film de libération – un film sur la naissance de la nécessité de la libération – peut-il se permettre d'être ainsi monté sans autres nuances, sans approfondissement d'analyses, sans véritable esprit critique ? A ce niveau je crois qu'il faut pouvoir choisir entre le conte – Nelisita – et l'exposé historique – L'Heure des Brasiers –, mais pour cela il faut non seulement avoir envie de rendre consciemment hommage à ses oncles, il faut savoir mixer la « conscience sentimentale » et la « conscience historique », choses que les « grands » se permettent en général, voyez Eisenstein, Renoir, Visconti, Kazan ou Chahine, aux temps de leur maturité. Je suis donc déçu mais non déprimé et file au Quods particulièrement content à l'idée de découvrir un nouveau film mozanbicain avec Canta Meu Irmad – Ajuda me a Cantar, de José Cardoço. Ce titre à rallonge introduit dans l'univers de la musique traditionnelle mozambicaine, celui d'un certain voyage en certaines de ces musiques. Cela s'ouvre, après quelques plans que l'on retrouvera dans la suite, sur la grande fanfare à l'entrée du stade-arène-meeting du « festival national de chants et de musiques traditionnels », et puis l'on se trouve dans un bureau (du ministère de la Culture ?), avec des gens de cinéma, qui tracent sur une carte géographique l'itinéraire musical [PAGE 94] qu'ils vont suivre, caméras, claps et perches aux poings... Alors le « système » du film se met en place : le feutre trace sur la carte le lieu vers lequel on se rend, des plans d'ensemble nous présentent ce lieu tracé, avec un commentaire en off, et puis l'on s'installe – avec les techniciens et le réalisateur, un Blanc, souvent dans le champ – au milieu des musiciens, des danseurs, des solistes ou des publics, et des plans longs et mobiles nous donnent des spectacles en « direct », avec une incontestable « immédiateté ». Je ne pourrais pas reprendre ce voyage, comment reprendre ces musiciens, ces danseurs, ces instruments constamment tout neufs pour mes yeux un peu habitués aux instruments maliens, zaïrois ou sénégalais, comment reprendre ces masques, ces gestes, et puis cette variété d'habits, qui va de la jupe de raphia, des hardes de mécanicien pauvre, aux « uniformes » jaunes et rouges d'un groupe de femmes de pêcheurs... Même sans sous-titres, sans béquilles pour le spectateur, c'est magnifique parce que c'est d'une évidente opulence culturelle. Et du point de vue de la liberté ? La musique, la danse et le chant ont ceci de particulier, c'est qu'ils sont à la fois d'une totale liberté et d'une grande contrainte, c'est donc ici un sujet qu'on ne pourrait aborder qu'en disant à la fois une chose et son contraire, ce qui ne nous mènerait pas très loin. Par ailleurs il est certain que le FRELIMO n'est pas du voyage, et c'est peut-être une grande liberté pour ce documentaire. Il est 17 heures, la prochaine séance est à 18 h 30, je vais pouvoir ranger mes documents, et même lire la communication de Johnson[15] au colloque, « Pour un Nouveau Cinéma en Afrique », le sujet m'intrigue, la lecture se passe en littérature connue : pour l'Afrique il faut des infrastructures africaines de cinéma, une école de formation professionnelle régionale, et puis, ici l'idée est peut-être originale, ou l'aveu, parce qu'elle est précédée de films déjà réalisés, une production cinématographique dégagée des idéologies dont, on s'en rend compte, « nos publics sont fatigués »... [PAGE 95] Au Quods le film indien Phatik Chaud me donne tout de suite une production de ce genre, étant entendu qu'en Inde les problèmes de formations et d'infrastructures sont archi-réglés. Phatik est un jeune adolescent de bonne famille, victime à la fois d'un kidnapping et d'un accident qui lui fait perdre la mémoire, recueilli ensuite par un homme merveilleux, jongleur de son état, « Haroun Al Rachid », sorti directement d'un conte de fées de grande banlieue pauvre de je ne sais quelle mégapole indienne. Phatik va s'initier à la vie simple – il va travailler comme boy dans un petit restaurant de quartier populaire –, il va connaître l'amitié de l'homme et de l'enfant, et ceci pendant deux semaines, le temps de retrouver ses esprits et ses parents, et de laisser le bon, le généreux Haroun sur un quai de gare via Calcutta, des larmes plein les yeux... Ciné-divertissement, ciné-sentiment, ciné-riche pour spectateur pauvre, je n'ai nul besoin de présenter davantage ce « travail » d'excellent technicien, à tous niveaux. Un tel film se démarque, semble- t-il, « ontologiquement », de toute « idéologie de libération », ce n'est pas son problème, son questionnement, ce n'est pas son rôle, il ne cherche pas à « mixer » le politique et le quotidien. Au fond je me demande s'il ne se passe pas ici quelque chose de très indien : le bourgeois est bourgeois, le jongleur est jongleur, le margoulin est margoulin, pourquoi voulez-vous qu'ils changent et s'arrêtent d'occuper leur place ? Vous ne pouvez que regarder et vous émouvoir, le reste ne vous concerne pas, depuis la nuit des temps cela vous importe peu... Et c'est justement sur ce reste que la plupart des cinémas du Tiers-Monde se fondent, sur le mouvement et non sur l'état, sur ce qui peut changer et non sur ce qui est immuable... Mon idée vaut ce que valent ces films-témoignages, je n'ai pas l'impression de penser a priori, je regarde, j'essaye de comprendre ce qui se passe, et c cela s'enchaîne »... Je dîne avec mes amis de l'O.C.I.C., le Burkinabé nous raconte l'INAFEC[16], école nationale ou [PAGE 96] régionale, selon ce qu'on voudrait qu'elle fût, en attendant « ce n'est pas une école de cinéma, on n'a jamais vraiment su y introduire un réel programme d'enseignement du cinéma ». La foule devant l'ABC est immense, la ruée est si puissante que la police laisse les portes fermées pour la calmer peu à peu, je dois passer par le balcon pour rejoindre ma place favorite entre le septième et le dixième rang, et tout se passe normalement pour que je reçoive dans les meilleures conditions Le Choix de Youssef Chahine, Tanit d'Or en 1970... Voici bien une définition fondamentale de la liberté posée en titre et de fait cette histoire de frères jumeaux – l'un fait de l'art, en l'occurrence de l'écriture, sa vie, l'autre de la vie son art : il est marin, il est fou, il est tendre, il a l'amour dans ses mains. Le frère écrivain est d'abord orgueil et envie, ces deux péchés mortels qui le conduisent au crime. On comprend bien que le meurtre du frère n'est que le meurtre de l'autre soi-même, et que tout ce film, pour Chahine, n'est qu'un questionnement sur soi, sur soi créateur, sur soi être humain, ce questionnement, Chahine nous y a habitué à partir de ce Choix justement, va désormais passer par tous les méandres (toutes les arabesques ?) du style le plus brillant du cinéma arabe. Ciné-libération, parce que le questionnement et la confession – Chahine n'a-t-il pas, au degré le plus éloquent, cet irrésistible besoin d'aveu ? – sont forcément libération, ciné-liberté parce qu'ici le style est chose d'auteur, Chahine jouant de l'espace et des acteurs comme un pianiste de jazz de son clavier ou un peintre – art qui apparaît dans ce film comme le plus vrai, le plus proche du bonheur – de sa palette.

MERCREDI 17 OCTOBRE 1984

Je passe au centre Ibn Rachiq recueillir quelques documents, je voudrais des informations sur le film coréen, le film vietnamien et les films indiens mais il semble qu'il n'y ait vraiment rien... Je vais au Colisée pour Leila et les Loups de la libano-palestinienne Heiny Srour, nom connu depuis de lointains écrits de Guy Hennebelle, nom et film attendus, Leila, on le dit, étant aussi le fruit de [PAGE 97] six ou sept ans de persévérance. Sans doute toutes ces années ont-elles donné ici une maturité politico-cinématographique évidente; Leila raconte la Palestine comme aucun autre film, et en même temps Leila inédite sur la condition de la femme palestinienne, prise en lutte, prise en famille, prise en révolution ou en fiançailles, ces deux niveaux s'appuyant l'un l'autre, le film se construisant en montage alterné et reprenant comme en un cercle obsessionnel ses éléments les plus essentiels : le questionnement sur la femme et sur la lutte. Ce montage, ce cercle, Heiny Srour sait les ponctuer de plans plusieurs fois repris, en particulier celui du cercle des femmes voilées assises au bord de la mer, et par là, sans jeu de mots excessif, elle exprime, en y ajoutant une forte argumentation historique – reconstitutions et stoc-shots –, le cercle éminemment vicié de l'histoire palestinienne et de ses femmes vouées à une tragique suite d'actes révolutionnaires, condamnées et par la révolution et par une sorte de situation sui generis, « révolutionnaire ou pas, ton mari te traitera de la même façon –. Ah ! que ne sort-on de ces cercles par une authentique mixité ! Mais il faudrait pour cela laisser ces stupides et meurtrières volontés nationalistes, et bien d'autres choses, qui présentent de si grands avantages pour les uns et de si effroyables misères pour les autres... Côté liberté-libération, si c'est le sujet fondamental de Leila - curieusement, en d'autres J.C.C., d'autres contextes, c'était le cas de Leila et les Autres – le film nous apporte, par sa nature encerclée même, une réponse, un démenti catégorique. Reste un certain humour, une certaine distance, sans doute la marque du tempérament de Heiny Srour qui, au-delà de l'évidente lutte perdue, fera d'autres films et continuera, elle, sa lutte de Palestinienne faisant du cinéma. Je mange seul et suis à l'heure à Ibn Rachiq pour Xew-Xew, la fête commence, de Cheikh Ngaïdo Bah, film attendu, en tout cas par moi, car Ngaïdo est un « personnage » dont la « hauteur de parole » se doit d'être équilibrée par la « hauteur de réalisation »... Pour être juste son verbe s'est beaucoup assagi, au Sénégal j'ai connu un Ngaïdo agressif, impulsif, il avait insulté Med Hondo en plein Sorano[17], depuis je l'ai retrouvé, à Ouagadougou [PAGE 98] puis ici, presque sage, presque pris de modestie... L 'enjeu est d'une certaine importance, cette « hauteur de parole » s'est faite juge et critique, elle condamne comme dépassées, voire contre-nature, les entreprises antérieures – un entretien dans le Journal des J.C.C. de ce matin le rappelle –, le cinéma négro-africain doit connaître une nouvelle étape, c'est-à-dire une nouvelle esthétique, bâtie sur un nouveau rapport avec les publics[18]. .. Et depuis Rewo Dande Mayo Ngaïdo ne s'était plus vraiment manifesté, Xew-Xew a donc son importance. De quoi s'agit-il ? La réponse est immédiate, en ce sens que le sujet est précis : il s'agit de la musique à Dakar. A chaque plan on ne parle ou on ne montre que cela. Une histoire se « dessine » ou « apparaît » – comme les bulles qui viennent éclater à la surface de la limonade – celle d'un disque à produire, celle d'une fille de bonne famille affirmant son amour et pour la guitare et pour un musicien, une histoire constamment noyée – les bulles éclatent les unes parmi les autres sans qu'on sache laquelle a le plus d'importance, à l'exception de la fin du film, composée de grandes séquences de concerts – dans une profusion, une « foule »[19] de plans de la capitale, de travellings dans ses rues, de pas perdus du côté d'un marché, d'un robinet collectif, d'une usine... Quoi qu'il en soit un sujet traité à l'encontre de toutes les esthétiques cinématographiques d'Est en Ouest, peut-être tout de même quelque part du côté de Kino-pravda[20], [PAGE 99] ciné-œil, ciné-rues, ciné-plans, la musique en plus, ou quelque part du côté du ready-made, la rue, les gens, les choses existent en place, pourquoi voulez-vous que le cinéaste leur donne un sens à lui, puisqu'elles ont pleinement le leur ?... On en est à peu près là, évidemment pour le spectateur c'est d'abord un fouillis, un désordre soutenable uniquement parce qu'il y a musique et exotisme – Dakar n'est pas Tunis, et pas n'importe quelle ville d'Afrique noire ! – et malgré tout pas jusqu'au bout, car c'est par trop déconstruit, « ce n'est pas un film ». Dans la mesure où Ngaïdo veut nouer un nouveau rapport avec le publie, un rapport de vérité et de sympathie – foin des idéologues et des gauchistes à la manque ! –, je ne crois pas qu'il atteigne son but avec Xew Xew, dans la mesure où il veut faire un autre cinéma, libéré d'une part des contraintes des « idéologies de gauche » et de l'autre des « esthétiques bourgeoises », il l'a sans doute fait, et Rewo a maintenant une suite. La « hauteur de réalisation » est-elle dans ce cas à la « hauteur de parole » ? Je ne le pense pas mais, je l'ai dit, Ngaïdo a aujourd'hui une modestie neuve, sans doute celle d'un cinéaste cherchant à se libérer de mille contraintes cinématographiques et sociales, comme l'« héroïne » de son film, celle d'un cinéaste devenu conscient du prix à payer. Je croise Ngaïdo dans le hall de l'International, « qu'en penses-tu ? Je sais qu'il y a d'énormes problèmes de scénario... », je crois que c'est la conclusion à laquelle les critiques ont fini par l'acculer, mais s'il résout son problème de scénario comme l'attendent ces critiques il finira par refaire le cinéma des autres, « non, je ne crois pas qu'il y ait un problème de scénario, tu cherches un cinéma tout neuf, c'est un problème de libération... ». Avec Ngaïdo je n'ai plus besoin de m'expliquer, on se comprend. Je retrouve Nabyl au Quods pour L'Ame qui brait, je vais dans Fez comme je sors de Dakar, mais avec pour guide l'ânier Lahlou, et son âne qui médite sur sa pauvre vie et la triste histoire de son pays, le [PAGE 100] Maroc... Le film est entièrement doublé et la voix off a une importance extrême, puisqu'elle explique et commente toute cette affaire d'ânier, ancien résistant, décidé à assassiner le bourgeois qui se fait passer pour un ancien résistant et qui de fait a mangé à tous les râteliers, collaborateur, traître, puis royaliste. L'ânier ne s'en sortira qu'en rêvant sa justice et Nabyl nous offre là une mise à mort à la mesure de son imagination d'homme de scène recherchant en même temps l'émotion et la distance. Au passage il dit au Maroc un certain nombre de ses vérités, vérités historiques, vérités sociales, vérités aussi sur cette ville de Fez, fascinante et misérable; il est subversif à sa manière – les vrais résistants ne sont-ils pas tous devenus des mendiants aveugles ? – et ceci par les voies d'une tendresse et d'une ironie plus présentes ici que dans Brahim ou Chakerbakerben. Ce film de libération, cette méditation sur l'indépendance du Maroc, est entièrement fondé sur la « technique du sourire de libération » – comme il en existe une de la cruauté –, qui est sans doute d'une grande efficacité en ces lieux où les cris et les armes ont prouvé leur inefficacité. On n'est pas si loin de Leila, et c'est avec une nouvelle curiosité que je retourne voir un film algérien, un classique cette fois, qui traite lui aussi des « questions de l'indépendance » : Vent du Sud, de Slim Riad. Il y a plein de choses passionnantes, ce village du Sud, cette jeune fille qui lit, ce père autoritaire, ce maire qui a foi en la révolution comme il avait foi en la lutte pour l'indépendance, ce berger – qui deviendra Gatlato ![21] – qui n'en peut plus d'être entre ses moutons et sa mère muette, cette muette dont on comprend les signes, et cette tante potière, qui va mourir, émouvante comme une femme qui a cherché toute sa vie à caresser les secrets de la terre et de l'eau[22]. .. L'histoire finit par se nouer sur le mode du western, on y parle de révolution et de coopérative, le ton est à l'humain et au positif, l'avenir est [PAGE 101] ouvert, le filin répond ainsi, sans doute, exactement, à ce que doit être, à un moment donné, un « cinéma national de libération », affirmant, conseillant, plus que questionnant, attendant certes, pas triomphant, mais attendant avec foi et sérénité. Que dire d'autre ? Le travail pour la liberté est ici un avenir que l'on nous dit en voie de réalisation, il n'y a donc plus qu'à suivre l'histoire de l'Algérie et du cinéma algérien en marquant les étapes des libertés progressivement conquises, je laisse cette tâche à mon ami Azzedine, il faut être du cru sous peine de dire n'importe quoi. Je dîne avec Lizbeth Malkmus, une arabisante américaine, nous évoquons les rencontres des cultures, on est d'accord pour reconnaître que sans mariage on ne sait jamais vraiment ce qui se passe « de l'autre côté »... Je suis au Rio à 21 h 30 pour le dernier film de la journée, et je me dois encore la plus grande attention, puisqu'il vient du Ghana, et que c'est rare ! Kukurantumi est de fait d'abord une coproduction germano-ghanéenne, les équipes techniques sont « très allemandes » et de tous les films négro-africains vus jusqu'ici, Kukurantumi a le meilleur son et la meilleure image... De quoi nous parle King Ampaw ? Kukurantumi est un village près d'Accra, un village que nous allons percevoir à travers une famille, le père conduit un camion-bus pour un « bourgeois traditionaliste », la mère fait la cuisine, la fille est amoureuse de Bob, brave garçon qui coupe de l'herbe pour les chèvres et se spécialise dans le vin de palme, un village « accroché » à la terre, mais également à Accra, où le père va devoir gagner sa vie, où la fille va s'émanciper et devenir la jeune maîtresse d'un riche garagiste, qui fut un temps l'ami de son père et pourrait être le sien... Du ciné-roman, au fil des routes et du quotidien, il faut travailler, il faut manger, au fil des bars à musique, des petits trafiquants de montres ou des piroguiers, du ciné-bluette avec un peu de tourisme, un peu de fétichisme, King raccroche sans doute un peu trop de voitures, les fausses fins ne manquent pas, les caractères ne pèchent guère par la vraisemblance, ciné-divertissement, ciné-anecdote, les choses finissant par rentrer dans l'ordre normal des choses de cette révolution-là... Au fait, l'on évoque beaucoup la « révolution ghanéenne », pour nous apprendre que les sous, les salaires et les loyers, ne sont plus ce qu'ils étaient, [PAGE 102] et pas moyen d'en savoir un peu plus... C'est ce petit plus qui, en général, si fauchés soient-ils, ne manque presque jamais dans les films négro-africains, même Pétanqui, même Les Coopérants, a fortiori Nélisita ou Jours de Tourmentes, c'est son absence qui me rend Kukurantumi douteux et je me demande jusqu'où King Ampaw a été le « maître » de son film. Telle quelle son histoire est exactement celle qu'un Allemand, restons dans la production, peut recueillir en écoutant n'importe quelle « rumeur africaine », et telle que cet Allemand la rapporterait le plus fidèlement possible. Alors, ou ce King est très aliéné, ou il n'a prêté que son nom et son « conseillage » à cette réalisation, ou encore les choses rie fonctionnent pas au Ghana comme ailleurs... Mais je ne puis m'empêcher de penser que Rawlings et Sankara sont du même orchestre[23] et que, forcément, quelque part, le cinéma ghanéen devrait ressembler au cinéma burkinabé... Pensée délicate, douteuse, le cinéma peut bien être ce qu'il veut et il n'est pas dit qu'un cinéaste n'ait pas le droit d'emprunter le chemin qu'il désire. Quoi qu'il en soit, dans le contexte négro-africain, c'est une originalité, je ne vois guère d'autres exemples qui me démontrent à ce point que le travail de la conscience est d'abord un travail d'opportunisme – ce n'est pas ce dont nous parlait, du Ghana, le consciencisme... Il n'est pas minuit, j'attends vainement un whisky au bar, il y a là une juive tunisienne qui écrit dans une nouvelle revue parisienne et qui parle d'Apollinaire à un peintre algérien, je trouve ça fantastique, mais tout de même beaucoup moins saisissant que les dialogues entre le Moine et Corto Maltèse[24].

Pierre HAFFNER

(à suivre)


[*] Cf. P.N.-P-A., no 37-38-39-40 et 42.

[**] Cf. notre étude sur les J.C.C. de 1980, « Le Nord et le Sud », in Le Mois en Afrique, no 82-83, février 1981.

[***] Les textes de Tabar Cheriaa sont nombreux, cf. en particulier Ecrans d'abondance ou Cinéma de libération en Afrique ? Editions SATPEC, Tunis, 1978 (diffusion l'Harmattan, Paris).

[1] Tous les films qui passent dans le cadre des JC.C. sont précédés d'une bande-annonce comportant la formule « Journées Cinématographiques de Carthage » en français, en arabe, en russe, en chinois, etc., dans les graphies des différentes langues.

[2] Quatorze salles de cinéma de Tunis projettent les films des J.C.C., trois d'entre elles (Al Quods, 7e Art et Champs-Elysées) appartiennent à la Société Tunisienne de Production et d'Expansion Cinématographique (SATPEC), créée en 1960.

[3] Le colloque de la présente session est intitulé : Colloque des J.C.C. : bilan et perspectives. Les thèmes des colloques précédents furent successivement : Cinéma méditerranéen et arabe (1966), Arts traditionnels oraux en Afrique et leurs relations avec le cinéma et la télévision (1968), La bande sonore dans les films africains et arabes (1970), L'Enseignement du cinéma et de la télévision (1972), Les problèmes de distribution et de production en Afrique et dans le monde arabe (1974 puis 1978), Cinéma, littérature et patrimoine, populaire (1976), Cinéma et télévision, concurrence ou complémentarité (1980), Image, création et créativité dans les cinémas arabes et africains (1982).

[4] Relevons cet extrait des « résolutions et recommandations finales » : « les participants recommandent que le thème du colloque de la XIe session des J.C.C. en 1986 soit « l'économie des cinémas africains et arabes » et qu'on y invite les responsables d'organismes cinématographiques étatiques et privés concernés par la question. ainsi que des représentants officiels des gouvernements, pour la signature des conventions qui en découleraient ».

[5] Jours de Tourmentes a été réalisé avant l'avènement du président Thomas Sankara (4 août 1983), mais on sait que, au moins depuis la présidence de Jean-Baptiste Ouédrango (7 novembre 1982) on connaissait ses idées et il n'est pas absurde d'en trouver un reflet chez Paul Zoumbara.

[6] On assiste ces dernières années à une reconnaissance par le cinéma du grand comédien (il fut également chanteur) de théâtre Douta Seck l'interprète en particulier du Roi Christophe et d'Une saison au Congo. Les cinéastes sénégalais, avant En Résidence surveillée (1980), ne lui avaient guère donné un grand rôle, mais ce fut le cas du Marocain Souhel Ben Barka avec Amok (1981), de l'Antillaise Euzhan Palcy avec Rue Case Nègres (1983) et de l'Ivoirien Yeo Kozoloa avec Pétanqui (1983). Sidiki Bakara joue régulièrement pour le cinéma depuis Bako du Français Jacques Champreux (1977) dans ces J.C.C., il obtint un prix d'interprétation masculine pour ses compositions dans Pétanqui, Le médecin de Gafire et Suicides.

[7] La carrière de Pétanqui s'est avérée plus importante dans lespays du Sahel, effectivement touchés par la sécheresse, qu'en Côte-d'Ivoire où il parut n'avoir obtenu qu'un succès de curiosité.

[8] Cf. l'article de Michel Deboste « Les coopérants » ou « Les limites du dialogue Nord-Sud », dans Africa, no 158 février 1984. D'après Sibita cité dans cet article « le film a coûté 145 millions de F CFA ».

[9] Il s'agit de l'acteur Nour Chérif qui paraît bénéficier d'une aura particulière – de pureté, de probité – auprès du public égyptien. A cet égard la psychologie du spectateur égyptien paraît très proche de celle du spectateur indien.

[10] Moustapha Diop nous a appris que les attitudes et la voix de Sidild Bakaba remplirent d'effroi les spectateurs du tournage. Cet effet « esthésique » n'atteste pas forcément une réelle authenticité du personnage.

[11] C'est également l'idéologie en filigrane dans Le Vent de Souleymane Cissé, dans la manière dont Cissé décrit et résout le face à face du pouvoir traditionnel et des données du monde actuel.

[12] Carlos Estermann était un missionnaire d'origine alsacienne, Charles Estermann, né en 1895 à Illufurth, mort à Lubango en 1976, et l'un des grands spécialistes de l'ethnologie angolaise. Cf. Ethnographie du Sud-Ouest de l'Angola, Académie des Sciences d'Outre-Mer, Paris, 1977. Une grande partie de cet ouvrage est consacrée aux Nyaneka.

[13] Lionel Ngakane est un cinéaste sud-africain qui vit à Londres, où il dirige actuellement une société de distribution cinématographique, la Divemay Films Ltd (879 B Finchley Road, London NW11). Ngakane est, avec Paulin Vieyra ou Tahar Cheijaa, une personnalité indissociable de l'histoire des cinémas africains.

[14] Azzedine Mabrouki est un critique de cinéma algérien, particulièrement actif dans les rencontres internationales. On trouvait souvent sa signature dans les premiers numéros des 2 écrans, l'excellente revue algérienne de cinéma et de télévision, qui ne paraît plus depuis mai 1983. Il écrit actuellement dans le quotidien national El Moudjahid ainsi que dans l'hebdomadaire Algérie Actualités.

[15] Johnson Traoré a succédé comme secrétaire général de la FEPACI à son confrère sénégalais Babacar Sarah. Actuellement il dirige une nouvelle société sénégalaise de production, la Société Nouvelle de Production Cinématographique, dotée par l'Etat d'un capital de 250 millions de F CFA.

[16] L'Institut Africain d'Etudes Cinématographiques de Ouagadougou fut créé en 1977. Il a une vocation d'école régionale, son existence ne se justifiait guère sur un plan purement burkinabé. Par ailleurs il paraît actuellement former plus d'animateurs culturels que de cinéastes.

[17] Lors de l'avant-dernière manifestation du Festival du Film et d'Echanges Francophones (FIFEF), Med Hondo fut pris à parti par Cheikh Ngaïdo Bah pendant le débat qui suivit la projection de West Indies, au Théâtre Daniel-Sorano de Dakar. Le Grand Prix de ce FIFEF alla à West Indies.

[18] Relevons cet extrait de l'entretien accordé par Cheikh Ngaïdo Bah au Journal des J.C.C. (no 6, 17 octobre 1984) : « Je pars d'une culture pour faire un cinéma commercial, parce que la référence c'est le box-office... Un cinéma pour libérer les masses, moi je n'y crois pas une seconde. En revanche je crois au premier profit, qui est économique. »

[19] Un projet de film intitulé La Foule était assez avancé en 1980. Il paraît actuellement clair que l'auteur de Xew Xew n'est guère attiré par des personnages fortement individualisés, mais plutôt par des héros anonymes, qui pourraient représenter « la jeunesse » ou « le peuple », etc.

[20] L'idée d'un « cinéma vérité » on d'un « ciné-œil » fut développée par le cinéaste soviétique Dziga Vertov au début des années 1920 : « Nous nous livrons directement à l'étude des phénomènes vivants qui nous entourent. Nous plaçons l'art de montrer et d'expliquer la vie telle qu'elle est infiniment plus haut que ce jeu à la poupée, jadis divertissant, que les gens nomment théâtre, cinématographe et ainsi de suite » (in Articles, Journaux, Projets, Editions 10/18, Paris, 1972).

[21] Il s'agit de l'acteur Boualem Bennani, qui fit de Omar Gatlato un des personnages les plus populaires de la cinématographie algérienne.

[22] Le rôle de la potière est interprété par Kelthoum, que l'on a trouvée dans celui de la mère de Le Vent des Aurès, et qui incarne comme la mère mythique de la République algérienne.

[23] Allusion à la fameuse fête-anniversaire du 4 août 1984, au cours de laquelle les présidents Sankara et Rawlings accompagnèrent, par la guitare et le chant, l'orchestre de Jimmy Cliff, musicien préféré des deux chefs d'Etat.

[24] Il s'agit de deux personnages de la bande dessinée de Hugo Pratt, La Ballade de la mer salée, Editions Casterman, Paris, 1975.