© Peuples Noirs Peuples Africains no. 41-42 (1984) 104-140



DOCUMENT :

LA LIBERTE DE LA PRESSE
EN COTE-D'IVOIRE

Décembre 1983. Débat organisé par le Press Club de Côte-d'Ivoire et animé par trois ministres du gouvernement ivoirien :
– Amadou Thiam, ministre de l'Information, membre du Comité directeur du parti unique, le P.D.C.I.;
– Maurice Séry Gnoléba, ministre d'Etat, membre du Comité exécutif du parti unique, le P.D.C.I.;
– Jean Konan Banny, ministre de la Défense, membre du Comité exécutif du parti unique, le P.D.C.I.

En 1983, les journalistes ivoiriens créent le Press Club, association qui doit leur permettre de discuter d'un certain nombre de problèmes. Pour leur premier débat, ils demandaient au parti de déléguer quelques responsables pour discuter des problèmes de la presse dans un régime à parti unique. Le Comité exécutif du parti délègue alors deux de ses membres, Maurice Séry Gnoléba et Jean Konan Banny. Monsieur Amadou Thiam, ministre de l'Information, participe aux débats ès qualité. Nous avons reçu l'enregistrement de ce débat haut en couleur et nous le publions presque intégralement. Nous signalons au lecteur qu'à plusieurs reprises nous avons dû résumer les questions des journalistes pour accorder une plus grande place aux réponses de nos excellences. C'est un choix. Il nous a semblé plus important d'exposer la conception des autorités ivoiriennes en matière de liberté de la presse, plutôt que de mettre l'accent sur les interrogations
[PAGE 105] des journalistes. J'espère que mes compatriotes journalistes voudront bien ne pas m'en tenir rigueur.

Laurent GBAGBO

Thiam[1] : M. le Président du Press Club,
M. le Ministre d'Etat[2],
M. le Ministre Jean Banny[3],
M. le Gouverneur[4].

Mon propos commencera d'abord par des remerciements. Je voudrais remercier les cadets que vous êtes, les deux éminents membres du gouvernement, les responsables politiques, d'avoir accepté l'invitation du Press Club. Monsieur le Gouverneur, le président du Press Club a dit ce que nous pensons tous; je le répète : Nous sommes honorés que vous ayez acceptés de venir participer à notre première rencontre. Je voudrais, M. le Ministre d'Etat, vous prier, au nom de tous mes confrères (parmi eux je ne suis qu'un confrère avec l'avantage du doyen), je voudrais vous demander de transmettre notre message de remerciement et de reconnaissance au parti et à Son Excellence M. le Président de la République. 1983 a été pour la presse ivoirienne une année faste. Grâce à votre compréhension, à la compréhension du parti, et à son chef, nous avons eu le syndicat des journalistes professionnels chargé de défendre les intérêts de ses mandants, [PAGE 106] et aussi d'amener les journalistes à respecter le code de déontologie de notre profession. Dans la même foulée, le gouvernement a fait adopter par le parlement une loi qui réglemente notre profession de journaliste et qui institue la carte professionnelle; et enfin l'année s'est terminée par la création du Press Club. M. le Ministre d'Etat, membre du Bureau politique, membre du Comité exécutif, je voudrais vous demander de dire à Son Excellence M. le Président de la République et au parti, toute notre reconnaissance et la disposition de l'ensemble de mes confrères pour apporter notre modeste pierre à la construction nationale.

Ceci dit, mes amis, je crois que je me permettrai d'introduire le débat. J'ai lu hier, dans le journal Fraternité, les interventions, les explications fournies d'abord par M. le Ministre Jean Konan Banny, et ensuite par M. le Ministre d'Etat Maurice Séry Gnoléba. Le Ministre Banny disait qu'il n'est pas question de porter un jugement de valeur sur notre presse dans un débat ouvert à l'ensemble de la presse internationale. M. le Ministre, je me permettrais de dire que je ne suis pas d'accord. Au contraire, notre réalité, nos amis doivent en prendre conscience. Nous sommes une presse militante et nous n'avons pas de complexe pour le dire à la face du monde. Nous avons actuellement les impératifs de la construction nationale. Et je pense qu'à ce sujet aucune division n'est possible ni acceptable et que tous nous devons participer à cette construction nationale. M. le Ministre Maurice Séry Gnoléba disait lui aussi : « Le débat de la presse du parti se fera au sein du parti. » Oui, c'est vrai. Il a raison. Je comprends. Une telle prise de position est à votre honneur M. le Ministre d'Etat, et surtout à l'honneur du parti dans son souci du respect de la liberté d'opinion et de la liberté d'autrui. Mais plus loin vous me rassurez M. le Ministre. Vous me rassurez pour le résultat final du dialogue de ce matin car vous dites : « Mais là, il s'agit de la conception globale de la presse. Nous sommes un pays qui se veut ouvert, qui voudrait qu'on dise quand il fait bien qu'il fait bien, et quand il fait mal qu'il fait mal, mais aussi pourquoi il fait mal... » Bravo, M. le Ministre; ils sont peu nombreux de par le monde les pays où des hommes, responsables politiques, responsables au niveau [PAGE 107] de l'Etat, ont tant de souci de la liberté des hommes, et singulièrement le souci de la clarté.

MM. les Ministres, chers invités, j'ai dit tout à l'heure que j'introduisais le débat. Encore une fois vous serez d'accord avec moi : nous sommes une presse engagée. Je vous remercie.

Banny : M. le Président[5],
M. le Ministre de l'Information,
M. le Gouverneur, MMes et MM. les journalistes,

C'est le privilège de l'âge, ou plutôt la considération que mon ami et frère Séry Gnoléba veut accorder à l'âge, qui me place dans cette position très agréable pour moi, mais également redoutable, d'introduire le débat au milieu des gens de lettres et de presse. Que le président du Pen Club soit ici, assistant à ce débat, que le président de l'association du Press Club soit là à mes côtés, c'est un grand honneur et nous voudrions, M. le Président, vous en remercier. Vous remercier M. le Président du Press Club de nous avoir conviés, et vous M. le Gouverneur d'avoir prouvé qu'il pouvait y avoir quelque intérêt à assister à ce débat. Et je me joins, à cet égard, à M. le Président du Press Club pour vous remercier de votre présence.

Je crois que, en effet, la rencontre de ce matin est importante, encore qu'elle ait déjà été précédée il y a quelques années d'une rencontre ( ... ) à Yamoussoukro, où les responsables de la presse se sont rencontrés avec les responsables du parti pour essayer de jeter les bases d'une orientation de ce que pourrait être la presse dans un pays comme le nôtre, dans un temps comme celui dans lequel nous vivions... Des rencontres ultérieures devaient venir pour préciser davantage ce que le parti attendait de la presse, la presse comprise dans sa globalité. De sorte qu'aujourd'hui ce débat apparaît un peu comme une continuation, un peu aussi comme une initiative nouvelle, puisque aussi bien c'est la première activité de votre club et dans sa forme elle est assez originale, assez [PAGE 108] agréable puisque c'est autour d'un petit déjeuner que nous allons discuter. Je crois pour ma part que le thème que vous avez choisi, « le P.D.C.I.. et la Presse aujourd'hui » aurait dû effectivement ainsi que le disait le ministre Séry Gnoléba, être élargi pour englober l'information dans sa totalité. Je sais bien que lorsqu'on dit presse l'on attend la presse écrite, je sais que l'on entend également la radio et la télévision, mais il faut bien concevoir que dans un pays comme le nôtre l'information dans sa totalité, en tant qu'élément d'éducation est compris et contenu dans le thème auquel nous allons participer aujourd'hui. Car en fait dans un pays comme le nôtre, quel est le but de l'information ? Je crois que informer c'est sans aucun doute mettre à la disposition du citoyen des nouvelles du monde, mais plus principalement les nouvelles du monde dans lequel il vit, de manière à le rendre apte à comprendre les réalités de ce pays et de ce monde, pour agir sur ce monde et le transformer au mieux de ses intérêts. Lorsque vous posez le problème : « le P.D.C.I. et la presse aujourd'hui », cela signifie, me semble-t-il, que le P.D.C.I. étant un parti, qui se définit comme démocratique, étendant son action sur la République de Côte-d'Ivoire, doit, pour réaliser cette action, définir une éthique et une attitude générale vis-à-vis non seulement de la presse écrite ou de la presse parlée, mais vis-à-vis de l'ensemble des moyens d'information et d'éducation, pour permettre à ce parti de réaliser ses objectifs dans l'intérêt supérieur du peuple de Côte-d'Ivoire.

A cet égard, il convient de dire que le P.D.C.I. dès sa création ne s'est pas désintéressé des problèmes de presse; il a considéré qu'il était absolument nécessaire, alors même qu'il était dans le mouvement de combat, dans le mouvement de lutte revendicative, de mettre un accent particulier sur la presse. Et encore qu'une très grande partie de la population ne pouvait pas avoir accès à la littérature écrite, des organes de presse nombreux (que ce soit Le Démocrate, que ce soit Le Progrès) se sont mis au service de l'idéologie qu'alors il défendait, et plus précisément du combat qu'assumait le président Houphouët-Boigny et ses collègues. Alors effectivement vous avez vu ici proliférer une nombreuse presse correspondant aux tendances politiques diverses. Et de la même manière [PAGE 109] que la situation générale a évolué vers une unification de ses tendances, la presse au plan de la Côte-d'Ivoire s'est elle aussi unifiée pour passer de La Concorde à Abidjan-Matin, à Fraternité-Matin et à toutes les publications du groupe Fraternité-Matin.

Ce qui fait penser à quelques-uns en Côte-d'Ivoire, ou en dehors de la Côte-d'Ivoire, qu'il n'y a pas de liberté de presse parce qu'il n'y a qu'un seul groupe de gens qui écrivent que ce soit dans Fraternité-Matin ou dans Fraternité-Hebdo, tous animés par le P.D.C.I.-R.D.A. Je crois que c'est une manière pas tout à fait juste de voir la réalité des rapports entre le P.D.C.I. et la presse. Parce que dans tous les kiosques à journaux nous pouvons constater que toute la presse internationale est admise; que vous pouvez acheter des journaux anglais, des journaux américains ou des journaux français; qu'il n'y a aucune entrave à leur publication, à leur vente, ce qui signifie bien que la Côte-d'Ivoire se veut un pays ouvert et disponible à tous les courants de pensée. Voici donc je crois qui doit être traité rapidement en ce qui concerne le droit du peuple ivoirien d'être informé des nouvelles et des choses qui se passent ailleurs puisqu'il n'y a à cet égard aucune entrave : les journaux en Côte-d'Ivoire circulent librement. Et on peut dire que très rares sont les cas où parce qu'un article pouvait porter atteinte à certaines valeurs que nous considérons comme essentielles, des entraves ont été portées à la diffusion de ces journaux. Effectivement ces cas-là sont extrêmement rares. Que la presse soit libre en Côte-d'Ivoire, je crois que cela n'est pas à démontrer. Mais j'irai plus loin en disant que peut-être elle est un peu trop libre. Elle est un peu trop libre parce que la presse, l'information est comme une espèce de marchandise elle aussi. Aujourd'hui nous parlons de la libre circulation des biens et des personnes et l'on considère que du Nord au Sud les marchandises doivent parfaitement circuler en toute liberté. Les peuples en développement tirent avantage de cela, mais ils y trouvent également de grands inconvénients. Car si vous avez des marchandises et que vous assurez leur libre circulation, il est évident que celui qui n'a pas la possibilité de produire ces marchandises sera obligé d'utiliser les marchandises que vous avez vous-même distribuées par la [PAGE 110] libre circulation. De sorte que si l'on ne prend pas garde à la liberté de diffusion et à ces échanges libres, les pays comme les nôtres dépendant pour la source de l'information des agences extérieures à notre pays, recevront dans le cadre de cette liberté de la circulation de l'information, des nouvelles qui sont destinées à alimenter les organes de presse : radio, télévision et journaux. Et c 'est ici, me semble-t-il, qu'il faut avoir une vision claire du rôle que nous voulons assigner à cette information, à notre information. Cette information doit pouvoir informer le citoyen, doit pouvoir le former, doit pouvoir l'éduquer pour l'amener à avoir une emprise de plus en plus grande sur la réalité de son pays, afin de faire subir à ce pays et à cette réalité des transformations qui sont conformes à l'intérêt bien compris de notre peuple. Nous devons convenir que toutes les informations ne sont certainement pas bonnes pour nous et que dans cette liberté de l'information, de la circulation de la nouvelle, toutes celles que nous recevons ne sont pas nécessairement bonnes à divulguer pour nous. D'abord parce que nous avons une population dont les connaissances générales en géographie, en science économique, en sociologie, ne lui permettent pas de comprendre la totalité des nouvelles qui sont ainsi diffusées, et parce que peut-être aussi telle qu'elle est diffusée par telles ou telles agences, la nouvelle est destinée à éclairer les événements d'une certaine manière qui n'est peut-être pas la manière dont nous souhaitons que notre peuple soit informé. Je crois qu'un choix, me semble-t-il, est à faire. Un choix est à faire pour que la nouvelle s'adapte à nos besoins, pour qu'elle s'adapte à nos systèmes éducatifs; c'est pourquoi je disais que ce n'est pas seulement de la presse que l'on devrait pouvoir parler, mais de tous les moyens généraux d'information et d'éducation.

Alors vous nous dites de traiter : « le P.D.C.I. et la presse aujourd'hui ». Aujourd'hui la Côte-d'Ivoire est un pays qui est entré de plain-pied dans l'ère des indépendances; aujourd'hui c'est un pays qui est confronté comme tous les autres pays à une crise qui est extrêmement grave, qui renverse toutes les valeurs du monde; aujourd'hui la Côte-d'Ivoire est un pays qui, en voulant établir avec le reste du monde des relations d'égalité, de fraternité et de coopération, entend cependant se réaliser [PAGE 111] elle-même pour se définir et devenir un pays libre, l'égal des autres hommes, où chacun des citoyens aura satisfaction pleine et entière de ses besoins : besoins matériels, besoins intellectuels et besoins moraux. Je crois que cela suffit pour que nous disions que le P.D.C.I., dès lors devra susciter une presse qui, tout en maintenant l'ouverture de la Côte-d'Ivoire sur le reste du monde, prenne davantage en compte les réalités nationales et les aspirations de la nation ivoirienne. Cela bien sûr peut paraître vague; mais je crois qu'à ce stade de notre débat, je considère que vous ne nous avez pas conviés pour instaurer ou pour faire ex cathedra une conférence sur la liberté de la presse et les restrictions nécessaires à lui apporter en pays en voie de développement; je crois que, en posant ainsi les jalons et en marquant que, M. le ministre de l'Information, nous sommes d'accord bien sûr pour élargir le débat aux dimensions que vous voulez, je voudrais vous remercier. Disons que mon ami Séry Gnoléba et moi-même serons prêts dans le cadre que nous venons ainsi de brosser, à répondre aux questions que vous voudrez bien nous poser, tant sur le plan pratique de l'exercice quotidien de votre métier, que sur le plan de ce que l'on pourrait appeler les orientations que le parti dirigeant de Côte-d'Ivoire entend bien donner à la presse. Pour me résumer, je dis que le P.D.C.I., par le passé, a montré que la presse avait pour lui une grande importance. M. le ministre de l'information lui-même vient de nous dire que tout dernièrement encore cet intérêt a été concrétisé en 1983 par la création successive et du syndicat et du club et par l'adoption à l'Assemblée nationale d'un code, si je puis dire, de la profession de journaliste. Je crois donc que nous aurons davantage marqué l'intérêt du parti pour la presse et il est évident que, ce faisant, le parti entend que cette presse soit bel et bien au service de l'épanouissement de ce pays,

Je ne crois pas que le P.D.C.I. puisse se permettre d'instaurer une presse qui ne serait pas sa presse, ni donner droit de cité de manière totale, ni donner des moyens d'épanouissement, et au mobile de la liberté de la presse, donner ainsi les moyens pour se détruire comme s'il y avait une espèce de masochisme. Car je ne crois pas qu'un pays puisse le faire; je ne crois pas qu'un parti, où que ce soit, l'ait jamais fait. Dans tous les pays où la [PAGE 112] liberté de la presse est acceptée comme une espèce d'axiome, eh bien, cette liberté s'entend par rapport à chaque organe de presse. Je n'ai jamais vu un journal de la bourse de Londres déclarer que ce qu'il y avait de mieux à faire c'était la nationalisation ou la transformation de l'entreprise privée en kolkhoze; de la même manière, la Côte-d'Ivoire et le P.D.C.I. ne peuvent admettre que les journaux ou les organes de presse, les instruments de diffusion qui sont leur propriété, qui sont mis à la disposition du public et qui doivent servir à libérer le public, puissent être utilisés directement ou indirectement à diffuser des mots d'ordre ou à proclamer des affirmations qui finalement ne sont pas dans l'intérêt de la population. Cela aussi il faudrait que vous le compreniez pour que quelques observations ne soient pas interprétées par des journalistes comme des entraves graves qui leur sont portées dans l'exercice de leur métier. Oui, le journaliste ivoirien est un homme libre. Il est libre d'exprimer sa manière de voir. Il est libre de créer son journal. Mais il ne peut pas demander au parti de mettre en place des structures et des moyens, pour que à l'aide de ces structures et de ces moyens, le parti soit remis perpétuellement en cause de manière plus ou moins voilée.

Je vous remercie de nous avoir écoutés.

Séry Gnoléba : ( ... ) Je voudrais saluer la présence du gouverneur dont la présence pour nous, Jean Konan Banny et moi-même, signifie la fidélité permanente au service de celui-là même qui a fait que nous sommes aujourd'hui libres de parler de ce qui nous intéresse. Je dis souvent que la meilleure définition que l'on puisse donner de la Côte-d'Ivoire et du P.D.C.I, c'est que Houphouët-Boigny a réussi à faire du parti une union de partis ( ... ) et qu'à partir de là il a forgé un instrument capable de concevoir une action qui débouche sur le bien de tous. Je voudrais simplement prendre la parole pour dire à votre président que tout à l'heure le ministre Amadou Thiam a dit qu'il n'était pas d'accord avec certaines de nos déclarations. Je ne suis pas sûr qu'Amadou Thiam soit un journaliste perdu dans la jungle de la politique. Parce que finalement ce serait donner de la politique une très mauvaise définition, de croire comme [PAGE 113] chacun le dit à Treichville[6] que la politique c'est l'art de la combine. Je crois qu'il faut le relever et être capable de dire que finalement on ne fait vraiment de la bonne politique que lorsqu'on tente à tout moment de la soustraire justement à ce magma, à ces volontés de combines perpétuelles. Ceci veut dire que dans une union d'hommes on doit faire en sorte que dans le débat de ce matin, ce ne soit pas des problèmes qui recouvrent des hommes, mais qui tournent autour des idées. Alors dans ce cas-là, nous nous serons enrichis. Si nous nous étendons dans la fange qui consisterait à tourner autour des hommes, alors là nous enliserions le débat, puisque nul – vous permettrez que je sois un peu tribaliste, étant moi-même Bété – je dis nul chez nous n'est supérieur à l'autre. ( ... ) C'est vraiment le peuple de l'égalité absolue ( ... ) Je ne veux pas garder longtemps la parole ( ... ).

Alors, M. le Président, je vous remercie de votre attention; et je souhaite simplement qu'en sortant d'ici, j'en suis convaincu, nous sachions que nous sommes tous des militants du P.D.C.I.-R.D.A. ( ... ).

Question (inaudible).

J. Konan Banny : Je crois que notre ami Marcellin Abougnan[7] a dit des choses qui sont très intéressantes ( ... ). Lorsqu'une réunion est destinée au public, il est certain que les organisateurs de cette réunion ont le plus intérêt à ce que cette réunion soit ouverte. Mais lorsqu'il s'agit d'une réunion de concertation qui par définition ou par la décision de ses organisateurs doit se tenir à huis clos, il est tout à fait normal que l'on demande aux journalistes d'attendre dehors que les résultats ne soient donnés. Notre constitution par exemple précise que les travaux en commission à l'Assemblée nationale doivent se tenir à huis clos et que les séances publiques [PAGE 114] seules sont publiques. Si je prends cet exemple c'est parce qu'il m'est arrivé, ayant affaire justement à des responsables de Fraternité-Matin et agissant alors en qualité de rapporteur de la commission générale des affaires générales et institutionnelles, de demander à la presse de se retirer et de constater qu'effectivement cette demande avait offusqué la presse. Mais c'est normal, lorsque les textes légaux disent qu'une réunion se tient à huis clos, qu'elle se tienne à huis clos. Et pour justement ne pas vouloir tenir compte de ces prescriptions, nous arrivons à mettre sur la place publique des débats qui par nature devraient être des débats internes. Et par conséquent je crois que c'est dans un souci d'un bon ordre, que quelquefois, lorsque la réunion n'est pas destinée à être diffusée immédiatement dans son cours mais seulement dans ses résultats, l'on peut demander à la presse de sortir. D'autant que vous dites bien que la presse a vingt-quatre ans d'âge et qu'elle est donc devenue majeure, qu'elle a dans ces conditions la possibilité de discerner le bien et le mal, c'est-à-dire de voir ce qui est susceptible d'être diffusé sans danger. Mais sommes-nous bien sûrs que nous soyons tous arrivés à ce stade de maturité ? Sommes-nous bien sûrs que nous sommes à l'abri de la tentation du sensationnel qui fait que la diffusion d'une information ou d'un bruit ou d'un propos que nous avons tenu et considéré par nous dans l'optique justement d'une nouvelle à sensation comme la nouvelle qui fera de nous, eh bien, le furet que l'on cherche et que l'on arrache, eh bien sommes-nous bien sûrs d'être à l'abri de cette tentation-là ? C'est pourquoi nous pensons que s'il est vrai que les journalistes ici sont libres décrire sans contrainte aucune leurs articles, ils doivent cependant savoir quelles sont les orientations et les options générales du pays et toujours se placer au service de ces objectifs. C'est pourquoi, je crois, n'est pas journaliste qui veut, n'est pas informateur qui veut. Car un informateur est un éducateur. Et l'éducateur c'est celui qui sait faire le distinguo entre ce qui, bien que juste ou vrai, est utile dans un moment donné et ce qui n'est pas utile dans un moment donné. Je prends un exemple simple. Tous les jours, nous entendons à la télévision – je le dis ici avec l'autorisation de mon ami Séry Gnoléba – toute une série d'informations sur ce [PAGE 115] qui se passe en Pologne sur les démêlés de Lech Walesa et du gouvernement polonais; il est vraiment bon que le Côtivoirien[8] soit informé sur ce qui se passe de par le monde; mais pensez-vous que la diffusion quotidienne d'une telle information soit une opportunité réelle pour notre peuple de Côte-d'Ivoire ? Est-ce-que nous pensons que ceci est de nature justement à l'éduquer dans ses rapports avec le gouvernement et le parti ? ( ... ).

Question : Je voudrais remercier moi aussi le Club Press de nous avoir donné cette première exceptionnelle pour un débat, pour communiquer avec de grands dirigeants de notre parti en la personne des éminents membres de son Bureau politique, de son Comité exécutif, que sont les ministres Banny et Séry Gnoléba. ( ... ) Ce dont souffre réellement la presse à mon sens, c'est un manque de motivation, une espèce de démobilisation que nous connaissons. Démobilisation due essentiellement au manque de reconnaissance dans les capacités des journalistes, dans leur compétence à prendre part au débat, à tous les débats qui animent la vie nationale, la vie publique de ce pays. Je vous demanderais la permission de citer quelques exemples, lointains, mais assez éloquents ( ... ).

– Je ne me rappelle plus la date, mais souvenez-vous de l'important congrès à Faranah qui a réuni au Sommet une délégation du P.D.C.I.-R.D.A. et une importante délégation du P.D.G.[9] conduite par son président. Et bien au terme de la réunion, Radio-Conakry, La Voix de l'Amérique, Radio-Londres ont fait de cette rencontre un commentaire qui était à l'opposé de ce que la presse nationale en a dit. ( ... ) Prenons un autre exemple. Regardons au niveau des instances dirigeantes du P.D.C.I.-R.D.A. Les journalistes sont-ils représentés ? Autant on nous impose des devoirs, autant en retour nous devons bénéficier d'une certaine reconnaissance. Moi je dis qu'au niveau du Comité exécutif, la presse n'y est pas, au niveau [PAGE 116] du bureau politique la presse n' est pas non plus ( ... ) Je veux dire surtout qu'il faudrait qu'on donne à la presse sa place dans les instances dirigeantes du pays. Moi je conçois mal que le ministre de l'Information, compte tenu de l'importance qu'il occupe, de l'importance que son département occupe, ne soit ni membre du Comité exécutif où se prennent souvent les décisions les plus importantes de ce pays, ni membre du Bureau politique.

Je veux citer un autre exemple ( ... ) l'exemple me concerne personnellement. C'était en 1977 quand la Côte-d'Ivoire avait traversé une crise importante du riz. Eh bien on avait demandé à la presse d'être engagée, d'être militante, c'est-à-dire de faire en sorte que l'Ivoirien se sente informé sur l'état réel de cette crise. Eh bien nous étions à Bouaké quand un matin, à 5 heures, un groupe d'Ivoiriens est venu frapper à notre porte pour nous demander d'aller voir ce qui se passait dans la rue. Effectivement il y avait une « véritable émeute » du côté de la SIDECO qui était le seul distributeur de riz à cette époque-là. Et les gens se marchaient dessus pour que chacun puisse avoir son bol de riz. Dans le compte rendu que nous avons fait le soir, nous avons dit qu'effectivement il existait à Bouaké un véritable état de crise, de pénurie, mais que parallèlement à cet état de crise, les autorités responsables de la ville de Bouaké, le préfet, le maire, les responsables des garnisons militaires de Bouaké, tous les matins, venaient sur le marché, retroussaient les manches et procédaient à la distribution du riz de sorte que chacun, chaque Ivoirien, puisse avoir du riz.

Et que s'est-il passé après ? Nous avons été suspendus pour quatre mois avec blâme à nos dossiers, nous avons été mutés pour quatre mois pour ne pas dire que nous avons été exilés de Bouaké pour quatre mois avec toutes les sanctions qui s'en sont suivies ( ... ).

Séry Gnoléba : ( ... ) Les événements dont a parlé notre camarade, c'est ça justement le problème du jugement dans ce pays.

Le président Houphouët-Boigny était parti en Guinée rencontrer le président Sékou Touré dans une réunion que lui croyait secrète. Donc il n'avait pas jugé utile de faire un communiqué pour annoncer cette visite. La Côte-d'Ivoire n'avait pas annoncé cette rencontre. Et [PAGE 117] quelle ne fut pas la surprise d'Houphouët-Boigny atterrissant à Faranah de voir qu'on avait branché toutes les radios mondiales et que c'était diffusé en direct. C'est ça. Ce n'est pas sur le communiqué qu'il y avait difficulté, c'est sur l'appréciation politique que les deux chefs d'Etat avaient de cette rencontre, d'ailleurs soldée par un échec ( ... ) la Radio-Conakry et les autres radios branchées en direct ont donné leur point de vue. Mais nous, en responsables politiques, quand Houphouët-Boigny est revenu en Côte-d'Ivoire, il a donné une relation des faits qui était celle-là seulement qui pouvait être valable. Et je ne pense pas à mon avis qu'on ait accusé les journalistes à l'époque parce qu'ils avaient donné la position qui était celle-là. Sur la réalité historique que nous avons eue par la suite, avouons que c'est la relation ivoirienne des faits qui est la plus efficace. Donc ( ... ) il faut faire la part entre le scoop et le jugement qu'on peut avoir d'un événement politique. C'est le jugement que le chef de l'Etat en a fait, c'est ça le problème fondamental.

( ... ) Voyez-vous, tout à l'heure je disais que je ne voulais pas personnaliser le débat parce que sinon on risque de tomber dans les questions de personnes. Mais quand M. Alliali Camille a demandé aux membres du Comité exécutif que ce soit Jean Konan Banny et Séry Gnoléba qui viennent vous répondre, j'ai eu peur. Je me suis dit que de la façon dont je suis haï par les journalistes, comment puis-je me présenter devant eux. ( ... ) Que vous siégiez au Bureau politique du parti, vous croyez que vous allez rapporter tout ce qui se passe dans les délibérations du parti dans votre journal ? Non ! Donc, en fait, le fait d'y être ne change rien à votre qualité professionnelle. Ce qui compte, c'est les rapports que ce bureau politique entretient avec vous journalistes. C'est ça qui est important. Ce n'est pas le fait d'y être qui est important; c'est le fait justement que ceux du bureau politique s'entretiennent avec la presse, aient un souci de l'information, qui soit libre ( ... ), qu'il y ait un ministre de l'Information, qu'il y ait des rédacteurs en chef de journaux, qu'il y ait des rédacteurs en chef de divers organes de presse, qui soient en rapport direct comme c'est le cas actuellement...; je peux vous certifier que même n'étant pas au bureau politique, vos divers responsables sont en rapport direct avec le chef de l'Etat lui-même, à plus [PAGE 118] forte raison avec nous autres ( ... ). Vous pouvez participer aux débats quand c'est nécessaire que vous y participiez, mais je ne pense pas qu'il soit utile que vous participiez au Conseil des ministres. Votre ministre y est en tant que ministre, non en tant que journaliste. M. Fologo[10] y est en tant que Ministre, non pas en tant que journaliste. Les débats là-bas sont les débats qui concernent l'ensemble du Conseil et tous les ministres sont solidaires quelle que soit la décision prise. ( ... ) En tout cas l'appartenance aux organes dirigeants politiques du pays se juge en fonction du militantisme de l'individu et de son apport au parti. Donc vous pouvez être aujourd'hui le dernier des journalistes de Fraternité-Matin et être au bureau politique alors que le directeur général n'y est pas, si vous êtes un responsable politique dans votre quartier, au niveau de votre section, au niveau de votre village... Donc là il ne faut pas nier les problèmes, ni les poser en faux problèmes A ce niveau il faut que nous sachions nous situer ( ... ).

Pour en revenir au troisième problème, que j'ai effleuré, c'est celui des rapports que la direction politique gouvernementale du pays entretient avec sa presse. Et là si vous nous faites des reproches sur ce point-là, allez-y, nous, nous sommes prêts à y répondre. Et nous sommes prêts à reconnaître nos torts si nous avons des torts

Banny : le voudrais me saisir de la question de notre ami Bakayoko pour apporter un point de vue. Relatant les événements de 1977, relatifs à la pénurie de riz, il a justement montré ce que nous croyons être une grave faute. Si vraiment l'information n'est pas seulement la diffusion d'un événement mais si cet événement diffusé doit être utile à un pays, à un peuple, la question reste posée de savoir quelle était l'utilité pour le peuple de Côte-d'Ivoire de savoir que dans un moment comme c'était ce moment-là, il allait être du jour au lendemain affamé. Il faut quand même que nous nous disions la [PAGE 119] vérité. Il faut que l'information que nous diffusons non seulement reflète la vérité, mais qu'elle reflète une vérité qui ne soit pas contraire à l'intérêt supérieur du peuple de Côte-d'Ivoire. Et c'est pourquoi il faut avoir un discernement. Le discernement ne consiste pas à ne pas voir l'événement. Mais le discernement consiste à voir quelle est la portée politique et la portée sociale de la diffusion de cet événement. Quand vous titrez, en utilisant l'organe le plus dangereux de la presse qu'est la radio et la télévision (ce n'est pas la même chose si vous mettez sur Fraternité-Matin qu'il n'y a pas de riz, il n'y a même pas 20 % de la population qui le lit ... ), lorsque vous utilisez la télévision pour dire que dans une grande ville comme Bouaké, il y a grave pénurie, que les gens se marchent les uns sur les autres pour avoir un bol de riz comme vous dites, comment va brandir cela le peuple de la campagne ? Le peuple de la campagne va dire que nous sommes bientôt au bord de la famine et il y aura une démoralisation véritable, et il y aura une démobilisation. Or l'information que vous devez diffuser est celle qui mobilise et motive le peuple. Ce n'est pas celle qui lui donne des informations sensationnelles. Quel était l'intérêt à cela ? L'intérêt n'est pas de savoir que les gens se battaient à Bouaké, l'intérêt pour nous est de savoir que dans telle ou telle région la SODERIZ[11] avait mis sur pied un programme de riziculture qui permettrait de résoudre la crise telle qu'elle se produisait en ce moment-là. C'est ça le discernement. Et je suis tout à fait d'accord à sept années d'écart, avec la sanction qui a été prise parce que je trouve qu'il faut être vigilant.

Thiam : Je voudrais apporter simplement une précision. Tout à l'heure quand le ministre Banny a dit l'impact qu'avaient la radio et la télévision, il y a eu des murmures. Je vois que vous avez murmuré parce que vous ne savez pas. Je voudrais dire ceci : Fraternité-Matin tire à environ 85 000 exemplaires. Si nous supposons que le journal est lu par cinq personnes, 85 000 multiplié par 5, faites la multiplication : 400 000. Nous avons [PAGE 120] dans ce pays recensé 3 000 000 de postes de radiodiffusion; supposez que chaque poste est écouté par cinq personnes; faites la multiplication ( ... ). Et ensuite j'ajoute pour terminer qu'on a recensé 750 000 récepteurs de télévision ( ... ). Alors il a raison quand il dit que la radio et la télévision ont un impact tel qu'il faut les manœuvrer avec beaucoup de prudence. Je vous remercie.

Question : Messieurs les Ministres, J'ai été très heureux tout à l'heure de vous entendre dire que vous entendez appuyer votre presse pour que cette presse diffuse les mots d'ordre afin que le parti soit partout présent grâce à ces éléments stratégiques dans lesquels nous travaillons. Cela est un soulagement pour nous, parce que nous n'avons pas toujours eu ce sentiment-là. Vous avez dit aussi pour justifier la liberté de la presse que, si le journaliste ivoirien ne pouvait pas tout dire, de moins notre pays était suffisamment libre et que chacun pouvait se procurer le journal qu'il voulait. Comptez-vous honnêtement, avec une telle phrase, concilier la crédibilité de votre journaliste devant certains événements et cette presse extérieure ( ... ) ? Il y a des réunions auxquelles les journalistes ne sont pas conviés ( ... ), mais il ressort de ces réunions-là, des choses que l'on estime essentielles qui malheureusement ne paraissent pas dans nos journaux à nous et qu'on retrouve dans la presse étrangère parce que des indiscrétions ont été commises par ceux-là mêmes qui étaient aux réunions et qui auraient dû faire ces indiscrétions aux journalistes ivoiriens ( ... ). Pensez-vous aujourd'hui qu'il soit possible de concilier ce qui se fait jusqu'à présent, c'est-à-dire interdire aux journalistes ivoiriens l'accès à certaines informations et laisser ces informations à la presse étrangère et croire que ces journalistes qui après sont jugés par certains d'entre vous assez durement de ne pas faire leur travail et par les intellectuels d'une manière générale ( ... ), pensez-vous que les mots d'ordre que vous nous donner à diffuser seront crédibles quand nous les donnerons ( ... ) ?

Deuxièmement, est-ce qu'il existe vraiment des informations que nous ne pouvons pas exploiter, que nous ne pouvons pas juger, que nous ne pouvons pas conduire ? [PAGE 121]

Je prends deux exemples, ces derniers temps ( ... ). On négocie en ce moment le rééchelonnement de la dette extérieure de la Côte-d'Ivoire. Quelque chose d'essentiel, de capital. Nous n'avons jamais été informés. Il a fallu capter la B.B.C. ou autre chose pour l'apprendre. C'est frustrant; c'est frustrant honnêtement. Et quand ceux qui donnent la nouvelle ce sont des gens avec lesquels vous étiez à l'école, qui n'en savaient pas plus que vous et qui aujourd'hui vous écrasent ( ... ) parce qu'ils ne sont pas de chez vous, parce que s'ils étaient de chez vous ils n'auraient pas eu accès à ces informations, c'est doublement frustrant. Deuxième chose. Nous sommes en pleines négociations pour le barrage de Soubré. Là-dessus on assure que c'était un hold-up, que c'était un assassinat de l'Etat puisque entre les chiffres donnés par la partie française et les chiffres donnés par la partie ivoirienne, il y a une différence au moins de 40 milliards. Ceci, nous ne pouvons pas en parler. La presse étrangère fait des gorges chaudes là-dessus. Je pense que ça aussi c'est frustrant. ( ... ).

Séry Gnoléba : Nous entrons là effectivement dans le champ de débats que nous aimerions avoir pour éclairer certaines choses. Je vais commencer par la fin; le barrage de Soubré. Jean-Pierre Ayé[12] étant originaire de la région a eu la chance de connaître le dossier. Mais je vais préciser une chose; il n'y a pas de différence entre la partie française et la partie ivoirienne. Il y a que, lorsqu'on confie un travail à faire à un bureau d'études, on lui définit un programme. Et c'est sur ce programme que se situe aujourd'hui la vraie différence et le vrai débat. On a donné au bureau d'étude d'E.D.F. un programme à partir duquel nous avons donné un budget. Il est certain que maintenant que nous avons revu ce programme en baisse et que ce programme comptait des éléments qui n'étaient peut-être pas dans le contexte actuel tout à fait nécessaires ( ... ); ceci d'ailleurs découle de la crise actuelle. Voyez-vous s'il n'y avait pas crise, finalement nous aurions toujours cherché en Côte-d'Ivoire l'exceptionnel, le nec plus ultra. Pour faire une petite diversion, [PAGE 122] je citerai le grand ensemble de Bouaké, textile. Gonfreville depuis 1926 marche bien ( ... ); tout allait très bien quand on a décidé qu'il fallait faire une usine ultra moderne presse-boutons. Et on l'a construite. Tout à fait ultra-moderne. Le jour où elle a été finie, on s'est rendu compte ou qu'on mettait 15 000 personnes à la porte ou qu'on gardait les deux. Gardant les deux, on a changé complètement le sens des résultats de Gonfreville. Au jour d'aujourd'hui, nous avons une unité ultra-moderne qui peut fonctionner avec cinq personnes, mais on est obligé de garder toutes les personnes de l'ancienne unité et de faire fonctionner l'ancienne unité avec la nouvelle. D'où sous-production, d'où tous les problèmes que vous savez. Tout ce que nous avons fait jusqu'à présent nous avons oublié que nous étions un peuple qui avait de la main-d'œuvre et que dans certains cas il était nécessaire de frapper dans le moyen terme ( ... ) Voyez donc en ce qui concerne le barrage de Soubré, je crois que quand même la crise et le fait même que nous avions engagé des frais nous ont amené à revoir le programme dans son ensemble et à soumettre aujourd'hui à la banque mondiale un programme révisé qui est en baisse effectivement de près de 80 millions de dollars à partir duquel nous pouvons lancer un appel d'offre et construire le barrage de Soubré. L'information pouvait-elle être mise sur la place publique ? Je crois qu'il n'était pas nécessaire que nous engagions, nous, Ivoiriens, un débat sur les différences d'appréciation du coût, car ce débat n'apporte rien à la réalisation du projet ( ... )

Par contre, en ce qui concerne le rééchelonnement, je dois à la presse ivoirienne de plates excuses; vraiment de plates excuses. Vous savez que déclencher un processus de rééchelonnement, c'est comme dévaluer une monnaie. Il faut garder secrète jusqu'au dernier moment l'annonce de la nouvelle. Donc nous avions bien réparti les tâches. Je devrais partir dimanche ( ... ) et être dans les bureaux du Club de Paris lundi matin à 8 heures pour dire qu'à partir d'aujourd'hui la Côte-d'Ivoire arrête de payer le principal de sa dette en continuant à payer les intérêts. C'était mon rôle. Et enfin être mercredi à Londres pour faire la même déclaration. Et ce même matin en Côte-d'Ivoire nous devions lâcher le communiqué, pour que vous l'ayez et que les commentaires appropriés soient [PAGE 123] faits. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Ce communiqué n'a jamais été lâché en Côte-d'Ivoire alors que moi, je l'avais lâché effectivement à Paris et à Londres. C'est donc des radios et des journaux de Paris et de Londres qui vous ont informé que la Côte-d'Ivoire avait déclenché ce jour-là les opérations préliminaires qui doivent déboucher sur la négociation de l'échelonnement de sa dette. Alors donc je dis que je vous dois de plates excuses parce qu'il n'est pas normal que ce communiqué n'ait pas été lâché. Et c'est là qu'effectivement il faudrait peut-être que nous envisagions à quel niveau, comment, ce genre d'informations peut passer. Dans certains pays, au niveau ministériel existent formellement des attachés de presse dont le rôle essentiel est justement d'entretenir des rapports avec la presse. Nous n'avons pas dans nos cabinets ministériels, dans nos structures, ce rôle d'attachés de presse. Quelques collègues ont sacrifié l'attaché normal pour embaucher un attaché de presse. Ceux qui n'ont pas pu le faire se trouvent handicapés, et c'est mon cas. Donc je présente mes excuses parce que le communiqué n'a pas passé. Mais à ce niveau se pose effectivement la question de savoir : en fait est-ce qu'il y a des informations vraiment secrètes ? C'est un débat qui existe. Les limites du secret d'Etat. Souvent on considère comme secrètes des choses qui n'en sont pas et par contre on lâche des choses qui elles sont considérées comme secrets d'Etat. Ça c'est une question de déontologie, de définition à mener pour savoir quelles informations sont secrètes et lesquelles ne le sont pas. C'est là que je trouve que Ayé a bien posé sa question. Il n'a pas posé le problème du sérieux de l'information. Il a posé le problème de l'exploitation de cette information qui est donnée. Et je crois que c'est ça qui vous intéresse. C'est-à-dire : il y a des nouvelles que nous ne sommes pas en mesure, nous, d'exploiter dans le sens qu'on veut ? Je crois que si. Là le problème est le vrai problème des rapports entre la direction du parti ( ... ), le réseau développé par le parti et les journalistes pour transformer cela en bonne information. Je crois d'ailleurs que c'est en bonne voie puisque vous avez fait une série d'articles sur la sécheresse, les barrages et l'électricité qui aujourd'hui – là je parle à titre personnel – me semble très bons malgré qu'une phrase qui dit que la sécheresse nous a [PAGE 124] trahis ne soit pas tout à fait juste; c'est la pluie qui nous a trahis et non pas la sécheresse; mais en dehors de ce fait, le reste était une manière de conduire l'information du pays pour qu'il se rende compte de la gravité de la situation, mais ne pas non plus se laisser tomber dans la panique. Ça a été vraiment des articles bien conduits que j'apprécie. ( ... )

Les indiscrétions. Là malheureusement, beaucoup parmi vous ici sont au courant du détail des Conseils de ministres une heure après qu'on en soit sorti. Je vous dis, et c'est triste mais c'est une réalité que nul ne peut ignorer et ne doit sous-estimer; on ne peut pas faire la police derrière quarante ministres pour leur dire : « ça c'est à dire, ça ce n'est pas à dire ». Donc le problème est là, le problème de l'indiscrétion. Mais est-ce que l'indiscrétion est l'information ? C'est ça aussi. Il faut se poser la question. L'indiscrétion peut très bien se retourner. Je sais que certains d'entre vous ont été informés de certaines mesures qui doivent être prises. Depuis décembre, ça ne sort pas, ils sont inquiets; ils doivent se dire : « qu'est-ce qui se passe ? Le ministre nous a menti ou c'est une réalité » ? C'est ça. Et si jamais ces mesures ne sont pas prises, on dira : « Le ministre nous a menti ( ... ). » Donc je trouve qu'il faut manier cela avec prudence. Mais s'agissant d'une presse du parti..., et justement si nous avons divisé cette presse en deux parties, une presse journalière qui essaie de faire exactement comme on aurait fait dans tous les pays du monde où la presse n'est pas sous la coupe du parti; et puis une presse du parti qui elle est chargée de refléter exactement et textuellement la pensée que nous voulons imprimer à telle ou telle chose. L'un est quotidien et l'autre hebdomadaire. Si les rôles étaient bien répartis, on devrait avoir dans l'hebdo chaque jeudi, sur les événements de la semaine, le point de vue du parti, c'est-à-dire comment nous entendons que soient interprétés tous ces événements qui se sont écoulés, quitte à ce que le journal quotidien, lui, donne l'information brute; naturellement étant dirigeant du parti, je souhaite qu'elle soit orientée dans le sens que je veux, mais ça c'est un vœu. Mais je crois que la division entre les deux peut nous permettre, si on instaure le vrai dialogue, d'arriver à vous donner l'information et si l'aller et le retour se fait, à pouvoir [PAGE 125] exploiter l'information dans le sens que nous souhaitons

Banny : ( ... ) Je crois qu'effectivement vous avez raison, Jean-Pierre Ayé, de poser cette question qui nous conduit à nous demander si le journaliste ivoirien doit se définir par rapport au crédit que lui fait le journaliste extérieur ou le public extérieur ou par rapport au crédit qu'il doit avoir dans la Côte-d'Ivoire elle-même. Effectivement un journaliste étranger est apprécié parce qu'il a eu un peu plus tôt que les autres l'information, il a eu des détails que les autres n'ont pas, et lorsque sur un événement donné vous vous apercevez que l'étranger a été par indiscrétion informé avant vous, alors vous estimez que vous êtes un peu frustré. C'est votre droit. En fait il y a je crois une différence dans la conception de l'information et du journalisme, laquelle conception résulte de l'idée que nous nous faisons de l'action politique. Il y a des gens qui estiment que leur action politique doit être une action sur la place publique, au grand marché. « J'ai décidé, moi gouvernant, de faire telle chose, je prends tel et tel chemin, je proclame tel et tel principe », et avant même que la décision n'ait été prise, toute la démarche intellectuelle est exposée dans les journaux. Et bien sûr, cela alimente les colonnes. Et bien sûr, celui qui est arrivé ainsi à percer ce qu'il croit être la pensée du gouvernant, ou qui est arrivé à échafauder toute une théorie à partir de ce qu'il croit être la pensée du gouvernant, est un vrai journaliste ! Il y a par contre des hommes politiques qui estiment que l'action doit se faire dans la discrétion, qu'il n'est pas toujours nécessaire de faire grand tintamarre ( ... ), et nous avons un exemple de ceci dans ce que disait tout à l'heure Namory Bakayoko, à propos d'un événement et d'une rencontre autour de laquelle le gouvernement de Côte-d'Ivoire et son président n'ont pas pensé qu'il fallait faire la politique dans la rue. Il est évident qu'un chef qui est ainsi animé de ce souci d'agir dans la discrétion ne donne pas beaucoup d'aliments à son journaliste et effectivement que d'autres qui sont eux à la recherche du sensationnel et de l'événement, publieront avant le journaliste local certaines informations. Et ça, je crois que c'est un problème de style de gouvernement. C'est un problème de style [PAGE 126] d'administration. Il y a sans doute des événements importants qui concernent la nation et sur lesquels des informations doivent être données, mais de manière précise, mais je ne pense pas que l'on puisse gouverner en livrant quotidiennement à la rue les mobiles de telle action ou les cheminements de la pensée du gouvernement. C'est vrai que si vous avez un chef ou un gouvernement ou un parti qui tous les jours dans un éditorial diffuse sa pensée sur l'événement du jour, le journaliste aura de quoi faire. Mais si vous avez un pays qui dit qu'il faut agir avec discrétion, sérénité et calme, alors votre information sera toujours en retard par rapport à l'information de l'extérieur. Il s'agit de savoir si ce retard est préjudiciable à votre peuple (car en fait c'est de lui qu'il s'agit) ou s'il est préjudiciable aux émules de l'information de l'extérieur. Or le journaliste ivoirien, dans le cadre du P.D.C.I.-R.D.A., doit agir de façon à ce que l'information qu'il diffuse sans doute soit crédible à l'extérieur, mais quelle soit surtout utile à l'édification, à l'information à la formation du citoyen ivoirien. Et c'est cela que nous pensons être le vrai. Ce n'est pas la crédibilité par rapport à des collègues qui sont ailleurs, qui sont dans un contexte tout à fait différent du nôtre. L'information telle que la diffusera un de vos collègues installé à Paris ou à Londres n'a rien à voir avec l'information telle que nous souhaitons qu'elle soit diffusée par nos organes de presse. Nos organes de presse doivent être des organes au service de notre patrie, au service de notre gouvernement, au service de notre peuple et je crois qu'il faut alors que ce gouvernement et ce parti aient le contrôle de la diffusion de l'information parce que ce n'est pas parce qu'elle est diffusée qu'elle est vraie, ce n'est pas parce qu'elle est diffusée qu'elle est juste, ce n'est pas parce qu'elle est diffusée quelle est utile pour notre peuple. Voilà ce que je voulais ajouter.

Question : ( ... ) Le problème que j'ai posé n'est pas par rapport à l'extérieur. Je veux parler de la manière dont notre presse aujourd'hui fonctionne. Il y a des choses que nous aurions souhaité avoir et que nous n'avons pas, mais par contre qui appartiennent à la Côte-d'Ivoire et qu'on donne à la presse étrangère et qui rentrent en Côte-d'Ivoire avant même que l'événement ne soit dans [PAGE 127] notre presse. Cela engage notre crédibilité par rapport à l'action que nous avons à faire pour vous, pour vous et pas pour nous. Parce que si les Ivoiriens ne trouvent pas dans leur journal les choses qui vous concernent, s'ils doivent l'apprendre de l'extérieur, le jour où vous leur donnerez quelque chose, ils diront il n'y a pas de raison ». C'est ça la menace.

Séry Gnoléba : ( ... ) En dehors de ces deux problèmes, il y a eu plusieurs cas où effectivement les responsables ivoiriens ont eu à répondre à la presse étrangère. Mais parce que la presse étrangère a manifesté le souci et la volonté de s'informer. Or ici, c'est triste à dire mais je vais le dire brutalement et crûment, la presse veut faire des hommes et non pas chercher à informer. Et donc il y a des gens qui, perpétuellement, matin, midi et soir, à l'heure qu'ils veulent ont là des micros devant eux pour dire des choses qui ne vont pas toujours dans le sens qu'on souhaite. Et par contre des gens qui auraient quelque chose à transmettre, qui souhaiteraient le transmettre sont obligés quelquefois de faire la cour pour avoir à transmettre ce qu'ils ont à transmettre. La crédibilité, qu'on la cherche bien; mais alors qu'on fasse soi-même d'abord sa critique et son autocritique. Qu'on s'asseye pour dire tous les jours : « Est-ce que j'ai vraiment fait ce que j'avais à faire pour avoir ce que je voulais ? » Et là ce n'est pas toujours vrai. Autant j'ai dit qu'il y avait des attachés de presse dans les cabinets, autant il faut que dans vos journaux, dans vos rédactions, il y ait aussi des gens qui recherchent l'information. Or le journaliste ivoirien est devenu un fonctionnaire qui attend au bureau qu'on lui téléphone qu'il y a telle chose à diffuser. Ça aussi c'est vrai. C'est une réalité totale. Je peux vous citer mille exemples tout de suite. J'ai la chance d'être en Côte-d'Ivoire depuis décembre 1960, d'avoir occupé des fonctions importantes depuis cette date jusqu'aujourd'hui, et donc d'être capable de citer depuis cette date jusqu'aujourd'hui le cheminement que nous avons fait les uns et les autres. Ce que je dis ce n'est pas pour moi. Je le dis dans votre intérêt et pour vous-mêmes. Le jour où le journaliste ivoirien cessera d'être « le griot de quelqu'un » pour devenir l'informateur [PAGE 128] du peuple ivoirien, à partir de ce jour-là nous aurons alors un vrai journalisme ivoirien...

Question : Mais vous-mêmes vous êtes les griots du président Houphouët-Boigny...

Séry Gnoléba : Monsieur Marcellin Abougnan, vous réagissez-là dans le sens où je ne voudrais pas que le rédacteur en chef de Fraternité-Matin réagisse. Quand vous vous levez pour dire que nous sommes les griots du président Houphouët-Boigny, d'abord ce n'est pas vrai, ensuite je souhaiterais justement que nous puissions avoir d'Houphouët-Boigny deux facettes et deux conceptions. La facette de l'individu Houphouët-Boigny qui n'a plus rien à demander à son peuple, à son pays, et la facette du président de la République de Côte-d'Ivoire et du président du parti, qui a besoin surtout que son action présente et passée soit connue, qu'elle soit utilisée pour concevoir une Côte-d'Ivoire de demain et que justement cette action fasse en sorte qu'il se survive. Et celle-là est importante. Cette action-là est un combat à mener. Et si nous concevons que nous sommes derrière Houphouët-Boigny pour crier seulement tous les matins « Nana Houphouët-Boigny », nous sommes dans l'erreur. Ce n'est pas cela qui est perpétuer l'image d'Houphouët-Boigny. Il n'en a pas besoin ni en Côte-d'Ivoire ni dans le monde. Houphouët-Boigny a besoin justement que nous puissions vraiment être capables d'appréhender son œuvre et de nous demander comment bâtir dessus pour faire un pays. Ça c'est important et je crois que c'est là que se situe le vrai débat. Je vous remercie.

Thiam (s'adressant aux journalistes) : Silence s'il vous plaît. Je voudrais que notre débat soit empreint de délicatesse. Nous avons autour de cette table des hommes responsables tant au niveau du parti qu'au niveau du gouvernement. Nous avons tous nos humeurs. En tant que votre doyen, permettez-moi de dire que j'ai honte de la réaction que j'ai vue tout à l'heure. Ce n'est pas comme ça que des hommes responsables doivent réagir. Je vous connais par vos noms, par vos démarches et [PAGE 129] par votre comportement. Alors je vous en prie, soyez corrects, ne vous énervez pas et écoutez. je vous remercie.

Question : ( ... ) La question que je voudrais poser est la suivante : est-ce que véritablement la direction du parti donne aux journalistes ivoiriens les informations nécessaires pour qu'ils jouent leur rôle de militants puisque nous sommes des militants ? Est-ce qu'on leur donne la matière nécessaire pour faire passer le message du parti ?

Banny : ( ... ) Disons qu'on a quand même un certain nombre de moyens mis à la disposition des journalistes. D'autre part je crois qu'il faudrait que nous-mêmes journalistes nous nous formions, et que nous essayions de nous spécialiser dans les matières dans lesquelles nous allons rechercher des informations. Je vais vous donner un petit exemple. Il y a quelque temps on avait arrêté des jeunes gens et le journal Fraternité-Matin a publié que ces gens sont arrêtés pour vol. Et puis rendant compte du même événement quelques semaines plus tard, le journal dit qu'ils ont été condamnés à trois mois d'emprisonnement. Il est évident que si le journaliste qui rend compte de cet événement s'était informé pour savoir quelle est la définition du vol et quelle est la législation du vol, il n'aurait pas pu dans le même article mettre qu'un homme accusé de vol a été condamné à trois mois d'emprisonnement. Parce que le vol en Côte-d'Ivoire est puni d'une peine minimale de cinq années d'emprisonnement. Or il se trouve qu'il se trouvait ce jour-là dans un cas que le juge a qualifié d'abus de confiance et il a appliqué une peine de trois mois. Je prends ce petit exemple-là. Supposons qu'un journaliste s'adresse à moi, et que de ses propos je me rende compte manifestement que ce que je vais lui dire sera déformé parce qu'il n'aura pas compris, moi je ne lui parle pas. Alors je crois que les journalistes sérieux qui sont ici chaque fois qu'ils se sont adressés de façon sérieuse, dans un domaine qu'ils connaissent, à des gens qui veulent les informer, je ne crois pas qu'on ait refusé d'établir un débat quelconque avec qui que ce soit. Mais je me refuse à me faire interviewer par n'importe qui, qui ne sait pas quel est le sens de la question qu'il me pose. Et je m'excuse [PAGE 130] de le dire comme ça mais il faut que nous disions la vérité. Nous aimons la facilité. Nous ne recherchons pas à approfondir les questions sur lesquelles nous voulons écrire des articles ou nous voulons interviewer les gens. Et comme il y a des gens qui n'ont pas vraiment envie de s'amuser, eh bien, on ne reçoit pas n'importe quel journaliste pour lui parler de n'importe quelle question. Je m'excuse de vous le dire comme ça tout de go. Il faut que nous soyons nous-mêmes tous conscients de nos responsabilités d'informateurs. Etre informateur, c'est être formé soi-même, être informé soi-même. Et c'est pourquoi je crois qu'il est important que tous les efforts qui ont été faits par le gouvernement pour assurer la formation des journalistes dans tous les domaines doivent être complétés par l'effort personnel du journaliste qui approfondit la matière dans laquelle il veut agir. Mais nous sommes obligés, entre nous ici et vous le savez aussi bien que moi, de constater que certains journalistes parlent de choses dont ils ne savent pas le premier mot. Ça c'est regrettable; et ce journaliste-là moi je ne lui ouvre pas mon bureau.

Question : ( ... ) M. le Ministre, à quel moment se forge le militantisme du journaliste ? car, en fin de compte, la pire des choses c'est de demander à un journaliste l'auto-censure ( ... )

Séry Gnoléba : ( ... ) Le débat de la presse du parti avec le parti se fera au cours d'une réunion organisée par le parti pour que nous ayons pendant plusieurs jours ou plusieurs heures l'occasion d'éclater, de causer en détail de la manière dont nous devons collaborer. Je crois que c'est important et ce n'est pas aujourd'hui dans un débat comme celui-ci que nous pourrons vous donner tout ce que nous souhaitons pouvoir faire pour que vous deveniez militants. Mais le ministre Jean Konan Banny a parlé, moi aussi j'ai parlé, il faudrait que vous voyiez les hommes tels qu'ils sont. On nous a désignés. On dit que nous sommes des hommes complémentaires. Nous ne sommes pas complémentaires. Nous sommes même chose. On a les mêmes réactions ( ... ) Ce n'est peut-être pas utile en politique, mais des fois aussi c'est important. ( ... ) Le ministre Banny a effleuré le problème ( ... ) Un [PAGE 131] jour quelqu'un est venu m'interviewer sur les droits de tirage spéciaux. Après deux questions, je lui ai dit : « Partez et revenez demain », je ne l'ai jamais plus revu. Parce que, en fait, le problème était là. C'est un sujet technique, très compliqué, qui suppose de la part de celui qui vient vous interviewer, que lui-même a fait l'effort de s'informer sur la base de ce qui constitue l'élément nouveau qui a été créé par la Communauté financière internationale. Je ne dis pas que ça suffît, mais quand il arrive en face de vous, il faut que le dialogue soit possible. Quand le dialogue n'est pas possible, on ne peut pas aller plus loin. Bien ! c'est le même cas pour tout. Quand vous dites qu'on ne vous reçoit pas, ce n'est pas toujours vrai. Moi je vous demande (...) de prendre la journée d'un personnage comme moi et de voir de quel temps il dispose pour lui-même ( ... ) Vous voyez qu'il lui reste peu de temps de disponible. Il n'a même pas le temps de voir sa famille, ses enfants et autres; quand il a fini sa journée il est déjà minuit. Vous arrivez donc, vous savez qu'il a un temps limité et que vous devez débattre d'un sujet dans un temps donné. Il faut que vous lui donniez l'occasion, que vous le provoquiez en quelque sorte. La provocation n'est pas toujours de venir dire des mots désagréables. La provocation la meilleure c'est de susciter l'intérêt. Or je ne pense pas que souvent vous pensiez à cela. Quand vous arrivez vous provoquez et ( ... ) ça aboutit tout de suite à un arrêt, à une fermeture. Quand je sens que la personne qui est en face de moi est impolie, c'est terminé, c'est fini. Mais si vous suscitez mon intérêt, si vous provoquez différemment, alors là je peux même laisser à la porte ceux qui m'attendent pour que nous puissions approfondir le débat. C'est le cas de ces journalistes que j'ai eu la chance de recevoir; ils sont venus me voir; ils venaient souvent; et c'est eux qui sont même souvent impolis et qui disent : « M. le Ministre, on s'en va », alors que moi j'étais encore prêt à parler pendant des heures. C'est pour dire que ( ... ) ceux qui sont venus me voir ont suscité en moi l'intérêt du sujet qu'on débattait. Là il y a sur le plan professionnel même la préparation du travail que vous allez accomplir.

Maintenant pour en revenir à l'aspect politique dans le cadre du Parti, il y a qu'effectivement souvent, certains [PAGE 132] d'entre vous, dont je ne dirai pas les noms ici, leur souhait c'est d'avoir un deuxième parti. Comment ? Quand ils viennent discuter avec vous, quand ils vous posent le problème de la liberté, la liberté de la presse, la liberté de ceci, la conclusion que vous tirez de leurs propos, c'est qu'ils souhaitent un deuxième parti. Alors comment voulez-vous que moi, dirigeant d'un parti qui veut être un rassemblement de sensibilités, accepte en face de moi quelqu'un qui n'a d'autre souci que de détruire ce parti là ? Je ne peux pas. Donc là aussi le dialogue est impossible. Alors je vous invite vous-même à vous asseoir et à concevoir comment faire vivre ce parti qui a la chance d'être un rassemblement. Et alors lorsque vous vous aurez vous-même forgé une politique vous pourrez venir exposer au Comité exécutif ( ... ).

A propos des indiscrétions quand vous parler des membres du gouvernement, il faut quand même nuancer. J'ai dit que, une heure après le Conseil, les débats étaient connus ( ... ) Vous savez qu'il y a des gens dans la vie qui ne cachent rien à leurs femmes, à leurs enfants ( ... ) ça peut partir de là ( ... ). Mais je reviens au problème qui est posé. Ce que veut le président Houphouët-Boigny c'est un pays qui ne soit pas au niveau de l'expression politique un pays sans atout. Donc qui admet toutes les sensibilités et toutes les nuances. Et donc un pays comme celui-là ne peut pas se construire à coups de slogans. Il se construit tranquillement, parce que, aujourd'hui (et vous voyez que moi j'admets l'autocritique, je critique le Comité exécutif puisque j'ai déjà parlé de « Nana ») quand on vous dit « un pied dehors, un pied dedans », est-ce ivoirien ?; quand on vous dit « un pied dehors, un pied dedans, tout le monde dehors », est-ce ivoirien ? Non. Puisque la philosophie de la sensibilité d'Houphouët-Boigny jusqu'à présent c'est que même les deux pieds dehors, faisons tout pour que les deux pieds viennent dedans. Donc il y a là une sensibilité, une manière de construire un Etat, un pays dans la cohésion, dans la compréhension, dans l'acceptation de l'autre qui est une philosophie difficile à définir et à poser qui suppose donc que celui qui est chargé de cette expression-là soit capable de se dominer et de limiter ses propos ( ... ) Il n'est pas possible de dire qu'on va transformer aujourd'hui, en 1984, le P.D.C.I. en un parti dogmatique. Ce n'est pas [PAGE 133] possible. On ne l'a pas voulu ainsi, on ne l'a pas fait ainsi. Donc vous les journalistes vous devez être capables à votre niveau de juger. Tout à l'heure quelqu'un disait : « En plus du fait d'être haut-parleur... » ! J'ai peur que celui qui se conçoit haut-parleur ne soit pas vraiment un vrai journaliste ( ... ). Comment pouvez-vous penser un seul instant que vous puissiez être haut-parleurs ? ( ... ). Si vous êtes journalistes, c'est justement pour éviter d'être haut-parleurs, mais qu'à la limite vous puissiez filtrer, comprendre, analyser avant de diffuser. C'est pourquoi même d'ailleurs la pratique ivoirienne du direct, du synchrone devient à la limite anti-parti et dangereuse ( ... )

Nous avons voulu que ce débat en fait se passe entre nous, parce qu'aujourd'hui je me suis permis de lancer deux critiques. Ce n'est pas qu'en sortant d'ici je vais trouver Balla Keïta[13] à ma porte pour dire : « Voilà, tu m'as critiqué, on va se battre. » Ce n'est pas ça mon propos. C'est un jeune frère, je l'aime bien, qui est plein de fougue, qui est capable, qui a beaucoup de capacités par ailleurs, qui fait de belles choses. Comme moi-même dans ce que je fais, rien n'est toujours vrai. C'est pourquoi je m'efforce de faire le plus publiquement possible pour que si je me suis trompé, on puisse avoir le temps de me dire : « Ah arrête-toi avant d'aller plus loin, avant que ça ne sorte dehors. » Voilà ce que nous voulons en Côte-d'Ivoire. Voilà ce que nous appelons la manière de mener notre débat et notre sensibilité. Alors comprenons-nous. Nous ne sommes pas là pour nous imposer comme dans certains partis, dans certains pays ( ... ).

Thiam : Monsieur le Président, si vous permettez, je voudrais tout de même dire deux mots. Alors là c'est le ministre de l'Information qui va vous parler et le directeur général de Fraternité-Matin. Il importe que l'on sache dans cette salle qu'il n'est pas vrai de venir ici parler de censure. Vous le savez, ce n'est pas vrai. Je le dis parce qu'il est bon ici devant les représentants de la presse internationale de dire la vérité sur nos rapports. [PAGE 134] Les responsables de Fraternité-Matin sont dans la salle comme les journalistes qui y travaillent. Vous savez très bien que je n'ai pas vu les documents qui ont paru ce matin dans le journal. Vous n'avez pas eu besoin de mon visa pour les passer. Ça c'est un point. Vous savez très bien pour ceux de la télévision ici que je ne verrai pas avant diffusion votre bulletin de 13 heures. Vous ne me demandez pas la permission. Pour les gens de la radio, Ali Coulibaly[14] ( ... ) sait très bien qu'il ne me consultera pas pour son bulletin de tout à l'heure. Alors n'employez pas de gros mots. Dans ce pays, il n'y a pas de censure. Voilà ce que je voulais dire.

Question : (Un journaliste parle du mur d'airain qui existe entre les gouvernants et les journalistes; il souligne même que certains responsables politiques refusent catégoriquement de rencontrer les journalistes. Il parle ensuite du décalage qui existe entre les objectifs qu'on assigne aux journalistes et les moyens qu'on met à leur disposition. Un autre intervient pour demander si oui ou non le P.D.C.I. admet les critiques constructives.)

Banny : Mais quel est l'homme qui n'admet pas la critique constructive ? Je crois que l'action du P.D.C.I. est une action qui se critique elle-même tous les jours. Ce matin en diffusant les pensées du président Houphouët-Boigny, vous avez affirmé à la radio que le droit à l'information était un droit fondamental et on n'attendait pas qu'il soit réservé aux satisfactions de quelques-uns. Je crois que cela est vrai et je crois aussi que tout a été mis en œuvre pour faire passer cela dans les faits. Vous avez bien entendu parler du symposium sur l'audiovisuel et M. le Ministre de l'Information vient de vous rappeler quel est le nombre de postes de radio en usage sur le territoire de Côte-d'Ivoire, le nombre de postes de télévision et vous-mêmes savez quels efforts de formation ont été faits par le gouvernement et le parti pour acquérir la formation des journalistes, non seulement des journalistes en tant qu'hommes de plume, mais également de tous ceux qui concourent à la diffusion de l'information et de [PAGE 135] la nouvelle. Un pays qui n'entend pas donner une grande place à l'information ne pourrait consentir de tels efforts par un temps tel que celui que nous vivons, par un temps de crise. Il est donc incontestable que le gouvernement et le parti en Côte-d'Ivoire entendent donner, assurer une place privilégiée à l'information en dotant ce secteur d'activité dans notre pays de moyens appropriés et de moyens dont on peut dire aujourd'hui que ce sont des moyens modernes.

Vous nous dites que vous entendez que le pays profond soit informé, mais également que la direction du pays soit informée de ce qui se passe à l'intérieur du pays; je crois que là nous nous rejoignons puisqu'aussi bien je disais que l'information n'a de sens pour nous que dans la mesure où, contribuant à la formation du paysan ou du citoyen ivoirien, il lui donne des moyens d'agir sur la réalité ivoirienne pour la transformer au mieux de ses intérêts. Et par conséquent, je pense que c'était là le devoir du journaliste, non pas seulement de demeurer accroché à Abidjan, mais de tendre les oreilles pour sentir véritablement le souffle du peuple de Côte-d'Ivoire, pour être l'interprète de ses aspirations et pour lui apporter les réponses à ses interrogations. Je crois que ça aussi nous sommes d'accord sur cela. Et je ne crois pas qu'il y ait divergence entre ce que souhaite la majorité des journalistes et ce que souhaite le gouvernement. Nous pensons que les moyens techniques doivent être utilisés au mieux, que les moyens humains doivent être également utilisés au mieux. Il y a, quand il s'agit de technologie et de technique, un terme que l'on appelle la maintenance, et que cette maintenance, en ce qui concerne les hommes, doit s'analyser en un perfectionnement permanent de l'homme par lui-même, en une recherche de l'amélioration; et c'est dans cette mesure-là que le journaliste cessera d'être le réceptacle simple des nouvelles, et qu'il contribuera à les former, c'est-à-dire à interpréter l'événement selon une certaine pensée qui est celle de ce pays, c'est-à-dire faite de liberté, mais faite également d'une aspiration totale à la paix et à la fraternité; et ce n'est pas certainement rechercher la Paix et la fraternité que de vouloir par la diffusion de la nouvelle créer la sensation qui révolte; et lorsque l'on me pose la question de savoir si nous admettons la critique, mais [PAGE 136] mieux je prendrai une expression d'un monsieur que je connais, nous sollicitons la critique. On ne peut pas l'exprimer davantage qu'en laissant diffuser à la radio des informations comme celles quelquefois très osées de notre ami Groguhet; on ne peut pas l'expliquer davantage qu'en ayant laissé pendant plusieurs mois diffuser par notre radio des émissions du genre Tchèkroba et autres.

Question :(Un journaliste demande pourquoi les responsables du P.D.C.I. ne veulent pas participer à des émissions traitant de l'histoire.)

Séry Gnoléba : Vous avez parlé d'histoire, or il s'agit d'actualité. Et c'est là le problème. Les acteurs de cette histoire sont encore vivants. Et bien vivants. Je vous ai même dit que Houphouët-Boigny a voulu que même les deux pieds dehors, on les fasse entrer dedans. Et donc une telle actualité est difficile à décrire sans toucher certaines situations présentes tant il est difficile pour les acteurs de s'installer devant les antennes de la télévision et de la radio et de parler. Mais par contre on n'a pas oublié la nécessité d'informer le peuple ivoirien de ce qui s'est passé pour pouvoir éclairer ce qui se passe. C'est dans ce but que le président Houphouët-Boigny a créé la Fondation Houphouët-Boigny qui est aujourd'hui en train de réunir tous les éléments qui permettront d'écrire cette histoire. Et le doyen Gabriel Lisette vient de faire paraître un livre ( ... ), un livre d'ailleurs qui est une exposition chronologique des faits sans jugement, parce que justement nous ne sommes pas encore arrivés au moment de juger ( ... ). J'ai là même amené aujourd'hui, exprès, quelques vieux journaux de l'époque; L'A.O.F.; est-ce que vous savez qu'il y a un journal qui s'appelait La Vérité ? Vous ne connaissez pas ? Bon. Est-ce que vous savez qu'il existait un journal qui s'appelait Le bulletin de la Côte-d'Ivoire ? Bon, bref, il y a tout ça. Et en préparant cette émission j'allais fouiller les archives et j'ai trouvé tout ça. J'ai amené quelques numéros que j'ai montrés à Jean Konan Banny parce qu'il y a dedans des lettres ouvertes et des déclarations qu'il ne serait pas bon aujourd'hui de mettre dans Fraternité-Matin, surtout avec la signature de leurs auteurs. C'est pourquoi je [PAGE 137] disais que, en fait, il ne s'agit pas d'histoire, il s'agit d'actualité. Voilà la difficulté du débat ( ... ) Je suis au Comité exécutif du Bureau politique depuis le dernier Congrès, octobre 1980. Je n'ai jamais reçu aucune lettre de vous, nous demandant de désigner des acteurs pour venir participer à votre émission ( ... ) Et vous venez nous l'exposer comme étant une carence du parti. Voilà un élément que j'appelais le manque d'échanges entre vous et nous ( ... )

Question : (Un journaliste explique qu'au moment où le parti a envoyé des missions à travers le pays, deux formules ont été utilisées :

– susciter la vigilance au sein du parti,
– créer des comités de vigilance au sein du parti.

Le journaliste souligne que ces deux formules recouvrent des réalités très différentes. Il note que quand les journalistes ont rendu compte de ces missions, la direction du parti les a accusés d'avoir déformé « la pensée du parti ».)

Banny : La réponse à cette question est déjà connue. Elle résulte des débats tels que nous les avons menés jusqu'à présent. Quand nous parlons de l'utilité de l'information, vous venez de nous en donner l'exemple. L'information que l'on diffuse est celle qui est utile; celle qui est utile à l'unité nationale et à la paix dans ce pays. Et les informations à caractère historique que notre ami voulait voir diffuser ne sont pas à mon avis toutes utiles au maintien de la paix, de la concorde, de la fraternité dans ce pays. Il faut que les actes des hommes soient pris dans leur évolution et non pas dans leurs moments qui peuvent être contradictoires les uns par rapport aux autres. Je crois qu'il en est de même en ce qui concerne les observations que vient de faire le dernier orateur. Lorsqu'on examine la pensée et l'action du président de la République de Côte-d'Ivoire, qui a été constamment une action de rassemblement des hommes, on doit s'apercevoir qu'elle n'a pas été une action d'exclusion. Depuis que le P.D.C.I. est un parti, vous n'avez jamais entendu que l'on ait pris une décision pour prononcer l'exclusion d'un membre du parti parce qu'il a dévié de quelque [PAGE 138] manière que ce soit, parce que ses propos n'auraient pas été en toute concordance avec tel ou tel principe défini par ailleurs. Parce que le P.D.C.I. se veut un parti de la liberté, il se peut que dans l'expression de sa pensée, dans la formulation de la pensée, des divergences peuvent apparaître; mais l'essentiel est d'analyser quelle a été la conduite d'Houphouët-Boigny depuis toujours. Depuis le célèbre meeting du stade Géo-André où, lançant un appel à la communauté française ici installée, le Président de la République a demandé à ceux qui bien que s'étant opposés à lui dans son combat, de demeurer en Côte-d'Ivoire pour mener un nouveau combat, où il a étendu cet appel à tous ceux qui dans les partis adverses au P.D.C.I.-R.D.A. avaient cru de bonne foi qu'ils pouvaient mener ce combat-là de leur côté et selon leurs idéologies, de prendre acte de ce qui était devenu maintenant le besoin essentiel de la Côte-d'Ivoire, c'est-à-dire l'union de tous ses enfants, par conséquent c'était un appel lancé à tous ceux qui non seulement avaient un pied dedans, un pied dehors mais à tous ceux qui étaient même contre le R.D.A., qui ont affirmé urbi et orbi que le R.D.A. était le parti de la perdition, c'était une invite à venir militer au sein du P.D.C.I.-R.D.A. Et je crois que de ça nous sommes tous convaincus, et que les contradictions qu'on peut percevoir dans nos formulations résultent de nos tempéraments, mais que le fond de la pensée d'Houphouët-Boigny c'est le rassemblement et ce n'est pas pour rien que le mot « rassemblement » a été choisi pour désigner justement l'union qui s'était formée à Bamako ( ... )

Il appartient aux journalistes justement au-delà des propos de rechercher à atteindre la philosophie profonde de celui qui nous guide tous, de Félix Houphouët-Boigny, et connaissant cette philosophie qui est patente parce qu'elle a été constante toujours, de rassembler, d'appeler les hommes à l'union et à la concorde par-delà les contradictions ( ... )

Question : (Un journaliste estime que les responsables du parti ont le complexe de l'étranger. N'importe quel Européen qui débarque sera rapidement promu à de très hautes fonctions même s'il n'est pas forcément plus compétent que les Ivoiriens qu'il a trouvés dans le service. [PAGE 139] Il en va de même pour la presse où les hommes politiques préfèrent se confier à des journalistes étrangers.

Un autre journaliste demande la différence qui existe entre la publication quotidienne de « la pensée du jour » et le slogan « Nana Houphouët-Boigny ».)

Séry Gnoléba : Quand Balla Keïta a dit : « un pied dedans, un pied dehors = tous les deux pieds dehors », c'est le contexte qu'il fallait prendre en compte pour comprendre. Il veut dire qu'on ne saurait admettre les camouflés; c'est-à-dire des gens qui vous disent tous les jours qu'ils sont d'accord avec vous alors que derrière ils vous exècrent. Et le cadre dans lequel il parlait correspondait bien à cette pensée, et donc mise dans son contexte la pensée était juste. Mais la sortir de son contexte pour en faire une formule lapidaire pour le pays, elle devient fausse. Donc voyez-vous, ce n'est pas le ministre qui aura donné de son idée une mauvaise interprétation, mais c'est l'utilisation qu'on en fait par la suite qui devient dangereuse. Alors je ne suis pas Baoulé. Je suis Bété et je ne sais pas parler baoulé. J'ai des oreilles très dures, j'ai fait l'anglais pendant vingt ans et je ne sais pas parler l'anglais correctement. Donc ce n'est pas ma faute. Mon village est à un kilomètre d'un village gouro je ne sais pas comment on dit « bonjour » en gouro: alors que dans mon village la langue normale c'était le gouro ( ... ). Donc pour moi, pour quelqu'un comme moi « nana » qu'est-ce que ça veut dire ? Rien ! Rien. Or quand Houphouët-Boigny est né, il s'est appelé Dja Houphouët ; et ensuite il a voulu, il a décidé d'ajouter à son nom le nom de famille qu'il avait hérité de la famille Boigny de Yamoussokro. Donc il s'est fait appeler Félix Houphouët-Boigny. Et lui-même volontairement a renoncé au terme Dja qui était son nom. Bien. Depuis 1945 jusqu'à aujourd'hui, il s'appelle Félix Houphouët-Boigny. C'est sous ce nom que les Ivoiriens le connaissent. Mais je crois savoir que chez les Baoulés quand on s'installe et qu'on veut manifester du respect à quelqu'un, pour l'interpeller, on l'appelle « nana »; c'est une manière de l'interpeller pour marquer du respect. Bon. En deuxième lieu quand on veut parler d'un roi à l'extérieur toujours pour marquer du respect quand on parle on dit « nana » Djè, nana untel. [PAGE 140]

Mais je ne pense pas que cela soit à transposer sur le plan national. Je pense d'ailleurs que les doubles sens de Nana peuvent être défavorables. Je me refuse à envisager même ces cas-là. Pourtant quoique je ne parle pas baoulé, on peut dans l'exégèse du terme en baoulé, arriver à des connotations qui ne sont pas, elles, élogieuses. Mais je ne veux pas parler de cet aspect du problème. Je prends uniquement les connotations élogieuses. Ceci est valable dans le contexte baoulé, entre eux et quand ils parlent. Mais je pense que jusqu'à présent les termes sous lesquels les Ivoiriens ont défini celui-là même en fait qui n'a pas besoin, je le répète, que nous donnions aujourd'hui de lui une image d'idole de tel village. Un jour un camarade de promotion en France est venu ici. Nous allions à Daloa et nous sommes rentrés chez Houphouët-Boigny ( ... ) On a mangé avec lui; on est monté dans sa voiture; on a fait le tour des plantations jusqu'à 16 heures et après nous sommes repartis. Ce Français occupe aujourd'hui des fonctions très importantes en France. C'est l'un des plus grands houphouétistes qui existent au monde. Qu'est-ce qu'il a apprécié en lui ? C'est cette simplicité-là. Cette capacité de mettre à l'aise n'importe quelle personne qui est en face de lui. Je crois que c'est le signe distinctif, le plus grand hommage que nous puissions lui rendre. Donc ce n'est pas aujourd'hui que nous devons nous installer pour je ne sais quoi ( ... ) Quand je dis cela c'est pour que les Ivoiriens que nous sommes, nous ne perdions pas de vue l'essentiel par rapport à l'accessoire ( ... ) Que ce ne soit pas l'homme en tant que tel que nous soyons là à glorifier tous les jours puis demain à tourner casaque aussi rapidement que possible ( ... ) mais que ce soit son œuvre, ce qu'il a fait, l'action profonde et continuelle qui devra lui survivre ( ... ) et que nous devrons faire connaître ( ... )


[1] Amadou Thiam : ministre de l'information, membre du Comité directeur du P.D.C.I.

[2] Maurice Séry Gnoléba : ministre d'Etat, membre du Comité exécutif du P.D.C.I.; c'est lui qui a conduit la délégation Ivoirienne pour la négociation du rééchelonnement de la dette extérieure de la Côte-d'Ivoire, aussi bien avec le Club de Paris qu'avec le Club de Londres.

[3] Jean Konan Banny : ministre de la Défense nationale, membre du Comité exécutif du P.D.C.I.

[4] Il s'agit de l'administrateur colonial Guy Nairay, Français d'origine antillaise. Directeur de cabinet du président de la République depuis l'indépendance (et peut-être même depuis bien avant), les autorités ivoiriennes continuent de l'appeler « gouverneur » comme au bon vieux temps. Accessoirement, il est président du Pen Club en Côte-d'Ivoire.

[5] Il s'agit du président du Press Club: c'est un journaliste.

[6] Treichville est un quartier populaire d'Abidjan. Initialement, il s'agissait d'un village de pêcheurs nommé Anoumabo; c'est après la Seconde Guerre que les autorités coloniales ont décidé de donner à ce village le nom d'un des premiers explorateurs de la colonie, Treich Laplène.

[7] Marcellin Abougnan est rédacteur en chef de Fraternité-Matin; je n'ai pu malheureusement transcrire la question qu'il a posée puisqu'elle est inaudible sur la bande que j'ai reçue.

[8] Le mot « cotivoirien » était très utilisé dans les années 1950; maintenant il est pratiquement tombé en désuétude, l'usage courant lui ayant préféré le mot « ivoirien ».

[9] P.D.G. : Parti démocratique de Guinée; parti unique au pouvoir dans ce pays au temps de Sékou Touré.

[10] Laurent Dona Fologo : ministre de la Jeunesse, de l'Education populaire et des Sports. Journaliste de formation, il a été rédacteur en chef de Fraternité-Matin et ministre de l'information. Fologo est membre du Comité exécutif du P.D.C.I.

[11] La SODERIZ était une société d'Etat qui avait pour mission de promouvoir la riziculture et la commercialisation du riz. Cette société a été dissoute en juin 1980.

[12] Jean-Pierre Ayé est journaliste à Fraternité-Matin.

[13] Balla Kéita : ministre de la Recherche scientifique et de l'Education nationale, membre du Comité exécutif du P.D.C.I.

[14] Ali Coulibaly : Je crois qu'il s'agit du directeur de la radio, mais je n'en suis pas très sûr.