© Peuples Noirs Peuples Africains no. 44 (1985) 11-34



DEUX OU TROIS
CHOSES SUR « JEUNE AFRIQUE »

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Sans se répondre l'un à l'autre, les textes qui suivent forment cependant un tout; ils sont autant de pièces rassemblées par le hasard et qui ne peuvent pas manquer d'être versées au dossier de Jeune Afrique et de son travail de désinformation en Afrique noire francophone.

Tout a commencé avec un article que j'ai publié dans le no 40 de Peuples noirs-Peuples africains et dans lequel je reprochais amicalement à Guy O. Midiohouan d'avoir fait un honneur excessif à Jeune Afrique en lui adressant une lettre de protestation comme on le ferait à une publication de bonne foi.

Guy O. Midiohouan répond ici. On lira ensuite un article que j'ai publié il y a trois ans dans le magazine français Tumulte, malheureusement disparu depuis. Une affaire assez curieuse, dont notre ami bien connu, M. Liniger-Goumaz, a été victime, est évoquée enfin par un échange de correspondance très significatif des méthodes du magazine de M. Béchir Ben Yahmed.

M.B.

Pourquoi j'ai écrit à M. Béchir Ben Yahmed

Guy O. MIDIOHOUAN

Il me paraît nécessaire de revenir sur le long commentaire que Mongo Beti a jugé utile de joindre à ma lettre ouverte à M. Béchir Ben Yahmed publiée dans le numéro 40 [PAGE 12] de Peuples noirs-Peuples africains. Outre que ce texte soulève un problème important sur lequel je ne puis me permettre de me taire (celui des modalités de notre lutte contre l'idéologie dominante), il constitue aussi, en raison des accusations dont je suis personnellement l'objet, une interpellation à laquelle, aux yeux des lecteurs de la revue, je me dois de répondre pour éviter tout malentendu.

Se mettant à la place des jeunes générations d'intellectuels africains qui nous observent – nous, leurs aînés immédiats –, et jugent notre posture face aux institutions coloniales et aux hommes qui les animent, Mongo Beti s'est senti le devoir, tout en désapprouvant ma démarche, de me reprocher (et de me mettre en garde contre) ce qu'il considère comme ma naïveté et ma couardise.

L'accusation de naïveté est fondée sur mon apparente « indulgence » envers Jeune Afrique, une publication à la solde des chefs d'Etat africains les plus réactionnaires, et qui, par sa « pratique », participe d'une vaste stratégie visant, d'une part, à maintenir l'Afrique dans son état de dépendance et, d'autre part, à sauvegarder de « vieux privilèges de castes » détenus par des usurpateurs.

La preuve de cette « indulgence » serait fournie par le fait que je lis Jeune Afrique, attitude que Mongo Beti explique par mon ignorance de la vraie nature de ce journal. Protester auprès de M. Béchir Ben Yahmed serait un acte de reconnaissance de la valeur et de la crédibilité de son Journal, l'éloge implicite d'un ennemi qui devrait être traité en tant que tel.

A vrai dire, il n'y a plus que les intellectuels vendus à l'impérialisme, les intellectuels dégénérés, qui ignorent ou feignent d'ignorer la vraie nature de Jeune Afrique et le rôle qu'il joue dans la perpétuation d'un système dont la faillite est chaque jour plus criante. Tous ceux qui, comme moi, ont lu les dithyrambes auxquels Ahidjo eut droit lors de son « départ », et qui ont ensuite attentivement suivi l'évolution politique du Cameroun depuis cette date savent, lorsque ce n'était pas le cas auparavant, la confiance que mérite ce journal. Quel crédit peut-on accorder à un organe qui, sous la plume de l'un de ses jounalistes, ami patenté des tyrans du continent, nie l'existence du néocolonialisme présenté comme un fantasme [PAGE 13] d'intellectuels irresponsables, un slogan gauchiste ? Si un Siradiou Diallo, il y a quelques mois, ne manqua pas l'occasion de se présenter à l'Afrique entière comme un héros de la lutte contre la dictature sanguinaire de Sékou Touré qui venait de mourir, poussant l'effronterie jusqu'à accuser les intellectuels africains d'avoir, d'une façon générale, manqué d'assumer leurs responsabilités vis-à-vis du peuple guinéen, c'est un fait qu'aujourd'hui il ne peut se rendre au Cameroun, non qu'il y soit interdit de séjour par Paul Biya, que je sache (ce qui lui laisserait des possibilités de négociations), mais parce qu'il y risque d'être lynché dans la rue par une population désormais convaincue jusqu'à l'écœurement de sa vénalité.

Je ne pense pas qu'il soit utile de multiplier les exemples pour montrer que, comme beaucoup d'Africains conscients et préoccupés par le destin de l'Afrique, je suis fixé sur les idéaux de M. Béchir Ben Yahmed, l'homme d'affaires tunisien (qui se veut tombeur de tyrans !). Le parjure n'a-t-il pas trop duré pour qu'il soit encore permis de nourrir des illusions sur la crédibilité et l'indépendance de Jeune Afrique ?

Il y a trois ans, dans un article paru dans le numéro 25 de Peuples noirs-Peuples africains, j'écrivais ce qui suit : « Ceux qui vivent en Afrique peuvent constater l'importance que prend Jeune Afrique sur le continent. Cet hebdomadaire est devenu pratiquement le moyen d'information privilégié d'une large couche de la population instruite. Fonctionnaires, intellectuels, étudiants et élèves cherchent ainsi à échapper au ronron des feuillets gouvernementaux, à l'ennui généralisé et à la désinformation systématique. Aller chaque semaine au kiosque chercher son numéro de Jeune Afrique constitue pour bien des personnes presque un rite. C'est aller au-devant du vent du large. C'est s'ouvrir au monde. Chacun cherche à s'y retrouver mais n'y découvre souvent qu'un moyen d'évasion, car sous l'enseigne prestigieuse du "devoir d'informer, (et de) la liberté d'écrire" il n'est en réalité qu'un autre instrument de manipulation idéologique au service des pouvoirs en place. Anecdotique et crassement présomptueux, il est toujours en deçà de l'attente des lecteurs limités dans leur choix et déçoit trop souvent leur espoir. » [PAGE 14]

En effet, il y a un paradoxe que je soulignais déjà et qui consiste, pour les intellectuels africains d'une façon générale, et particulièrement pour ceux vivant en Afrique, à décrier Jeune Afrique sans pour autant cesser de le lire. C'est là un fait tangible au regard duquel il me paraît expéditif d'affirmer que ce journal « connaît aujourd'hui dans le public africain une désaffection évidente sinon un véritable rejet », jugement qui relève beaucoup plus du souhait que de l'analyse objective de -la réalité.

Il est vrai qu'on raconte, jusque dans les milieux les moins scolarisés de nos villes, que les journalistes de Jeune Afrique sont des corrompus, presque tous multi-millionnaires grâce aux « cadeaux » dont les gratifient régulièrement de nombreux dirigeants africains. Mais je pense qu'il est dangereux de s'obstiner à nier, comme semble le faire Mongo Beti, l'importance d'un journal qui tire chaque semaine à 100 000 exemplaires en moyenne, et qui est aujourd'hui, malgré tout, l'hebdomadaire le plus vendu en Afrique francophone. Pourquoi faire la politique de l'autruche ? En vérité ce sont ceux au nom de qui Mongo Beti me reproche de lire Jeune Afrique qui en sont les lecteurs, je ne dis pas les plus fidèles, mais les plus assidus.

Nous nous devons donc de reconnaître et de comprendre ce paradoxe qui, à mon avis, trouve ses racines dans au situation politique qui prévaut en Afrique. En Afrique où l'absence de liberté de l'information laisse le champ libre à toutes les impostures. En Afrique où celui qui cherche à s'informer est réduit à choisir parmi des organes aussi décevants les uns que les autres. Ici, contrairement à ce qui s'observe souvent dans les démocraties occidentales, lire un journal n'est pas nécessairement le soutenir ni partager son orientation idéologique. Sinon, l'alternative serait de ne rien lire, ce qui est impossible.

On a sans doute noté que Mongo Beti, qui vit en France où les journaux prolifèrent, et qui affirme avoir été « témoin pendant près de vingt ans du soutien accordé par le petit napoléon tunisien de la presse au dictateur et assassin Ahmadou Ahidjo », a attendu, malgré sa longue et riche expérience, 1981 et les « révélations fracassantes » du Canard enchaîné pour « renoncer à lire Jeune Afrique ». Faut-il comprendre que, parfaitement conscient [PAGE 15] du caractère réactionnaire de Jeune Afrique, Mongo Beti a attendu pendant vingt ans le parrainage d'une publication bien française pour se décider à adopter la seule attitude qui s'impose selon lui vis-à-vis de ce journal – cédant ainsi à « cet héliotropisme qui trahit notre aliénation » ? Par ailleurs, Mongo Beti reconnaît que s'il a « personnellement » renoncé à lire Jeune Afrique, il continue néanmoins – on appréciera l'euphémisme ! – d'en recevoir des coupures que lui envoient des amis, c'est-à-dire, en toute rigueur, qu'il n'a pas cessé de lire Jeune Afrique ! Alors, crier haro sur un lecteur de ce journal, n'est-ce pas, au fond, faire comme les dictateurs qui interdisent à leurs compatriotes des publications qu'ils reçoivent eux- mêmes dans leurs palais ? Pourquoi toujours considérer le lecteur africain comme un enfant qu'il faut protéger contre lui-même ? Et qui sont donc ces « amis » dont nous parle Mongo Beti, si ce ne sont ces mêmes intellectuels dont il nous dit qu'ils ont « rejeté » Jeune Afrique ? Voilà la preuve patente que lire ou ne pas lire un journal ne saurait être érigé en une position de principe[*] .

Peut-on soutenir qu'un intellectuel de gauche ne doit lire que des journaux de gauche ? Cela signifierait que l'on ne doit rien lire qui s'écarte de la vision que l'on a personnellement des choses. Je pense, quant à moi, qu'il est important de s'informer de ce que pensent les autres, au risque de devenir esprit pur, au risque de tomber dans sectrisme stérile pouvant conduire à l'autisme. Plus les points de vue sont divergents, plus ils sont opposés aux nôtres, plus ils sont utiles à connaître, car ils nous permettent d'approfondir notre propre position, créant par la contradiction les conditions d'évolution de notre pensée. En nous repliant sur nous-mêmes, nous faisons le jeu de l'idéologie dominante qui, elle, est loin de ne pas se soucier de ce que nous disons ou pensons, mais nous force à lui céder du terrain par une stratégie fort subtile consistant essentiellement en la conspiration du silence. [PAGE 16]

Que nous soyons condamnés à mener une lutte sans merci contre un système qui cherche à montrer à tout prix notre incapacité à prendre en main notre propre destin, à marginaliser notre pensée et nos initiatives, cela ne fait aucun doute. Pour ma part, c'est quotidiennement que je mène cette lutte, dans mes cours, dans mes écrits, dans ma vie. Oui, nous devons travailler à la destruction du mythe de l'Occident-mâle et de l'Afrique-femelle, du Blanc-producteur-actif et du Nègre-consommateur- passif, des maîtres-européens-qui-pensent et des élèves-africains-qui-répètent. Et ma lettre à M. Béchir Ben Yahmed n'est pas à comprendre autrement.

Couardise ? Défaitisme ?

Est-ce de la couardise que d'affronter l'adversaire ? Quel combat peut-on livrer à ce dernier en lui tournant constamment le dos ? Et pourquoi voir une volonté de dialogue avec l'ennemi au lieu de la nécessité d'attirer l'attention du plus grand nombre d'Africains sur le scandale que constitue le numéro 7 de Jeune Afrique Plus ?

Je ne me faisais aucune illusion sur les chances de parution de ma lettre dans ce magazine. C'est pourquoi, j'ai choisi d'en envoyer copie à Peuples noirs-Peuples africains. Je m'étonne que Mongo Beti me reproche un manque de foi en cette dernière revue qu'ensemble depuis sept nous travaillons à promouvoir et qui est aujourd'hui le seul organe du monde francophone susceptible de porter une affaire du genre de celle qui nous occupe sur la place publique.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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[PAGE 17]

Le texte qu'on va lire est paru dans le magazine Tumulte début 1982.

Béchir Ben Yahmed ou l'avide à dollars de « Jeune Afrique »

UN HOMME DE L'APPAREIL

Un manque total d'organes de presse est certainement la meilleure pierre de touche de la dépendance d'un peuple. L'Afrique noire dite francophone, sans doute parce qu'elle est maternée par Paris avec le soin jaloux que l'on sait, ne dispose d'aucune grande publication quotidienne ou hebdomadaire; ses élites doivent donc, bon gré malgré, s'accommoder de Jeune Afrique, un magazine tiré à 130 000 exemplaires que son propriétaire, Béchir Ben Yahmed, propose chaque semaine de Paris aux bourgeoisies francophones du Maghreb et de l'Afrique sub-saharienne.

Si ce qu'on appelle la francophonie était, à l'instar de ce qui n'a jamais voulu se nommer anglophonie, un culture de lucidité et de transparence, personne ne perdrait aujourd'hui son temps à épiloguer sur la personnalité de Béchir Ben Yahmed et les récentes révélations du Canard enchaîné n'en seraient point pour un militant français ou africain d'extrême gauche. Il suffirait de dire que Jeune Afrique, le très prospère magazine de Béchir Ben Yahmed, est né au début des armées soixante et qu'il a commencé à grandir sous le gaullisme musclé de l'agonie de l'Algérie française et des balbutiements sanglants de la communauté franco-africaine qui allait devenir la coopération franco-africaine. Et chacun saurait aussitôt à quoi s'en tenir. Il y a belle lurette qu'à Barbès ou à Pigalle, la présence à une table voisine d'un oisif à l'élégance voyante n'attire plus les regards des habitués des bistrots.

Au début du gaullisme, Jacques Foccart, secrétaire général de l'Elysée pour les affaires africaines et malgaches, exerce sa cruelle férule sur les jeunes Etats « indépendants » [PAGE 18] noirs; il s'emploie à y installer les roitelets nègres qui vont devenir les incomparables instruments de l'impérialisme français, au prix parfois, comme au Cameroun, de centaine de milliers de patriotes ou de militants progressistes délibérément assassinés.

Aucune feuille ne s'aventurerait dans ces contrées sans la complaisance sinon le soutien de Jacques Foccart, un homme sans complexe sur qui les mots indépendance des journalistes, liberté d'expression, respect de la vérité font le même effet que jadis, sur l'autre, les deux syllabes du mot culture. Avec Jacques Foccart, c'est à prendre ou à laisser : on se soumet ou l'on renonce. Alléché par les promesses du nouveau marché, Béchir Ben Yahmed. se garde bien de s'écarter; et se soumet donc à Jacques Foccart pour qui c'est un jeu d'enfant de l'intégrer dans le jeune appareil néo-colonial français où le brillant Tunisien va faire merveille, n'ayant guère besoin d'opérer que des ajustements mineurs au cours des vingt années de continuité franco-africaine qui viennent de s'écouler.

Si Béchir Ben Yahmed et son magazine Jeune Afrique se trouvent donc aujourd'hui, au moins en ce qui concerne l'information des pays francophones de l'Afrique noire, en position de quasi monopole, ce n'est nullement un hasard. C'est le salaire d'un zèle jamais démenti au service des dictateurs francophiles et de leurs maîtres successifs de l'Elysée.

Point n'est besoin, sauf aux sujets de quelques Etats noirs tout à fait obscurantistes, d'ouvrir une nouvelle livraison de Jeune Afrique pour savoir ce qu'elle contient.

Premier principe de la philosophie politique de Béchir Ben Yahmed, le locataire de l'Elysée est, par définition, un homme qui a raison et qu'il convient de vénérer, à moins que son éviction ne se dessine à l'horizon. Durant tout le septennat de Giscard d'Estaing, Béchir Ben Yahmed encensa le cousin de Bokassa avec un empressement obscène. Mais, à quelques semaines du premier tour des dernières présidentielles, alors que les sondages attestaient que l'électorat était parcouru de remous inquiétants pour Giscard, Béchir Ben Yahmed se rallia à Mitterrand avec autant de fracas que de soudaineté. Ce n'est pas le tout d'adorer Allah; encore faut-il savoir prendre le vent. [PAGE 19]

Deuxième principe, corollaire attendu du précédent – du moment qu'un dictateur noir bénéficie de l'appui de l'Elysée, et quoi qu'il fasse, c'est l'un des Plus grands dirigeants de l'histoire de l'Afrique, c'est un nomme au charisme impressionnant, etc. Jeune Afrique garda sa sympathie pour Bokassa, vaillant massacreur d'enfants, jusqu'au jour où Barracuda débarqua des parachutistes français à Bangui, en même temps qu'un certain Dacko promu successeur de l'ex-cousin de Giscard.

Troisième principe : c'est un crime contre l'esprit de laisser passer un numéro de Jeune Afrique sans un éditorial fulminant des anathèmes contre les ennemis de la 'liberté et de la démocratie, périphrase plaisante destinée à désigner du doigt les Etats noirs à régimes progressistes plus ou moins teintés de marxisme. En effet Béchir Ben Yahmed a parfaitement assimilé les leçons de son ancien maître Jacques Foccart : l'ennemi, c'est la subversion et son frère jumeau le verbalisme marxiste. Eh oui, n'en déplaise aux idéologues, tels sont les seuls et vrais ennemis de l'Afrique noire, et non la corruption des dirigeants, ni la surexploitation des paysans africains par les multinationales françaises ni le racisme des nouveaux colons, coopérants et assistants techniques.

A NOUS DEUX, DOLLAR

Ajoutée à la servilité, à l'arrogance et à la démagogie savamment dosées selon les circonstances, la nouvelle facette révélée par les documents que vient de publier Le Canard enchaîné achève le portrait de Béchir Ben Yahmed, directeur de Jeune Afrique, un terroriste de la feuille imprimée, une sorte d'Al Capone de la rotative. Rien n'y manque.

Le 25 novembre 1981, l'hebdomadaire satirique révèle, documents à l'appui, que le directeur de Jeune Afrique est en pourparlers avec le colonel Kadhafi, président de la Libye, pour l'organisation d'une campagne de presse visant à améliorer l'image exécrable de l'homme fort de Tripoli Pour ce faire, Béchir Ben Yahmed envisage de publier plusieurs dossiers dans les journaux qu'il dirige [PAGE 20] (à commencer par Jeune Afrique), avec des prolongements dans les journaux occidentaux prestigieux tels que Le Monde. Il promet d'associer à l'entreprise des écrivains et des journalistes respectables de plusieurs grands pays, y compris la France; une liste de ces personnalités est citée. L'affaire doit rapporter au bas mot quatre millions de dollars à Béchir Ben Yahmed. Le projet stipule : « Etant entendu que la mention publicité ne figurera pas sur les textes publiés dans Jeune Afrique. »

La révélation du Canard enchaîné prend tout son sens si l'on se rappelle que, en 1980, Jeune Afrique traîna courageusement le colonel Kadhafi dans la boue, n'hésitant pas à publier à la une de son numéro du 25 juin 1980 une photo expressive du président libyen adornée de la charmante légende : Attention, il tue !

Vilipender un chef d'Etat en 1980 et lui proposer en 1981 un contrat de publicité personnelle (et rédactionnelle) pour la somme fabuleuse de quatre millions de dollars, comment appelle-t-on cela dans le milieu ? Le double jeu. Ce procédé caractérise très exactement un directeur de journal qui ne croit en rien, exception faite du dollar. Où est donc passé le chantre inspiré de la démocratie, synonyme de vérité et d'abnégation ?

Béchir Ben Yahmed répond aussitôt, non pas en intentant au Canard enchaîné une action en diffamation, mais en réclamant la constitution d'un jury d'honneur, autant dire l'enterrement élégant du scandale, sans doute au terme d'un joyeux gueuleton à la Tour d'argent, entre hommes du milieu.

Quelques mois après les premiers contacts avec la Libye, Béchir Ben Yahmed, décidément en veine de cynisme, a fait proposer à un représentant du chef d'Etat égyptien Anouar El Sadate, l'ennemi juré de Kadhafi, un contrat de publicité personnelle dans les mêmes conditions, rédigé exactement dans les mêmes termes, y compris la pittoresque clause : « Etant entendu que la mention publicité ne figurera pas sur les textes publiés dans Jeune Afrique. »

C'est encore Le Canard enchaîné qui le révèle, cette fois dans son numéro du 2 décembre, ajoutant en prime que Béchir Ben Yahmed donne dans l'imposture lorsqu'il met en avant les saisies dont son magazine est victime [PAGE 21] dans certains pays africains, car le directeur de Jeune Afrique ne laisse pas alors de négocier à son avantage le règlement des exemplaires saisis au prix, parfois, de juteux pots-de-vin distribués aux responsables politiques du pays en cause, comme ce fut le cas pour le Maroc en mars 1981.

Comment désigner cette technique autrement que par le mot racket ? Au Maghreb comme en Afrique noire, les dirigeants politiques indigènes sont presque tous des dictateurs impopulaires au service des puissances étrangères, et d'ailleurs protégés par ces dernières (à l'exception d'une poignée de pays, dont précisément la Libye et l'Algérie, auxquelles on peut avec raison reprocher tous les vices, sauf celui d'inféodation à l'étranger). Ces dirigeants sont saisis de panique à l'idée de voir leurs tares s'étaler dans une publication ayant une audience internationale au risque d'attirer sur eux l'attention des organisations réputées défendre les droits de l'homme, et particulièrement d'Amnesty International.

Béchir Ben Yahmed n'ignore pas cette situation. il sait d'autre part se trouver en position de quasi monopole, au moins en ce qui concerne l'Afrique noire francophone. Comment cet homme cupide ne succomberait-il pas à la tentation de monnayer son silence ? Le Canard enchaîné révélera le 16 décembre que, en 1977, bien qu'étant alors virtuellement en état de cessation de paiements, le Sénégal de M. Senghor consentit à Béchir Ben Yahmed, pour la constitution d'un fumeux Fonds d'Investissement pour le Nouvel Ordre mondial de l'Information, le prêt d'une somme de cent millions de francs CFA (deux millions de francs), au taux de 7 %, après avoir emprunté la même somme à un organisme de crédit international au taux de 12 %. En d'autres termes, le milliardaire Béchir Ben Yahmed se fait financer par les misérables contribuables du Sénégal, comme un vulgaire maffioso. Il paraît que vingt pays, dont les noms ne sont malheureusement pas précisés, à l'exception du Sénégal et du Togo, apportèrent leur généreuse obole, et que le grandiose projet demeura dans les cartons sans que les bailleurs de fonds soient indemnisés.

Le Canard enchaîné révèle d'autres affaires dont le détail importe peu maintenant que le lecteur connaît les [PAGE 22] méthodes de Béchir Ben Yahmed, un personnage qu'il faut bien considérer comme le grand manitou de l'information « de qualité » en Afrique noire francophone, et qui n'est qu'une espèce de Robert Hersant du pauvre. L'Afrique mérite-t-elle vraiment cela ?

UN BON ELEVE
DU JOURNALISME A LA FRANÇAISE

Cela dit, rendons justice à Jeune Afrique et à son directeur général Béchir Ben Yahmed : il n'est pas le seul, tant s'en faut, à pratiquer les méthodes méprisables que nous venons de dénoncer; toutes les publications francophones soi-disant africaines fabriquées à Paris en sont coutumières : même quand elles se proclament progressistes, leurs rapports avec les roitelets nègres sont manifestement régis par des pactes occultes fondés sur la stratégie du passe-moi le séné, je te donne la rhubarbe. Afrique-Asie, magazine réputé progressiste et même suspect de pro-soviétisme aux yeux de certains connaisseurs, n'a pas publié un seul article critique sur le Cameroun depuis plus de six ans, très exactement depuis que le président Ahmadou Ahidjo, l'un des dictateurs noirs francophiles les plus invétérés dans la répression sanglante de l'opposition populaire, autorise la publication de Simon Malley à circuler dans son fief, qui représente un marché considérable. Afrique-Asie, ardent défenseur du Viet-Nam, de l'Angola et des combattants sahraouis, ne dédaigne pas la publicité des entreprises d'Etat du Cameroun. Qui disait que l'argent n'a pas d'odeur ?[1]. [PAGE 23]

Allons plus loin encore. Tant qu'à dénoncer le rôle de l'argent destructeur des plus nobles valeurs du journalisme, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Fi donc des tabous et des réputations les mieux établies dans la presse française elle-même. Imaginons un instant que le très prestigieux et très « progressiste » Le Monde consacre au Chili du général Pinochet un épais supplément couvert d'annonces publicitaires financées par les entreprises du cru et débordant de dithyrambes en faveur de l'assassin d'Allende, rédigés exclusivement par des hommes connus pour leur amitié pour le tyran de Santiago, combien de gens en France feraient une crise d'apoplexie ? De tels suppléments sont pourtant chose courante dans Le Monde, au bénéfice, il est vrai, de Pinochets noirs francophones, tels que Ahidjo, Mobutu, Bongo, Eyadema, et tutti quanti, dont personne de sérieux n'ignore que, à l'instar de leur homologue chilien, ils massacrent leurs opposants, les torturent, les enferment dans des camps de concentration dénoncés par la Section française d'Amnesty International, qui n'a pourtant pas toujours brillé par son courage – notamment du temps de Giscard d'Estaing. [PAGE 24]

On ne saurait, certes, demander au Canard enchaîné de tout faire, de jouer en quelque sorte les justiciers infatigables. L'information est une affaire trop sérieuse pour qu'on puisse l'assimiler au westen. Pourtant en se bornant à épingler le seul Béchir Ben Yahmed, un personnage tous comptes faits assez minable, et qui a beau jeu aujourd'hui de crier au racisme, lui que son ancien collaborateur Carlos Moore accusait récemment de racisme, n'est-ce pas s'exposer à paraître sacrifier à la politique du bouc émissaire ? J'ai abondamment montré dans Main basse sur le Cameroun, livre célèbre que personne n'a lu en France, comment le journal Le Monde, en décembre 1970 et janvier 1971, dénatura en connaissance de cause et avec opiniâtreté le procès politique par lequel Ahmadou Ahidjo crut se débarrasser des deux chefs de l'opposition camerounaise, n'hésitant pas à livrer l'un d'eux au poteau d'exécution. Or mon livre n'émut pas grand monde ici, même lorsqu'il fut interdit et saisi par M. Marcellin, le ministre de l'Intérieur de Georges Pompidou.

Qu'une espèce de tâcheron sans aucune élévation comme Béchir Ben Yahmed, voyant le « meilleur journal français » recourir impunément aux techniques du mensonge, en ait conclu que la déformation relève de la norme journalistique dans l'hexagone, quoi de plus naturel ? Après tout Béchir Ben Yahmed n'est jamais qu'un valet, et chacun sait que le propre du valet est d'imiter ses maîtres.

Disons-le donc tout net : en l'occurrence Béchir Ben Yahmed n'a fait qu'imiter, peut-être maladroitement, Le Monde.

A moins qu'il ne soit distribué avec équité et selon des normes immuables, le blâme, ici plus qu'en d'autres circonstances, risque d'apparaître comme l'expression haineuse de la peur de la concurrence. Cela rappelle un peu trop ces tribunaux du Sud raciste des Etats-Unis où seuls les Noirs comparaissent pour viol. Le crime ainsi qualifié y est devenu la spécialité exclusive dune catégorie providentiellement minoritaire et d'ailleurs colorée. En d'autres termes, la majorité blanche dominante, ayant seule la parole, a pris l'habitude d'en user rituellement pour se soulager de son abjection en la projetant sur [PAGE 25] l'Autre. C'est commode, mais un peu trop facile. En vérité la presse française tout entière est malade de l'Afrique. Nous n'avons cessé de le dire dans Peuples noirs-Peuples africains.

Les grands noms du journalisme français dont Béchir Ben Yahmed est accusé d'avoir imprudemment promis le concours au Colonel Kadhafi auraient dû remplir la presse de leurs protestations indignées Il n'en a rien été, et pour cause. Il s'agit de personnages que Béchir Ben Yahmed rémunère déjà au titre soit de ses publications périodiques, soit de sa maison d'édition. Quant à leur concours dans la manipulation de l'information, Peuples noirs-Peuples africains, en étudiant la critique littéraire francophone dominée par des professionnels français le plus souvent ignares, a mis plusieurs fois en évidence le mécanisme de cette propagande que Vince Packard aurait sans doute classée sous la rubrique de la persuasion clandestine.

Cela peut commencer par un certain Jacques Chevrier développant un jour dans Le Monde diplomatique la thèse bouffonne selon laquelle Senghor serait le parangon de l'écrivain contestataire noir (quand chacun sait que c'est un bel exemple d'Oncle Tom). Trois semaines plus tard environ, quand on retrouve cette absurdité dans Le Monde quotidien sous la plume d'un certain Philippe Decraene, elle a reçu quelques modifications de style et de contenu pour s'adapter au ton du journal. Un mois se passe encore, puis un certain Claude Wauthier dans les Nouvelles littéraires reprend l'idée, sous prétexte de la discuter, mais de façon à ce qu'il soit bien clair qu'il y adhère au moins en partie. Puis, c'est le tour d'un certain Robert Cornevin dans Le Quotidien de Paris. Etc. C'est sans doute ce traitement très respectueux qu'une autre équipe de masseuses thaïlandaises aurait appliqué à l'image du colonel Bagatelle de Tripoli.

A l'Est, la langue de bois retentit au rythme cadencé des gros sabots officiels. Dans le monde libre, les griots adorateurs du veau d'or sont des as du camouflage. Quant à l'information objective, elle risque d'être longtemps encore une idée pure, sinon neuve. Alors en face de ces infinis, qu'est-ce qu'un Béchir Ben Yahmed ? Le néant. Et encore.

Mongo BETI

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[PAGE 26]

à Monsieur
Béchir Ben Yahmed
Directeur de Jeune Afrique

Objet : JA 1021, 30-7-80 Guinée Equatoriale

Monsieur le Directeur,

Dans le no 1021 de J.A. (30-7-1980) figure un luxueux encart publicitaire de vingt pages sur la Guinée Equatoriale. Heureux événement, quand on sait le peu d'attention généralement porté au 126e Etat membre des Nations Unies, hormis les crimes de la famille Macias Nguema. Cette fois, les lecteurs de J.A. disposent d'une amorce de présentation du pays. Malheureusement une large part de cet encart n'est qu'un repiquage de mon récent livre : La Guinée Equatoriale, un pays méconnu (Editions L'Harmattan, Paris, 1980, 512 p.); en particulier, l'essentiel des paragraphes suivants : « De Hannon à Teodoro Nguema », « Histoire de Timbres », « Richesses passées et futures », « La Guinée Equatoriale de A à Z », ce dernier titre n'étant pas moins que le sous-titre de mon livre. Certes, une évasive mention de ce dernier a été glissée dans le lexique que l'on a emprunté à mon livre, mais en omettant d'y faire référence. C'est ce que l'on nomme un plagiat.

Le manque d'honnêteté de ce procédé est doublé de l'ignorance dans laquelle les lecteurs de J.A. sont tenus des commanditaires de cet encart. Cherchant à glorifier l'actuelle junte militaire au pouvoir (Conseil Militaire Suprême, C.M.S.), on cache l'auteur du texte pour ne citer que le photographe.

L'esprit de cet article est non conforme à la réalité. Pour une information loyale des lecteurs de J.A., le paragraphe « La Liberté reconquise » aurait dû être intitulé : « La dictature continue ». Voici quelques justifications :

+ un récent rapport du Conseil Œcuménique des Eglises (juin 1980, p. 4) rappelle qu'en Guinée Equatoriale toute réunion de plus de trois personnes est interdite, paralysant de la sorte les activités des églises (« meetings of more than three persons having officially been forbidden, [PAGE 27] the churches have little opportunity to meet together );

+ un rapport de la Commission internationale des Juristes (novembre 1979, préface espagnole, p. 3) explique la peur des réfugiés de rentrer au pays par « les antécédents de ceux qui occupent aujourd'hui le pouvoir »;

+ un rapport plus récent de la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies (février 1980) signale l'absence de la liberté de presse et des libertés politiques et économiques, la continuation du travail forcé en dépit d'augmentations de salaires, etc. Le rapporteur spécial de l'O.N.U. a jugé « que les raisons invoquées par le gouvernement pour ne pas autoriser l'exercice de droits politiques n'étaient nullement satisfaisantes » et que « le gouvernement de Guinée Equatoriale ne semble pas accorder l'attention voulue au problème de la promotion et de la défense des Droits de l'Homme »;

+ le ministre espagnol des Affaires étrangères, M. Oreja Aguirre, a déclaré devant une commission des cortès, fin février 1980, que la Guinée Equatoriale n'avait pas de calendrier politique;

+ la presse espagnole (ABC, Diario 16 El Imparcial, El País, Intervieû, La Vanguardia) – soit la mieux informée sur l'ex-colonie espagnole – signale en juillet-août 1980 :

* que l'administration de Guinée Equatoriale est corrompue à tous les niveaux;
* que le pays est recolonisé par des intérêts espagnols et français, l'ambassadeur d'Espagne, M. Graullera, qui va répétant qu'il est trop tôt de rétablir les droits civiques, qualifié de « premier ministre blanc »;
* que les médicaments offerts par divers pays ont été vendus au Gabon et que l'aide alimentaire profite surtout aux nantis;
* que la misère, la stagnation économique, l'absence de liberté et les excès de la gent en uniforme rappellent l'époque Macias Nguema, voire celle de Carrero Blanco et de Franco : [PAGE 28]

+ Le Boletîn Informativo (no 4) publié par le C.M.S. montre clairement que les hommes au pouvoir sont ceux qui ont collaboré intimement avec Macias Nguema, depuis de longues années :

* T. Nguema Mbasogo, président de la République, commandant en chef de l'armée, ministre de l'Economie et des Finances (neveu de Macias Nguema, ex-commandant en chef de l'armée, ex-gouverneur militaire de Fernando Poo);
* Fl. Maye Ela, Premier vice-président, ministre des Affaires étrangères (ex-commandant de la marine);
* C. Nvono Nka Manene, ambassadeur auprès de l'O.N.U. (ex-chargé d'affaires en Espagne, ex-ambassadeur au Gabon, ex-ambassadeur en Chine populaire, maciste notoire);
* Fr. Mha Onana, conseiller de l'ambassade auprès de l'O.N.U. (ex- commandant militaire de Bata, ex-gouverneur militaire du Rio Muni);
* J. Micha Nsue Nfumu, ambassadeur au Nigeria (ex-officier de la Jeunesse en marche avec Macias);
* E. Owono Asangono, ambassadeur en Espagne (ex-ambassadeur auprès de l'O.N.U. après l'assassinat ou l'exil de ses prédécesseurs);
* B. Nguema Esono, ambassadeur auprès de l'O.N.U (ex-ministre des Affaires étrangères, ex-vice-président – après l'assassinat, respectivement, de Ndongo Miyone et Bosio Dioco);
* E. Ela Nseng, ambassadeur en Chine populaire (ex-gouverneur du Rio Muni, ex-directeur de la triste prison de Bata, ex-deuxième vice-président);
* Ekua Miko, ambassadeur au Gabon (ex-ambassadeur à l'O.N.U., maciste notoire);
* J. Esono Abaga Ada, ambassadeur en France (ex-fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères).

A cette liste partielle on peut ajouter des hommes comme le chef de l'Administration civile sous Macias Nguema, le Camerounais Mo Pill, devenu ministre à la Présidence auprès de T. Nguema, ainsi que l'ex-chef de la police intérieure du P.U.N.T., F. Obama Nsue Mongue, dit [PAGE 29] Mbato, responsable de la sanglante répression politique, aujourd'hui premier secrétaire de l'ambassade au Cameroun. Ajoutons encore J. Moro Mba, commandant militaire de Bata, ex-chef de la terrible juventud en marcha con Macias au Rio Muni, ex-juge instructeur du procès des quatre-vingt-quatorze patriotes anti-Macias Nguema inculpés en 1974.

La majorité de ceux qui détiennent actuellement le pouvoir en Guinée Equatoriale et dans ses représentations diplomatiques sont soit sortis de la promotion des cadets formés à Saragosse (Espagne) en 1963-1965 avec T. Nguema, soit parents de Macias Nguema et Teodoro Nguema, ou du moins originaire du district du Wele-Nzas, qui a comme chef-dieu Mongomo, fief de Macias Nguema et de Teodoro Nguema : en août 1979, la junte était composée de neuf hommes originaires de Mongomo et deux alliés; en août 1980 on dénombre sept originaires de Mongomo, un allié et un Bubi (Saragosse). D'autres complices de Macias Nguema s'adonnent à des affaires fructueuses, tel que Masié Ntutumu, ex-ministre de l'Intérieur (responsable des liquidations entre 1968 et 1976, revenu d'Espagne), et Monica Bindang (troisième femme de Macias Nguema, rentrée de Corée du Nord).

Les observateurs signalent de plus en plus des tensions au sein du Conseil Militaire Suprême. Face à la population, la junte ne se maintient que grâce à la peur, à une garde prétorienne de trois cents hommes fournis par le Maroc (en échange de la renonciation par la Guinée Equatoriale à la reconnaissance de la République sahraouie) à un important effectif de policiers espagnols, ainsi que par l'appui efficace de la sanguinaire ex-Jeunesse en marche avec Macias, intégrée dans l'armée que commande T. Nguema.

Pour l'encart sur la Guinée Equatoriale dans Jeune Afrique, on a soigneusement omis dans mon livre des paragraphes tels que : Assassinats, Népotisme, Restrictions des libertés, Victimes. Mais surtout, le texte se tait sur les quelque 120 000 Equato-Guinéens qui ont fui le régime de la famille Macias Nguema, plus de 100 000 restant hors du pays un an après la chute du « Vieux », craignant les représailles (effectivement constatées par l'ex-président du Sénat guinéen, A. Mba Ada et J. Mba Nsué, [PAGE 30] ex-haut fonctionnaire. battus à Bata, sans parler de tous les réfugiés incarcérés) – et ce en dépit d'un simulacre d'amnistie en octobre 1979.

Pourquoi l'encart sur la Guinée Equatoriale ne fait-il pas mention des efforts faits par l'opposition conduite par l'Alianza Nacional de Restauraciôn Democrâtica (A.N.R.D.) pour la chute de Macias Nguema ? Une A.N.R.D. créée en 1974 par la masse des Equato-Guinéens hostiles à la dictature. Ce tiers de la population toujours en exil refuse de regagner le pays aussi longtemps que sévira la dictature. Leur absence provoque une crise de main-d'œuvre que les 350 coopérants espagnols et les deux médecins français sont incapables de corriger. Et comme le Nigeria voisin persiste à refuser de fournir à nouveau les dizaines de milliers d'ouvriers agricoles retirés par lui en 1976 sous le nez de T. Nguema...

Pourquoi cet encart sur la Guinée Equatoriale non conforme à la réalité ? C'est que la Guinée Equatoriale recèle de nombreuses richesses : pétrole, uranium, bois tropicaux, cacao, café, produits de la mer, etc. Et devant les réticences des investisseurs espagnols comme de la main-d'œuvre nationale et étrangère, on vise donc à appâter d'autres milieux, notamment de la zone d'influence française, en taisant les responsabilités passées et les échecs actuels des héritiers de Macias Nguema. Mais les miroirs aux alouettes ne trompent que les alouettes...

Enfin, diverses illustrations de ce « reportage » semblent d'origine non guinéo-équatorienne (ou cherchent à impliquer la C.E.E., notamment par une image de M. Cl. Cheysson). Mais la photo du bas de la page 10, gauche (1977) reflète bien la réalité que l'on vise à occulter : dans l'ombre de l'ex-président Macias Nguema marche le lieutenant-colonel Teodoro Nguema. En septembre 1979 le premier a été livré à la mort par ses parents et complices affolés par les critiques de plus en plus sévères de l'opinion mondiale et de la diaspora représentée par l'A.N.R.D. Aujourd'hui, le pouvoir en Guinée Equatoriale reste en mains de ceux qui ont fait que Macias Nguema puisse devenir le triste « miracle » qu'il fut. Ceux qui, contrairement à ce qu'affirme l'article, ont aidé à détruire la Guinée Equatoriale et se montrent aujourd'hui incapables de la reconstruire. [PAGE 31]

Ces lignes ne visent à dénigrer quiconque, mais à rétablir une vérité corrompue par l'article visé, si différent des articles rédactionnels parus dans J.A. précédemment (cf. no 999, 27-2-1980). La Guinée Equatoriale pourrait devenir rapidement un des pays les plus prospères d'Afrique si l'oligarchie issue du pouvoir usurpé des Macias Nguema et des Nguema Mbasogo voulait bien comprendre qu'un pays ne peut s'affirmer qu'avec le concours de tous ses enfants réconciliés, dans le libre exercice des droits et devoirs politiques et économiques. C'est l'avenir que je lui souhaite.

Monsieur le Directeur, je vous prie de bien vouloir publier cette mise au point, d'une part pour me rendre justice en tant qu'auteur, d'autre part afin que le million de lecteurs qui attend de J.A. une information loyale, indépendante et conforme à la déontologie journalistique puissent continuer à lui faire confiance,

Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à l'expression de mes meilleurs sentiments.

Max LINIGER-GOUMAZ
Professeur, Ecole Supérieure de Commerce,
Ecole Supérieure de Cadres
Lausanne

*
*  *

Paris, le 16 septembre 1980

Monsieur Max Liniger-Goumaz
CH 1349 La Chaux

Monsieur le Professeur,

J'ai bien reçu votre lettre du 20 août.

Je vous remercie de vous être donné la peine de nous écrire aussi longuement à la suite du « La parole est à la Guinée Equatoriale » paru dans Jeune Afrique, no 1021, du 30 juillet 1980. [PAGE 32]

De son côté, votre éditeur, L'Harmattan, nous a écrit sur le même sujet et pour faire des observations voisines.

J'ai naturellement communiqué votre lettre à l'auteur du supplément paru dans Jeune Afrique, notre collaborateur Pierre Gaillard. Je vous communique ci-joint sa réponse et vous laisse juge ainsi que votre éditeur.

Jeune Afrique n'a pas d'inclination pour le plagiat, ni ne souhaite occulter le travail des autres. Si vous pensez qu'il l'a fait à votre endroit, il y a évidemment problème.

Comme vous-même et votre éditeur, qui a pourtant reçu copie de votre lettre et auquel je réponds par le même courrier, ne me demandez pas la même chose, j'attends la réponse de MM. Pryen et Jallaud avant de décider du suivi.

Veuillez agréer, Monsieur le Professeur, l'expression de mes sentiments distingués.

Béchir BEN YAHMED

*
*  *

Pierre Gaillard à B.B.Y.

Paris, le 28 août 1980

Monsieur,

Je dois d'abord répondre sur l'accusation de plagiat. L'auteur a fait un excellent livre sur la Guinée Equatoriale, d'autant plus intéressant que la documentation sur ce pays est pratiquement inexistante. Je ne me cache pas de l'avoir utilisé pour vérifier et même pour obtenir un certain nombre de données précises, dates, noms propres. En le citant dans le lexique, ce n'était pas une « mention évasive » que je voulais faire, mais simplement citer l'ouvrage le plus intéressant sur de sujet pour que les lecteurs s'intéressant à la Guinée Equatoriale après le supplément sachent vers où se diriger. (Je ne crois pas nécessaire d'expliquer le pourquoi de « La Guinée Equatoriale de A à Z ». C'est effectivement le titre du chapitre du livre [PAGE 33] mais c'est aussi une appellation que J.A. utilisait dans son supplément avant la parution du livre.)

Pour entrer plus en détail, « De Hannon à Teodoro Nguema » est une rapide chronologie du pays. Si elle divergeait de celle de Monsieur Max Liniger-Goumaz, cela prouverait que l'un de nous deux s'est trompé. Elle ne diverge pas et cela me vaut d'être un plagieur ! Dans ce cas, il ne faudrait plus écrire sur les sujets déjà abordés (de façon sérieuse) par d'autres.

Vous trouverez ci-joint photocopies des deux chronologies et je vous laisse comparer et juger (ici on peut comparer vraiment car les dimensions sont comparables. Pour le reste, j'aurai plagié en moins de sept pages les cinq cents de son livre, ce qui est un record).

« Histoire de timbres ». L'histoire m'a été racontée la première fois sur place (il est vrai que le livre de Max Liniger-Goumaz y circule chez les « grands » au pouvoir qui le considèrent comme leur Who's Who – et que mon interlocuteur aurait pu jeter un coup d'œil sur l'exemplaire de son ministre). Je reconnais volontiers que c'est le livre qui m'a donné le nom de Dragomir Paradanov qui correspondait au personnage dont on m'avait parlé sans plus de détail. Rendons à César...

Pour « Richesses passées et futures ». je ne sais plus quoi dire. Je ne pouvais quand même pas changer les richesses agricoles du pays pour ne pas ressembler aux autres. A l'auteur du livre mais aussi aux études économiques faites par la C.F.C.E. Le « A à Z » ? Mes remarques sur la chronologie sont valables ici aussi. Trente mots ont été choisis dont dix-sept noms de lieux. Je ne peux évidemment pas dire le contraire des spécialistes : File d'Annabon a six kilomètres sur trois pour tout le monde, etc. Et j'ai évidemment pioché dans la documentation (dont le livre) pour rédiger ces définitions. Par exemple, la traduction des noms d'origine fang vient du livre. Je n'en suis pas plus honteux pour autant. Pas plus que je ne songerai à faire des reproches à M. Max Liniger-Goumaz s'il se penche un jour sur le problème de la fausse monnaie que je soulève ici.

Sur l'accusation de fond, c'est-à-dire que le supplément recherche à glorifier le régime, c'est-à-dire à ne pas respecter la réalité (ce qui aurait été facile à faire, l'auteur [PAGE 34] le dit lui-même page 3, il suffisait que je plagie certains paragraphes de son livre mais pas n'importe lesquels !). Je n'ai rien à répondre. Cette formule publicitaire laisse apparemment planer un doute pour certains. Pour ma part, j'estime de toutes façons que les règles posées au départ (texte non retouché) n'ont pas été respectées (exemple : la mention de la dévaluation) et j'ai des doutes sur le fait qu'elles puissent l'être un jour dans ce genre de formule (ce qui explique en partie que j'ai refusé d'en faire d'autres).

Que ce supplément ne reflète pas toute la réalité est une évidence. Il n'aurait pas été payé s'il avait donné la parole à l'A.N.R.D. Cela n'a pas empêché J.A. de citer certaines accusations contre le régime dans l'article paru presqu'en même temps (Macias-Bokassa-Amin Dada). Je laisse à l'auteur la responsabilité de son affirmation de la page 4 : les photos n'auraient pas toutes été prises en Guinée Equatoriale. il pense sans doute qu'on ne peut pas photographier ce pays. Ce n'est pas toujours facile mais possible. Je lui laisse aussi sa grande analyse : nous passons notre temps à cacher que la dictature continue alors que c'est cela qui se passe. La preuve, notre photo de la page 10.

Pierre GAILLARD

Et voilà !
On n'est pas plus bêtement hypocrite !

M. B.


[*] Petit détail : Mongo Beti n'a pas reproché à Guy Midiohouan de lire Jeune Afrique mais de protester auprès de ce journal. Nuance capitale. Protester auprès de Béchir Ben Yahmed, c'est incontestablement valoriser le personnage. [P.N.-P.A.]

[1] Les péripéties récentes de la politique camerounaise, en particulier la mystérieuse démission d'Ahidjo en novembre 1982, ses tentatives répétées pour reprendre le pouvoir, la boucherie des 5 et 6 avril 1984, consécutive au putsch manqué des partisans du dictateur déchu n'ont pas été, contrairement à ce qu'on pourrait croire, pour Jeune Afrique et Afrique-Asie l'occasion de se distinguer l'un de l'autre. Incapables de démêler les intentions réelles du lobby néo-colonial français à l'égard du Cameroun et du rôle réservé à Ahidjo pour l'avenir, ils se ruèrent pendant les premiers mois à l'assaut du marché providentiellement libéré, pouvait-on espérer, par le départ de l'encombrant dictateur. Leurs chemins divergèrent pourtant ensuite, le come-back du petit Peuhl inspirant à l'un l'indulgence et à l'autre l'étonnement indigné. Ce fut alors une période bien plaisante pour l'observateur contempteur du journalisme de l'argent : Jeune Afrique connut une telle dégringolade sur le marché camerounais que l'on put se demander s'il n'allait pas déclarer forfait dans cette course aux gros sous et laisser le champ libre à son jeune concurrent; dans le même temps, Afrique-Asie, très tôt spécialisé dans l'éloge sans nuance de Paul Biya que l'on présentait contre toute vérité comme l'émule du jeune président révolutionnaire de Haute-Volta (aujourd'hui Burkina-Faso), montait irrésistiblement au zénith des ventes. Il faut croire que le magazine de Simon Malley a « jeté le bouchon » un peu trop loin dans la flagornerie car il n'a pas tardé à écœurer, à son tour, le public camerounais. Aujourd'hui, les deux publications seraient revenues à leurs positions de fin 1982, au lendemain de la démission d'Ahidjo. Etonnant, non ?
Mais voici plus étonnant encore : aussi pro-arabes (et pour cause), anti-sionistes et pro-palestiniens qu'ils soient, les deux magazines commerciaux rivaux évitent soigneusement, l'un autant que l'autre, à propos du Cameroun, d'évoquer les liens étroits noués (ou maintenus) par Paul Biya avec Israël dont les spécialistes entraînent une partie de la police camerounaise (dixit Le Monde du 22 mars 1985). Il ferait beau voir que ces combattants de la liberté s'exposent à une saisie et, qui sait ? à l'exclusion d'un marché aussi juteux. [Mongo BETI]