© Peuples Noirs Peuples Africains no. 44 (1985) 35-38



L'ERE DE L'HUMILIATION

Guy Ossito MIDIOHOUAN

« Les pays coloniaux conquièrent leur indépendance, là est l'épopée; l'indépendance acquise, ici commence la tragédie. »
Aimé Césaire     
« De tout temps ce ne fut jamais facile d'être Africain. De nos jours, c'est presque un défi. »
Daniel Ewandé     

Quel bilan fera-t-on dans six mois de l'année 1984 en Afrique ? Il est à craindre que notre continent ne se retrouve devant le tableau le plus sombre de son histoire depuis un quart de siècle, car en ce mois de juin l'accablement général semble avoir déjà dépassé les limites du tolérable.

L'année a littéralement démarré sur les chapeaux de roues (coup d'Etat au Nigeria) et, depuis, les événements ne cessent de se précipiter, de se bousculer, de se télescoper dans un climat qui laisse à l'observateur attentif une impression tragique de débâcle et de désolation : le Tchad, le Sahara occidental, le Soudan, la Guinée, le Cameroun, la pitoyable agonie de l'O.U.A., les accords de non-agression de l'Angola et du Mozambique avec l'Afrique du Sud, et en ce mois de juin, comme prélude à la victoire désormais accessible, la parade triomphale de Pieter Botha qui revient de sa tournée européenne plus résolu que jamais à casser du nègre pour la paix dans le monde avec la bénédiction de Jean-Paul II, illustre défenseur de Lech Walesa et des droits de l'homme ! ... [PAGE 36]

En vérité, depuis les lendemains de la Première Guerre mondiale, l'Afrique n'avait jamais été aussi méprisable du fait de l'attitude des Africains eux-mêmes. Les temps semblent révolus où le poète nous imaginait comme eau forcée forcenant aux vertelles, nous construisait en fleuve corrosif, vénéneux, saccadé, triomphant. Il est mort le crocodile royal prompt à sortir du rêve, vaincu l'anaconda royal, l'inventeur du sursaut. La négraille hier debout dans le vent semble inapte à l'effort car nous revoici par terre, vermisseaux lamentables couverts d'opprobre.

Cruelle est l'ironie du sort qui, à travers les « Affaires intérieures » de tel ou tel pays de notre continent émietté, laisse apparaître chaque jour davantage notre communauté de destin alors même que l'Histoire semble avoir définitivement fait de notre rêve d'unité une utopie farfelue de sous-hommes en transe que les hommes n'eurent aucun mal à déjouer. De N'Djamena à Laayoun, de Rabat à Khartoum, de Conakry à Yaoundé, d'Addis-Abeba à Johannesburg en passant par les pays qui aujourd'hui ne se veulent plus « de la ligne du front », c'est la même voix qui nous interpelle : quel avenir pour l'Afrique ?

La confusion est telle sur le continent que plus personne ne prête attention à cette voix pourtant de plus en plus pressante. Indisciplinés, velléitaires, politiquement désarmés et désorganisés, nous n'offrons plus au monde que la piteuse image de notre incapacité – congénitale, ajouteront certains, que nous aurons bien du mal à contredire – à prendre en main notre propre destin. M. Mannoni n'avait-il donc pas tout à fait tort ? En tout cas, l'Histoire semble lui donner raison. Car comment éviter de parler de complexe de dépendance devant le spectacle de notre jouissance d'être pris en charge, devant notre recherche permanente de tutelle et de tuteurs, devant tant de démission quand nous passons le temps à œuvrer pour être « reçu avec les honneurs dus à notre rang » à notre descente d'avion pour la prochaine conférence franco-africaine, quand nous attrapons des migraines à nous demander à quelle distance du fauteuil du Grand Chef blanc nous nous asseyerons lors de la prochaine conférence des chefs d'Etats d'Afrique et de France.

C'est devenu une évidence : seule la France réussit [PAGE 37] encore à rassembler les Africains. Comment lui reprocher d'affirmer ainsi sa puissance, son panache, sa supériorité a notre détriment puisqu'elle ne fait rien sans notre consentement...

Ce sentiment de notre déchéance, de notre incapacité et de notre infériorité, je ne l'ai jamais ressenti autant qu'en ce mercredi 6 juin 1984 en écoutant « 24 heures en Afrique » sur Radio-France Internationale. A la une de l'actualité de ce jour-là : la Guinée après Sékou Touré, le Mali à l'heure du CFA et Pieter Botha en Europe.

Voici en substance ce que j'ai entendu.

Guinée : Un séminaire national sur la réorganisation de l'enseignement vient de prendre fin à Conakry. Le séminaire a abouti à la conclusion que depuis le départ de France il n'y a plus d'éducation en Guinée. Pendant un quart de siècle l'idéologie a tenu lieu d'éducation. L'idéologie du P.-D.G. c'est-à-dire l'idéologie de Sékou Touré. La situation dans le domaine de l'enseignement est donc catastrophique et, pour la redresser, les Guinéens attendent beaucoup de la France. Sollicitée par les nouveaux dirigeants du pays, celle-ci a déjà indiqué qu'elle s'efforcera de répondre à l'immense espoir que les Guinéens placent en elle. Déjà de nombreux coopérants français en fin de contrat en Côte-d'Ivoire demandent à être envoyés en Guinée. Pour commencer il s'agira de réhabiliter la langue française. Pour gagner cette bataille de l'éducation en Guinée, les langues africaines inconsidérément introduites en force dans l'enseignement « resteront désormais au vestiaire » (sic). En France même on est plutôt surpris par l'attitude des Guinéens qui « ne jurent plus que par la France ». On semble y noter comme un regret du « non » de 1958. Comme si les Guinéens cherchaient à se faire pardonner une erreur historique. Invité à prendre la parole dans cette partie de l'émission, le journaliste Siradiou Diallo, présenté comme le « chef incontesté » des Guinéens en exil, confirme l'espoir que la Guinée met en la France avant d'inviter ses compatriotes à reprendre conscience de la valeur du travail.

Mali : Devant les conséquences désastreuses de la faiblesse de la monnaie nationale sur l'économie malienne, [PAGE 38] les autorités de Bamako ont pris conscience de l'échec de cette expérience et entrepris depuis quelque temps des démarches pour réintégrer l'Union Monétaire Ouest-Africaine. Un avion bourré de tonnes de billets CFA a quitté la France dans la matinée pour Bamako. Ces billets, fabriqués dans la région de Bordeaux, seront mis en circulation dans ce pays africain, etc.

Pieter Botha : La tournée européenne de M. Pieter Botha se poursuit. Commencée le 29 mai cette visite durera jusqu'au 11 juin. En Allemagne fédérale où il séjourne les 5 et 6 juin (après le Portugal, la Suisse et l'Angleterre) M. Botha déclare que l'Afrique du Sud pourrait se décider à quitter la Namibie si les pays occidentaux acceptent de prendre en charge l'administration du territoire. Contrairement à ce qui se passa pour la Guinée, il n'y eut aucun invité africain à cette partie de l'émission...

Comme le lecteur l'a déjà noté, plus personne n'a de scrupule à montrer à la face du monde que les Africains ne peuvent rien réussir sans tuteur, que les nègres sont incapables de gérer leurs pays. La paix dans le monde sera l'œuvre des Blancs et de l'Occident ou ne sera pas.

1984 ouvrira-t-il une nouvelle ère d'humiliation ?

Guy Ossito MIDIOHOUAN
30 juin 1984