© Peuples Noirs Peuples Africains no. 43 (1985) 97-110



LE ROMAN COLONIAL ALLEMAND
ENTRE LES DEUX GUERRES MONDIALES

Ahyi KWAME

A lire attentivement la littérature coloniale allemande, on distingue deux périodes très nettes, délimitées par la Première Guerre mondiale :

– la première allant du début de la colonisation allemande (1884) à la Première Guerre mondiale (1914);

– et la seconde, de 1914 jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et parfois même bien au-delà.

La première période est plus ou moins justifiée par le fait colonial lui-même et correspond à une réalité historique : il fallait informer les compatriotes restés dans la « Vieille Patrie » (Alte Heimat) sur le « travail de pionniers », sur les expériences et aventures des colons en Afrique.

On se pose alors la question de savoir comment est-ce que cette littérature a pu survivre au Traité de Versailles. L'Allemagne ayant perdu ses colonies, cette littérature n'avait théoriquement plus droit d'existence. Et ce fut pourtant le contraire qui se produisit. Loin de s'éteindre, cette littérature connut même une renaissance.

Dans les clauses du Traité de Versailles concernant les affaires coloniales, l'Allemagne fut déclarée incapable d'administrer des colonies et se les vit retirer. Si l'on s'en remet à l'idée de base qui servit de justification au colonialisme, c'est-à-dire la nécessité d'apporter aux « peuples sauvages, païens d'Afrique et d'Asie, le bien-être, la croyance, la paix et la civilisation », si l'on s'en remet donc à [PAGE 98] l'œuvre de « mission civilisatrice » du Blanc, ceci implique automatiquement que les Allemands se voyaient ôter le « droit d'appartenir aux peuples « civilisés » et qu'ils se faisaient reléguer au rang de « sauvages » et de « non-colonisés » comme ceux qu'ils colonisaient. Ceci (selon nos auteurs), est un affront. Les différents noms qu'ils donnèrent au Traité de Versailles exprimèrent bien leur désarroi : « l'ignominie de Versailles », « le Diktat de Versailles » « l'infamie de Versailles ».... etc. C'est donc en bloc que fut rejeté ce Traité. La meilleure façon d'exprimer ce refus fut par le biais de l'écriture. Il s'agira donc, par divers arguments, de démystifier ce Traité, de réfuter les thèses avancées dans cette affaire par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, réétablir « l'honneur colonial » (Kolonialehre) allemand tout en ravivant l'esprit colonial et en sensibilisant la masse sur les problèmes coloniaux et leur « importance vitale » pour l'Allemagne.

Cette propagande fut naturellement renforcée avec l'avènement du régime nazi sous lequel beaucoup de colons rêvaient déjà d'un retour éventuel dans les anciennes colonies.

On comprend donc qu'entre les deux guerres cette littérature a connu une renaissance. Dans ce qui suit nous allons tenter de cerner les thèmes dominants dans le roman colonial allemand entre les deux guerres.

LES THEMES

1. Le Martyre allemand

Ici, sont retracées les « atrocités » qu'auraient subies les Allemands pendant la Première Guerre mondiale qui n'aurait pas eu lieu sur le sol africain, conformément aux « Actes du Congo ». Seules la cupidité et l'avidité auraient amené les Français et Anglais à s'en prendre aux Allemands en nombre plus petit.

Hans Grimm, l'un des auteurs coloniaux les plus féconds, est celui qui a le plus insisté sur ce « martyre ».

En 1917, en pleine guerre, Hans Grimm reçoit la mission d'écrire un « Journal africain » (Afrikanisches Tagebuch) [PAGE 99] qui paraît sous le titre Der Oelsucher von Duala (Chercheur d'or noir de Douala), journal qui n'est en fait qu'un document raciste affirmant d'un bout à l'autre la supériorité de la race blanche[1].

    « Un autre rapport que celui du maître et de l'esclave (respectivement blanc/noir) n'est point possible, une égalité humaine signifierait le mélange le plus affreux, le plus malheureux et non naturel des races que personne ne souhaiterait » (pp. 109-110).

Mais cette race de seigneurs qu'est la race blanche, les Français, ces « nègres européens » (p. 203), l'abâtardissent :

    « Il est même étrange que parmi les officiers en uniforme se trouvaient des "demicouleur" (Halbfarbige) et que des fonctionnaires blancs s'affichaient avec des négresses attifées » (p. 212).

Le prototype de ces Français est l'adjudant Valère, le Blanc le plus sale jamais rencontré et de surplus alcoolique et amateur de négresses.

Ce que Hans Grimm illustre d'autre part dans Le Chercheur d'or noir de Douala, c'est ce qu'il « appelle l'histoire du martyre des Allemands du Togo et du Cameroun » pendant la Première Guerre mondiale, à l'exemple de Düring le protagoniste qui meurt à la suite de tortures, de mauvais traitements, de maladies bien avant d'atteindre l'Allemagne où on le déportait avec ses compatriotes.

2. L'espace vital

Dans le roman colonial certainement le plus célèbre, Volk ohne Raum (Peuple sans espace vital), un volumineux roman en deux tomes et 1300 pages, Hans Grimm reprend le thème du « martyre » qu'il rattache cette fois à l'exiguïté du sol allemand. [PAGE 100]

Peuple sans espace vital paraît en 1926 à Munich. C'est sans doute le retour des colons allemands renvoyés des colonies après la Première Guerre mondiale qui inspira l'auteur qui y vit une menace sociale :

    « Quand un pays est surpeuplé, alors sonne l'heure où les hommes traversent les frontières, poussés par la faim, ou s'entre-tuent à l'intérieur du pays pour survivre parce qu'ils sont des hommes » (p. 1248).

L'Allemagne n'a jamais assez possédé de terres pour contenir le peuple « le plus pur, le plus noble, le plus honnête et le plus travailleur » de la terre (p. 1093).

Entrée très tardivement dans la conquête coloniale, elle devait s'en retirer trente ans plus tard :

    « Ils (les Allemands) s'en retournèrent alors dans la patrie surpeuplée, où ils avaient autrefois fait place... L'Allemagne a trop peu de terres et trop d'habitants depuis des années et la situation s'est encore aggravée par l'ignominie de Versailles » (p. 1238).

Son héros, Cornélius Friebott, après une enfance malheureuse, une adolescence passée à trimer dans les mines et un séjour en prison, décide de se rendre en Afrique pour s'y faire une place au soleil.

Très attaché à la tradition paysanne de la terre – comme son père –, il rêve de posséder sa propre ferme et ses propres champs alors que l'« explosion démographique » du pays ne le lui permet pas.

Il séjourne d'abord dans une colonie anglaise en Afrique du Sud, participe à la Guerre des Boers – bien sûr du côté de ces derniers et contre les Anglais –, se retrouve en prison à l'issue de la guerre et quitte la colonie après sa libération, pour le Sud-Ouest que les Allemands sont justement en train de « pacifier ». Après la « pacification » du Sud-Ouest, Friebott monte une affaire de diamants puis devient paysan. Tout semblait lui sourire lorsqu'éclata la Première Guerre mondiale. Ce fut la fin de son rêve. Il se retrouva en Allemagne et mourut quelques années plus tard blessé à la tête par un coup de [PAGE 101] pierre au cours de l'une de ses nombreuses apparitions sur les places des villages où il racontait ses « expériences africaines » et prêchait la nécessité pour l'Allemagne de posséder des colonies :

    « Nous sommes trop d'hommes dans un pays trop petit. Tant qu'il n'y aura pas de changement, nous ne vivrons pas en paix... Nous réclamons pour tous les peuples le droit à l'espace vital, d'après le nombre et la performance, c'est notre paix aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur » (p. 1224).

Et c'est à coup de statistiques que Grimm démontre alors que l'Allemagne dispose de moins de terres que les autres peuples et émet la théorie suivante :

    « Les troubles sociaux chez nous en Allemagne ne sont nés que des aspirations à l'indépendance et à la liberté (p. 1259). Tout commence et finit par le sol » (p. 1235).

3. Les souvenirs

Ce fut sans doute l'un des thèmes les plus abordés dans cette littérature au lendemain de la Première Guerre mondiale. Dans de nombreux romans, on jette plutôt un regard nostalgique sur le temps passé dans les colonies.

C'est ainsi que dans Bwana Hakimu, Hans Poeschel nous peint un tableau idyllique de la colonie est-africaine (aujourd'hui Tanzanie et surtout de Dar-Es-Salam, « la Perle de la côte est-africaine » (Die Perle der Ostküste Afrikas), « une ville très laborieuse, et en cela allemande comme Berlin ou Leipzig » (p. 18), et où, « dans le confortable Club ou bien dehors, dans la steppe déserte, assis devant leurs tentes, des Allemands buvaient du vin allemand dont le parfum s'élevait des verres et que montait en nous l'enthousiasme en tant qu'Allemands, de partager la beauté de ce monde tropical » (p. 18). Ce regard nostalgique jeté sur le passé colonial récent est surtout conditionné par le mode de vie (luxueux dirait-on) qu'y menaient les colons : « On vit en général mieux ici et plus abondamment que dans les mêmes couches sociales de [PAGE 102] la patrie » (p. 20). Les récits de voyages tels que Wann kommen die Deutschen endlich wieder ? de Senta Dinglreiter (Quand les Allemands reviennent-ils enfin ?) et Die Kolonien warten de Louise Diel (Les Colonies attendent) sont à classer aussi sous le même thème.

Les auteurs que nous venons de citer parcourent les anciennes colonies allemandes et nous en livrent un tableau catastrophique. Elles (c'est des femmes) prennent le soin de relever des « symptômes » de crises sociales et économiques et récoltent aussi des déclarations d'anciens colonisés favorables au retour des Allemands.

En parlant du Sud-Ouest africain, Dinglreiter écrit : « Ici, les mines ont cessé de produire et les maisons des travailleurs sont vides » (p. 91). La colonie qui, en 1914 était « infiniment riche, heureuse » ne serait aujourd'hui plus qu'un « tas de ruines » où « le désespoir et le désarroi » (p. 103) règnent. Dans le domaine social aussi rien n'aurait été entrepris depuis le départ des Allemands. Au contraire, tout semble avoir empiré : « Sous mandat étranger non seulement aucun progrès n'a été enregistré dans le domaine de la médecine malgré toutes les nouvelles acquisitions de la science médicale, mais au contraire on constate une régression inquiétante » (pp. 185-186) Les anciens colonisés auraient constaté eux-aussi cette dégradation et c'est pourquoi ils auraient tenté de se révolter contre les puissances mandataires (ici on cite en exemple le cas du Togo). « Quand les Allemands reviennent-ils enfin ? », entend-on souvent demander les colonisés, et Dinglreiter d'en tirer la conclusion : « l'Allemand n'est pas seulement un colonialiste né, mais c'est lui seul qui peut aussi résoudre le problème des indigènes, ce qu'on appelle le danger noir » (p. 158). Sa collègue Louise Diel ne dit pas mieux : « Non seulement aussi bien, mais encore plus rapidement plus activement et de façon plus désintéressée (souligné dans l'original) que tous les autres peuples, nous avons bâti nos colonies avant 1914 et prouvé ainsi quelles qualités de colons nous possédons, quels laborieux Allemands africains nous sommes » (p. 159).

Ce ne serait que dans un esprit de justice et surtout pour l'intérêt des « indigènes » que l'Allemagne devrait recouvrer le « droit » sur les anciennes colonies... On comprend alors pourquoi il fallait déclarer ces colonies « malades ». [PAGE 103]

4. Le défi allemand

Si la plupart des Allemands ont dû quitter l'Afrique au lendemain de la Première Guerre mondiale, quelques rares y sont restés, trop attachés qu'ils étaient au sol africain : « acheté par les Allemands, arraché de haute lutte et mis en valeur grâce au travail et au labeur; des Allemands ont versé leur sang pour ce sol et leurs tombes sont éparpillées dans le pays » (p. 116, Dinglreiter).

Mais les nouveaux maîtres du pays ne leur rendent pas la vie facile : les Allemands sont discriminés, brimés mais retiennent leur indignation et travaillent avec les moyens du bord pour se refaire une petite fortune.

Dans Farm Trutzberge (La terme du défi) – le nom est significatif –, Adolf Kaempffer expose le « destin » de deux frères, Bernhard et Martin Richter qui bossent dur dans de conditions peu favorables pour remettre en valeur leur ferme détruite pendant la guerre. Mais comme l'Allemand est travailleur et intelligent (« Mettez un Allemand sur un rocher nu et il vous en fait un jardin » (Das Harte Brot, p. 71), la ferme prospère très vite et la fin du livre nous fait entrevoir un retour éventuel des Allemands, retour que les deux frères préparaient déjà... Hitler était déjà au pouvoir lors de la parution du livre, ce qui explique l'odeur de national-socialisme qui s'en dégage.

Dans Das Harte Brot (Le dur pain) du même auteur, l'accent est de nouveau mis sur le courage, la persévérance et l'ardeur au travail de l'Allemand, depuis le début des conquêtes coloniales jusqu'au lendemain de la Première Guerre mondiale, et aussi sur la force tranquille se manifestant dans le travail de ceux qui sont restés pour braver les Anglais et les Français en attendant le retour de la souveraineté allemande sur ses anciennes colonies. Adolf Kaempffer, dans un troisième livre Das Erste Jahr (L'An premier), tente d'imaginer ce que sera la première année du retour des Allemands en Afrique. Une introduction retrace d'abord les victoires-éclair de l'Allemagne nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale : « Alors coup sur coup, Hollandais, Belges, Français... Libre, libre le Sud-Ouest ! Libre le pays entre l'Orange et le Kunene ! Libres les pays entre l'Ukereme et le Rownina, [PAGE 104] le Tchad et l'Atlantique, l'Oti et la Volta ! Libre l'Océan Pacifique allemand ! » (p. 18).

Lüderitz dans le Sud-Ouest africain est donc de nouveau libre c'est-à-dire allemand et c'est sur ce rêve que l'auteur spécule pour décrire la remise en valeur du pays : construction de barrages, réorganisation de l'administration et de la vie sociale avec l'aide d'experts coloniaux formés en Allemagne à cet effet et de tout un contingent de nouveaux colons. C'est avant tout un défi qu'il faut relever. Il faut prouver au reste du monde de quoi est capable l'Allemand : « Nous n'avons pas de temps à perdre, pas une seule heure. Aujourd'hui, le monde entier a les yeux fixés sur nous et nombreux sont ceux qui se réjouiraient de constater que l'Allemagne piétine dans ses affaires coloniales » (p. 80). Bien sûr, dans cette « remise en marche » du système, le Noir occupe la place traditionnelle que lui réserve la division colonialiste du travail : le Blanc pense, ordonne et le Noir exécute : « Certaines races humaines ont reçu en particulier le don de penser, alors que d'autres disposent de capacités corporelles et de résistance, mais sont incapables d'élaborer des plans et de les faire exécuter. C'est pourquoi il est indispensable que les deux s'allient et que celui auquel il est donné de penser prenne la direction, et que l'autre se soumette volontairement à lui » (p. 309).

5. La guerre

Sous cette rubrique nous citerons Heia Safari ! de Paul Lettow-Vorbeck et Peter Moors Fahrt nach Südwest (Le voyage de Peter Moors au Sud-Ouest) de Gustav Frenssen. (Ce dernier roman paraît en 1906, mais à cause du succès enregistré, connaît d'autres éditions, 1920 et 1931.) Le voyage de Peter Moors retrace la « pacification » du Sud-Ouest. Les Hereros se révoltent contre les occupants allemands et se défendent très bien : c'est ce que constatera Peter Moors qui se rendait au Sud-Ouest pour voir du pays ! Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce roman c'est les arguments avancés pour justifier le génocide qui a été commis en Afrique du Sud au nom de la supériorité de la race blanche, supériorité décrétée d'abord sur des bases religieuses : « Un peuple primitif s'est révolté [PAGE 105] contre la hiérarchie que Dieu lui a imposée et s'est souillé par des meurtres cruels. Alors Dieu nous a mis l'épée dans la main... » (pp. 61-62), « pour venger le sang allemand qu'a fait couler un peuple sauvage de païens » (P. 5).

L'auteur donne du poids à cet argument en le faisant énoncer par un curé ! C'est ensuite sur des arguments techniques que l'auteur se base pour décréter l'infériorité du Noir : « Et ceux-là (les Noirs) devraient être nos semblables ? Qu'ils aillent d'abord apprendre ce que nous avons déjà découvert : construire des barrages, des puits, creuser et planter du maïs, construire des maisons, confectionner des vêtements » (pp. 61-62).

Si Le voyage de Peter Moors relègue le Noir au rang de l'animal, Heia Safari fait plutôt état du courage et de l'abnégation des « Askari » (les « tirailleurs sénégalais » des troupes allemandes) lors de la Première Guerre mondiale dans l'Est africain, une guerre aux allures de « Safari » – le titre est significatif. Si l'auteur souligne les victoires éclatantes de la petite « Schutztruppe » composée de 3 000 Européens et de 12 000 Askari sur 300 000 ennemis et surtout la bravoure, la soumission et la fidélité des Askari à la cause allemande, c'est bien pour conclure au succès de la colonisation allemande et à l'attachement des anciens colonisés. Ici aussi on caresse le rêve d'un retour dans les colonies.

6. La Nature

Ici, les romantiques et les aventuriers trouvent leur compte. La beauté de la nature africaine y est louée et ceci rappelle encore aujourd'hui les prospectus de publicité des offices de tourisme. Mais c'est que cette nature idyllique fait naître des sentiments impérialistes : posséder aussi un coin de ce « paradis tropical » ! Donc, caméra au point, Hans Schomburgk fait la « brousse » africaine pour photographier des espèces d'animaux en voie de disparition : Zelte in Afrika (Sous les tentes en Afrique). Notre chasseur d'images se plaint naturellement des progrès de la « civilisation » qui risquent de faire disparaître le « vrai visage » de l'Afrique. Dans Die brüllende Steppe (La steppe rugissante) de Gretchen Cron, [PAGE 106] c'est à une chasse aux trophées d'animaux qu'on assiste : un vrai « Safari » !, et dans Afrika ruft de Hermann Freyberg (L'Afrique appelle) il est fait état des « possibilités immenses » que l'Afrique offre : les diamants et autres minerais rares, la fortune à haut de bras !

Et pour ce coin de « paradis tropical » perdu on verse fréquemment quelques larmes.

7. Le thème du culturel

Ce thème, on le retrouve un peu dans tous les romans comme argument pour justifier la colonisation et la « mission civilisatrice ». C'est pourquoi dans la plupart des romans, il fallait doter le Noir de tous les défauts et vices possibles que la colonisation aurait à enrayer. Un peu partout, on peut lire que le « Neger » est paresseux, sournois, lâche et sauvage. C'est ainsi aussi que les nombreuses histoires de cannibales et de guerres fratricides n'y manquent pas. Dans Häuptling N'Gambe – Eine Erzählung aus Kamerun (N'Gambe, chef de tribu – Une histoire du Cameroun) de Marie-Pauline Thorbecke, il faut attendre l'arrivée des Allemands pour mettre fin à la « barbarie », « pacifier » le pays et apporter « le bien-être, la religion et la civilisation ». Nombreux sont aussi les romans qui essayent d'informer sur la vie des Africains depuis la naissance jusqu'à la mort, où l'accent est toujours mis sur la « primitivité » du « Neger » : (Ali Moçambique) d'Auguste Hauer, Hatako – Das Leben eines Kannibalen (Hatako – La vie d'un cannibale) d'Arthur Heye et Diri, ein Buschmannsleben (Diri, la vie d'un buschmann) de Bernhard Voigt. Une figure vraiment représentative du « Neger » est celle du « Medizinmann » (« Sorcier »), l'ennemi potentiel que la « civilisation » a à combattre. C'est le cas dans Der Neffe des Zauberers (Le neveu du sorcier) de Heinrich Norder : un jeune orphelin, N'sia, est arraché aux griffes de son oncle sorcier et reçoit d'un instituteur ses premières leçons de catéchisme et de civilisation. Il parfaira sa formation dans une école de missionnaires où il se fera baptiser. A la fin du roman, il est instituteur.

Nous le retrouvons dans un deuxième roman : Der Urwaldschulmeister von Kamerun (L'instituteur de brousse [PAGE 107] du Cameroun) où il fait profiter ses semblables de son instruction et prêche « la civilisation » dont il est devenu une tête de pont.

Le problème culturel s'aborde sous un autre aspect dans Der Neger Jupiter raubt Europa (Le Nègre Jupiter enlève l'Europe) de Claire Goll : le Nègre « civilisé » ne l'est que superficiellement; « il a beau faire des études en Europe, exercer de hautes fonctions, prendre de bonnes manières, il ne sera que maquillé de culture européenne, elle ne lui entre pas dans le sang. Quelque part, il reste toujours le sauvage, le païen et le cannibale qu'il est » (p. 16). Lettow-Vorbeck – déjà cité – remarque aussi à propos de Jomo Kenyatta : « Avec l'exemple Kikuyu et de leur chef Kenyatta, on constate très bien qu'un Noir, même s'il a étudié en Europe et épousé des manières européennes, n'est point encore réellement civilisé » (Afrika wie ich es wieder sah, München, 1955, p. 73).

C'est ce que Claire Goll essaye de démontrer dans son livre. Jupiter Djibulti – le prénom est aussi significatif – est diplomate à Paris. Il fait la connaissance d'une jeune Française à une soirée. Ils tombent amoureux l'un de l'autre et se marient quelque temps après. Alma trouve alors son époux trop possessif, puis commence à être déçue et le trompe avec un homme très blond. Chaque matin donc c'est « un visage affreux de junglier » (p. 177) qu'elle est obligée de regarder. Elle enfreint les tabous de Jupiter, lui refuse de toucher Mariane, leur petite fille et ne respecte plus les idoles qui se trouvent dans la chambre à coucher.

Jupiter, « celui qui ressemblait à la réclame ambulante d'une teinturerie qui voulait vanter avec lui la résistance au lavage de ses couleurs » (p. 227), finit par poignarder sa femme.

Au-delà de cette fin « horrible » d'Alma, c'est l'impossibilité du mariage interracial qui est ici thématisé.

Enfin, le thème du culturel sert de débat sur les mérites des puissances dans les affaires coloniales. Dans Diri – Ein Buschmannsieben de Bernhard Voigt, les Allemand et les Anglais se renvoient la balle autour de la question des brutalités, voire des génocides commis envers les colonisés. Naturellement les Allemands s'en sortent très bien et pensent avoir essayé, mieux que toutes les autres [PAGE 108] puissances coloniales, de comprendre les Noirs et auraient ainsi mieux contribué à leur émancipation.

8. La négrophilie

Contrairement à l'idéologie de l'époque, il y a eu quelques voix courageuses pour dénoncer la propagande colonialiste et affirmer que les Noirs aussi sont des êtres humains dignes de respect et possédant des cultures et des civilisations remarquables.

Dans Afrika wie ich es erlebte (L'Afrique telle que le l'ai vécue), Hans Anstein, un missionnaire, loue les bienfaits de l'évangélisation en Afrique tout en émettant beaucoup de réflexions et de critiques à l'égard de la civilisation européenne, condamne l'esclavage, la colonisation, l'exploitation et les travaux forcés et plaide pour la conservation des cultures africaines.

Oedon von Horvàth, quant à lui, critique dans Jugend ohne Gott (Jeunesse sans Dieu) l'idéologie impérialiste et militariste inculquée aux enfants à l'école et l'éducation axée sur ces principes. Un instituteur corrige des copies de rédaction. Le sujet : « Pourquoi avons-nous besoin de colonies ? » Les enfants ont tout naturellement débité les idées reçues, la propagande rabâchée à la radio et puis aussi tous les préjugés à l'égard des Noirs. L'instituteur n'a pas le courage de raturer « ces généralisations aberrantes » comme il aurait aimé le faire. Mais lors de la distribution des copies, il fait la remarque suivante à un élève : « les nègres sont aussi des hommes ! » (p. 13). Cela a l'effet d'une bombe : « Sabotage à la patrie ! Haute trahison », crient les parents d'élèves. On lui colle le sobriquet de « Nègre » et il est en proie à toutes les tracasseries possibles. Finalement il est révoqué. Heureusement pour lui, l'occasion s'offre d'aller travailler en Afrique.

Forschungsreise des Afrikaners Lukanga Mukara ins Innerste Deutschlands (Voyage d'études de l'Africain Lukanga Mukara en Allemagne) de Hans Paasche est encore plus radical dans la critique de la civilisation européenne, allemande en particulier. C'est Les Lettres Persanes allemandes, neuf au total, rédigées par Mukara qui fait part de ses impressions à son chef, impressions qui en fait sont très critiques : l'économie monétaire, la vie urbaine, [PAGE 109] les industries qui fument à longueur de journée le capitalisme basé sur l'exploitation des petites gens, l'habillement, etc. Mukara se rend souvent à la campagne qui lui rappelle un peu l'Afrique pour se reposer. C'est là qu'il rencontre finalement des jeunes gens pieds nus qui étaient, eux, capables de rire, sauter, jouer et danser et trouva en eux l'avenir du pays.

Ces lettres éditées pour la première fois en 1914 firent fureur à tel point que leur auteur Hans Paasche, fut accusé de « haute trahison », jeté en prison, traité de malade mental, puis finalement assassiné en 1922 par les « nationalistes ».

Elles furent rééditées en 1925 et plus récemment en 1976 et peuvent être aujourd'hui considérées comme le bréviaire des écologistes chez lesquels elles trouvent bonne audience.

Il faudrait peut-être mentionner en passant l'œuvre du célèbre ethnologue allemand, Léo Frobénius, le père spirituel des poètes de la Négritude qui peut bien s'insérer dans cette rubrique.

On se demandera enfin quel intérêt peuvent encore susciter des débats sur le colonialisme, allemand en particulier et qui n'a duré que trente ans ? Ce passé dans l'histoire de nos pays n'est pas encore éteint; la preuve, c'est qu'à Lomé se sont fêtés récemment du 5 au 7 juillet 1984 les « cent ans de l'amitié germano-togolaise ». On se rappelle que c'est en 1884 que les Allemands hissèrent pour la première fois leur drapeau sur le sol africain. Commémorer le centième anniversaire de cette date en le masquant sous le signe de l'amitié, cela donne à réfléchir.

Ahyi KWAME

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BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

Anstein, Hans: Afrika, wie ich es erlebte, Stuttgart/Basel, 1933.

Cron, Gretchen : Die brüllende Steppe – Jagdzüge durch Afrika, Berlin, 1939.

Diel, Louise : Die Kolonien warten ! Afrika im Umbruch, Leipzig, 1939.

Dinglreimer, Senta : Wann kommen die Deutschen endlich wieder ? – Eine Reise durch unsere Kolonien in Afrika, Leipzig, 1935.

Frenssen, Gustav : Peter Moors Fahrt nach Siidwest – Ein Feldzugsbericht, Berlin, 1906, u.ö.

Freyberg, Hermann : Afrika ruft – Reisen im Lande der unbegrenzten Möglichkeiten, Berlin, 1933.

Goll, Claire : Der Neger Jupiter raubt Europa, Basel, 1925.

Grimm, Hans : Der ölsucher von Duala – Ein afrikanisches Tagebuch, München, 1918. Volk ohne Raum, München, 1926.

Hauer, August : Ali Moçambique – Bilder aus dent Leben eines schwarzen Fabeldichters, Berlin, 1922.

Heye, Arthur : Hatako – Das Leben eines Kannibalen, Berlin, 1921.

Horvath, Odon von : Jugend ohne Gott, 1931.

Kaempffer, Adolf : Farm Trutzberge – Ein deutscher Südwestafrika-Roman, Braunschweig,1937. Das harte Brot – Geschichte einer Families aus Deutsch-Südwest, Potsdam, 1939. Das erste Jahr – Roman des Kolonialen Morgens, Braunschweig, 1940.

Lettow-Vorbeck, Paul von : Heia Safari ! Deutschlands Kampf in Ostafrika, Leipzig, 1920.

Norden, Heinrich : Der Neffe des Zauberers – Eine Erzdhlung aus Kemerun, Stuttgart/Basel, 1928. Der Urwaltschulmeister von Kamerun – Eine Erzälung aus dem Leben der Kamerun Neger, Stuttgart/Basel, 1923.

Paasche, Hans : Die Forschungsreise des Afrikaners Lukanga Mukara in Innerste Deutschland, Hamburg, 1921.

Poeschel, Hans : Bwana Hakimu – Richterfahrten in Deutsch-Ostafrika, Leipzig, 1922.

Schomburgk, Hans Hermann : Zelte in Afrika – Eine Autobiographische Erzählung, Berlin, 1931.

Thorbecke, Marie-Pauline : Häuptling Ngambe, Berlin, 1921.

Voigt, Bernhard : Diri – Ein Buschmannsleben, Potsdam, 1940.


[1] Toutes les citations quotées dans l'article sont nos propres traductions. L'original est en allemand.