© Peuples Noirs Peuples Africains no. 40 (1984) 64-80



« LES BOUTS DE BOIS DE DIEU »:
UNE SOLLICITATION REVOLUTIONNAIRE

Adiyi-Martin T. BESTMAN

A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification
Aimé Césaire

« L'homme colonisé qui écrit pour son peuple quand il utilise le passé doit le faire dans l'intention d'ouvrir l'avenir, d'inviter à l'action, de fonder l'espoir » (Frantz Fanon). Voilà la perspective qui semble motiver, orienter et moduler l'édification de certains des écrits de Sembène Ousmane dont la vie, selon Jeune Afrique, épouse « toutes les violences de l'histoire coloniale, avec ses blessures aliénantes, ses illusions et ses déceptions. » Pêcheur de la Haute-Casamance, maçon, ancien combattant, ouvrier-mécanicien, docker, militant syndicaliste, une double carrière féconde d'écrivain et de cinéaste.... curieux itinéraire que celui de l'auteur du Docker noir, une des voix les plus authentiques et par conséquent les plus bouleversantes déchirant les voiles d'une nuit opaque! Vu sa jeunesse pénétrée d'incertitudes, sa vie décousue et son niveau d'instruction très rudimentaire, rien ne permettait de prédire que le jeune homme d'humble origine qui est arrivé à Marseille, de son propre aveu, « presque analphabète », donnerait une orientation littéraire à ses ambitions ou deviendrait un phare de notre littérature révolutionnaire. Du prince du cinéma africain, Jeune Afrique (1966) disait encore, « ce violent, ce révolutionnaire, [PAGE 65] cet anarchiste-créateur porte insolemment plus de lauriers qu'un académicien ». Porteur de la mémoire collective, dépositaire et interprète des expériences du peuple dont il est issu et pour lequel il manifeste une vive allégeance, personnage sympathique, d'une étonnante vitalité et d'une prodigieuse volonté lucide, Sembène, dont l'œuvre tout entière, du Docker noir au Dernier de l'Empire, est obstinément sollicitée et informée par une vision révolutionnaire cohérente, tend tout son effort afin d'exorciser les agents des institutions qui déshumanisent l'homme. Et c'est surtout grâce à son troisième roman, ce véritable chef-d'œuvre de la littérature africaine écrit dans un élan de générosité, qu'il mérite le titre de « romancier du monde ouvrier noir » par excellence.

A bien des égards, Les Bouts de bois de Dieu, mise à nu du spectacle colonial délirant, protestation robuste contre l'infrahumanisation de la classe ouvrière, célébration de la rupture d'un cercle d'interdits, de résignation passive, d'humiliation, d'aliénation, abêtisation.... s'impose comme un modèle, comme le paradigme africain d'une littérature résolument militante[1]. Ce roman exemplaire nous permet de pénétrer au cœur même d'un monde tout de tensions et de crises, d'appréhender un univers où la misère hideuse est partout présente, féroce, impitoyable, assaillant « les Bouts de bois ». Tout au long de cette épopée frémissante de violence, Sembène Ousmane, générateur d'une aube merveilleuse, c'est-à-dire orageuse et libératrice, magnifie la vaillance exemplaire des démunis, des humiliés, des offensés miraculeusement promus au statut de héros positifs incarnant la volonté de résistance aux structures idéologiques qui sous-tendent le système capitaliste, voire même l'appareil colonial castrateur. Dominante idéologique régissant la conscience des êtres imaginaires, tourbillon d'événements et de personnages, orchestration de divers thèmes socio-politiques, tonalités graves, tragiques ou héroïques, foisonnement épique.... tout concourt, en définitive, à conférer à l'univers de ce [PAGE 66] roman polyphonique, des résonances éminemment humaines. A telle enseigne que plus de vingt ans après sa publication, la force, l'ampleur et l'éclat tout particuliers de cette œuvre crispée, empreinte de polémique, chargée du poids de la révolte et de l'espoir d'une collectivité, et qui du reste revêt une valeur d'initiation et de symbole ne cessent de nous frapper, de nous solliciter... (Le propre d'un grand texte n'est-ce pas de provoquer plusieurs lectures ?) Cette force étrange provient assurément de la rhétorique du roman, de l'épaisseur de la perspective narrative, d'un puissant souffle épique, d'un dynamisme irruptif, du fait que Sembène polarise son regard sur une problématique existentielle et investit du même coup la réalité désolante dont il s'inspire et qu'il interprète à travers le prisme d'une esthétique originale, d'une portée radicalement dynamique, idéologique, progressiste, c'est-à-dire révolutionnaire; car le lecteur avisé sait que la grève des cheminots du Dakar-Niger qui a effectivement eu lieu, n'y a pas réussi dans la réalité historique. Derrière cette réussite se profile alors la charge symbolique de la grève; la stratégie et le projet romanesques semblent donc révéler une double volonté : « inviter à l'action » et « fonder l'espoir ». La visée politique du romancier est d'emblée mobilisée par cette perspective fanonienne. Par ailleurs, la réalité microcosmique de cette œuvre qui est l'expression symbolique des mutations s'opérant au sein des sociétés africaines sous domination coloniale, se transforme et se transcende dès lors qu'elle préfigure, liminairement, une réalité extérieure élargie ou, plus précisément, continentale. On peut, en effet, considérer le combat résolu qui se déploie dans l'univers romanesque comme recelant une valeur anticipatrice, prophétique, annonciatrice de la victoire des revendicateurs de l'autonomie nationale. En d'autres termes, l'acte de grève et la volonté de combattre l'exploitation trouvent un prolongement, une harmonique, un aboutissement ultime dans les mouvements pour l'indépendance; la conjonction de ces deux réalités (la micro et la macro) donne au roman des résonances singulières. [PAGE 67]

UNE VOLONTE DE NEGATION : LE MILITANTISME SYNDICAL

Les Bouts de bois de Dieu, bilan des accents privilégiés qui tissent le roman colonial, est une parole tissée de déchirures, rebelle, irrécusable; mais c'est aussi, et plus encore, une parole inédite, inaugurale, une parole souveraine, une irruption de volonté victorieuse. Le symbolisme discret qui affleure au tout début de ce roman sillonné de violence, préfigure déjà l'irruption et la volonté de résistance opiniâtre des offensés :

    « Les derniers rayons du soleil filtraient entre les dentelures des nuages. Au couchant, des vagues de vapeurs se délayaient lentement tandis qu'au centre même de la voûte céleste – vaste lac indigo cerné de mauve – une tache rousse grandissait. Les toits, les mosquées hérissées de leur minaret, les grands arbres – flamboyants, fromagers, calcédrats –, les murs, le sol ocré, tout flambait. Brutalement lancé à travers le rideau de nuées, tel le trait lumineux d'un projecteur céleste, un rayon vint frapper de plein fouet la résidence du gouverneur dressé comme un pain de sucre blanc au sommet du Koulouba. »

C'est dire que pour la première fois dans l'univers du roman africain, les dépossédés redressent le front, se butent et opposent un « non » irréconciliable à leur chosification par « l'Autre » (le gouverneur représente « l'autre » ou la dictature politique et économique dans le texte précité). La prise de conscience lucide de l'état d'abêtisation que le système capitaliste fait subir aux travailleurs noirs[2] perce dans les propos que tient Fa Keita : ce modèle éthique de la non-violence observe avec amertume : « Nous avons notre métier, mais il ne nous rapporte pas ce qu'il devrait, on nous vole. Il n'a plus de différence entre nous et les bêtes tant nos salaires sont bas » (p. 24). L'indignation et la révolte qui habitent les opprimés sont formulées avec plus de netteté et de [PAGE 68] fermeté par Tiémoko qui instruit le procès du système d'exploitation en interrogeant des confrères avec angoisse :

    « C'est nous qui faisons le boulot, rugit-il, et c'est le même que celui des Blancs. Alors, pourquoi ont-ils le droit de gagner plus ? Parce qu'ils sont des Blancs ? Et quand ils sont malades, pourquoi sont-ils soignés et pourquoi nous et nos familles avons-nous le droit de crever ? Parce que nous sommes des Noirs ? En quoi un enfant blanc est-il supérieur à un enfant noir ? En quoi un ouvrier blanc est-il supérieur à un ouvrier noir ? On nous dit que nous avons les mêmes droits, mais ce sont des mensonges, rien que des mensonges! La machine que nous faisons marcher, la machine, elle, dit la vérité : elle ne connaît ni homme blanc, ni homme noir. Il ne sert à rien de contempler nos feuilles de paie et de dire que nos salaires sont insuffisants. Si nous voulons vivre décemment il faut lutter. »

Voilà lancé le mot d'ordre : « lutter ». Et nous voici devant le surgissement d'une conscience nouvelle dès lors que les écrasés s'érigent en juges de leurs écraseurs. Se dresser contre les structures coloniales aliénantes, récupérer une parole confisquée et, par voie de conséquence, une dignité bafouée en forçant la victoire : tout l'enjeu de la lutte est là. En définitive, le processus de cette poussée impérieuse est amorcé dès la décision de faire grève; cette volonté de grève – ultime revanche des exploités –, qui porte en elle la transformation d'une société spoliée, est sans équivoque.

Tout en nous permettant d'appréhender les injustices inhérentes au système colonial, Sembène Ousmane nous fait pénétrer un monde en transition. On voit bien comment il nous met en présence de révolutionnaires en formation, car au départ, les travailleurs lésés et aigris n'ont guère une pleine conscience de la portée singulière de leur geste; c'est au fur et à mesure que leur combat se prolonge et se durcit qu'ils se rendent compte, inéluctablement, de la dimension symbolique de leur action sociale. [PAGE 69] Mais n'anticipons pas, ouvrons plutôt le cahier des revendications génératrices de tant de conflits – à travail égal, salaire égal, revalorisation des salaires, allocations familiales, logements, congés annuels, retraites... Voire ! Quelle audace de la part de ces « sauvages » (le mot est de Dejean, le directeur de la Régie des chemins de fer qui reste imperméable aux doléances de ses employés; la même expression est répétée à maintes reprises : par un capitaine français à la page 186, par Isnard à la page 378 ... ) aux prises avec le drame de l'existence, que de revendiquer le même niveau de salaire que leurs homologues blancs faisant le même travail ! Ces ouvriers qui, à en croire Isnard, « ne savent même pas ce qui est bon pour eux » (p. 378), ont-ils donc perdu de vue que la disparité des salaires est impérieusement dictée par l'inégalité raciale ? Point n'est besoin de rappeler que racisme et colonialisme vont de pair. Encore faut-il toujours bien garder présent à l'esprit que, partout au monde, le complexe de supériorité structure et conditionne tyranniquement la hiérarchie des rapports entre Blancs et Noirs. Voilà pourquoi aux yeux des exploiteurs capitalistes pour qui être signifie écraser, humilier, piller..., la grève est perçue comme une gageure, comme un défi suprême et insolent lancé à une suprématie sans fissure, monolithique, éternelle, c'est-à-dire blanche. Que les personnages blancs qui proclament à outrance leur supériorité et qui s'enivrent de leur pouvoir illimité se montrent hostiles aux revendications des ouvriers, à cela quoi d'étonnant ?[3]. Car donner satisfaction aux Noirs considérés, d'après Isnard, « comme des enfants, souvent difficiles, mais somme toute assez maniables » (p. 236), n'est-ce pas ébranler l'arsenal des préjugés racistes séculaires sur lesquels s'édifie l'idéologie coloniale ? [PAGE 70] Victor n'y va pas par quatre chemins, qui souligne : « Tu sais que s'ils obtiennent satisfaction, nous sommes foutus » (p. 261). Quelle saisissante clairvoyance! C'est qu'en fait les personnages blancs ont peur; leur comportement est dicté par un mécanisme de défense. Quant à Dejean qui est rivé aux préjugés de sa classe et qui refuse de percevoir la grève comme un événement dans l'inexorable mouvement de l'Histoire, comme un conflit entre deux classes sociales, entre employeurs et employés, « agréer un compromis avec les ouvriers en grève ( ... ) (c'est) céder non à des travailleurs mais à des Nègres et cela Dejean ne le pouvait pas » (p. 280).

Faut-il le souligner ? – ce mépris que les colonisateurs affichent souverainement à l'égard du peuple colonisé a pour corollaire la transformation de l'Afrique, comme disait Aimé Césaire, en un « jouet sombre au carnaval des autres ». Tout donne à penser que ce même mépris donne droit à n'importe quel Blanc de tenir un discours insolent sur l'Afrique, le continent le plus vulnérable; prenons à témoin l'imposture de Victor, ce symbole de la démagogie coloniale :

    « Il y a vingt ans, il n'y avait rien qu'une brousse plate. Cette ville, c'est nous qui l'avons bâtie. Maintenant, ils ont des hôpitaux, des écoles, des trains, mais si jamais nous partons, ils sont foutus, il n'y aura plus rien, la brousse reprendra tout ! » (p.225).

N'est-ce pas là enfoncer une porte ouverte ? Eternel fardeau de l'homme blanc! Magnanimité admirable, mais, tous comptes faits, combien naïve et aberrante ! Il est évident que le prétendu développement de l'Afrique sert toujours d'alibi à l'asservissement, à la dépossession, aux brutalités concertées...; hier, il s'agissait de subir le poids du pouvoir colonial; aujourd'hui : l'arrogance et l'impertinence des « coopérants » et des « experts de l'assistance technique » (tous agents de l'impérialisme) et demain... : peut-être le bruit et la fureur de je ne sais quels négriers extra-terrestres. A l'encontre donc de ces bourreaux qui cherchent à légitimer leurs inhumanités envers le prolétariat noir en s'évertuant à répandre des fables [PAGE 71] prodigieuses, on peut affirmer que, hier comme aujourd'hui, l'Afrique, cette généreuse vache à lait, supporte douloureusement l'arrogance, l'hypocrisie et les abus occidentaux. La dévirilisation et le pillage du continent noir, de même que « le développement du sous-développement », profitent à qui ? Plus que jamais, la question mérite d'être posée, et... implacablement.

Oui, Les Bouts de bois de Dieu, dramatisation des rapports grinçants entre exploiteurs et exploités, expose le jeu de l'appareil colonial dans ce qu'il a de plus inhumain. Ce qui est en jeu dans le roman est donc plus qu'un problème d'augmentation de salaire : il s'agit de faire éclater la rigueur des interdits, de dénoncer un fait plus fondamental : l'idéologie coloniale de l'état marginal dans lequel ceux qui font grand cas de leur force ont plongé la masse déshéritée.

Intimement lié aux revendications salariales est le problème des carences dans le secteur du logement. Sembène, en dévoilant l'étendue de la misère nue, têtue, qui sévit dans le quartier ouvrier, rend bien compte de la réalité de l'univers colonial (les témoignages de plusieurs romanciers, dont Achebe, Beti, Kourouma, F. Oyono, Soyinka, etc. corroborent celui de Sembène). Ses descriptions en disent long sur les dissonances, les injustices, l'écart social qu'accuse également la disparité des salaires. Le contraste violent entre l'incertitude qui rôde dans le quartier populaire et la sécurité dans celui des privilégiés blancs (baptisé « le Vatican », est susceptible d'attiser l'indignation du lecteur un tant soit peu sympathique[4]. Dans les taudis, les Nègres marginalisés croupissent dans la prolifération de la misère, tandis que les résidences blanches respirent, suent et puent l'opulence. [PAGE 72]

Quoi conclure, sinon qu'aucun rapport de réciprocité ne lie ces deux espaces sociaux étanches; la couleur de la peau constitue un écran empêchant la cohabitation harmonieuse des deux races en présence, ou faut-il plutôt dire : des deux solitudes ? Cette aberration, soulignons-le encore, ne trouve sans doute sa justification que dans les préjugés racistes qui donnent un faux sentiment de sécurité et de supériorité aux Blancs. De cette situation à l'Apartheid, il n'y a qu'un pas vite franchi : écoutons cette voix hautaine, claironnante qui déclare péremptoirement : « Je me demande pourquoi les services d'hygiène ne refoulent pas ces gens-là à une vingtaine de kilomètres comme ça se fait en Afrique du Sud et au Congo belge » (p. 185). Vive la bantoustanisation! Vive la peau blanche! Ces quelques lumières que nous offre le spectacle de la dérision ou de la démence appelée « colonialisme pillard » (l'expression est de Césaire), permettent de mieux apprécier le bien-fondé de la révolte ouvrière, révolte longtemps contenue mais qui, devenue exacerbée, explose et s'amplifie jusqu'au paroxysme.

Aux yeux des ouvriers exploités, le paysage colonial constitue une négation de la dignité. D'où leur résistance spontanée. Cette négation de la domestication renverse donc la première formulée par « l'Autre » ou le Maître [PAGE 73] blanc. En voulant faire éclater la rigueur des interdits, les militants ouvriers se heurtent à un triple obstacle : l'invincible hydre qu'est la structure coloniale, la complicité entre ce système monstrueux et certains dirigeants africains sans vergogne, et enfin l'atavisme et les compromissions de quelques grévistes. Les lignes qui suivent vont porter sur ces considérations.

Au cours des épreuves de leur initiation virile, les grévistes ne reculent pas devant le chantage du patronat, ni devant les actes répressifs. Car la direction de la Régie met tout en œuvre en vue de mater l'action ouvrière; elle recourt à divers stratagèmes et mesures réactionnaires dans le dessein de briser le moral des femmes qui font bloc avec les cheminots. Mais rien ne peut dissoudre la fraternité du combat. Car à mesure que le patronat durcit sa position, la résistance s'accentue et les événements prennent un tour brutal. De sorte que, dans cet univers trouble, l'incertitude effroyable devient reine et pèse de tout son poids sur villes et personnages. Parfois, une sensation de tourbillon nous saisit. Quelques exemples suffisent : à Thiès, les forces de la répression interviennent brutalement : désarroi, frissons, deuil et épouvante sont vite semés. Le même spectacle de cauchemar se répand à Dakar. Toujours est-il que les employeurs font montre d'intransigeance : au lieu d'engager le dialogue, ils préfèrent « créer un syndicat concurrent », ou encore, « acheter les principaux dirigeants » de la grève. Diviser pour régner – vieille tactique chère aux colonialistes! Dejean, le directeur rebelle à la mutation sociale en plein essor, ne déclare-t-il pas impunément qu'il peut acheter tous les Nègres ? (p. 61).

C'est ainsi que, dans un effort désespéré, Isnard, le contremaître, qui s'est toujours montré intraitable envers les Noirs, devient soudain affable et offre trois millions de francs CFA à Doudou. Geste bouleversant de générosité ! Le caractère insolite de cette offre étonne Doudou; au lieu de succomber aux séductions du renard, il a le courage de le repousser en déclarant superbement : « je préfère rester nègre, car les trois millions ne pourront pas me blanchir » (p. 236). Isnard est démasqué, pris au filet dès lors que son plan est déjoué. Cette situation met à jour l'hypocrisie du contremaître : sa tactique [PAGE 74] s'étant avérée vaine, il révèle son vrai visage – brutal et impitoyable –, qui se dessine et se précise dans les injures qu'il profère à l'endroit de Doudou : « Salaud, sale bougnoul, tu me paieras ça! » (p. 238). Le geste de Doudou souligne un fait : les grévistes ne se laisseront pas manipuler. N'est-ce pas là le secret de leur victoire ? Et la victoire de Doudou, ne préfigure-t-elle pas celle des ouvriers ?

Ajoutons que tout en déployant leur appareil de peur et d'intimidation, les employeurs sollicitent la collusion des dirigeants africains. Décidément, toutes les manœuvres sont bonnes pour résorber l'élan révolutionnaire. Mabigué et son maître, le chef religieux de Dakar, incarnent les collaborateurs africains. Les agissements réactionnaires de ces deux personnages qui se livrent à une campagne de démoralisation des militants sont secrètement commandés par les exploiteurs blancs. On le voit bien, la religion devient vite l'alliée de l'administration coloniale. A ce propos, Fanon disait : « L'Eglise aux colonies est une Eglise d'étrangers. Elle n'appelle pas l'homme colonisé dans la voie de Dieu, mais bien dans la voie du maître, dans la voie de l'oppresseur » (Les Damnés de la terre, p. 34). Par ailleurs, selon le guide spirituel de Dakar, la révolte populaire est d'inspiration communiste; même son de cloche chez Dejean qui affirme que les ouvriers sont « menés par des bolcheviques » (p. 281). Il va sans dire que, dans les colonies, les Maîtres voient toujours le spectre du communisme derrière les mouvements nationalistes; plusieurs romans africains évoquent ce phénomène.

UNE VOLONTE DE RESISTANCE : L'EXALTATION DE L'HEROISME DES FEMMES

Les mensonges délibérément propagés par les dirigeants africains qui pactisent avec les Blancs n'atteignent pas les buts visés; bien plutôt, ils aiguisent la lucidité critique des grévistes. A témoins ces paroles cinglantes de Ramatoulaye qui fait tomber le masque que portent les alliés du patronat : « Ces gens-là ne sont ni des parents, ni des amis, ils sont prêts à lécher le derrière des [PAGE 75] toubabs pour avoir des médailles, tout le monde le sait » (p. 198).

La poussée critique de Sembène perce derrière l'écran de Ramatoulaye[5]; celle-ci contribue largement au dynamisme de l'action qui se déroule à Dakar; le merveilleux coup d'audace dont elle fait preuve force le respect; la violence de sa lutte avec « Vendredi », le bélier de Mabigué, cristallise sa volonté de résistance à l'oppression. On sait que Ramatoulaye a maille à partir avec son frère Mabigué qu'elle accuse d'être de mèche avec les oppresseurs étrangers, et, en outre, de s'être approprié ou d'avoir « volé le lotissement » appartenant à leur famille (p. 83). Et voilà que « Vendredi », que son maître engraisse « aux frais des voisins », démolit l'espoir des femmes en mangeant le peu de nourriture qu'elles ont. Et voilà que soudain, la colère fait irruption chez Ramatoulaye qui égorge « le bélier terreur des ménagères » (pp. 81-82). A travers cet épisode qui prend l'allure d'un combat épique, se profilent quelques nuances symboliques de l'œuvre. La victoire que remporte Ramatoulaye symbolise la victoire des opprimés sur leurs oppresseurs, dans la mesure où le Bélier devient le substitut de Mabigué, dans la mesure où la bête incarne l'oppression au même titre que l'homme. Réduisons le renversement de ces rapports de forces à ce carré herméneutique :

[PAGE 76]

Il est à noter que Mabigué qui est toujours tiré à quatre épingles, éprouve une certaine fierté à se promener avec son bélier dont la toison est « soigneusement entretenue » (p. 82); remarquons aussi que Mabigué est gros et gras comme « Vendredi » qu'on a châtré « pour le rendre plu gras » (p. 82); précisons, enfin, que la castration de la bête est symbolique de l'impuissance de Mabigué à l'égard de l'appareil colonial castrateur dont il est cependant complice afin de s'engraisser aux dépens de la masse.

Il convient de souligner, par ailleurs, que c'est par l'intermédiaire de Ramatoulaye (nom qui signifie « bénédiction ») que la Providence apporte ses bontés aux femmes acculées au dénuement; « Vendredi » symbolise dés lors, l'offrande sacrificielle nécessaire à l'apaisement de la faim devenue une angoisse obsédante. Le nom donné au bélier s'avère significatif à la lumière du fait que Vendredi, l'équivalent du dimanche des chrétiens, est le jour sacré des musulmans. On peut conclure donc que cet épisode privilégié de l'égorgement de « Vendredi est une transformation positive des propos ironiques qu'a proférés Mabigué à l'endroit de Ramatoulaye depuis la page 81 : « Les desseins de la Providence sont immenses. »

La grève remplit une fonction heuristique en ce sens qu'elle permet aux personnages de se découvrir. C'est le cas des femmes militantes de Thiès et de Dakar qui nous apparaissent sous un jour nouveau; c'est singulièrement le cas de Ramatoulaye qui, poussée à la limite de sa patience, subit une métamorphose à tel point qu'elle s'étonne, comme tout le monde d'ailleurs, de son jaillissement de violence; lors de sa lutte avec le bélier, sa passivité de naguère se transforme en audace insoupçonnée et grâce à ce combat, le lecteur pénètre insensiblement dans les couches les plus profondes et les plus inattendues de cette femme symbolisant les femmes militantes. Notons, en passant, que le geste de Ramatoulaye, fulgurant feu d'artifice, génère les harmoniques qui germent à Dakar.

Si les ouvriers et leurs épouses incoercibles se forgent une « force neuve » et une « volonté nouvelle », c'est qu'ils sont en proie aux déchirures; s'ils mènent un combat inlassable contre leurs bourreaux en dépit des drames, [PAGE 77] des privations et des humiliations subies, c'est qu'ils sont animés par l'espoir et « la foi en l'avenir » (p. 321), forces nécessaires à la pulsion révolutionnaire. L'étonnant, c'est que cette résistance inattendue ébranle peu à peu la confiance allègre des employeurs jusque-là inflexibles, récalcitrants... Néanmoins, le premier dialogue qu'ils accordent aux grévistes, à la suite de l'échec des tentatives de corruption et d'intimidation, n'est qu'un dialogue de façade, car la question des revendications semble tranchée d'avance : les allocations familiales – problème têtu – devraient être écartées (sans doute sous le couvert de la polygamie), bref, il faut que les demandes soient allégées. Les grévistes opposent un acte de refus aux propositions faites par la direction. Et pour envenimer les rapports déjà tendus entre employeurs et employés, lors des négociations orageuses, Dejean, cédant à un accès de colère, outré par le fait que les Nègres osent vouloir négocier leurs termes d'emploi, gifle Bakayoko. Que le Maître absolu fasse une démonstration de ses droits inaliénables sur l'esclave, rien de curieux à cela :

    « Lui, Dejean, n'était pas un employeur, il exerçait une fonction qui reposait sur des bases naturelles, le droit à l'autorité absolue sur des êtres dont la couleur de leur peau faisait non des subordonnés avec qui l'on peut discuter, mais des hommes d'une autre condition, inférieure, vouée à l'obéissance sans conditions » (pp. 274-275).

Si toutefois les syndicalistes épouvantés interviennent, c'est pour défendre à Bakayoko de faire un geste qui risquerait de compromettre leur cause. Telle était la rigueur de la réalité coloniale : prendre sa revanche sur un Blanc était frappé d'interdit (Oumar Faye de O pays, mon beau peuple! paiera de sa vie pour avoir violé ce tabou).

Les pourparlers ayant abouti à l'impasse, il revient aux femmes qui font corps avec les cheminots de mobiliser leur dynamisme révolutionnaire afin de désamorcer la situation bloquée.

Tout au long de ce roman palpitant de rebondissements inattendus. Sembène Ousmane exalte l'héroïsme des personnages [PAGE 78] féminins, il célèbre leur combativité et leur admirable capacité de résistance à la souffrance, aux contraintes, à l'oppression...[6]. A travers cette célébration de l'héroïsme se perçoit, sans doute, le souci fondamental du romancier de réhabiliter la femme qu'il présente comme porteuse d'espoir. Si bien que les idées reçues sur la femme africaine s'écroulent et font place à des idées éminemment révolutionnaires. Ainsi s'inaugurent l'édification et l'avènement d'une société progressiste. Encore faut-il souligner que c'est la grève qui enfante ces femmes intrépides en les aidant à se révéler à elles-mêmes, à découvrir leurs potentialités cachées.

Dans cette perspective, la marche épique des femmes (action qui s'avère indispensable au dénouement, c'est-à-dire à la « victoire finale ») est un événement inédit. Lorsque les femmes-lionnes, avec Penda en tête[7], se transforment en marée tumultueuse et roulent de Thiès à Dakar, rien ne les désarme; modèles de vaillance, elles demeurent inébranlables même devant l'impressionnant spectacle de violence que déchaînent gendarmes, miliciens [PAGE 79] et soldats. En effet, d'épreuve en épreuve, elles se sont aguerries. A tel point que leur déploiement de volonté et de courage force l'admiration d'un personnage qui conclut : « Les pauvres, c'est mieux que des hommes! » (p. 326).

L'intervention des femmes s'avère donc décisive puisqu'elle mobilise la conscience de tous les travailleurs (un tirailleur fait cet aveu aux femmes : « Nous ne tirerons pas, car la dignité que vous revendiquez, c'est aussi la nôtre », pp. 376-377), et contribue à déclencher une grève générale qui risque de paralyser tout le pays. Par la force des choses, la direction de la Régie, acculée au mur, décide d'amorcer un nouveau dialogue avec les grévistes.

A travers cette lutte révolutionnaire, transparaît une des idées directrices de l'œuvre, à savoir : la rédemption repose sur l'action virile et la solidarité dans le combat. Dans ce roman, véritable coup de maître qui nous propose un modèle de courage et qui nous offre un spectacle édifiant, femmes, hommes et enfants mobilisent leurs ressources et se tiennent solidaires en face de l'adversité. Cependant, confrontés aux conséquences coercitives qu'entraîne l'acte de grève – cette pierre de touche –, désemparés devant les incertitudes et les tribulations de la vie quotidienne, certains travailleurs hésitent, s'attiédissent ou cèdent aux compromissions. Mais il n'est permis à nul de se dérober : le châtiment pèse sur les déserteurs et les « briseurs de grève ». Même Daouda Beaugosse qui est tenté, pour un instant, de lâcher la proie pour l'ombre, se rend vite à l'évidence. Quant à N'Deye Touti, la collégienne aliénée qu'aime Beaugosse et qui, pour longtemps, se tient à l'écart de la lutte des femmes, l'univers idéalisé qu'elle vit dans l'imaginaire, s'écroule après la cruelle humiliation que lui infligent les Blancs à qui elle voulait s'identifier; par ailleurs, Bakayoko accentuera la déconvenue de cette « déesse iféenne » en répudiant son amour. Le sort des solitaires ou des réfractaires comme Sounkaré est exemplaire : ce gardien-chef, aux allures de moribond, qui fait bande à part, découvre toute l'étendue de sa couleur lorsqu'il fait le bilan de son existence stérile; aussi découvre-t-il, à ses dépens, le prix suprême qu'il faut payer pour s'être désolidarisé du groupe des travailleurs. [PAGE 80]

Disons pour conclure, que, pour l'avoir vécu, Sembène Ousmane, plus que tout autre romancier africain, a su comprendre, sonder et dépeindre, avec une étonnante perspicacité, l'univers aliénant des travailleurs noirs. La réalité historique alimente son imagination créatrice pour aboutir, enfin, à une vision transfigurée et épique que rend encore plus puissante la structure polyphonique de l'œuvre. La grève ouvrière qui permet de lever des interdits et de définir un nouveau mode de rapports entre employeurs et employés, entre hommes et femmes aussi, revêt une portée symbolique et idéologique : en transformant les travailleurs et les femmes de façon radicale, en nous offrant une vision révolutionnaire des sociétés africaines, la grève cristallise un moment décisif dans notre évolution historique. Pour reprendre l'expression d'un personnage, « cette grève est une école » (p. 140); symbole d'une inflexible volonté de résistance, symbole d'une poussée libératrice, la grève – puissant levier – est symptomatique de la montée progressive de l'éveil d'une conscience politique africaine.

En faisant ressortir le potentiel révolutionnaire et l'étonnante force de mobilisation de la femme, l'auteur des Bouts de bois de Dieu (et de L'Harmattan, 1964) ouvrait une voie, jusque-là inexplorée, à notre littérature romanesque. Ce geste a été suivi, à des degrés de bonheur relatifs, dans A Man of the People (Achebe, 1966), Le Cercle des Tropiques (Fantouré, 1972), Un fusil dans la main, un poème dans la poche (Dongala, 1973), Kotawali (Guy Menga, 1977), Petals of Blood (Ngugi, 1977) et surtout dans La Ruine presque cocasse d'un polichinelle (Mongo Beti, 1979).

Eduquer la masse, provoquer une prise de conscience lucide et critique chez la femme, ne voilà-t-il pas un moyen de révolutionner la société africaine ?

Adiyi-Martin T. BESTMAN
Department of Modern European Languages,
University of Ife Ile-Ife,
Nigeria


[1] Sembène Ousmane, Les Bouts de bois de Dieu, Paris, Le Livre Contemporain, Amiot-Dumont, 1960. Pour cette étude, je me sers de l'édition des Presses Pocket, Paris, 1971. Décidément, l'ensemble de l'œuvre romanesque et cinématographique de Sembène traduit le même idéal d'une littérature de combat.

[2] Ce thème est déjà amorcé dans Le Docker noir (1956).

[3] Aux colonies, les Blancs s'arrogent le droit de vie et de mort sur les colonisés; n'est-ce pas en somme ce qui ressort de ces mots de Sounkaré ? « Ils (les Blancs) peuvent même disposer de nos vies, (p. 43). Le déroulement de l'action donnera raison au vieux gardien-chef : il suffit de rappeler qu'Isnard a tiré sur des enfants noirs; à la suite de ce geste meurtrier, les rancœurs s'accumulent, mais l'auteur des meurtres peut dormir la conscience tranquille son crime odieux est légalisé par le pouvoir colonial.

[4] Ces évidences aveuglantes de l'oppression ne s'imposent cependant pas aux personnages bornés et impavides comme Béatrice, la femme d'Isnard, qui déclare sereinement et en toute bonne conscience, que si les ouvriers sont mal logés, « c'est de leur faute » (p. 256). Soit. Mais on est en droit de conclure que Béatrice est frappée par une cécité désarmante. Par ailleurs, le roman fournit d'autres exemples révélant que Béatrice, qui prend plaisir à faire des remarques désobligeantes sur les Noirs, est prodigieusement bête, que son arrogance, son sadisme et son cynisme cadrent bien avec la structure de la mentalité coloniale; voici un exemple qui permet de trancher : afin de donner bonne conscience à son mari qui vient de tuer des enfants noirs, elle dit péremptoirement et avec une désinvolture stupéfiante : « Tu sais, un ou deux enfants de plus ou de moins, ça ne compte guère pour eux. C'est incroyable le nombre de gosses qui pullulent dans leurs quartiers... Les femmes n'attendent pas d'accoucher qu'elles sont déjà pleines... » (p. 255). Que faut-il conclure, sinon que pareille déclaration est significative à plus d'un égard ? Vers la fin du récit, la même Béatrice dépourvue de générosité, manifeste ce qu'il est convenu d'appeler « le syndrome du mal aimé »; sous l'empire du désarroi et d'une bêtise abyssale, elle se précipite dehors de façon intempestive, armée d'une carabine, et comme il fallait s'y attendre, le bourreau devient victime. Il faut préciser que le seul personnage européen sympathique et qui reconnaît le bien-fondé des revendications ouvrières, est Leblanc qui oblige ses compatriotes à s'interroger sur les privilèges dont ils jouissent en Afrique. Par-delà les apparences de masque, Leblanc est, en effet, la négation des autres Blancs dans le roman; son attitude tranche sur celle des employeurs; il soutient les grévistes en leur envoyant de l'argent. Sans doute est-il rapatrié en raison de l'embarras qu'il cause à ses compatriotes.

[5] Les invectives de Bakayoke vont dans le même sens; même causticité, même brutalité de ton que chez Ramatoulaye lorsque le chef syndicaliste, aux propos incendiaires, prend violemment parti contre les députés noirs (cf. p. 281). Sembène Ousmane semble avoir incarné ses idées révolutionnaires en Bakayoko qui fait montre d'une fermeté à toute épreuve et dont les fulminations portent toujours le poids d'une invective politique; voué à la grève, l'âme même de la grève, ce héros positif incarne l'ardeur militante.

[6] Précisons toutefois que les femmes de Thiès et de Dakar sont radicalement différentes de celles de Bamako; dans cette dernière ville, c'est seulement Adjibidji, la fille adoptive de Bakayoko dont le nom a une résonance étrange, énigmatique, qui a une claire conscience du rôle révolutionnaire que peut jouer la femme.

[7] Les Bouts de bois de Dieu fourmille de personnages; l'auteur donne une vie étonnante à des êtres collectifs : plus de cinquante personnages, abstraction faite des foules grouillantes, envahissent l'écran du roman. A travers les êtres doués d'une dimension symbolique se dessinent quelques figures féminines saillantes, les plus marquées, riches de profondeur psychologique. Dans cette foule de femmes, la personnalité de Penda ressort avec un relief singulier; son itinéraire héroïque lui confère un visage mythique. Irriguée d'audace et d'optimisme militant, incarnation d'une volonté d'héroïsme opiniâtre, Penda, jadis « fille de joie» (p. 324), se rachète en épousant la cause des grévistes, même si elle n'a « rien à en tirer » (p. 225); C'est à elle qu'il revient, en quelque sorte, de canaliser les énergies éparses et de coordonner le programme d'action des « marcheuses ». Malheureusement, lorsque « la marche, prend une tournure tragique, Penda et Samba N'Doulougou tombent sous les balles des miliciens. Ainsi, « Penda, la fille facile, Penda la meneuse au pagne ceinturé » (p. 373), donne sa vie à la cause sacrée après avoir, pour ainsi dire, trouvé une voie de salut et reçu la grâce. Bakoyoko parlera d'elle avec attendrissement.