© Peuples Noirs Peuples Africains no. 41-42 (1984) 1-7



AFRICAINS, SI VOUS PARLIEZ...

Mongo BETI

On se souvient peut-être de cette boutade inspirée par l'interminable agonie de Franco : « Le caudillo est mort, mais qui le lui dira ? »

On pourrait avec raison reprendre ce bon mot à propos de Houphouët-Boigny en 1984, bien que sa mort à lui soit encore toute métaphorique. Ce décès date du jour où l'autocrate d'Abidjan, ex-sage de l'Afrique modérée, a déclaré devant les micros de la radio ivoirienne : « Eh bien oui, j'ai des milliards en Suisse ! Quel est l'homme raisonnable qui, s'il en a les moyens, dédaigne de placer son argent en Suisse ? »

Bien entendu, il ignore encore qu'il est mort, mais il est bien le seul. Comme dans telle pièce célèbre, tout se déglingue peu à peu autour du roi, dans un climat à la fois burlesque et tragique; c'est ce qu'atteste amplement ce numéro spécial sur la Côte-d'Ivoire.

C'est l'autocrate lui-même qui affirme hardiment : « Je ne suis absolument pas malade; certes, j'ai séjourné dans une clinique en Suisse, mais c'est un établissement qui consacre ses soins aux gens bien portants. » Pourquoi pas après tout ? Knock ne nous a-t-il pas appris que tout homme bien portant est un malade qui s'ignore – la santé étant une période transitoire qui ne présage rien de bon ?

Pour rester dans le ton de cet humour typiquement africain, un haut dirigeant du parti unique n'hésite pas à déclarer que la liberté de la presse est totale en Côte-d'Ivoire : la preuve ? Tous les journaux étrangers sont autorisés à entrer dans le pays, où ils peuvent être librement mis en vente. Ben voyons ! Comme si ce n'était pas [PAGE 2] encore assez clair, voici comment le même personnage enfonce le clou quelques instants après : « ... l'information que vous devez diffuser est celle qui mobilise et motive le Peuple ». Hervé Bourges est passé par là.

Voilà côté farce.

Malheureusement la Côte-d'Ivoire a une autre face, plus ou moins bien cachée celle-là, avec laquelle les masses ivoiriennes ont été contraintes de se familiariser pendant le long règne (plus de trente ans !) de l'autocrate. Face sinistre et hideuse où batifolent comme en un cauchemar les allégories du meurtre, de la corruption, du pillage, du mensonge, de l'irresponsabilité, ce plaisant cortège désormais inséparable de la culture africaine. Chère, trop chère négritude.

Comment le mythe Houphouët-Boigny a-t-il pu survivre si longtemps ? Les études offertes au lecteur dans cette livraison ne répondent sans doute pas exactement à cette question qui, du reste, concerne, non la seule Côte-d'Ivoire, mais toute l'Afrique noire dite francophone, terre riche en tyrans charismatiques.

A vrai dire Houphouët-Boigny était artificiellement maintenu en vie depuis les tortueux épisodes de cette trahison qui, en 1950, lui permit de mettre le R.D.A., sans compter sa propre personne, au service du colonialisme. Dans l'arsenal de cette thérapeutique, c'est le mensonge qui fut le plus efficace, tout comme pour Ahidjo, l'autocrate camerounais. Mensonge proprement dit mais aussi mensonge par omission.

Jusqu'au milieu des années soixante-dix, le silence auquel étaient par divers moyens contraints les écrivains africains francophones eut pour effet de laisser le champ libre aux plumitifs mercenaires blancs, qui s'en donnèrent à cœur joie dans leur mission de magnifier les tyrans africains inféodés à la France. Des œuvres pourtant médiocres, parce que trop orientées, telles que Carnets secrets de la décolonisation[1] (Georges Chaffard) ou Cinq hommes et la France[2] (Jean Lacouture) ont eu un impact que les Africains imaginent mal dans la conscience collective française où elles ont ancré durablement certains [PAGE 3] stéréotypes, tels que Houphouët-Boigny le sage de l'Afrique modérée.

C'est néanmoins surtout dans les journaux que ce phénomène s'est développé, portant le cynisme de la désinformation jusqu'à des sommets effarants. Quel Africain ne se rappelle la virtuosité montrée dans cet exercice à vrai dire sans péril par les mousquetaires de la rubrique africaine du grand journal français Le Monde, et notamment par Philippe Decraene et Pierre Biarnès, qui furent en quelque sorte les Bob Denard de la rotative.

Au crépuscule des années soixante-dix, les écrivains africains se remettent à produire, en dépit de la censure francophone, jetant sur le marché une quantité relativement massive d'essais politiques, de romans, de poèmes, de pièces de théâtre dont le contenu dément régulièrement (souvent malgré les auteurs eux-mêmes) les mythes complaisants répandus à propos des dirigeants africains francophiles les journalistes blancs, les « reporters » (par opposition, aux « professeurs » dont je vais parler tout à l'heure). Inexorablement discrédités par leur parti-pris d'encensement des dictateurs francophiles, les « reporters » sont partout mis peu à peu au rancart. Ils ont pratiquement disparu de la scène journalistique africaine en cette année 1984. Aucun des diplodocus qui, dans les années soixante et une partie des années soixante-dix ne cessèrent de porter Ahidjo aux nues, n'a plus trouvé de colonne pour plaider en faveur du petit Peuhl unanimement conspué en avril dernier comme fauteur de subversion après son coup d'Etat avorté.

Le système dut alors sécréter une nouvelle génération de laudateurs blancs des dirigeants politiques africains liés à la France. Mieux adaptés au changement des mentalités, plus subtils, ils se sont montrés infiniment plus efficaces.

Ce sont des gens comme Bayart, Médard, Imbert, Bourges, de Rosny. En effet, ils sont presque tous des universitaires, ou du moins prétendent passer pour tels. Hervé Bourges lui-même a dû passer un doctorat de troisième cycle, dont il n'avait vraiment nul besoin, sinon pour faire figure d'expert international consacré, à l'instar des coopérants et des assistants techniques anglo-saxons. Même dépourvus de diplômes officiels, ce sont presque toujours des spécialistes d'un niveau honorable, en comparaison [PAGE 4] desquels les « reporters » paraissent de minables amateurs.

Leur langage est celui de vénérables professeurs, leurs méthodes d'investigation relèvent de la recherche scientifique, du moins en apparence. Car, à les étudier de près, on découvre aisément que leurs études prennent toujours pour point de départ le même a priori que les articles des « reporters » avec lesquels ils partagent évidemment les mêmes convictions, à savoir l'excellence des dirigeants africains dits modérés, surtout s'ils sont les amis de la France, et, corollairement, l'échec des modèles dits progressistes, c'est-à-dire le plus souvent chatouilleux sur le chapitre de leur souveraineté. Il ne leur reste plus qu'à fabriquer des concepts monstrueux, à partir de quoi ils bâtissent des sophismes pour obtenir le résultat attendu. Bayart a ainsi forgé de toutes pièces le concept de « révolte des cadets » pour définir la nature de l'U.P.C., le célèbre mouvement révolutionnaire camerounais. Cela ne veut rien dire, ou plutôt toute tentative de cet ordre peut être qualifiée ainsi. Au mieux c'est une lapalissade.

Les « professeurs » sont pourtant pris au sérieux par les étudiants et même les jeunes intellectuels noirs francophones, exploit que n'avaient jamais réussi les « reporters » qui, au contraire, s'étaient toujours heurtés au scepticisme d'une jeunesse lettrée aux prises avec un vécu qu'aucun maquillage ne peut défigurer. Au contraire, médiatisées par le jargon pseudo-scientifique, dédouanées par des démarches aux apparences universitaires, enfournées souvent par le forçage des examens et des thèses de troisième cycle, les réalités africaines subissent une altération qui peut inspirer même aux intellectuels chevronnés autant de perplexité que de fascination.

C'est ce que l'on observe bien quand on lit dans le numéro 39 de Peuples noirs-Peuples africains[3] l'article qu'un intellectuel ivoirien, Yaya Karim Drabo, consacre à un livre dont Médard est le principal auteur. Il n'est pas besoin d'avoir lu l'ouvrage directement, on se doute, à travers la critique de l'Ivoirien, que Médard et ses amis ont, selon leur habitude, accumulé des histoires de fous. Le sérieux, l'application avec lesquels Y.K. Drabo en rend [PAGE 5] compte n'en sont que plus plaisants, plus révélateurs de l'emprise encore sensible des « professeurs » sur les esprits africains.

Pourtant, comme toute fantasmagorie, l'illusion commence à se dissiper là aussi, tant il est vrai qu'on ne peut tromper tout un peuple qu'un certain temps.

Le destin a voulu qu'à ce stade, un rôle déterminant sinon décisif sait joué par les intellectuels et les écrivains ivoiriens de la jeune génération. Ce n'est pas un hasard si l'autocratie houphouétiste s'épuise en ultimes convulsions au moment où leur parole crève enfin le couvercle de la marmite francophone. Combien dérisoires apparaissent alors les contorsions des « professeurs » spécialistes de la Côte-d'Ivoire, et surtout combien impuissantes désormais. Jamais des chaînes n'ont résisté longtemps à la parole du nègre : c'est ce qu'enseigne constamment notre histoire. Que ce soit aussi la leçon de ce numéro spécial sur la Côte-d'Ivoire.

Il a suffi que les Ivoiriens donnent de la voix, alors les savants échafaudages des théoriciens du néo-colonialisme ont été impuissants à soutenir le cadavre d'Houphouët.

Le livre de Laurent Gbagbo a déjà été analysé ici; nous conseillons à nos lecteurs et à nos amis de se procurer aussi l'ouvrage de Marcel Amondji[4], récemment paru; ils feront la connaissance, encore une fois, d'un auteur capable de parler de la Côte-d'Ivoire en termes crédibles de bon sens et de probité intellectuelle. Foin des concepts trafiqués et des sophismes pervers. Quand la Côte-d'Ivoire sera enfin un pays libre, c'est ici qu'étudiants, chercheurs, historiens, tous les spécialistes en un mot trouveront leur pâture, non dans les ouvrages surfaits de M. Médard.

Sous cet éclairage, ce qui se passe en Côte-d'Ivoire est fort simple : il s'agit tout bêtement du drame que connaissent les dictatures du tiers-monde inféodées à l'étranger. Sur la scène, on joue la farce du patriotisme et du progrès; dans la coulisse, on sacrifie les masses (dans les deux sens de l'expression) aux intérêts étrangers. La fameuse prospérité ivoirienne, dont se gargarisèrent pendant vingt ans les commentateurs blancs, « reporters » et « professeurs » confondus, n'aura donc été que de la [PAGE 6] poudre aux yeux : les Abidjanais, ceux des quartiers populaires surtout, qui manquent aujourd'hui d'électricité, d'essence et même d'eau, ne nous démentiront certainement pas. Et que dire des enseignants du secondaire qui, du jour au lendemain, ont vu amputer brutalement leurs revenus avec cette affaire des baux.

Qui est donc Houphouët lui-même ? « ... un prophète inspiré guidant prudemment un peuple docile, heureux et reconnaissant vers une espèce de paradis terrestre », comme l'ont affirmé longtemps les médias occidentaux ? Certainement pas, répond l'auteur : le long règne de l'autocrate a été jalonné d'événements qui n'ont rien à voir avec cette vision idyllique. Et d'énumérer : « ... la tragédie des années soixante qui causa au pays plus de souffrances que cinquante ans de colonisation, les massacres en pays Sanwi et en pays Bété, les déportations périodiques d'étudiants et de lycéens, les charges brutales de la force armée, les atteintes innombrables aux libertés collectives et individuelles, etc. ».

Quant à l'histoire de l'homme politique, elle remonte au lendemain de la dernière guerre, période de bouillonnements et de soulèvements divers contre la domination coloniale en Afrique, en Côte-d'Ivoire en particulier. Houphouët, qui se donne pour un patriote africain, est élu à la tête d'un mouvement populaire anti-colonialiste couvrant toute l'Afrique noire sous domination française. Mais bientôt ce grand propriétaire foncier choisit la collaboration avec le système colonial garant de sa fortune présente et future. Comment à force de trahisons, d'intrigues, d'inconséquences, de tortueux volte-face, Houphouët parvint à imposer cette monstruosité à son parti pourtant rétif; comment cet homme, d'abord opposé à l'accession de son pays à l'indépendance, dut pourtant s'y résigner, sous peine d'être balayé par l'ouragan de la décolonisation; comment, acharné à servir la France, il réussit, dans les faits, à vider de tout contenu la souveraineté de la Côte-d'Ivoire, tout en conservant l'image d'un nationaliste africain modéré, c'est ce que Marcel Amondji expose fort bien, sans jamais donner l'impression de pénétrer dans on ne sait quels insondables replis du mystère africain, mais avec des termes et des concepts universels, qui ont depuis longtemps tait leurs preuves comme moyens d'élucider le foisonnement et la complexité [PAGE 7] qui ne sont pas des traits spécifiques de la politique africaine, mais caractérisent l'humain en tous lieux et à toutes époques. De la sorte, le vrai défenseur des valeurs universelles, de la méthode cartésienne, c'est bien l'Africain Marcel Amondji, et non les « professeurs » blancs machouilleurs de jargons et de paralogismes. Et pour cause. Imaginez qu'un nazi se disant repenti vienne à la Sorbonne, à l'instigation des organisations néo-nazies de Bavière, dispenser un cours sur la Résistance française pendant l'Occupation...

Mongo BETI