© Peuples Noirs Peuples Africains no. 40 (1984) 81-96



LIVRES LUS

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Maryse Condé : « Ségou, les murailles de terre »
Paris, Robert Laffont, Collection « Chemins d'identité », 1984, 487 p.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

On se souvient de Véronica, cette Française noire, bourgeoise prétentieuse, jouisseuse et vaine, irritante mais pathétique, fuyant les Antilles sans jamais réussir à s'en détacher, attirée par l'Afrique – « les racines » – qu'elle ne parvient ni à pénétrer, ni à comprendre, encore moins à assumer – préoccupée qu'elle est par-dessus tout par elle-même, découvrant à la fin de son bref séjour qu'elle s'est « trompée d'aïeux », qu'elle a « cherché (son) salut où il ne le fallait pas, parmi les assassins », et secouant enfin sur ce continent de misère et d'horreur la poussière de ses sandales, pour retrouver le printemps sur Paris – Paris, sa ville d'élection, son point d'attache. C'était dans Hérémakhonon[1], le premier roman de la Guadeloupéenne Maryse Condé.

Cinq ans plus tard, dans Une saison à Rihata[2], l'écrivain revient sur ce problème de la rencontre impossible entre l'Afrique et une Antillaise. Bien qu'elle soit l'épouse d'un « enfant du pays », donc susceptible d'un désir d'intégration plus affirmé, Marie-Hélène ne réussit guère mieux que la coopérante-aventurière du premier roman. [PAGE 82] Toujours la même désillusion amère dans un monde déprimant. Toujours le même présent oppressant.

« En tant qu'Antillaise », déclare Maryse Condé dans une récente interview, « je n'ai pas un pays précis au nom duquel m'exprimer ». Mais, malgré cette identité impossible, il faut croire que l'Afrique constitue pour elle une hantise permanente. Puisque renier est inimaginable et rompre difficile, à défaut de se retrouver dans le présent, on peut encore, sans illusion toutefois, explorer le passé. Et pourquoi toujours se soucier de l'aboutissement ? La quête vaut par elle-même, même si elle est cause de tourments. Sans aboutissement, elle reste néanmoins appropriation. Une appropriation métaphorique en somme. C'est, me semble-t-il, la signification profonde qu'il faut donner à Ségou qui n'est point, comme je crains qu'on le dira trop hâtivement, une célébration du passé et de l'authenticité africaine.

Lorsqu'on aborde ce troisième roman de Maryse Condé, on s'imagine à peine le voyage auquel il nous convie. Ségou n'est en fait dans la structure spatiale de l'œuvre que l'un des quatre cercles concentriques (le second en grandeur) où se déploie le récit – le plus petit étant la concession d'une famille ségovienne, et les deux autres l'Afrique et le monde – et qui s'influencent réciproquement.

La vie à Ségou à la fin du XVIIIe siècle et la décadence de ce royaume animiste face à la poussée de l'islam, tel est le sujet. Au cœur de celui-ci, Dousika Traoré, noble bambara proche du pouvoir royal, et sa famille dont l'assurance altière fondée sur le passé et la tradition ainsi que la paisible confiance en la pérennité se trouvent progressivement ébranlées, à l'image de la cité extrêmement fragile et vulnérable derrière ses murailles de terre.

Si la déchéance et la mort de Dousika Traoré annoncent déjà le double cataclysme familial et social que décrit le livre, c'est à travers les destins tourmentés et tragiques de ses quatre fils que nous prenons la mesure de l'éclatement de Ségou et en saisissons les fondements et le sens.

Très tôt séduit par l'islam, Tiekoro, le premier, quitte Ségou en compagnie de son demi-frère Siga. Après un séjour à Tombouctou et à Djenné, il revient au pays où il ne tarde pas à devenir un illustre propagateur de la [PAGE 83] nouvelle foi, avant d'être condamné pour trahison et exécuté.

Naba, son frère « même père-même mère », disparaît au cours d'une expédition de chasse. Nous le retrouvons comme esclave à Gorée, puis au Brésil où la mort le surprend alors même que sa femme Romana et lui se préparent à racheter leur liberté et à retourner en Afrique avec leurs enfants.

Quant à Siga, il mène contrairement à son projet initial une vie aventureuse à Tombouctou et à Fez au Maroc d'où il regagne Ségou pour connaître la désillusion et vivre jusque dans sa chair les moments les plus tragiques de l'effondrement de sa famille et de son pays.

Enfin, Molobali, farouche adversaire de l'islam, fuit Ségou par la force des choses et nous mène à Kong, Salaga, Kumassi, Cape Coast, Porto-Novo, Ouidah où il rencontre et épouse chrétiennement Romana, la veuve de son demi-frère Naba. Répondant à l'irrésistible appel du terroir, il s'engage sur le chemin du retour mais ne dépasse pas Abomey où il est emporté par une épidémie de variole après un séjour dans les geôles de Guézo d'où on le tira plus mort que vivant.

Il apparaît donc – et c'est là tout le pathétique du roman – que ces personnages (et les autres) ne sont que les jouets et les victimes de la fatalité qui oriente le cours d'une tragédie souvent insoupçonnée et dont nul n'est en mesure de saisir les ressorts. Les petits-fils de Dousika Traoré n'auront d'autre choix que de se soumettre aux exigences du sort et de l'époque comme Eucharistus, fils de Naba et de Romana, que nous suivons de Ouidah à Lagos, puis en Sierra Leone et en Angleterre d'où il reviendra comme prêtre anglican pour christianiser et civiliser l'Afrique !

Ainsi le drame qui se joue à Ségou trouve son explication et son prolongement dans un cadre géographique plus vaste, dans un contexte historique plus large où la traite des Noirs et la guerre sainte constituent des éléments déterminants mais où se profile aussi la fin de l'Afrique des empires face à l'expansionnisme hégémonique de l'Occident chrétien.

Si les grandes figures qui se dégagent de ce récit foisonnant et dense sont des hommes, les femmes n'en retiennent pas moins l'attention de Maryse Condé. Leurs [PAGE 84] statuts, leurs conditions de vie, leurs passions et leurs déboires fournissent les sujets des plus belles pages du roman.

Le lecteur sera impressionné par la grande maîtrise de la romancière, la finesse de son observation, l'ampleur et la richesse de sa documentation exploitée d'une manière si habile et en même temps si naturelle que partout elle semble évoluer dans un monde familier et pourtant complexe, nous y introduit en profondeur, avec presque toujours l'illusion d'une totale sympathie où réside le charme de la narration marquée par une forte fascination et une amertume contenue. L'œuvre réclame à tout instant du lecteur un investissement intégral de soi. Elle vous prend et vous remue sans cesse et la tête et le cœur et le corps. On en sort ravi et admiratif. Ségou est un grand roman et son auteur un écrivain parvenu à maturité.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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Georgette Toësca :
« Itinéraire et lieux communs, Poésie du Maghreb »
Paris, ACCT/Silex, 1983, 430 p., 120 FF

Depuis quelques années, la préparation des anthologies de littérature africaine connaît un remarquable essor. Tout se passe comme si chaque pays allait bientôt avoir son anthologie[3], pour mieux exposer sa littérature. Bien [PAGE 85] que l'effort des critiques pour mieux faire connaître les productions du continent soit tout à fait louable et légitime, on peut néanmoins se demander si certaines entreprises ne desservent pas plutôt la production de tel ou tel pays en l'isolant d'un ensemble auquel elle aurait dû/pu être intégrée.

Quoi qu'il en soit, l'anthologie que nous livre Georgette Toësca fait heureusement fi des barrières nationales et essaie de donner de la poésie de langue française des pays du Maghreb, une vision totale, à la fois verticale et horizontale. Sur l'axe vertical, on trouve, ordre alphabétique oblige, des poètes algériens, marocains et tunisiens. Horizontalement, l'ouvrage divise la création poétique des trois pays en deux grands mouvements : la génération de 1954, celle des poètes dits de la résistance, et la génération de 1964, celle des poètes dits de la libération. Un appendice qui s'apparente à un troisième mouvement et qui est consacré à la poésie populaire algérienne, arabe, berbère et à la poésie populaire marocaine complète l'ouvrage.

Les caractéristiques de chaque mouvement auraient sans doute gagné à être mieux définies. En effet, Toësca nous laisse un peu sur notre faim dans son essai de périodisation qui ne donne pas les particularités de l'écriture poétique dans chacun des pays concernés, à chacune des périodes retenues. Les éléments bio-bibliographiques qui précèdent les échantillons des poètes inclus sont cependant remarquables dans leur minutie et dans l'éclairage qu'ils donnent de l'œuvre de l'auteur.

L'anthologie de Toësca ne manquera pas de poser à nouveau dans le Maghreb le problème de l'identité culturelle. Au moment où la culture nationale semble se définir, au Maroc, en Algérie, par son degré d'arabité, l'avenir de la création culturelle en langue française est on ne peut plus problématique. Au Maroc par exemple, peu d'enfants, en dehors des bien-nés qui fréquentent les établissements des Missions Culturelles françaises, lisent et/ou écrivent couramment le français à la fin de leurs études secondaires. La littérature maghrébine de langue française est-elle donc une littérature excentrée, faite pour une consommation étrangère, en attendant sa mort inéluctable ? Georgette Toësca demeure, elle, optimiste : « Quelles que soient les opinions en la matière, conclut [PAGE 86] elle, il est indéniable qu'elle [la littérature maghrébine de langue française] existe et en tant que manifestation d'une pensée humaine elle mérite pleinement une considération sérieuse » (p. 419).

Itinéraires et lieux communs rend parfaitement compte de la diversité et de la richesse de la création poétique en Afrique du Nord. En plus d'une écriture qui s'enfonce dans le terroir natal ou témoigne des luttes que mènent nombre d'écrivains du Tiers-Monde, la poésie du Maghreb est aussi une poésie éclatée, sensible aux « infinis contrastes, paradoxes et sautes d'humeur » (p. 11) du « continent» brun.

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Martine Bauer /Paul Dakeyo : « Poésie d'un continent »
Paris, Silex, 1983, 544 p., 180 FF

Ambroise KOM

Contrairement à l'ouvrage de Toësca qui se présente comme un manuel et comme un instrument de travail fort bien charpenté, Poésie d'un continent de Bauer et Dakeyo est un ouvrage délibérément partisan : « Dans cette anthologie, écrivent les auteurs, ne figureront pas les poètes conservateurs, qui ont tiré leur inspiration, en des temps aujourd'hui révolus, d'une hypothétique lutte des races » (p. 8). Plus loin, ils ajoutent : « Dans cette anthologie, ne figureront pas les poètes nationalistes, qui chantent les qualités uniques de leurs pays, entretiennent aux dépens des autres des rapports privilégiés avec l'impérialisme » (p. 13). Et enfin : « Dans cette anthologie, ne figureront pas les poètes élitistes, qui, cantonnés dans une aristocratie du verbe, garde précieusement leur talent à l'écart des courants et des besoins populaires » (p. 16).

L'ouvrage se propose, on le voit, de servir de médium aux poètes qui, vivant en exil ou dans leur pays d'origine, peuvent être considérés « comme les porte-parole de ceux qui ne possèdent pas l'écriture, issus des mêmes situations [PAGE 87] politiques et rendant compte d'un même état social » (p. 20).

Les jeux sont clairs et l'enjeu de taille. Résultat : un chapelet de 105 poètes originaires de 27 pays du continent africain au sens le plus large. L'Afrique du Nord, l'Afrique australe, l'Afrique occidentale, l'Afrique équatoriale, l'Afrique orientale et les îles qui environnent le continent (Madagascar, Cap-Vert, Maurice, La Réunion) sont toutes représentées. Anglophones, lusophones (systématiquement traduits) et francophones; Blancs, Noirs et Bruns se côtoient dans une immense symphonie pour faire entendre la voix des sans-voix.

D'aucuns contesteront la littérarité de certaines pièces et mettront même en question la raison d'être d'une anthologie consacrée exclusivement à la poésie africaine d'inspiration politique. Bauer et Dakeyo sortent du ghetto dans lequel les enferme l'establishment de l'édition des poètes inédits ou qui s'étaient jusque-là contentés de quelques publications dans les journaux et/ou des revues. De ce point de vue, l'entreprise de Bauer et Dakeyo, ce n'est pas un mince mérite, devrait apporter aux jeunes talents un encouragement certain.

On regrettera cependant que l'ouvrage, tel que conçu, se prête mal à une utilisation pédagogique, je veux dire scolaire ou même universitaire. Deux raisons à cela : l'exclusion systématique des poètes peu/non militants ne permet pas de donner à des lecteurs peu avertis une idée d'ensemble de la poésie du continent. Les auteurs de l'anthologie semblent d'ailleurs fort conscients des limites de leur travail; car si Poésie d'un continent peut servir d'ouvrage de référence à tous ceux qui luttent, à tous les mouvements de libération en quête de textes pour fouetter l'ardeur de leurs militants – soit dit en passant l'Afrique du Sud emporte, et de loin, la palme du nombre de poètes représentés par pays –, il n'en reste pas moins que le volume qui est, il faut le souligner, une somme sans précédent dans l'histoire de la littérature africaine, en donne néanmoins une vision trop parti/ale/elle. N'aurait-il pas été préférable d'établir une anthologie comportant deux ou trois parties et faisant ressortir les diverse tendances qui caractérisent l'écriture poétique du continent ? Une fois de plus, Poésie d'un continent, et c'est la deuxième raison de son caractère ascolaire, n'est pas une [PAGE 88] anthologie critique au sens où l'est Itinéraires et lieux communs par exemple.

Aucun ordre ne nous est proposé dans la présentation des textes. Les poèmes ne sont groupés ni par thèmes, ni par pays, ni par régions, ni même par ordre alphabétique. Les références des textes reproduits, lorsqu'il s'agit des extraits déjà publiés ailleurs, ne sont pas données. On se contente presque toujours de l'indication rapide de la maison d'édition ou du nom de la revue. En dehors de l'introduction générale, les introductions se rapportant aux diverses sections – « Afrique anglophone et francophone » (p. 24); « Poésie de l'Afrique du Sud » (p. 32); « L'Afrique du Nord » (p. 39); « L'Afrique lusophone » (p. 47) – auraient dû précéder immédiatement les poètes choisis dans ces langues et/ou ces régions. Du reste, l'ordre d'apparition des textes introductifs est plutôt fantaisiste. Pourquoi l'essai des pages 51-52 sur la poésie orale ? L'essai de N. Tidjani-Serpos (pp. 53-65), le manifeste Silex (pp. 60-77) sont intéressants en soi mais l'on ne voit pas très bien quelle est leur fonction dans l'ensemble du volume.

Bref, Poésie d'un continent est une initiative heureuse mais le produit tient du hâtif et de l'inachevé. Nul doute que les Editions Silex qui font montre d'une vigueur insoupçonnée, proposeront dans une réédition éventuelle du volume, un travail mieux organisé.

Ambroise KOM

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« En attendant les Barbares »
(Waiting for the Barbarians)

M. NAUMANN

J.M. Coetzee, Waiting for the Barbarians, Penguin, Londres, 1982. Nazim Hikmet, La Grande Humanité, Anthologie, Temps Actuels, Paris, 1982, p. 324.

Résumé en anglais : This article tries to define adapted goals of approach for readers of Coetzee's Waiting for the Barbarians, [PAGE 89] through a study of time and space in the novel, speech and hero. The author tries to show how the novel reflects the problems of the white South-African opponents to the regime of Apartheid and the importance of such a research when the West is so tempted to overcome the present world depression by a restauration of its most conservative ideologies and agressive attitudes.

Au moment où, pris dans la crise, l'Occident est tenté de retrouver ses vieux démons (les valeurs réaganiennes) plutôt que de faire des choix révolutionnaires (la vague de 1968 est brisée), où une véritable offensive idéologique mondiale se dessine, où l'on voit paraître des best-sellers qui donnent une image glorieuse de la colonisation et de ses pires créatures (le zamindar par ex.) et tentent sous l'exotisme et l'épopée de travestir l'histoire, au moment où l'on déculpabilise l'occidental (Le Sanglot de l'Homme blanc) alors qu'il s'agit moins de faire son mea culpa que de déterminer à l'aide des voix du tiers-monde qui nous critiquent, quelles sont les racines du mal, où se situe ce cancer qui menace toute notre culture, qui en est issu, et qu'il faut tuer au prix d'une révolution culturelle, en ce moment de choix (tel est le sens étymologique du mot crise), lire, méditer (et traduire pour le public français) le roman de J.M. Coetzee, Waiting for the Barbarians, lié à une excroissance de l'Occident qui nous met en cause en tant que conséquence ultime mais fidèle de nos civilisations, devient un devoir.

Mais notre lecture serait encore trop étroitement occidentale si nous nous contentions du simple point de vue de l'auteur et ne posions pas le problème dans une perspective plus large, celle de la lutte du peuple d'Azanie, par rapport à laquelle devrait finalement se situer la dissidence des Sud-Africains blancs.

Le roman, genre de l'anomie, de la quête, convient certes à ce mouvement minoritaire dans sa communauté, décrié, manipulé (il y a toujours un Sud-Africain pour montrer qu'il a lu Brink et que son pays respecte les « libertés »), mais courageux, interpellé par le christianisme, l'humanisme, la lutte des Azaniens, le malaise d'une société où toute relation devient inhumaine (le thème de Nadine Gordimer), et qui va au-delà des critiques bourgeoises adressées à un système « coûteux, irrationnel, suicidaire », [PAGE 90] telles que les formulent certains hommes d'affaires (et non des moindres) de ce pays.

Le roman exprime une problématique dans un espace-temps (le chronotope de Bakhtine), une distanciation face aux discours et le devenir exemplaire d'un héros. Cette nature le met en opposition aux arguments idéologiques ou « politiques » étroits, même si le milieu qui produit l'œuvre est fort semblable à celui qui avance l'argumentation.

I. Le chronotope :

Plusieurs espace-temps s'affrontent dans Waiting for the Barbarians :

– L'empire, ses services de sécurité, l'opulence du centre, mais aussi peut-être, une rigueur policière aveugle née de la conscience que le temps d'un empire est marqué par trois moments : essor, zénith, décadence. Les « barbares » de la périphérie sont comme les garants de cette dernière phase. On songe bien sûr à Rome qui symbolise si admirablement l'occident tant chez Spencer que chez Césaire. Le mythe de l'empire universel sert donc le projet de l'auteur.

– les avant-postes de l'empire sont décalés par rapport à cet espace-temps car soumis à une existence monotone, sensibles aux cycles de la nature (hiver dur et été torride). Le héros va du bureau à sa demeure en passant parfois par le lit d'une jeune prostituée. On pense ici au roman colonial;

– le monde des barbares, au-delà d'un lac qui se salinise (image de progressive dégradation), est fait de déserts et de montagnes, il est dur, impitoyable. Son aspect immuable symbolise la force de résistance, l'endurance de ce peuple qui, à travers d'indicibles souffrances, conserve la certitude de survivre à l'empire.

L'usure de l'empire profitera aux barbares. L'usure du héros et de ses certitudes vis-à-vis de l'empire, symbolisée par le chronotope de son milieu de vie démoralisant, en fera un dissident. [PAGE 91]

II. Les discours :

L'empire parle selon la logique des idéologies de la sécurité nationale par l'intermédiaire d'un policier bureaucrate dont les yeux sont dissimulés par des lunettes aux reflets métalliques. L'idéologie prime sur l'expérience et le pragmatisme des avant-postes qui ont du mal à croire à l'imminence d'une révolte généralisée des barbares.

Ceux-ci ne parlent guère. La torture leur arrache des informations qui sont peut-être simplement ce que l'esprit d'un tortionnaire juge conforme à ses obsessions. La jeune fille que le héros recueille est partiellement aveugle, de façon significative, elle ne perçoit ce dissident et ce « bienfaiteur » qu'à la périphérie de son champ de vision. La non conclusion de leurs relations sexuelles symbolise aussi l'ambiguïté de leur rencontre. Elle parlera pour s'en plaindre mais trop tard. Un autre barbare prendra la parole pour marchander sans vergogne face à ce représentant de l'empire dont les motifs restent obscurs. Le discours des nomades est donc décrit du point de vue du narrateur-héros et de ce fait il est largement supposé et mystérieux. La relation de la dissidence au peuple Azanien en lutte ne doit pas être idéalisée et l'auteur est parfaitement conscient des causes de cette ambiguïté et des responsabilités de cette situation.

Le héros-narrateur dit la monotonie de sa vie, l'usure des certitudes que la jeunesse et le confort de la capitale préservaient jadis, ses doutes, ses rêves où il tente sans succès de percevoir le visage d'une petite fille dans la neige. Il cherche, sa mémoire veut percer le passé (les signes indéchiffrables qu'il glane dans de vieilles ruines abandonnées), retrouver les visages, il tente de s'informer des tortures subies par les pêcheurs et nomades. Une lancinante culpabilité l'habite. Il ne partage pas la psychose des fonctionnaires de la capitale vis-à-vis des barbares, il est pragmatique. Son discours-confession est une dérive par rapport à l'idéologie officielle. Ses motifs sont plus négatifs que positifs, mais il sera emporté vers un acte de défi par la psychose policière des services de sécurité prompts à assimiler doute et subversion en faveur de l'ennemi. [PAGE 92]

III. Le héros :

Opposant « fabriqué » par une société inhumaine, humilié, errant dans un monde que gagne la panique face aux barbares, il reste décentré par rapport aux forces qui font l'histoire et il entre dans un hiver d'incertitudes, peut être uniquement conforté par l'impression de soulagement qui l'a saisi au moment de son arrestation. Le héros « superflu » du roman de crise conserve chez les meilleurs romanciers (G. Greene par ex.) une dimension de protestation qui signifie que le rapport à la totalité du processus historique n'est pas rompu même s'il ne survit que de façon ténue, abstraite, limite. En ce sens, ce roman peut être l'occasion pour le lecteur occidental de mettre à nu les ambiguïtés de son rapport à l'autre et pour le lecteur du tiers-monde d'évaluer le chemin que ses alliés ( ?) occidentaux ont encore à accomplir s'il juge non négligeable leur participation au processus de libération. Lui-même est aussi un homme problématique face à son peuple et en dernier ressort nous sommes tous sous le regard de « la grande humanité », celle qui voyage en troisième classe, marche sur les routes, meurt à quarante ans, ne possède ni pain ni ombre et n'a que son espoir.

La littérature Africaine de son côté ne s'est pas toujours spécifiquement définie comme littérature écrite par des Africains noirs, mais le plus souvent comme parole authentique sur le devenir historique dramatique d'un continent spolié. Les écrivains angolais de souche portugaise ou Nadine Gordimer que Chinua Achebe a citée en exemple sont peut être les pionniers d'un monde nouveau à la fois universel et totalement ouvert à la différence.

M. NAUMMAN
Prof. à Niamey
B.P. 529, Niamey, Niger

[PAGE 93]

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« L'anté-peuple »
de Soni Labou Tansi[4]

Thomas MPOYI-BUATU

Le troisième roman de Labou Tansi tire vers une certaine forme concrète la fastueuse fable qu'était La vie et demie, son premier roman.

La fable est le mode d'expression qui, s'inspirant du réel, s'en échappe pour mieux en faire ressortir l'enjeu. Et l'enjeu de la fable est toujours la société humaine prise comme telle, c'est-à-dire que la matière de son existence se définit comme une alchimie où les composants ne sont rien d'autre que des esquisses de jeux relationnels à base essentiellement hiérarchique. L'existence, prise en elle-même, apparaissant comme le composant ou l'élément le moins bien pourvu !

D'où le fait que la rupture ne peut pas être totale entre l'irruption dans le concret social et la dimension « fabuleuse » ou mythique !

Même si Sony avait déjà prévenu du contraire dans l'« Avertissement » qu'il avait placé en ouverture de La vie et demie, en donnant la précision suivante : « Le jour où me sera donnée l'occasion de parler d'un quelconque aujourd'hui, je ne passerai pas par mille chemins, en tout cas pas par un chemin aussi tortueux que la fable. »

Avec L'anté-peuple, le chemin, en apparence, semble plus limpide que celui de la fable.

Qu'on en juge !

Nitu Dadou (ou Dadu), trente-neuf ans, est directeur-adjoint d'une école normale de filles à Lemba-Nord, à Kinshasa.

C'est un ancien de Lovanium (université catholique et coloniale). Il fut un partisan de Lumumba et accessoirement un footballeur de renom. Il a une femme (qu'il a épousée pour faire comme tout le monde) et deux enfants (parce qu'on ne peut pas faire autrement qu'avoir [PAGE 94] des enfants dans ce pays). Bref, c'est un citoyen respectable et vertueux (on aime la vertu dans ce pays), un citoyen exemplaire. Il est d'autant plus convaincu de sa conduite irréprochable qu'il juge que la société où il vit est « moche ». D'où son nom de M. Moche que le filles lui donnèrent en cachette, « à cause des abus qu'il faisait de ce pauvre mot ». Il se trouve que Dadou est un beau mâle. Et les filles, à l'école, ne se privent pas de rêver de lui, Yavelde la première. Mais comment un directeur comme lui pourrait-il être amoureux d'une gamine ? Voyant dans cette attirance de la fille pour lui comme un écho du diable, il fait tout pour ne pas succomber en recourant à l'alcool, lui jadis si sobre. Il devient fanatique des « doses ».

Mais Yavelde se suicide et laisse une lettre accusant Dadou d'être à l'origine de sa mort. Dadou l'aurait empoisonnée dans l'intention de la faire avorter de leur enfant.

Le pays aimant la vertu, et Dadou l'ayant perdue, ton le monde se retourne contre lui. Il est jeté en prison. Une foule vengeresse saccage sa maison et piétine ses deux enfants. Sa femme se suicide à son tour.

Dadou est sauvé in extremis par Yealdara, une cousine de Yavelde, qui était loin d'être une gamine. C'est un femme de tête, entreprenante et beaucoup plus amoureuse de Dadou que ne l'était Yavelde. Elle réussira à le faire évader de prison et à le faire passer de l'autre côté du fleuve, en Angola. Dadou y trouve auprès de pêcheurs une certaine hospitalité, en même temps qu'il recouvre ses esprits.

Mais sa tranquillité sera de nouveau mise à l'épreuve. Là, comme ailleurs, nulle paix civile n'est possible. « C'est partout le bouchon, dit-il. Et ça me fait marrer qu'on parle des minorités blanches, alors que toute l'Afrique est inondée de minorités noires. » De nouveau, il aura la vie sauve grâce à Yealdara, qui est venue le rejoindre en Angola. Ils s'engageront tous les deux dans le maquis parce que, estiment-ils, c'est là qu'est la seule possibilité de salut.

La volonté de parler d'aujourd'hui n'est pas absente de ce roman. « La vie et demie » opposait une hypothétique Katamalaise à une réelle puissance étrangère. [PAGE 95]

L'Etat honteux opposait le colonel Lopez à son « collègue d'en face ». Dans L'anté-peuple, les choses sont claires, le Zaïre s'oppose à l'Angola. Autrement dit, Sony est allé de l'affirmation d'un pouvoir politique absolu (La vie et demie) au constat d'un pouvoir idéologique réel (L'anté-peuple) ou plutôt au fonctionnement comme forme idéologique d'un pouvoir réel, en passant par un pouvoir se fortifiant par le truchement de la sexualité (L'Etat honteux).

Et chaque fois, cela s'effectue grâce à la métaphorisation d'un thème : le « sang » (La vie et demie), la « hernie » (L'Etat honteux) et la « mocherie » (L'anté-peuple).En même temps, ce sont les éléments qui contribuent à conférer à l'existence son côté liquide ou si l'on préfère sa plénitude existentielle. Or, c'est tout cela que nie la turbulence de la vie dans laquelle se noie Dadou.

Les « doses », de plus en plus fréquentes qu'il prend et dont il devient prisonnier donnent la mesure de la complexité de l'existence qu'il mène : le liquide intensifie la vie tout en la perturbant de fond en comble. Il ne reste peut-être que la grise liquidité du fleuve qui puisse être évoquée comme exemplaire. Seulement, le fleuve relie deux rives sur lesquelles se pratique de la même manière l'art de nier l'existence.

Dès lors Dadou peut affirmer : « C'est le pays où les choses sont les plus tendres du monde. Le ciel, le fleuve, l'herbe – tout est tendre. Mais c'est sur cette divine tendresse des choses que les hommes se tuent : ça déconne un peu de penser qu'on s'immole sur la fête des existences. »

Le liquide, le fleuve contiennent en eux-mêmes « la divine tendresse des choses ». L'épithète « divine » accolée à tendresse ne vient pas du tout ici comme un cheveu sur la soupe. Sony associe le liquide, et au-delà, la nature, à l'idée de Dieu. L'ensemble de ses romans fait le procès du Mal ou le plaidoyer d'un recours à Dieu (ou au Bien).

Ici, Dadou voit la « mocherie » partout. Les noms (Yavelde, Yaved ... ), la narration (on appelle Dadou « Monsieur le Directeur », d'une façon presque religieuse), la boue, la présence du Diable, tout semble s'inspirer d'une thématique religieuse.

Plus précisément, il y a des descriptions qui établissent [PAGE 96] un rapport entre la nature et Dieu comme celle-ci : « La nuit tombant. Les étoiles commençaient à se regrouper dans le ciel. Pure nature, sacrée nature, pensait Yealdara. Foutez tous les hommes en l'air et tout devient Dieu. »

La thématique religieuse confère toute sa richesse à l'œuvre de Sony Labou Tansi[5]. On n'est pas obligé, bien entendu, de le suivre dans cette voie. Mais c'est la sienne. Ici, c'est elle qui, semble-t-il, est susceptible d'expliquer le titre quelque peu énigmatique du roman : L'anté-peuple.

Celui-ci trouve un écho à la fin du roman lorsque le « Premier » abattu par Dadou, revient se confier en rêve à son remplaçant en lui disant : « Mon cher, cesse de déconner : le temps appartient au peuple et à Dieu. »

Ceci permet de risquer le rapprochement entre « Antéchrist » et « anté-peuple ». On sait que l'Apocalypse fait de l'Antéchrist l'ennemi du Christ, celui qui viendra prêcher une religion hostile à la sienne un peu avant la fin du monde. La similitude est frappante, mais avec cette différence qu'ici l'ennemi du peuple est abattu et que s'instaure un certain espoir comme si c'était une suite donnée aux prophéties d'un vieillard qu'avait rencontré Yealdara en Angola et qui affirmait : « Dans dix ou vingt ans, vous savez, nos enfants haïront le béret comme nous avons haï le colon. Et commencera la nouvelle décolonisation. La plus importante, la première révolution : le béret contre le cœur et le cerveau. Si ça peut venir, alors il n'y aura plus de fin. Il y aura le commencement. J'aime mieux le commencement. La haine sera passée. Le sang, la chair, le béret. On aura alors nos Marx, nos Lénine, nos Mao, nos Christ, nos Mahomet, nos Shakespeare, nos "nous-mêmes". »

C'est à cette part de « nous-mêmes » que s'attache Sony dans ses livres, de plus en plus construits (même si l'écriture n'y est pas toujours homogène) et dans lesquels il joue à se faire « peur » afin que l'espoir ne se perde pas totalement parce que seule la lutte fonde l'espoir.

Thomas Mpoyi-Buatu


[1] Paris, U.G.E., 10/18, 1976.

[2] Paris, Robert Laffont, collection « Chemins d'identité », 1981.

[3] Voir à ce propos : Jean-Baptiste Tati-Loutard, Anthologie de la littérature congolaise d'expression française, Yaoundé, Clé, 2e édition, 1977; Yves-Emmanuel Dogbé, Anthologie de la poésie togolaise, Le Mée-sur-Seine, Ed. Akpagnon, 1980; Paul Dakeyo, Poèmes de demain, anthologie de la poésie camerounaise, Paris, Silex, 1982; Evelyne F. Gonçalves, Poésie du Bénin, Paris, Silex, 1983; Koné, Lezou, Mlanhoro, Anthologie de la littérature ivoirienne, Abidjan CEDA, 1983.

[4] Ed. du Seuil. 1983.

[5] Cf. « La parenthèse de sang », in P.N.-P.A., no 33, mai-juin 1983.