© Peuples Noirs Peuples Africains no. 40 (1984) 51-63



L'ANTILLAIS EN AFRIQUE
DU MIRAGE A L'IMAGE

Une réflexion sur « Hérémakhonon » de Maryse Condé et « Ti Jean l'Horizon » de Simone Schwarz-Bart

Sunday OKPANACHI

Par suite d'un coup de dés hasardeux, il existe un être qui est à la recherche de ses conditions d'existence.
Nietzsche

L'exil est un oubli. Il n'en est pas moins une blessure mal cicatrisée. Ainsi tout peuple se sentant en exil vit-il sa vive nostalgie. Les romanciers antillais ont, au cours des années, tenté de sonder ce réservoir de tourments. La littérature antillaise contemporaine, on en conviendra facilement, est essentiellement celle de l'exil (ou du contre-exil). Elle est accaparée par la préoccupation constante de tâtonner, de définir. Elle lance désespérément ses pseudopodes dans une tentative (parfois vaine !) de s'accrocher à quelque port stable. Le phénomène n'a rien d'étonnant pour qui connaît l'aventure malheureuse de ces îles : îles-poussières-de-terre, elles-mêmes exilées au fin fond des mers, îles peuplées en majorité des Africains amenés dans les chaînes, n'ayant pour cabines que les cales des négriers. Des Africains arrachés à leurs dieux, à leurs cieux, à leurs terres, pour satisfaire à « une recherche inhumaine du profit ». Des hommes détruits [PAGE 52] au plus profond de leur mémoire, comme le dit le Guadeloupéen Paul Niger[1].

L'objet du présent exposé est donc d'examiner, à travers deux romans antillais, à savoir Hérémakhonon de Maryse Condé et Ti Jean l'Horizon de Simone Schwarz-Bart[2], la tentative de certains Antillais, qui, se reconnaissant mal enracinés dans ces îles d'exil, visent à surmonter leur traumatisme en se rendant en Afrique, le continent d'où étaient originaires leurs ancêtres. Nous verrons si (et comment) les images qu'ils entretiennent de l'Afrique s'accordent avec la « réalité » africaine qu'ont voulu peindre leurs créatrices. Quel sera l'aboutissement de cette aventure ? Il s'agira donc pour nous de découvrir si ces Antillais réussiront à laver leur complexe en se plongeant dans le mirage africain.

L'AFRIQUE IMAGINEE : LE VŒU ET L'ENJEU

« L'Antillais, écrit Max-Auguste Dufrenot, ne peut pas être bien défini dans sa personnalité, dans sa représentation de soi, d'une part, et sa représentation par rapport aux autres, en faisant abstraction de sa composante africaine, indubitablement très importante »[3]. Nul n'illustre mieux cette rage de découvrir l'Afrique, cette passion de lier l'histoire au vécu quotidien dans l'optique de fonder un programme pour l'avenir, que Véronica, la narratrice antillaise d'Hérémakhonon et Ti Jean l'Horizon, le héros du roman du même nom. Devant la marée assimilationniste qui a provoqué la perte de leur identité, ils veulent chercher leur salut en recourant à l'Afrique. Ils fuient la Guadeloupe (les Antilles) en perte parce que certains mythes ont fait miroiter devant leurs yeux la peinture d'une « Afrique du raidissement (qui est censée offrir) derrière son image éternelle, la sécurité et le retranchement »[4]. Leur rêve de cette Afrique, où les ancêtres [PAGE 53] auraient mis en réserve les richesses qui font cruellement défaut aux Antilles, est soutenu par le secret espoir de pouvoir un jour s'y rendre pour s'emparer de cet ensemble des traditions et des mœurs séculaires qui leur épargneront les crises de conscience qui sont les symptômes du déséquilibre.

Les crises d'identité de Véronica (Hérémakhonon) s'étaient déclenchées pendant son enfance. Elle avait alors découvert, à travers une malheureuse aventure, que sa peau noire ne recouvre qu'une âme d'emprunt. Son père, qu'elle appelle « le Marabout mandingue », et sa mère, tous deux membres de la « négro-bourgeoisie », tout en prêchant d'être fiers de leur race noire, ont inculqué à la jeune Antillaise le complexe d'infériorité à l'égard d'elle-même et de sa race. Se trouvant un jour dans une Eglise d'une bourgade habitée par les mulâtres, Véronica avait les impressions suivantes :

    « (Les mulâtresses) me paraissaient plus belles, parce qu'elles étaient claires, possédant donc ce qui manquait à ma mère pour qu'elle fût tout à fait elle ( ... ). Une jeune fille récitait un poème sur l'estrade ( ... ) et je souhaitais passionnément ressembler à cette fille ( ... ). En même temps j'avais honte. Honte de ce désir que toute mon éducation prétendait détruire » (Hérémakhonon, p. 231).
Adulte, et malgré une instruction poussée, Véronica porte toujours dans son for intérieur cette flétrissure qui provoque chez elle une appréciation négative d'elle-même et de sa race noire. Autant dire que le poids du regard d'autrui sur son être reste très déterminant. Dorénavant, pour Véronica, c'est la fuite effrénée du milieu natal. Le billet de coopérant qui lui permet d'aller travailler dans un certain pays africain n'est qu'une couverture officielle pour un projet visant à rechercher une image positive d'elle-même; ne serait-ce que dans l'histoire prestigieuse d'un ancêtre.

    « Je suis une voyageuse paumée à la recherche de son identité », dit-elle (Hérémakhonon, p. 163). [PAGE 54]

Véronica n'est pas la seule à prêter cette vertu mystérieuse à la recherche d'une haute ascendance. Pour certains Antillais, le procédé est une nécessité, parce qu'il sert de rempart à la crise d'identité. Du moins c'est ce que laisse entendre René Ménil :

    « Dans la crise actuelle de nos sociétés en mal de décolonisation, les Antillais sont en quête d'une haute ascendance historique, de grands héros du passé, des morts vénérables dont ils puissent emprunter le déguisement pour jouer sur la scène historique l'acte difficile et incertain d'une libération nationale »[5].

C'est ce que l'on constate dans Ti Jean l'Horizon de Simone Schwarz-Bart. Ti Jean, héros populaire guadeloupéen, est le personnage que choisit la romancière pour résoudre le problème angoissant de l'identité nationale.

Le père du héros, ancien marron réfugié dans les mornes, lui parle de ses sources africaines et de la nécessité pour l'homme de renouer avec ses origines, afin de mieux se définir. Avant de mourir, Wademba, le père, laisse cette ultime recommandation à son fils :

    « Si tu te présentes un jour là-bas, toi ou ton fils, ton petit-fils, jusqu'à la millième génération, il vous suffira de dire que votre ancêtre se nommait Wademba, pour être accueillis comme des frères (à) Obanishé ( ... ) sur la boucle du Niger » (Ti Jean, pp. 65-66).

Son père mort, Ti Jean décide de se rendre en Afrique, « cette terre où les Dieux ont élu domicile » (Ti Jean, p. 135). Il se laisse avaler par la « bête » qui a plongé la Guadeloupe dans l'obscurité. Il franchit magiquement les mers ancestrales et débarque à la boucle du Niger pour interroger les ancêtres. [PAGE 55]

L'ACCUEIL DES AIEUX

Il faut noter que le voyage de ces Antillais en Afrique est précédé par toute une pré-représentation simplificatrice et schématique qui semble à la mesure des vœux des exilés. La place qu'occupe l'Afrique dans leur psyché, pour être floue, n'en est pas moins onirique et paradisiaque. Le choix de ces romancières, qui consiste à remplir l'imaginaire de leurs personnages des idées exagérément romantiques et exotiques d'une ère très belle et très resplendissante du continent d'origine, n'est évidemment pas innocent. Comme on le verra, son importance idéologique apparaîtra lorsque les personnages seront confrontés au « vécu » africain et aux éléments inattendus qui interviendront pour reconstruire tout un univers psychologique. Les expériences que les romancières feront vivre à leurs personnages dans les divers coins de l'Afrique seront-elles à la mesure de l'espoir nourri ?

Le problème de Véronica d'Hérémakhonon, qui débarque dans un pays gouverné par un dictateur vient de l'objectif qu'elle s'assigne. Dans sa quête d'une identité perdue, elle ne retient qu'une image obsédante.

    « Celle d'une Afrique, d'un monde noir, que l'Europe n'aurait pas réduit en caricature d'elle-même. Qui pourrait dire : du temps où l'Occident était bordel, nous autres gouvernions nos peuples avec sagesse, nous autres créions, nous autres innovions » (Hérémakhonon, p. 143).

Cet exotisme, elle le poursuit à travers ses rapports sexuels avec le ministre sanguinaire, qu'elle considère comme « le nègre avec aïeux », seul capable de lui montrer la voie de la désaliénation. Son obsession pour le passé est telle, qu'elle se compare à « un homme qui, traversant le Sahara, ne cessait de s'imaginer ce qu'il était avant sa désertification » (Hérémakhonon, p. 105). Elle réclame les Mansa Moussa, Soundiata, El Kanem, etc., dans un pays africain indépendant qui gémit sous la dictature de Mwalimwana. [PAGE 56]

    « Je suis à la recherche de ce qui peut rester du passé, confie-t-elle. Le présent ne m'intéresse pas ( ... ) Je vise le palais des Obas, les ciseleurs de leurs masques et les chants de leurs griots » (Hérémakhonon, p. 104).

Mais malgré l'effort délibéré d'écarter l'évident, le monde réel et palpable veut bien lui dicter ses gestes de tous les jours. Ce monde réel est celui « des aïeux tortionnaires », des présidents à vie, des partis uniques. Ce présent devient trop lourd par son évidence pour être négligé. Ibrahim Sory, le ministre de l'Intérieur et de la Défense qui, à cause de son ascendance aristocratique, incarne aux yeux de l'Antillaise, les aïeux prodigieux, n'est qu'un cruel assassin du peuple. Détrompée, elle crie :

    « Mes aïeux, mes aïeux ( ... ) me jouent un mauvais tour, un très sale tour (et) ils veulent me forcer à les haïr » (Hérémakhonon, p. 286).

Dans sa frustration, l'Antillaise va quitter précipitamment le pays du dictateur, Mwalimwana, avec ce constat d'échec :

    « Je me suis trompée d'aïeux, voilà tout. J'ai cherché mon salut là où il ne le fallait pas » (Hérémakhonon, p. 312).

Si l'aventure africaine du personnage de Maryse Condé se termine en catastrophe, qu'en est-il de celle de Ti Jean, personnage de Simone Schwarz-Bart ?

Débarqué à Obanishé, l'accueil que les anciens réservent à Ti Jean est des plus étonnants. Après s'être présenté comme le fils de Wademba, ancien notable du village, enlevé et vendu en esclavage il y a des siècles, on lance des pierres à Ti Jean. Grâce à un Africain compatissant, il apprend la signification de ce geste qui contredit toutes les prévisions de son père :

    « Les Sonanqués disent que l'esclavage est une lèpre de sang et celui d'entre eux qui est saisi par l'ennemi, ne fût-ce que pour une heure, il n'a plus [PAGE 57] droit à revenir dans la tribu... Car il est déjà atteint de la souillure... » (Ti Jean, p. 144).

Lui qui croyait revenir au berceau est traité de fils « du néant », pour qui il ne peut y avoir de place en ce pays d'Afrique. Les Sonanqués lui disent :

    « Nous sommes les hommes libres, il n'y a pas de place pour ceux qu'on met dans les cordes... » (Ti Jean, p. 149).

Attaqué à coups de flèches, Ti Jean ne doit son salut qu'à sa ceinture magique. S'étant établi chez les Ba-Sonanqués, l'Antillais ne connaît que guerres tribales et solitude, jusqu'à ce qu'on le lapide à mort pour sorcellerie. Mais comme dans tout conte de fée, le héros antillais poursuit sa malheureuse aventure jusqu'au royaume des morts où les ancêtres africains le chassent de leur territoire. En désespoir de cause, il regagne la Guadeloupe à l'aide d'un bateau magique souterrain.

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, dans leurs romans, dressent un constat d'échec pour l'Antillais qui se rend en Afrique. Envolée l'Afrique rêvée qui serait capable de réhabiliter l'Antillais, de contrer sa démission et d'empêcher son reniement de soi. L'Antillais doit en rabattre, les pays africains visités ne sont pas porteurs de ce flambeau qui éclairerait son univers en proie au traumatisme. Ce catalogue d'échecs ne manque pas de susciter de la curiosité.

QUE SIGNIFIERAIENT CES RENDEZ-VOUS MANQUES ?

En réfléchissant sur le dénouement des aventures de ces personnages antillais en Afrique, l'article du Noir Américain, Joseph Selmore, nous vient à l'esprit, notamment le passage suivant :

    « Aux U.S.A., en ce moment-ci, il y a des milliers de jeunes qui veulent vivre et travailler en Afrique. Ils ne cherchent pas une vie de luxe. Ils sont prêts à se sacrifier si cela était nécessaire... » [PAGE 58]

L'Américain qui, dans cet article, discute des difficultés que doivent surmonter les Noirs de la diaspora et les Africains afin de pouvoir s'ouvrir les uns aux autres, termine son propos avec cette recommandation :

    « Il nous faut surmonter – de chaque côté –, la peur, les suspicions et les faux-pas du passé. Il faut construire des ponts entre peuples noirs du monde entier. Nous devons détruire les obstacles et les images – surtout psychologiques – érigées entre nous, et qui continuent à être érigées, non sans arrière-pensée... »[6].

Il semblerait donc que, dans une époque où les Noirs de la diaspora (surtout les Afro-Américains) prêchent ardemment pour un rapprochement, voire une réconciliation entre eux et les Africains, Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, par romans interposés, ne feraient que creuser le gouffre artificiel qui sépare les deux mondes noirs. Considérée de ce point de vue, l'implication de ces romans est grave de conséquences; d'autant plus que les deux romancières guadeloupéennes ont séjourné, pour un assez long temps, dans les pays africains[7]. On pourrait donc dire que leurs ouvrages émanaient d'une expérience vécue. [PAGE 59]

Suivant cette lecture, l'image négative des pays africains qu'elles évoquent serait destinée à détruire toute attraction que l'Afrique-mère pourrait exercer sur leurs compatriotes et, partant, décourager tout contact. La tactique de démythification qu'emploient ces romancières semblerait confirmer un tel lecteur dans ses soupçons : l'image édénique et thérapeutique entretenue dans l'imaginaire de leurs personnages, avant leur départ des Antilles, est opposée à l'image répulsive et infernale de leur « vécu africain ». Le bilan lourdement négatif ne laisse pas beaucoup d'illusions quant à la suite à donner aux aventures africaines : le retour aux Antilles. Si les colonisateurs avaient, jadis, utilisé l'image négative de l'Afrique pour justifier « la mission civilisatrice » – l'euphémisme pour l'exploitation colonisatrice –, ces romancières sembleraient se servir du même procédé pour provoquer, chez leurs compatriotes, du dégoût à l'égard de l'Afrique.

Mais une telle lecture de ces romans, aussi plausible qu'elle puisse paraître, vu la réaction de certains aliénés antillais vis-à-vis de l'Afrique[8], semble occulter une certaine réalité antillaise qui permettra de mieux comprendre ces romancières. L'Antillais est le voyageur éternel par excellence, et sa terre risque d'être celle de passage et non pas de possession, comme le craint Edouard Glissant. Le voyage de l'Antillais en terre africaine n'est donc qu'une autre étape dans une série de périples à travers les idées, les espaces et le temps. On se rappelle celui occasionné par le mythe et la citoyenneté française. Hérémakhonon et Ti Jean l'Horizon ne sont-ils pas liés à ce reproche que Glissant a toujours adressé aux Antillais qui ne pensent qu'à la fuite des îles ? Dans Le Discours antillais, le poète-romancier montre qu'à cause de l'engouement des Antillais pour l'Ailleurs « le problème (antillais) reste dans son ambiguïté » et qu'il faut « revenir au lieu »[9]. [PAGE 60]

Considérés comme un prolongement de cette idéologie, les romans de Maryse Condé et de Simone Schwarz-Bart seraient moins un rejet de l'Afrique qu'un appel aux Antillais à se définir d'abord par rapport au pays natal. C'est ainsi que la question que pose le personnage Eusèbe, après que Ti Jean lui a rapporté les pénibles expériences en terre africaine, assume toute son importance :

    « Que ferons-nous maintenant ( ... ) si notre mère Afrique nous éloigne de son sein ?... » (Ti Jean, p. 245).

Pour toute réponse, Ti Jean envoie le message suivant à son père Wademba, dont l'Ombre a été également repoussée des rives où reposent les morts africains :

    « La seule parole que je connais ( ... ) c'est que la terre de Guadeloupe était généreuse autrefois ( ... ), si l'on coupait une branche d'arbre et qu'on l'enfonçait comme ça tout sec, et si la force de la branche était intacte, elle finissait toujours par envoyer ses propres racines...

    Dites-lui, reprit Ti Jean en détresse, dites-lui que nous sommes peut-être la branche coupée de l'arbre, une branche emportée par le vent, oubliée; mais tout cela aurait bien fini par envoyer des racines un jour, et puis un tronc et de nouvelles branches avec des feuilles, des fruits ( ... ) qui ne ressembleraient à personne » (Ti Jean, p. 243).

Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart auraient utilisé le voyage en terre africaine pour provoquer une prise de conscience chez leurs compatriotes, ce qui pourrait leur permettre de se réconcilier avec eux-mêmes[10]. [PAGE 61]

LE PARADIS EST UN ETAT D'AME

Par le biais de leurs personnages, les romancières montrent que l'exil est traître en un sens. Il ne peut procurer à l'exilé que le mirage de ce qui lui manque sur place[11]. Le paradis de l'exil est là où l'on n'est pas. Il crée et recrée cette terre promise toujours hors de portée et cela au fur et à mesure du déplacement de l'errant. Cependant, dans un autre sens, cette traîtrise peut se transformer en un processus positif et actif dans la mesure où elle peut engendrer, par son caractère fuyant, chez le personnage antillais, un réveil spirituel qui va permettre une appréciation nouvelle et une volonté de se réaliser dans le cadre du milieu natal. Cette dernière reconversion est plus facile lorsque l'exil est volontaire, c'est-à-dire basé purement sur des motivations psychologiques, comme c'est le cas de Véronica (Hérémakhonon) et de Ti Jean (Ti Jean l'Horizon). Le plus petit inconvénient dans le pays d'accueil est capable d'éveiller l'amour du pays natal qui est, jusqu'ici, enseveli dans le subconscient[12]. Puisque l'exil est vécu comme un état d'âme, il suffit d'un revirement de cet état pour faire accepter ce qui autrefois était répulsif. Véronica, dans Hérémakhonon, espère vaincre son subconscient en déterrant les « aïeux », l'impossibilité de ce « possible » consacre la victoire du subconscient : celle de la Guadeloupe natale. La quête d'identité dans « cet exil dans l'exil », comme le dit Edmond Marc Lipiansky, peut donc « être le chemin nécessaire dans un processus d'autonomisation, la remise en cause des modèles identificatoires, l'affranchissement par rapport aux identifications aliénantes »[13].

Pour Véronica et Ti Jean, l'Afrique a été un recours provisoire mais déterminant.

Simone Schwarz-Bart démontre, dans Ti Jean l'Horizon, [PAGE 62 la mise à profit des leçons apprises au cours des périples. Au retour de Ti Jean, le peuple de la Guadeloupe est toujours plongé dans la même obscurité que le héros a connue avant son départ pour la boucle du Niger. Il se munit des gris-gris et des fusils et tue la « bête », libérant ainsi le soleil qui a été perdu dans son intérieur et le pays s'inonde de la lumière du jour. Le combat que Ti Jean avait défini par rapport à son intérêt personnel en fuyant seul vers l'Afrique, est maintenant redéfini par rapport à l'intérêt national. Jadis testé d'apporter une solution narcissique au malaise antillais, son (nouvel) exil provisoire l'a sommé de sauver tout le monde en se sauvant.

Il faut donc enraciner l'homme dans sa propre terre.

Traduit dans les termes idéologiques de Négritude, Blanchitude et Antillanité, l'objectif de ces romancières antillaises devient clair. La fuite dans la Négritude ou la Blanchitude n'est qu'un palliatif pour l'Antillais.

    « La vérité des Antilles, écrit Julie Lirus, ne se trouve ni dans la thèse de l'assimilation (blanchitude), ni dans l'antithèse de l'assimilation africaine (négritude), mais dans la synthèse, l'antillanité »[14],

et Edouard Glissant, l'un des promoteurs de l'Antillanité incite ses compatriotes à profiter des revers essuyés au cours de la période de l'errance :

    « La collectivité (antillaise) s'équilibrerait de savoir qu'entre l'idéal perdu du retour à I'Afrique et l'idéal de la promotion à la citoyenneté française, une réelle et dense dimension a été mis entre parenthèses au fil de l'histoire subie, et qu'il est la possession soufferte de la terre nouvelle »[15].

Regagner la terre natale (les Antilles) représente un dépassement. Un dépassement qui met fin à une série de fuites et d'exils au détriment des Antilles.

En somme, à quelque chose malheur aurait été bon; c'est à travers les revers essuyés dans les pays africains, [PAGE 63] que ces personnages antillais réussissent à redéfinir leur rapport avec le monde. Maintenant leur chemin semble être clair. Ils ont assez souffert pour mériter leur propre terre.

On peut ainsi dire que ces romancières ont voulu mettre fin à l'état permanent d'exil dans lequel ont jusqu'ici vécu leurs compatriotes. Si la Négritude (à supposer qu'elle ait vraiment existé aux Antilles !) marquait un désir de desserrement du lien (culturel ?) avec la métropole assimilationniste, l'Antillanité viserait à débarrasser l'Antillais d'un autre pôle de distraction qui est, cette fois, l'Afrique-mère. L'Antillanité créerait donc une personnalité antillaise culturellement et/ou politiquement indépendante.

Pourtant, la question fondamentale est de savoir si, pour les romanciers antillais, l'incitation à la « possession soufferte » de leur propre terre doit nécessairement passer par une peinture antipathique de l'Afrique ou une attitude négativiste à son égard. Paradoxalement ce procédé risque de produire le contraire du résultat escompté. Edouard Glissant met ses compatriotes antillais en garde contre ce danger. Il estime que la peinture négative des Etats africains fait le jeu des néo-colonisateurs parce qu'elle démobilise jusqu'aux militants antillais :

    « La presse officielle en Martinique, écrit-il, ne perd as une occasion de s'apitoyer : "Pauvre Afrique." Ce qui sous-entend : voyez où les a amenés l'indépendance »[16].

Ceci est une manière de dire aux Antillais que l'indépendance serait catastrophique pour eux.

En ne cherchant en fin de compte qu'à présenter une image répulsive du monde africain, les romanciers antillais ne risquent-ils pas de faire obstacle à la construction du leur ?

Sunday OKPANACHI
Résidence Rosiers-Bellevue
26, rue de Loustalot
33170 Gradignan


[1] Paul Niger, Initiation, p. 40.

[2] Maryse Condé, Hérémakhonon, Paris, Ed. U.G.E., 1976, 312 p. (coll. 10/18). Simone Schwarz-Bart, Ti Jean l'Horizon, Paris, Rd. du Seuil, 1979, 286 p.

[3] M.-A. Dufrenot, Des Antilles à l'Afrique, p. 13.

[4] G. Gouraige, La Diaspora d'Haïti et l'Afrique, p. 93.

[5] René Ménil, « Mythologies antillaises », in revue Europe, avril 1980, no 39.

[6] Joseph Selmore, « Le retour de la Diaspora impossible : faux problème », Peuples noirs, Peuples africains, no 34, juillet« août 1983, pp. 15 et 17.

Le commentaire suivant d'un autre Africain de la Diaspora est significatif :
« ... the relationship between Africans and African-Americans is a major issue which confronts black people in particular but has important implications for all people in general ( ... )
( ... ) we do know that interaction among blacks is increasing on the economic and political planes that there is the ( ...) recognition among many blacks that whether they wish to be linked together or not, frequently they are...
The two major black world Art Festivals and the numerous conferences, which all suggest that African artists, writers and musicians, whether in Africa or elsewhere, share similar concerns and obligations, serve as evidence. » M.A. Hill-Lubin, « The relationship of African-Americans and Africans : A recurring theme in the works of Atta Aidoo , in Présence Africaine, no 124, 4e tr. 1982, pp. 200-201.

[7] Maryse Condé enseigna en Guinée, au Ghana et au Sénégal; Simone Schwarz-Bart, de son côté, travailla au Sénégal.

[8] Répondant à la question de savoir ce qui le rapprochait des Africains, un Antillais dit : « Nous sommes différents en tout, c'est pour moi un étranger avec lequel je ne cherche même pas à voir ce qui nous rapproche. » Julie Lirus Identité antillaise, p. 95.

[9] E. Glissant, Le Discours antillais, pp. 35-36.

[10] George Lamming emploie le même procédé dans The Emigrant. Son personnage apprend à apprécier son île natale par la souffrance subie en Angleterre : « If there is one thing England going to teach all o' we is that there ain't no place like home no matter how bad home is but you got to play to learn, an' believe me I may not see it but those comin' after goin' make better West Indian men for comin' up here and seein, for themselves what is what » (George Lamming, The Emigrant, p. 77).

[11] De nos jours, par un tragique retour des choses, l'Antillais, en Afrique, se retrouve comme en exil.

[12] Voir Es'kia Mpahlele, « Africa in exile », in Doedalus, spring, 1982, p. 33.

[13] E.-Marc Lypianski, « Des images et des hommes : la quête d'identité dans "Hérémakhonon" de Maryse Condé », in Revue ethnopsychologie (1930), no 2-3, p. 136.

[14] Julie Lirus, Identité antillaise, pp. 95-96.

[15] E. Glissant, Le Discours antillais, p. 98.

[16] E. Glissant, Le discours antillais, p. 110. Voir également p. 207.