© Peuples Noirs Peuples Africains no. 40 (1984) 1-11



LETTRE OUVERTE
A M. BECHIR BEN YAHMED

directeur de « Jeune Afrique Plus »

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Monsieur,

C'est avec beaucoup d'intérêt que j'ai lu le no 7 de Jeune Afrique Plus consacré aux « Grands Ecrivains d'Afrique et du Maghreb ». L'utilité de ce « livre-magazine » ne fait aucun doute. Sur le plan documentaire, on y trouve des renseignements précieux, et son originalité tient essentiellement, à mon avis, à sa perspective panafricaine, brisant les barrières raciales, culturelles et linguistiques.

Toutefois ce numéro représente – pour moi et sans doute aussi pour tous ceux qui sont quelque peu avertis du sujet abordé – une manière de scandale sur quoi je voudrais attirer votre attention.

D'abord je pense que c'est faire preuve d'une grande légèreté que de confier un tel sujet, un sujet aussi vaste, à une seule personne. La compétence de cette dernière, quelle qu'elle soit, ne saurait justifier une option qui porte en elle-même des risques évidents de réduction. Il y a exactement un an, en mai 1983, Le Magazine littéraire consacrait à l'Afrique noire un important « dossier » dans son no 195 dont vous avez rendu compte dans vos colonnes (Jeune Afrique, no 1170 du 8 juin 1983, p. 74) en des termes assez sévères. Cette revue parisienne a néanmoins le mérite d'avoir fait appel à plusieurs collaborateurs. D'ailleurs tous les périodiques européens qui ont déjà eu à consacrer un numéro spécial à la littérature africaine [PAGE 2] n'ont pas procédé autrement. Se peut-il donc qu'il n'y ait que les Africains pour ne pas prendre les questions africaines au sérieux ?

Ensuite, qu'un journal comme le vôtre, qui se targue de parler au nom de l'Afrique et s'adresse en priorité aux Africains, ait choisi un Européen pour traiter du sujet me paraît anormal. Je l'ai déjà dit : ce qui est en cause ici n'est pas la compétence de M. Chevrier dont je reconnais la qualité des travaux même si je ne partage pas toujours ses points de vue, et j'ai déjà eu l'occasion, ailleurs, de dire la valeur de sa Littérature nègre. Je ne suis donc pas de ceux qui contestent aux non-Africains et plus particulièrement aux Occidentaux l'aptitude à tenir sur la littérature africaine un discours critique crédible. Mais j'estime que c'eût été justice si pour ce numéro vous aviez fait aussi appel à des critiques africains. Car aujourd'hui, dix ans après Littérature nègre, il y en a qui, sur le plan de la compétence, ne le cèdent en rien à M. Chevrier, mais qui, contrairement à ce dernier, et pour des raisons que je ne peux énumérer ici, ont très rarement la possibilité de toucher un grand public. Présenter la littérature africaine, c'est donner à lire une certaine compréhension de l'histoire et du devenir de l'Afrique. Cette tâche devrait pouvoir concerner les Africains eux-mêmes, avec le droit pour ceux-ci de commettre leurs propres erreurs. Au nom de quoi avez-vous décidé de les maintenir à l'écart ? Il y a là une confiscation de la parole qui s'opère avec votre complaisante bénédiction et qui sera légitimement ressentie par les spécialistes africains sinon comme une trahison du moins comme une frustration, intolérable parce que humiliante. D'ailleurs le peu d'attention accordée par M. Chevrier à la production critique dans sa présentation est à mon avis assez symptomatique.

Dans le même ordre d'idées, l'écrasante majorité de vos lecteurs vivant hors d'Europe et ne lisant pas Le Monde, il ne me paraît pas judicieux, pour montrer l'utilité de votre entreprise et attester de la fortune généralement limitée de la littérature africaine, de donner – comme le fait si maladroitement Renaud de Rochebrune, le rédacteur en chef de la publication, dans son introduction au numéro – l'exemple de l'ignorance de... M. André Laurens, directeur du Monde ! Pourquoi aller chercher si [PAGE 3] loin ? Le Monde est sans nul doute une référence prestigieuse. Mais quel mérite peut-il y avoir pour vous, s'agissant de l'Afrique, à faire mieux que Le Monde ? Ce snobisme grotesque, du reste très parisien, n'est qu'une nouvelle preuve de votre aveuglement européocentrique dont les quinze pages consacrées par M. Chevrier à « L'Afrique vue par l'Occident » (sic), le plus long article du numéro, passablement hors-sujet quoique intéressant, constitue une autre illustration. Ce que vos lecteurs souhaitent c'est – comme le dit votre slogan – en savoir plus. En l'occurrence sur l'Afrique.

Est-il besoin d'ajouter que si des critiques africains avaient été associés au projet, ce « livre-magazine » aurait eu un tout autre visage ? Qu'on aurait pu éviter par exemple de faire de la négritude l'épicentre de la littérature négro-africaine d'expression française – comme dans la vieille historiographie des Kesteloot, Melone... et Chevrier justement ?

Si les recherches récentes ne permettent pas de définir la négritude avec précision, elles ouvrent néanmoins la possibilité de l'aborder avec plus de discernement en évitant la démarche qui consistait hier à mettre Damas, Césaire, Birago Diop, David Diop, Senghor, etc., dans le même sac. Sartre s'était laissé utiliser par Senghor. Et beaucoup de confusions trouvent leur origine dans Orphée noir.

De même, une meilleure connaissance de l'histoire de la littérature négro-africaine permet aujourd'hui d'affirmer que bien des revendications culturelles des écrivains africains de la période coloniale, loin de constituer un acte révolutionnaire, s'inscrivaient plutôt dans la mouvance de l'idéologie coloniale revue et corrigée, « l'humanisme franco-africain », qui prônait la primauté du culturel sur le politique...

Si des critiques africains avaient été associés au projet, ils n'auraient – autre exemple – pas accepté de consacrer une page entière au Grand Prix littéraire de l'Afrique noire de l'A.D.E.L.F. (Association des Ecrivains de langue française) dirigée par Robert Cornevin, tout en observant un silence absolu sur Peuples noirs-Peuples africains, revue politique et littéraire très active, dirigée par Mongo Beti.

Je préfère me répéter : ce « livre-magazine » constitue [PAGE 4] une somme de travail appréciable (même si certains articles ne sont qu'une reprise de textes déjà connus) et un document important. Mais le respect et l'encouragement que vous devez à l'effort des critiques africains, ainsi que vos obligations vis-à-vis de vos lecteurs exigent que vous envisagiez pour un avenir pas trop lointain et sur le même thème un autre numéro de Jeune Afrique Plus qui proposera un discours pluraliste, représentatif de l'état actuel des connaissances, de la vie littéraire et des interrogations (la problématique des « littératures nationales » par exemple).

Je vous prie de croire, Cher Monsieur, à mes meilleurs sentiments.

Guy Ossito MIDIOHOUAN
Professeur-Assistant

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Selon les usages du journalisme à la française, l'observateur averti est tenté de penser que le texte qu'on vient de lire a été inspiré à Guy O. Midiohouan par le directeur de Peuples noirs-Peuples africains, dont la censure est un motif important de sa protestation.

Je dois donc commencer par préciser qu'il n'en est rien; d'abord Guy n'est pas homme à se laisser inspirer quoi que ce soit; mais, surtout, je n'approuve pas la démarche de mon ami. Personnellement, je ne l'aurais pas effectuée. Voici pourquoi.

Nous n'avons pas cessé dans cette revue, légitimement je crois, de juger sévèrement les intellectuels de la génération qui a précédé la nôtre pour s'être résignés à ravaler silencieusement leur révolte chaque fois, faute d'avoir jamais eu le courage, alors que les moyens ne leur manquaient pas, de créer une tribune appropriée à la défense de leur peuple. Cette démission creusa un vide où n'allaient pas manquer de s'engouffrer des usurpateurs impudents, les Chevrier, les Cornevin, les Wauthier, les Kesteloot, autant de monsieur et madame Prudhomme à la fois autistiques et somnambules qui prétendent régenter les lettres francophones africaines.

Répétons-le, nous n'avons pas eu de mots assez durs ici pour nos aînés, gloires momifiées dans l'impuissance [PAGE 5] et la veulerie. Alors, attention ! les enfants nous regardent, pour parler comme le titre d'un film qui a naguère rempli les salles populaires de la francophonie. Traduisez : comment les jeunes générations d'intellectuels africains, qui nous observent, jugent-elles notre posture face à un Béchir Ben Yahmed ou à un Jacques Chevrier son complice ? Ne seraient-elles pas amenées par la démarche de notre ami Guy à taxer leurs aînés immédiats de naïveté et de couardise ?

Pourquoi l'accusation de naïveté ?

Protester auprès de M. Béchir Ben Yahmed, c'est laisser entendre que son journal Jeune Afrique, avec la livraison incriminée, a commis en quelque sorte une bévue, c'est-à-dire une erreur imputable à l'ignorance, qu'il ne demanderait éventuellement qu'à rattraper, et non une forfaiture soigneusement préméditée par la perversité. Quel intellectuel noir n'est surpris par tant d'indulgence pour une publication qui, même dans les milieux les plus superficiellement scolarisés, connaît aujourd'hui dans le public africain une désaffection évidente sinon un véritable rejet, et pas seulement dans tel pays où des événements récents l'ont contraint à se ranger enfin sans masque dans le camp d'un dictateur sanguinaire déchu.

C'est vrai que, opposant camerounais, je suis mieux placé que beaucoup d'autres amis et camarades africains, ayant été témoin pendant près de vingt ans du soutien indéfectible accordé par le petit napoléon tunisien de la presse au dictateur et assassin Ahmadou Ahidjo, pour ne nourrir aucune illusion sur l'élévation de ses idéaux. Il est vrai aussi que, ne résidant pas en France, Guy ne lit pas régulièrement Le Canard enchaîné, dont une campagne menée avec vigueur à la fin de 1981[1] a fait des révélations fracassantes sur les méthodes utilisées par M. Béchir Ben Yahmed pour financer son « empire » de presse et qui relèvent des usages du milieu. C'est à la suite de cette campagne de l'hebdomadaire satirique (qui n'est pas lui-même exempt de tout reproche, loin s'en faut) que je renonçai personnellement à lire Jeune Afrique, à l'exception des coupures que, parfois, des amis m'envoient[2]. [PAGE 6]

Néanmoins comment ignorer ce qui se colporte parmi les militants et les intellectuels progressistes africains et qui se vérifie par la « pratique » habituelle de Béchir Ben Yahmed dans ses journaux : Jeune Afrique est la publication des chefs d'Etat africains les plus réactionnaires, y compris Bongo et même, en son temps, Bokassa.

Comment ne pas voir aussi qu'il existe une sorte de coordination entre Jeune Afrique et certains journaux français dits de gauche, comme Le Monde et ses publications satellites très hostiles aux intellectuels francophones africains rebelles à la francophonie officielle ? Peut-on douter, par exemple, que la censure dont Peuples noirs [PAGE 7] Peuples africains est victime dans Jeune Afrique reproduit très exactement celle du Monde diplomatique, dont nous avons fréquemment rendu compte ici – coïncidence d'autant moins fortuite que M. Jacques Chevrier collabore aux deux publications où il assure les mêmes fonctions ?

A propos de ce dernier, inutile, je crois, de rappeler à nos lecteurs ses conceptions assez originales de la critique[3]. Sa pédagogie n'est pas moins personnelle : agissant comme un flic, le personnage n'hésite pas à contraindre ses étudiantes en maîtrise à lui livrer la correspondance personnelle des écrivains africains avec lesquels elles se sont liées d'amitié.

L'affaire que dénonce Guy O. Midiohouan appartient donc à un faisceau d'indices tellement concordants que l'observateur le moins engagé y voit nécessairement la matérialisation d'une vaste stratégie ayant un double but, que nous démontons dans cette revue depuis qu'elle existe.

Puisque par un décret des puissances célestes, nous devons demeurer d'éternels élèves, afin que l'assistance technique ne soit jamais privée de sa légitimité idéologique, imaginez l'incongruité que serait un Africain de talent ou compétent. L'idée même en est insupportable, à moins de découvrir l'oiseau rare, le perroquet qui ira répétant : « la raison est hellène, l'émotion nègre ». Ce à quoi l'on s'efforce, c'est donc à reculer autant que possible sinon à conjurer définitivement l'émancipation des Républiques africaines francophones, en les paralysant grâce à l'obscurantisme, en décervelant les peuples grâce à la désinformation dont les techniques sont héritées du nazisme.

Il faut aussi mettre à l'abri de la contestation de vieux privilèges de caste : s'il était établi qu'une abondante intelligentsia de critiques et de journalistes compétents, de professeurs et d'universitaires de très haut niveau a fini par émerger en Afrique francophone malgré tant d'obstacles, à quoi servirait l'assistant technique Chevrier ? Qui [PAGE 8] rétribuerait encore grassement ses missions bidon en Afrique ?

Que Béchir Ben Yahmed, esprit foncièrement mercantile comme l'a montré la campagne du Canard enchaîné, ait décidé de servir un système où son journal s'est longtemps trouvé en position de monopole grâce à Foccart, qu'y a-t-il là de surprenant ?

Deux crocodiles mâles, selon un proverbe africain dit-on, ne sauraient vivre dans le même marigot. De la même façon, il est désormais avéré que l'intellectuel africain francophone et le coopérant blanc, prétendu expert, ne peuvent cohabiter dans le même système. Ils sont, bon gré mal gré, engagés dans une guérilla où l'un des deux est condamné à périr. Nos jeunes générations l'ont si bien compris, elles qui sont quotidiennement les témoins de ce conflit, que c'est pour elles l'occasion d'un véritable traumatisme de voir notre aveuglement, fût-il simplement tactique. Et de se demander donc si nous ne sommes pas, finalement, comme nos aînés, des couards.

Pourquoi l'accusation de couardise ?

A quoi rime de tenter de dialoguer, comme semble le faire Guy, avec un adversaire pétri de morgue et qui ne cesse de nous provoquer au clash ? Je vois bien devant quel dilemme s'est trouvé notre ami Guy : s'adresser à Jeune Afrique avec une petite chance de faire entendre la voix de sa colère, mais aussi avec le risque grave de troubler profondément les jeunes intellectuels noirs, notre public naturel, qui, comme je l'ai dit, nous observent et seraient choqués par le spectacle du flirt de l'un des nôtres avec une institution qui symbolise la complaisance à l'égard de nos oppresseurs; ou bien, dédaignant les médias notoirement manipulés par le néo-colonialisme, se contenter de la très modeste audience des publications radicales, au risque, il est vrai, de s'enfermer dans un ghetto guetté par la marginalisation.

Personnellement, j'ai choisi cette deuxième attitude. C'est d'ailleurs dans cet esprit que j'ai fondé Peuples noirs-Peuples africains et que je continue à publier cette revue, unique en son genre et la première de notre histoire, malgré les énormes difficultés que nos lecteurs connaissent bien, puisque nous n'avons cessé de les en entretenir, dont la censure de Jeune Afrique est une éclatante illustration. C'est une loi de la vie qu'il faille souIever [PAGE 9] une première pierre avant de déplacer la montagne. Il n'y a que dans les contes de fées que la baguette appelée justement magique opère instantanément des miracles.

Dans les villages de mon pays, un jeune paysan qui désire s'affirmer ne se contente pas de crier : « Je suis là, respectez-moi. » Il va à l'écart, se construit une case qui lui appartienne en propre, prend femme, en somme fonde un foyer. Un jour, les notables se surprennent à venir veiller chez le pique-assiette d'hier.

Pourquoi ne pas laisser les africanistes français et leurs disciples à cette manie de la censure qui, manifestement, est une caractéristique de cette culture entraînée apparemment sur la pente irrésistible du déclin et dans laquelle nous n'avons rien à gagner à rester articulés ? Pour parler vulgairement mais avec énergie, qu'est-ce qu'on en a à f... ? Ils veulent nous marginaliser ? Eh bien, marginalisons-les à notre tour. Traitons-les comme ils nous traitent, nous verrons bien qui y perdra le plus. Ne nous soucions plus de ce que disent ou pensent ces gens-là. Tournons-leur enfin le dos, soyons donc entre nous pour traiter nos affaires sans nous inquiéter d'eux, sans céder à cet héliotropisme qui trahit notre aliénation.

Mais, nous dira-t-on, nous avons besoin d'eux. Voire. Les africanistes anglais font lire et connaître les auteurs anglophones africains au public anglais, alors que, en France, les africanistes s'évertuent, au contraire, à élever un écran entre le public français et nous en s'ingéniant à nous marginaliser. Les tirages en anglais, même des ouvrages d'auteurs africains traduits du français, sont infiniment supérieurs à tout ce qui s'observe ici. Pour parler d'un sujet que je connais bien, Mission terminée, qui n'a pas atteint trente mille exemplaires en France, a déjà été vendu à plus de cent trente mille exemplaires dans sa version anglaise. Quand Main basse sur le Cameroun a été interdit et saisi, quel africaniste français a-t-on vu élever le petit doigt ? Entre 1954, date de sa parution, et 1960, Ville cruelle ne fut l'objet d'aucun papier dans un journal français. Le roman est cependant aujourd'hui près d'atteindre deux cent mille exemplaires de tirage, toutes éditions comprises. M. Jacques Chevrier et Jeune Afrique ni leurs pairs n'y sont pour rien.

D'une manière générale, voilà vingt-cinq ans qu'on nous [PAGE 10] rebat les oreilles avec la nécessité pour nous d'une coopération franco-africaine. Qu'a-t-elle produit, dans le domaine de la littérature particulièrement, en ce laps de temps si considérable ? Qu'a-t-elle fait, par exemple, pour améliorer la diffusion et la circulation des livres ? A-t-elle eu une politique des bibliothèques, des librairies, du prix du livre, de l'édition ? Qui peut assurer que le bilan en est globalement positif ? Alors pourquoi s'en remettre à un système qui est plus significatif du déclin d'une civilisation que de son aptitude à se renouveler et à s'ouvrir à des valeurs allogènes ? N'est-il pas temps, conformément à nos propres traditions, de nous mettre à l'écart pour construire notre propre case et fonder un foyer qui nous appartienne en propre ?

Avec Peuples noirs-Peuples africains, entre autres, le destin nous offre l'occasion de bâtir quelque chose qui nous appartienne vraiment et qui, en même temps, soit une démonstration de notre volonté et surtout de notre capacité d'autonomie. Au contraire, vouloir à tout prix dialoguer avec Jeune Afrique, c'est faire comme l'autruche qui croit échapper à l'ennemi en s'enfonçant la tête sous le sable. L'immensité des troupes adverses et leur puissance de feu nous démoraliseraient-elles au point de chercher refuge dans les attitudes irrationnelles, en tentant, par exemple, de concilier les inconciliables ? C'est alors que nos jeunes générations auraient raison de nous accuser de couardise et de défaitisme.

Voilà pourquoi je ne me commets pas et ne me commettrai plus jamais avec ceux de ce monde-là. Ce n'est d'ailleurs que prudence : semblables à Néron, ils n'embrassent leur adversaire que pour mieux l'étouffer. On m'a envoyé l'été dernier une coupure de Jeune Afrique où M. Jacques Chevrier publiait un article élogieux sur mon roman Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama. Pour qu'il n'ait aucune équivoque, mes amis et les lecteurs de Peuples noirs-Peuples africains doivent savoir que je n'avais rien demandé à M. Jacques Chevrier que je ne fréquente pas et que je n'ai rencontré qu'une fois dans ma vie en tout et pour tout, et encore par hasard : c'était en 1980, à la Foire du Livre de Francfort. Je signale d'ailleurs que, bien que publiant depuis trente ans, je n'ai jamais fait une telle démarche ni ne la ferai jamais auprès d'aucun critique, fût-il le plus brillant, le [PAGE 11] plus célèbre – ce qui est loin de correspondre au profil de M. Jacques Chevrier. Comme disait Sékou Touré avant de se transformer en tyran sanguinaire, s'il faut renoncer au pain de l'homme blanc et me contenter du manioc africain pour rester libre, eh bien je me contenterai du manioc, c'est-à-dire du modeste public auquel les modestes médias authentiquement africains (car il y en a), parmi lesquels on ne peut manquer de ranger Peuples noirs-Peuples africains, donnent accès. Du moins je serai resté un écrivain libre et aurai anéanti cette parcelle, infime certes, de ma dépendance. Demain, je m'attaquerai à une autre parcelle de cette dépendance. Et ainsi de suite.

Chaque peuple vaut d'abord ce que valent ses fils pris individuellement. On aura beau affubler une république du qualificatif d'Etat de droit ou de démocratie populaire marxiste-léniniste, elle restera la proie de la mendicité publique, du pillage de l'étranger, de l'immixtion impérialiste tant que quelque citoyen, enfin las de cette écœurante débandade, n'aura pas renoncé, pour sa petite part, aux facilités trop courantes : oubli de payer les factures d'électricité, trafic des documents administratifs, détournement des fonds publics, etc. Qu'un seul citoyen ait une conduite « positive », en somme qu'il y ait un seul juste, et d'autres apparaîtront de proche en proche.

C'est comme si la véritable indépendance commençait à Gomorrhe. Laissons donc Béchir Ben Yahmed, Jacques Chevrier et Jeune Afrique aux petitesses de décadents dans lesquelles ils semblent se complaire. Poursuivons notre effort pour déplacer la montagne, maintenant que nous avons soulevé la première pierre.

M.B.


[1] Le Canard enchaîné, nos du 25 novembre, du 2 décembre et du 16 décembre 1981.

[2] A propos de ces coupures, j'en ai justement une sous les yeux où une dame guadeloupéenne, si je ne m'abuse, crache sur Senghor et, pendant qu'elle y est, sur la littérature africaine qu'elle affirme ne lire que par obligation professionnelle.

On raconte qu'un homme d'esprit devant qui un fat se vantait d'avoir refusé la légion d'honneur observa qu'il ne suffît pas de la refuser : « Encore faut-il ne l'avoir pas méritée », acheva-t-il. De la même façon, il ne suffit pas de regretter l'obligation où l'on se trouve d'enseigner la littérature africaine – encore faut-il n'avoir pas mérité de l'enseigner. Bien des gens de part le monde enseignent la littérature, sans être obligés d'enseigner la littérature africaine; mais, eux, ils ont le choix. C'est pas beau de cracher dans la soupe. Et la reconnaissance du ventre alors ? Ça n'existe pas en Guadeloupe ? Bien des Africains, s'ils étaient obligés d'enseigner la littérature de la dame guadeloupéenne, préféreraient sans doute renoncer à l'enseignement de la littérature, et même à l'enseignement tout court.

Pour le reste, Senghor, qui fut bon latiniste en son temps, se souvient peut-être de ce vers poignant, qui ne laissera pas de le consoler, d'un certain Ovide : Donec eris, felix multos numerabis amicos. Il n'y a guère, l'ex-poète-président s'entendait adresser des propos plus flatteurs par la même dame guadeloupéenne ou ses semblables : c'était l'époque où il distribuait en souriant prébendes, missions juteuses, cadeaux et avantages de toute sorte. Sa bonne étoile l'a malheureusement abandonné en même temps que son fauteuil de chef d'Etat. C'est logique. Nous autres, à Peuples noirs-Peuples africains, n'avons pas attendu qu'il gise pour ainsi dire à terre pour oser lui décocher le coup de pied de l'âne, ce n'est pas du tout notre genre. Après l'avoir hardiment maltraité au temps de sa splendeur, nous pouvons maintenant nous payer le luxe de lui décerner un éloge même maigrelet : qu'il sache donc que nous ne fûmes point sans admirer la sorte de dignité avec laquelle il abandonna le pouvoir. Ce n'est pas aussi facile qu'on pourrait le croire, fût-ce par simple docilité à un maître impérieux, comme on a pu le voir par la suite avec d'autres tentatives ô combien coûteuses et piteuses. Mais son entrée à l'Académie française nous reste décidément en travers de la gorge. Là, hélas ! il se montra vraiment petit, tout petit.

[3] Cf. Peuples noirs-Peuples africains, no 11 (septembre-octobre 1979), O. Tobner, La parole noire face au pouvoir et à la critique francophones.