© Peuples Noirs Peuples Africains no. 43 (1985) 147-149



CHESTER HIMES : CE MAL-AIME

Ambroise KOM

Le 12 novembre 1984, Chester Himes est mort dans sa paisible retraite de Moraira, Alicante, en Espagne. Né le 29 juillet 1909 à Jefferson City, Missouri, U.S.A., Himes a mené une vie riche et mouvementée. Ce fut également un romancier particulièrement productif : vingt volumes publiés (romans, « thrillers », autobiographie, recueil de nouvelles), une dizaine d'essais et diverses autres publications.

Himes était un écrivain noir américain pas comme les autres. Il appartient à la génération de Richard Wright dont il suit quelque peu les traces au début de sa carrière. Ses premiers romans, S'il braille lâche-le (1945), La Croisade de Lee Gordon (1947), La Fin d'un primitif (1955) s'inscrivent tout à fait dans le sillage de l'école wrightienne des années quarante. Mais Himes n'aimait pas les comparaison et voulait n'appartenir qu'à une école, l'école himésienne ! Et c'est en partie pour se singulariser qu'il abandonne le cycle dickensien de ses débuts pour embrasser le genre policier.

Il est vrai que La Reine des pommes, son premier récit policier qui est en même temps un chef-d'œuvre du genre, fut avant tout le fruit d'un travail alimentaire. Affamé et esseulé à Paris, Himes rencontre Marcel Duhamel, alors directeur de la « Série noire » chez Gallimard, qui lui propose de l'argent pour écrire des « thrillers ». Himes prend goût à l'aventure et signe un contrat pour la rédaction d'une dizaine de titres. Ainsi sont nés La Reine des pommes (1957), Il pleut des coups durs (1957), Dare Dare (1959), Tout pour plaire (1959), Couché dans le pain (1959), Imbroglio negro (1960), Ne nous énervons pas (1961), Retour en Afrique (1964) et L'Aveugle au pistolet (1969). [PAGE 148]

Himes est un écrivain énigmatique, à la fois fascinant et insaisissable. Célèbre et souvent encensé en Europe, il est méconnu et parfois décrié aux Etats-Unis. Tout en prenant fait et cause pour la révolution noire américaine, il se garde bien d'émettre des idées susceptibles de guider les pas des leaders de la communauté noire. Himes s'est toujours refusé à être un penseur et/ou un écrivain d'idées. Il se plaît à être un imaginatif et un inventif. Son sens prodigieux de l'observation a donné naissance à des descriptions mémorables et à des scènes qui se gravent dans l'esprit du lecteur comme une empreinte de pied dans du ciment. Quel fan ne se souvient-il pas des pages cocasses, hilares et parfois macabres qui émaillent ses récits policiers (lire Imbroglio negro) ?

L'écriture de Himes est tout à fait à l'image de sa propre vie, une vie qui s'est entièrement déroulée sous le signe de l'absurde. Un des volumes de sa bouleversante autobiographie s'intitule, et pour cause, My Life of Absurdity (1976). Ses parents appartenaient à la classe moyenne noire mais il a mené une vie de paria. Inscrit pendant un temps à l'Université d'Etat de l'Ohio, il la quitte à la suite d'une rixe dans un tripot. Employé comme chasseur dans des hôtels de Cleveland, il se livre très tôt à une vie de débauche. Après deux condamnations avec sursis pour vol et émissions de chèques sans provisions, il écope, en 1928, de vingt-cinq ans de travaux forcés pour vol à main armée. Il restera sept ans au pénitencier de l'Ohio avant d'être libéré sur parole. C'est le début d'une longue errance à travers les Etats-Unis. En 1953, il va à la conquête de l'Europe qu'il sillonnera dans tous les sens avant d'échouer en Espagne au début des années 1970.

La vie de Himes est une véritable épopée. Ses innombrables et inextricables aventures avec la gent féminine l'ont souvent conduit au bord du désastre. Himes ne se faisait d'illusion ni sur lui-même ni sur les autres. Victime du racisme américain dès le berceau, on ne peut pas dire qu'il s'identifiait pour autant à la communauté noire. Profondément jaloux de sa liberté, Himes est un individualiste qui fit seul son chemin de croix. N'a-t-il pas écrit dans son autobiographie : je n'aime pas les Français, je n'aime pas les Allemands, je n'aime pas les Anglais... [PAGE 149] je n'aime pas les Blancs, et assez curieusement, je n'aime pas les Noirs ?

L'originalité de Himes n'est plus à démontrer. C'est le premier Noir écrivain de « thrillers »; le premier à avoir traité de la question noire américaine avec autant d'humour. En plus d'être un témoignage on ne peut plus corrosif sur là société noire, son œuvre est aussi un miroir qu'il a tendu à son pays dans l'espoir que le monstre pourrait s'y reconnaître et avoir honte. Mais comme l'écrit James Sallis, l'autre, « le monstre, brise les miroirs qui réfléchissent fidèlement...» !

Ambroise KOM