© Peuples Noirs Peuples Africains no. 40 (1984) 118-125



VOUS APPELEZ ÇA UNE VIE VOUS ?

Tchichellé TCHIVELA

Va-t-en savoir ce qui m'avait conduit à la poste ce jour-là vers treize heures. En vérité, quand je pense à ce qui aurait pu m'arriver là-bas, je me demande encore aujourd'hui pourquoi je tenais tant à poster mes lettres à cette heure-là, d'autant plus qu'on n'y prélevait pas le courrier avant cinq heures de l'après-midi. En tout cas, après avoir quitté ma chambre, je marchais d'un pas alerte, les mains dans un imperméable bleu délavé, l'esprit torturé par la pensée qui m'obsédait, que dirais-je demain à ma logeuse ?

Le soleil d'avril caressait Gallie, capitale de l'Eurique, de ses longs doigts couverts de neige. Les passants portaient soit un manteau, soit un imperméable, avec un châle autour du cou, il ne fait pas chaud aujourd'hui, n'est-ce pas ? Commentaient-ils en se frottant les mains.

Mais moi, indifférent au temps, j'avançais avec ma question en écharpe : mon Dieu, que dirais-je demain à ma logeuse ?

Je traversais alors une période difficile ou, pour m'exprimer comme mon vieux père, je portais à mon cou un collier d'épines. En effet, comme je lui devais trois mois de loyer pour une chambre que je réglais pourtant sans retard depuis cinq ans, ma logeuse m'accablait chaque matin de ses visites chargées de menaces. Oui, cette vieille femme obèse comme une oie gavée, veuve d'un banquier et mère d'un médecin, brûlait de récupérer l'insignifiante somme d'argent que je lui devais. Et le matin de ce fameux jour où je faillis quitter la vie, elle ne me laissa [PAGE119] plus le choix, demain, si vous ne me payez pas, c'est avec la police que vous aurez affaire.

Pourtant je lui avais expliqué, à cette femme que je considérais alors comme une seconde mère, que par suite de la crise mondiale du pétrole, le gouvernement de Tongwétani, mon jeune et beau pays, ne payait plus depuis Dieu sait combien de mois ses boursiers éparpillés à l'étranger.

Face à cette situation qu'aucun économiste, paraît-il, n'avait prévue, je cessai de fréquenter la fac. Et comme il fallait s'y attendre, mes résultats s'en ressentirent aux examens du premier semestre, à cette allure vous serez collé en juin, avait alors prédit un de mes professeurs, ah, mon cher maître, si vous saviez.

Je m'épuisais matin et après-midi à chercher un emploi çà et là; mais partout en me répondait en souriant je suis désolé.

Une fois cependant une entreprise m'embaucha – Dieu est grand, et m'invita par écrit à me présenter tel jour et à telle heure, veuillez agréer, cher monsieur, etc. Mais lorsqu'à la date fixée j'offris ma silhouette au regard en biais de la secrétaire du chef du personnel, cette dame étonnée ne me reconnut pas en me reconnaissant, comment, c'est vous, excusez-nous, on s'est trompé. Comme je ne perds jamais la tête devant l'inattendu, j'exhibai aussitôt « leur » lettre recommandée, non, madame, vous ne vous êtes pas trompée, tenez, voici aussi ma carte d'identité, c'est bien moi.

Mais deux malabars impatients comme un nourrisson affamé me saisirent par l'aisselle, m'arrachèrent brutalement du sol, maintenant ça suffit comme ça, et sans ménagement me catapultèrent hors de l'entreprise comme un chien galeux, si vous n'êtes pas content, rentrez donc chez vous, sale nègre. Mécontent, je l'étais assurément, mais plutôt que de retourner à Tongwétani, mon jeune et beau pays, je fis irruption dans un centre de police où j'aboyai des protestations contre le racisme, la xénophobie, l'injustice et devinez le reste. Le policier qui m'avait écouté sans rien noter – au vrai, je ne le remarquai point sur le coup – promit de faire quelque chose, et depuis des mois et des mois j'attends.

Enfin, j'eus la chance de me faire embaucher dans un des hôpitaux de la ville. Mon travail consistait à toiletter [PAGE120] des macchabées que je revoyais dans le métro, dans ma chambre, en songe, je jure devant Dieu. Ebranlé, je finis après seulement cinq jours de travail par m'interdire le chemin de la morgue, eh là, je ne vais pas mourir en Eurique pour de l'argent, non.

Que faire ? Cette question, tous les jours avant la nuit et après le sommeil, je me la posais sans pouvoir y répondre correctement.

Voilà pourquoi ce matin-là, après la visite de ma logeuse, je me précipitai au CAOESE, le Centre d'accueil et d'orientation des étudiants et stagiaires étrangers. Après m'avoir écouté, la dame qui me reçut, une blonde vêtue de bleu, répondit qu'elle ne pouvait pas satisfaire ma demande d'aide financière, la CAOESE n'est pas une maison de bienfaisance, est-ce ma faute si votre gouvernement est incapable de payer régulièrement ses étudiants, pourquoi vos dirigeants ne répondent-ils pas à nos lettres ? Et, en caquetant, elle m'accabla de propos qui démentent les hennissements de mendiants repus que nos responsables poussent sur la coopération afro-euricaine.

Plus humilié que déçu, et aussi furieux qu'un buffle blessé, j'entrai dans la papeterie d'en face et deux heures plus tard je sortis de ma chambre avec dix lettres dont cinq au vitriol destinées, advienne que pourra, au président de la République, au ministère de I'Education nationale, au ministère des Finances, au président de l'Assemblée nationale, au directeur de l'Office national d'attribution des bourses.

Quant aux cinq autres, des pots de larmes, je les adressai aux personnalités de ma région et de ma tribu, tant il est vrai que, chez nous, il faut frapper à neuf portes pour espérer ouvrir la dixième, et que pour y parvenir plus sûrement il vaut mieux s'adresser aux siens qu'à d'autres compatriotes.

C'était donc ce courrier fourré dans mon imperméable que je me hâtais d'aller poster, comme s'il suffisait de le confier à la boîte aux lettres pour qu'il parvînt aussitôt à mes honorables correspondants. Je passai devant cinq ou six hommes coiffés d'un béret ou d'une casquette qui jouaient à la pétanque; leurs exclamations se mêlaient au vrombissement des voitures qui se croisaient. [PAGE121]

J'avais décidé, chemin faisant, de ne pas dormir chez moi les prochaines nuits, pour éviter ma logeuse.

J'entrai bientôt dans le petit bureau de poste de mon quartier, précédant un Euricain qui, un sac noir à la main, avait ralenti ses pas pour me laisser passer d'abord, voilà un homme bien élevé et pas du tout raciste. J'aperçus à l'intérieur un guichetier penché sur je ne sais pas quoi, et deux Euricaines, sans doute des demoiselles, debout devant l'un des deux guichets qui étaient inoccupés. J'allais me placer derrière elles quand je perçus un crac, non, un cric, je crois, ah, je ne m'en souviens plus. Je me retournai pour voir « l'homme bien élevé » de tantôt, qui venait d'armer son revolver, lancer son sac vers le postier, mettez l'argent dedans et tout de suite. Il braqua ensuite son arme vers les deux femmes et moi, ne bougez pas, restez là où vous êtes, cet homme ne parlait pas, non, il meuglait.

Un Euricain qui feuilletait un annuaire se retourna vers nous, c'était un homme de grande taille, costaud comme un gorille, avec une barbe épaisse et rousse comme la laine d'un mouton, portant un gros gilet sur une chemise écossaise déboutonnée vers le cou. Le bandit pointa son arme vers lui et ne faites pas l'idiot, sinon je vous tue tout de suite, compris ? Le costaud à la barbe rousse lui répondit en hochant la tête et d'une voix chevrotante que non, monsieur, je ne ferai pas l'idiot, et, sans en avoir reçu l'ordre, rejoignit notre groupe. Tant de soumission et de docilité juraient avec sa corpulence et si quelqu'un doit nous tirer d'affaire ici, pensai-je aussitôt, ce ne sera certainement pas ce poltron.

Quel spectacle ! Cinq personnes tenues en respect par un petit homme élancé et moustachu, entre vingt et vingt-cinq ans, portant une cravate bleu pointillé de blanc, un pantalon gris et des souliers noirs vernis, le tout sous un gabardine marine. Non monsieur l'inspecteur, il n'avait ni la peau basanée, ni un accent particulier dans la voix, non et non. Il nous lançait par moments des regards sévères tout en surveillant le postier qui, muet comme une statue et résigné (il m'apprendra plus tard que c'était la troisième fois en trois semaines qu'on dévalisait ce petit bureau de poste) enfonçait fébrilement les billets d'argent dans le sac noir. Il se dirige ensuite, sur l'ordre [PAGE122] grondant du « hold-upeur », vers le second puis le troisième guichets, toujours sans mot dire.

Le cœur ivre de sang, j'écoutais le froissement discontinu des liasses de cet argent dont j'avais tant besoin pour regarder ma logeuse les yeux dans les yeux, de cet argent que j'aurais pu me procurer de la même manière que le bandit, aussi aisément. Et aujourd'hui je suis incapable de préciser si mon cœur battait alors du regret d'être plus intègre qu'un curé ou, tout simplement, de peur, d'angoisse.

Le dos tourné à la porte d'entrée, le bandit tenait son arme braquée entre le postier et notre petit groupe. Que se passerait-il si quelqu'un pénétrait soudain dans le bureau de poste, oui, si l'un des guichetiers absents revenait occuper sa place ? Comment réagirait le cambrioleur si tout à coup retentissait le klaxon d'une ambulance ou d'une voiture de pompiers ? Toutes ces questions et d'autres semblables, je me les posais avec anxiété et sans arrêt.

Pourtant au début du hold-up, je n'avais pas du tout peur, vraiment pas du tout, ne prenant pas au sérieux, va-t-on savoir pourquoi, ce qui se déroulait devant mes yeux. Sans pouvoir me l'expliquer aujourd'hui comme hier, j'étais persuadé que le cambrioleur bluffait, que son revolver, à supposer que ce ne fût pas une fausse arme, n'était pas du tout chargé.

Mais après avoir surpris le regard sévère que cet « homme pas du tout raciste » posait sur moi, je craignis, comme je le dévisageais avec insistance, qu'il ne m'abattît froidement, pour m'empêcher de vous fournir, monsieur l'inspecteur, une description de lui qui faciliterait son arrestation. Prenant alors conscience des risques que je courais, je plaquai obstinément mon regard sur le sol, comme si je comptais les fourmis, et je priai Dieu que personne n'entrât dans le bureau de poste, personne.

De temps en temps je lorgnais mes compagnons de captivité, mon Dieu, pourvu qu'aucun d'eux ne « fasse l'idiot ». Au vrai, ils paraissaient calmes, dignes, indifférents, comme s'ils étaient de mèche avec le filou. Leur maîtrise de soi aurait dû me convaincre qu'en fait nous ne courrions aucun danger réel; mais plus enclin à croire l'avenir que j'imagine avec pessimisme que le présent que je vis sans déplaisir, je tremblais pour tous les cas [PAGE123] où notre existence serait exposée par suite d'un incident troublant notre quiétude relative.

Et c'est ainsi que persuadé que le cambrioleur tenait ma vie entre ses doigts, tel un caïman s'apprêtant à croquer une jambe emprisonnée par ses mâchoires, je me mis à rôder autour de mon existence. Je pensai aux mien, en particulier à ma mère que des crises d'hypertension artérielle contraignaient à de fréquentes et inquiétantes hospitalisations. Je méditais sur ma vie, sa finalité, et je me demandais pourquoi j'étais né, pourquoi j'avais tant étudié, réussi à tant d'examens difficiles, engrangé tant de diplômes étincelants.

C'est alors que me vint à l'esprit le souvenir d'une Euricaine qui m'adorait comme je ne l'ai jamais été avant et après elle. Ah, quelle belle fille! L'aimer était une fête, mais cet amour n'avait point d'avenir. Car si son père, P.-D.G. d'un cartel d'usines, m'adopta au point de me considérer déjà comme son futur beau-fils, je craignais, en épousant cette fille blanche, de passer pour un traître à la race noire et d'être accusé d'avoir condamné au célibat, et peut-être même à la prostitution, une de nos sœurs en mal de mari, et si nécessiteuses. Je me reprochai alors d'avoir été sensible à ces niaiseries des basses âmes. Et regrettai amèrement d'avoir déçu d'une part une femme qui avait toutes les qualités pour devenir une source de délices infinies pour moi; et d'autre part un homme ni m'eût évité l'humiliation d'être menacé comme un enfant par une vieille logeuse, ainsi que la honte de mourir à l'étranger par manque d'argent... Toutes ces pensées me convainquirent que je ne méritais point de vivre et, biche offerte au couteau du chasseur, je me résignai à mon sort.

Mais bientôt je sentis la colère brûler ma gorge : l'animal atteint se redressait, faisait front, du moins pour désigner à la face du monde les véritables responsables de sa mort. J'accusai donc les dirigeants de Tongwétani, mon jeune et beau pays, de condamner leurs concitoyens à la misère et à la mort, par trop d'incurie. J'allai jusqu'à approuver – une fois n'est pas coutume – mes compatriotes qui avaient choisi l'exil plutôt que d'aller travailler sous les ordres de ces chefs incompétents mais richissimes.

– Que tout le monde se mette à genoux, non, à quatre [PAGE124] pattes contre le mur, tout de suite. Le brigand avait récupéré son sac gonflé d'argent et nous menaçait de son arme. Il nous regarda nous exécuter puis très bien, ne bougez pas pendant deux minutes, ensuite, vous pourrez téléphoner à la police. Et il disparut en ricanant.

Aussitôt le costaud à la barbe rousse se redressa. Animé d'un courage à la dimension de sa taille, et que je ne lui soupçonnais pas, je l'avoue, il se lança à la poursuite du cambrioleur, au voleur, arrêtez-le, au voleur. Je me levai sans me presser, heureux d'être encore en vie. Et tandis que je m'entretenais avec le postier, deux coups de feu au dehors éclatèrent.

Je sortis précipitamment pour tout juste apercevoir le costaud à la barbe rousse s'affaler sur le trottoir en se tordant de douleur. Je m'approchai cependant que, indignés, les gens s'attroupaient autour de lui, quelle époque, quelle vie. Il avait rattrapé puis essayé de ceinturer le cambrioleur qui avait alors tiré sur lui. Après le départ de l'ambulance, je rentrai chez moi avec mes lettres, et malgré la faim qui mordait sans répit mon estomac, je ne reparus point dehors.

Le soir, j'appris à la radio le décès du costaud à la barbe rousse survenu pendant son transport à l'hôpital. Cet homme au courage exemplaire, et qui laissait une veuve et un nourrisson, le ministre de l'Intérieur avait décidé de le décorer à titre posthume.

Je le revis en songe la nuit, plein de santé, mais l'œil en colère. Il m'accusait d'être responsable de sa mort et, braquant vers moi le revolver du cambrioleur, il m'ordonna d'entrer avec lui dans un corbillard noir où hommes et femmes en liesse dansaient au son du tam-tam.

Le lendemain, je crus que mon rêve se poursuivait encore lorsque la radio annonça ce que je me résolus avec peine à considérer comme vrai et réel. Oui, les forces armées avaient arraché le pouvoir au président de la République, notre Berger Suprême, aleeeeh-yaaaah. Un « Conseil national de l'Unité pour la Révolution », composé de civils et d'officiers progressistes, allait désormais gouverner Tongwétani, mon jeune et beau pays, aleeeeh-yaaaah. Je dansai et sautai de joie et, négligeant ma tasse de café, je décidai d'aller aussitôt fêter l'événement avec mes compatriotes. Pendant que j'enfilais mon imperméable, on frappa à la porte de ma chambre, sans doute [PAGE125] un ami venait-il m'annoncer l'heureuse nouvelle. Tout souriant j'allai ouvrir et :

– Bonjour, monsieur, dit ma logeuse.

Tchichellé TCHIVELA
(récit à paraître dans L'Exil ou la Tombe)