© Peuples Noirs Peuples Africains no. 44 (1985) 1-4



IN MEMORIAM
ELOI MACHORO

P.N.-P.A.

Après Saint-Domingue au dix-neuvième siècle, après l'Indochine, Madagascar, l'Algérie, le Cameroun et tant d'autres colonies à notre époque, voici donc à son tour la Nouvelle-Calédonie en proie aux sanglantes gaietés de la décolonisation à la française, en attendant la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, etc. Et les ingrédients habituels de danser leur ronde désespérée : coups fourrés en tous genres, promesses non tenues du pouvoir (socialiste), rébellions du colonat raciste, reculades des autorités légales, floraison soudaine d'oncles-toms redondants, fraternisations fracassantes, tout cela les vieux militants anticolonialistes le connaissent pour ainsi dire par cœur.

Les mises à mort rituelles des grands dirigeants anticolonialistes, nous connaissons aussi : de Toussaint-Louverture mourant lentement de froid au fort de Joux à Ossendé Afana, jeune économiste camerounais auquel le plus misérable des tyrans sous influence ordonna froidement de trancher le cou, sans oublier tant de patriotes et de militants progressistes dont le sacrifice demeure gravé à jamais dans la mémoire de leurs peuples.

En janvier 1985, c'était au tour d'Eloi Machoro d'être abattu de sang-froid, au cours d'une opération de police qu'on qualifiera par la suite de bavure. Il paraît que, à vrai dire, on ne sait pas très bien ce qui s'est passé. On ne sait jamais vraiment ce qui se passe dans ces cas-là, c'est une des lois du genre. On sait en revanche toujours quelle est la victime. Ainsi qui était Eloi Machoro ? Un dur, comme on dit, un partisan de la voie révolutionnaire, [PAGE 2] un chef indépendantiste lassé des stratégies de non-violence parce qu'elles débouchaient inexorablement dans l'impasse.

Car là-bas le scénario a été le même qu'ailleurs. D'abord des gens raisonnables soumettent en termes modérés leurs humbles doléances aux autorités coloniales qui répondent par la répression. Une génération passe, alors des voix toujours raisonnables, mais passablement amères, formulent une revendication ferme : on leur oppose une marionnette pompeuse. Enfin surgit la génération maudite : trop longtemps étouffés, des jeunes gens se soulèvent, le poing dressé, l'imprécation à la bouche. C'était hier Dien-Bien-Phu, les massacres de Madagascar, la terreur parachutée à Alger. C'est aujourd'hui Thio en Nouvelle-Calédonie, Thio où vient de tomber Eloi Machoro.

Pourquoi faut-il toujours que Paris déchaîne l'enfer contre les communautés indigènes qui souhaitent leur indépendance ? Le droit de se gouverner soi-même et tout seul est-il donc encore une exigence si scandaleuse ? Ou bien le passage de l'état de maître à la position de tout venant est-il si éprouvant, si inhumain ? Mais alors comment font les Anglais ?

La mer Caraïbe est parsemée de dizaines d'îles, anciennes possessions britanniques, qui furent naguère décolonisées l'une après l'autre sans jamais défrayer la chronique. Certaines, à peine plus larges qu'une main ouverte, jouissent pourtant d'une totale souveraineté : Antigua, par exemple, n'a que 280 km2 de territoire et à peine cent mille habitants. Elles abritent des communautés diverses par le statut social, la race, la religion, et de surcroît souvent antagonistes. Aux anciens maîtres blancs cohabitant avec les esclaves noirs émancipés vinrent s'ajouter à partir de la fin du dix-neuvième siècle des travailleurs importés de l'Inde. Londres aurait pu arguer de cette diversité, des tensions qu'elle suscite inévitablement, pour maintenir longtemps encore sa tutelle sur ces peuples; il n'en a rien été. L'Angleterre s'est résignée à son retrait. Cela s'est fait sans tambour ni trompette.

C'est que le fameux fair-play britannique n'est pas un vain mot. Les Anglais qui, paraît-il, ont inventé la démocratie, en ont peut-être en même temps inventé la clé avec [PAGE 3] ce concept de fair-play. L'échange, quel qu'il soit, commercial, politique, social exige à l'évidence non seulement qu'il y ait une règle du jeu, mais aussi que celle-ci soit scrupuleusement respectée.

A quel point le fair-play est étranger à la mentalité et à la pratique ordinaires des dirigeants bourgeois français, c'est certainement en matière de colonisation, de relations avec les peuples naguère ou aujourd'hui dominés, que l'on s'en aperçoit le mieux. Nous en savons quelque chose, nous autres Africains dits francophones – et combien davantage encore ici à Peuples noirs-Peuples africains.

Depuis quelques années, c'était donc le dialogue de sourds entre Paris et les indépendantistes canaques, comme hier avec les premiers combattants algériens, par exemple – au temps où, souvenez-vous, tel futur illustre orateur de Cancun proclamait : « L'Algérie, c'est la France, la seule négociation avec le F.L.N., c'est la guerre. » C'est vrai que personne, à notre connaissance, n'a encore déclaré : « La seule négociation avec le F.L.N.K.S., c'est la guerre. » Dans la pratique pourtant, c'est tout comme. Sinon pourquoi Eloi Machoro aurait-il été froidement abattu ? Cette guerre-là, ce genre de guerre-là, comme autrefois l'Alsace-Lorraine, on n'en parle jamais, on y pense toujours.

Il est aussi d'autres domaines, y compris la politique intérieure, où le fair-play peut faire cruellement défaut aux Français : l'affaire de la proportionnelle en est un magnifique exemple. C'est manifestement une tricherie que ni les arguments juridiques, ni les précédents historiques ne peuvent justifier. On est vraiment stupéfié, quelles que soient les sympathies que l'on éprouve pour les classes modestes qui votent à gauche en France, de voir celui qui devrait en cette circonstance se poser en arbitre déclarer qu'il modifie la règle du jeu du jour au lendemain pour éviter une plus que probable défaite à l'un des camps en présence. Que de Gaulle soi-même l'ait fait en son temps n'est pas une excuse, contrairement à ce que des polémistes mal inspirés essaient de faire accroire, mais une circonstance aggravante. A-t-on entendu parler récemment d'une modification de la loi électorale en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Allemagne ?... Pour [PAGE 4] quoi faut-il que la France seule, ou à peu près, parmi les grands pays démocratiques d'Occident, connaisse cette déplorable manie ?

Imaginez de quels sarcasmes l'élégante intelligentsia de gauche germano pratine, de Jean Lacouture à Jean Daniel sans oublier Claude Julien dit on ne sait pourquoi Pol-Pot, couvrirait ces rustauds Anglo-Saxons si aujourd'hui Mme Thatcher ou M. Reagan s'avisait tout à coup de modifier profondément la loi électorale de leur pays dans l'intention notoire de sauver leur droite de la déconfiture.

Et si l'ancien mode d'élection des députés était si mauvais, qu'on nous explique comment la gauche, très handicapée pourtant au départ, a pu écraser ses adversaires en 1981.

La vérité est que certaines cultures ne peuvent pas assimiler la nécessité d'une règle du jeu, quelle qu'elle soit. Les Africains francophones, qui ont été contaminés par cette lèpre au cours de la colonisation, en découvrent aujourd'hui les tristes séquelles : élections faussement unanimistes, dictatures charismatiques, présidents nommés par leurs prédécesseurs et aussitôt contestés et combattus par les mêmes, guerres civiles, pillage des étrangers, dépendances tous azimuts, corruption dévastatrice, affreuse misère des masses, délinquance galopante, insécurité...

Restaurer dans nos cultures, comme condition sine qua non de la cohabitation harmonieuse des ethnies, le respect de la parole donnée, de la règle du jeu, voilà un idéal, entre autres, pour lequel les jeunes générations de militants africains doivent se mobiliser avec une ardeur redoublée face aux extravagants tyranneaux que l'impérialisme continue à nous imposer par la force et par la ruse.

P.N.-P.A.