© Peuples Noirs Peuples Africains no. 39 (1984) 88-104



QUATRE ENTRETIENS AVEC
PAULIN SOUMANOU VIEYRA (III)

(Première partie)

Pierre HAFFNER

Il n'était pas évident lors de notre première rencontre avec Paulin Soumanou Vieyra, au Festival International de Films et d'Echanges Francophones de Namur[1], que moins de deux ans plus tard nous nous retrouverions au dernier grand FIFEF, que celui-ci se tiendrait à Dakar et que j'aurais l'occasion d'être pendant deux ans quotidiennement proche de Paulin, et proche de ces cinéastes sénégalais qui vivraient une période particulièrement propice au 7e Art africain. Dakar allait donc me donner la possibilité d'approfondir ces questions sur l'évolution du cinéma négro-africain, sans la presse d'un festival, en nous référant parfois encore moins à l'actualité que dans les deux entretiens précédents. C'est aussi pourquoi cette rencontre dakaroise put avoir lieu en deux temps, dont le second fut particulièrement anachronique puisqu'il concerna essentiellement la formation des premiers cinéastes africains.

Nous retrouvant à Dakar, il était naturel de reprendre le sujet de notre premier entretien et de revenir sur l'évolution juridique et économique du cinéma sénégalais, la rencontre de Namur traitant surtout de la S.N.C.[2] [PAGE 89] et de la formation de la SIDEG[3], celle-ci démontant le mécanisme d'aide de l'Etat sénégalais à la réalisation d'une production qui donnera des œuvres aussi remarquables que Jom, Un Homme des Femmes ou le film de Vieyra lui-même, En résidence surveillée. C'était également l'occasion d'évoquer l'histoire de la télévision sénégalaise, dont Vieyra avait été l'un des premiers responsables.

A Tunis, lors de notre seconde rencontre, nous évoquions les projets de notre interlocuteur; quinze mois après, à Dakar, la situation était sur ce plan très différente, puisque Paulin était à la veille de tourner un sujet né pendant ces quinze mois, sans aucun rapport avec les projets de Tunis. Nous avons donc ici l'occasion de suivre à la trace un artiste, un cinéaste créateur   – l'on oublie parfois, lorsqu'on pense au critique, à l'historien et au documentariste, que Vieyra est également un artiste !   – et de nous rendre compte qu'un auteur est comme le trésorier d'un capital toujours en transformation...

Vieyra avait projeté de faire un film d'amour, il fit un des films les plus audacieusement politiques du cinéma négro-africain, parce que la situation historique, et de l'Afrique et du cinéma africain lui parut l'exiger. Cette exigence offrit encore à notre ami l'occasion de rappeler quelques-unes de ses idées sur la formation des cinéastes, et plus précieusement nous permit de cerner davantage son itinéraire politique. Paulin Vieyra n'est décidément pas simplement un sage, confortablement « assis », passionné d'histoire, il s'y tient debout.

P.H.
Strasbourg, mai 1984

Nota bene : De même que pour les deux premiers entretiens, nos notes sont réduites à des précisions le plus souvent bornées à l'époque révolue avec le présent entretien. On trouvera également des renvois aux notes des premiers entretiens, annoncés ainsi : « cf. PSV I, note... » ou « PSV II, note... ». [PAGE 90]

LE TROISIEME ENTRETIEN
(Première partie)
à Dakar, le 16 février 1980

  – Un an et demi après notre rencontre à Namur, le Sénégal a-t-il une législation autonome pour le cinéma, ou est-elle toujours plus ou moins celle de la France ?

  + C'est toujours plus ou moins celle de la France, on a fait un décret pour la Loi d'Aide, mais cette Loi d'Aide doit faire place à une Caisse d'Avance sur Recettes. Il s'agit d'un décret du 12 avril 1978, qui a créé le Fonds d'aide aux artistes et au développement de la culture, et que nous avons évoqué à Namur.

  – C'est bien ce fonds qui est à l'origine des huit films en cours de tournage ?

  + Oui, il prend en charge la bonification des intérêts : en général les intérêts bancaires pour ce genre de prêt personnel sont à 13 %. Le gouvernement a décidé d'en prendre 8 %, il en reste donc 5 pour les cinéastes, mais, comme c'est une opération tout à fait exceptionnelle, je crois que la banque a diminué le taux d'intérêt du prêt, ce qui fait que grosso modo le cinéaste doit avoir 2 à 3 % d'intérêts à payer. Ces prêts sont accordés en fonction du sujet et du devis. Il y a en effet huit films en production, cinq longs métrages et trois courts métrages, dont un dessin animé.

  – Les cinéastes qui bénéficient de cette aide sont donc tout de même des hommes endettés ?

  + Oui, ce n'est pas une subvention, ils doivent rembourser.

  – Le ministère de la Culture n'a subventionné aucun film ? [PAGE 91]

  + Le Fonds d'Aide pour l'année où nous avons eu le prêt était de 40 millions, pour cette année 1979-1980 il a été porté à 50 millions, mais ce fonds sert en même temps à la bonification d'intérêts des prêts pour les cinéastes et au financement d'opérations ponctuelles, comme des manifestations cinématographiques à l'extérieur du Sénégal, ou des semaines de cinéma à l'intérieur du pays. Il s'est trouvé que, l'année où nous avons eu ce prêt il est resté un reliquat de 16 millions. Auparavant les cinéastes avaient déjà demandé au gouvernement de faire un effort pour promouvoir la réalisation de courts métrages, ils voulaient que chaque département ministériel inscrive un budget pour ce genre de réalisations. Le gouvernement avait trouvé que ce n'était pas la formule idéale, et décidé de choisir lui-même les sujets à réaliser. On a ainsi retenu dix sujets par an, dont deux ont pu être réalisés cette année avec le reliquat du Fonds d'Aide, Chaque sujet a eu huit millions, l'un a été réalisé par Maguette Diop[4], et l'autre par Moussa Bathily[5], les films sont au montage et doivent être terminés normalement pour la semaine de la jeunesse, au mois d'avril.

  – Et les huit autres courts métrages ?

  + Les huit autres doivent venir avec le nouveau fonds, et certainement un crédit spécial, parce que ce n'était pas sur le crédit du Fonds d'Aide qu'ils devaient être réalisés. Il y avait un reliquat, pour ne pas le perdre le ministère de la Culture a fait cette opération.

  – Quoi qu'il en soit, on ne peut pas, avec ces 40 ou ces 50 millions, financer beaucoup de longs métrages, ce n'est qu'un appoint.

  + Alors justement, ça n'arrange pas les cinéastes, qui ont toujours demandé une caisse d'avance sur recettes. Comme dans tous les pays, il y a des taxes qui frappent [PAGE 92] le cinéma, et ici elles se répartissent ainsi : 30 % pour les pouvoirs publics, dont 15 % pour le gouvernement et 15 % pour les municipalités. Les cinéastes ont toujours demandé que les 15 % du gouvernement soient versés dans une caisse qui permettrait, par accumulation, d'avoir un fonds pour réaliser des films. Ça pourrait se répartir de deux façons : on pourrait prêter des fonds à des cinéastes pour réaliser des films...

  – Des prêts qu'ils rembourseraient avec les recettes ?

  + Oui, et la caisse pourrait également garantir les prêts bancaires que les cinéastes pourraient demander, en complément de ce qu'ils ont eu ou de ce qu'ils auraient trouvé ailleurs. Je crois que ce principe est acquis, on continue à y travailler. Il y a actuellement plusieurs considérations, pour certains il faudrait essayer d'avoir une somme globale au départ, elle ferait boule de neige avec les remboursements, pour d'autres il faudrait débloquer cette taxe pour la caisse, constituer un capital au bout de cinq ans, et devenir ainsi autonome. Personnellement je voudrais que la taxe qui frappe les films puisse être rétrocédée à cette caisse d'avance d'une façon définitive.

  – Quoi qu'il en soit, les longs métrages qui ont bénéficié de la Loi d'Aide n'ont bénéficié que de quelques intérêts bancaires.

  + Oui, c'était des prêts, avec la seule différence que finalement les cinéastes n'auraient jamais pu individuellement avoir des prêts de cet ordre-là, nous ne pouvons rien garantir ! Certes, l'Etat n'est pas vraiment le garant, il a voulu faire une opération un peu en dehors des cinéastes...

  – C'est comme si l'Etat s'hypothéquait ?

  + L'Etat ne veut pas s'avancer dans ce domaine. En fait la banque est une banque d'Etat, si au bout de cinq ans les films ne sont pas rentabilisés et si les prêts ne sont pas remboursés, nous serons à la merci de la banque. [PAGE 93] L'Etat n'étant pas responsable, la banque se retourne contre les cinéastes. Nous savons que c'est une opération très risquée, nous en acceptons le principe pour commencer. Il se peut qu'un film marche très bien et que l'auteur fasse des bénéfices, comme il se peut qu'un réalisateur ne puisse rembourser, sans que cela soit de sa faute car un film peut être bon et ne pas marcher. Avec la caisse d'avance sur recettes, l'un dans l'autre, cela s'équilibrerait, et c'est ce que nous voulons. Actuellement c'est vraiment une solution trop risquée.

  – Vous êtes courageux, beaucoup de personnes ignorent que l'Etat ne fait que garantir des prêts pendant quelques années.

  + Oui, elles pensent que ce sont des subventions, et je dois dire à mes techniciens : moi je suis obligé de faire un budget du film, ne pensez pas que ce soit une subvention, je dois absolument rendre des comptes, et d'abord par ce film qui doit être réalisé dans un délai bien précis, car le 1er avril le remboursement doit commencer !

  – Certains films sont déjà terminés ?

  + Trois seront peut-être prêts pour le 1er avril, mais moi, commençant maintenant, j'aurai tout juste terminé les prises de vues et le film sera peut-être achevé en juin ou en juillet... Je vais être obligé de faire une lettre à la banque pour qu'elle veuille bien reporter le commencement des remboursements, étant donné les circonstances. Deux autres réalisateurs sont encore derrière moi en train de préparer leurs films, ils commenceront le tournage après moi, car c'est aussi un problème : le matériel et les techniciens... Nous n'avons pas beaucoup de techniciens dans certains domaines, et nous sommes pratiquement obligés de nous attendre l'un l'autre, d'un film à l'autre !

  – Peux-tu me donner une idée des films qui sont déjà prêts ? Il y a celui de Momar Thiam.

  + Oui, il y a aussi celui de Ben Diogaye Beye et celui [PAGE 94] de Amadou Fall. Thiam, c'est une adaptation de Birago Diop[6], Amadou Fall c'est un reportage-interview sur le soixante-dixième anniversaire du président Senghor[7], et Ben Diogaye Beye c'est un film de fiction sur la polygamie[8].

  – Et les films qui te suivront ?

  + Il y a le film de Thierno Sow, L'Œil[9], et celui de Babacar Samb, Jom[10], qui sont prêts à être tournés, peut-être Samb n'attendra-t-il pas la fin de mon tournage, parce qu'il fait son film en 35 mm.

  – Par rapport aux cinq films qui avaient obtenu de l'argent à l'époque du Bracelet de bronze[11], il y a tout de même un changement important, à l'époque il s'agissait pratiquement d'une subvention.

  + Là c'était une société d'Etat, qui produisait en coproduction, mais en fait il n'y avait effectivement pas de coproduction, les gens comptabilisaient leur sueur, leur travail, mais le financement réel du film était assuré par la société, à tel point que c'est à son nom que les films sont dans les laboratoires, et que les réalisateurs, tout coproducteurs qu'ils sont, ne peuvent faire tirer des copies, les films étant déposés au nom de la S.N.S., qui seule peut tirer des copies... Il y a ainsi des films qui sont bloqués et des réalisateurs qui essaient de racheter les droits...

  – Je croyais que la société n'existait plus. [PAGE 95]

  + Elle est en liquidation. A mon avis un seul film avait été réellement coproduit, c'était Xala, mais même dans ce cas Sembène ne dispose pas de la possibilité d'avoir accès au laboratoire pour tirer des copies, et il demande lui aussi à racheter la part de la Société Nationale pour disposer de sa copie normalement. Peut-être certains ont-ils réussi à faire un internégatif à partir d'un positif, je n'en sais rien, il faudrait avoir une très bonne copie positive... Sans copie les cinéastes ne peuvent pas vendre leur film, ils ne peuvent rien faire. Cette société en liquidation continue à exploiter ces films, ici et dans beaucoup de pays, les réalisateurs touchent les droits, mais il n'y a pratiquement plus de responsables, ça passe comme ça.

  – A l'époque, Xala mis à part, tu portais un jugement assez sévère sur la valeur des films produits par la S.N.C.

  + Oui, c'était un jugement critique, Xala devait se faire sans la S.N.C., elle avait sollicité la Domireew[12], pour se cautionner par un nom, on était presque assuré qu'un film de Sembène serait un film de qualité. Effectivement c'est le seul film qui ait marché normalement N'Diangane, Le bracelet de bronze ou Baks[13] n'ont pas marché.

  – La nouvelle expérience est peut-être plus positive parce qu'elle responsabilise davantage les cinéastes, ou que le choix est plus judicieux.. Est-ce la Culture qui a décidé de ce choix ?

  + Oui, avec une commission nationale. En fait, on avait quand même dit que ceux qui avaient déjà bénéficié du concours de la S.N.C. étaient éliminés. Il y avait donc un certain nombre de scénarios qui étaient prêts, dont le mien, et sur neuf sujets la commission en a choisi huit. Je n'ai vu qu'un film terminé, Sargal, de Amadou Fall, présenté en soirée de gala à Sorano devant le président de la République. C'est un film de reportage, d'interviews, [PAGE 96] personnellement, je ne pense pas qu'il aura une vie commerciale très importante, peut-être au Sénégal...

  – C'est un film officiel ?

  + Ce n'est pas officiel, mais ce n'est pas très bien organisé, ce sera peut-être un document de valeur dans la mesure où l'événement a eu lieu, et on pourra peut-être l'exploiter au niveau des télévisions. Mais pour parler de la valeur de ce qui va se réaliser je ne sais pas, je n'ai pas lu les scénarios, il faudra voir les films.

  – Pour changer le sujet, peux-tu me dire dans quels pays la SOPACIA[14] marche le mieux ?

  + Partout, en dehors du Sénégal ou des pays qui ont nationalisé leur cinéma.

  – Le Mali et la Haute-Volta donc, je crois que la Guinée a reculé.

  + Oui, la Guinée continue avec la SOPACIA, la SIDEC distribue aussi sur le Mali et sur la Haute-Volta, pour diminuer le coût on fait des achats groupés. La SOPACIA ce sont les intérêts des deux anciennes sociétés[15], elle a le marché de la Côte-d'Ivoire, du Cameroun et de quelques autres pays.

  – Tu me disais que la SIDEC rénoverait ses salles, je n'ai pas l'impression qu'elle fasse de grands efforts.

  + En principe elle a comme objectif de rénover les salles de la capitale et d'en créer d'autres à l'intérieur. Je pense qu'ils vont le faire, j'ai vu leur technicien, ils vont construire un immeuble qui sera le siège de la [PAGE 97] société, l'ABC et le Vog seront rénovés, le Paris ne le sera pas parce qu'on doit le transformer en un complexe de deux ou trois salles, les plans sont prêts...

  – Tu me parlais de la création d'une cinémathèque.

  + On a eu une réunion avec le Premier ministre, pour voir non pas l'opportunité de cette cinémathèque, c'était fait, mais les modalités de son fonctionnement et de son financement. Il y a maintenant un dossier, on a commencé à faire fonctionner une petite structure, le cinéma Le Club va être rétrocédé par la SIDEC pour la cinémathèque. Les projections se feront là, maintenant il faut des endroits pour emmagasiner des films, il faut une structure administrative...

  – Toutes les salles n'appartiennent pas à la SIDEC ?

  + Non, il y a des salles qui appartiennent à la SIDEC en gestion directe, il y en a d'autres qui lui appartiennent mais qui sont en gérance, et puis il y a des salles privées qui appartiennent à des nationaux.

  – Mais qui prennent tous leurs films à la SIDEC ?

  + Oui, la SIDEC a le monopole de la distribution, tous sont obligés de passer par elle pour avoir des films, mais la cinémathèque, comme toute cinémathèque, peut avoir des fonds personnels.

  – Tu me disais qu'il y avait 500 nouveaux films par an à Dakar, je n'en ai pas l'impression, on annonce deux ou trois nouveautés chaque semaine.

  + Je ne sais pas exactement combien de films on importe actuellement, mais auparavant on pratiquait la double programmation, et chaque salle, en dehors d'une ou deux, était une salle d'exclusivité.

  – Quand avez-vous abandonné le système de la double programmation ? [PAGE 98]

  + En 1977, je crois, et par conséquent le nombre de films doit effectivement être réduit.

  – J'ai l'impression qu'il y a deux circuits d'exclusivité : le Plazza et le Paris.

  + Non, il n'y a pas deux circuits, en fait la COMACICO et la SECMA avaient leur salle d'exclusivité, le Plazza était celle de la SECMA et le Paris celle de la COMACICO, ces deux salles sont naturellement devenues salles d'exclusivité de la SIDEC.

  – On les spécialise un peu : le Paris me paraît plus « culturel ».

  + C'est en fonction du public, le Plazza a un public assez composite, souvent composé de Libano-Syriens, le Paris a un public d'Européens.

  – Nous pouvons changer de sujet et parler un peu de la télévision sénégalaise, depuis quand existe-t-elle ?

  + Elle a commencé en 1972, mais auparavant il v avait une télévision éducative, financée par l'UNESCO. La télé devait naître en 1962, j'étais allé faire un stage en France, à l'O.R.T.F., pour la lancer, et un coup d'Etat manqué a coupé court au projet... Il existait alors un studio, dans lequel la télévision éducative a fait ses premiers pas. Quelques rares postes permettaient de suivre cette télévision éducative. En 1972, comme on avait un satellite, on a pu recevoir les émissions des Jeux Olympiques de Munich, alors, après les Jeux, on a pensé qu'on pouvait continuer sur la lancée, et tous les éléments qui étaient là ont été transformés en télévision nationale. J'ai travaillé pendant deux ans comme directeur des programmes, de 1972 à 1974, on était parti avec de très mauvaises conditions, on n'avait pas organisé le studio en fonction des trois heures et demie de programme quotidien... C'est progressivement qu'on a pu acheter du matériel et former des techniciens, mais il faut bien avouer que la situation n'est pas encore très reluisante, tout se fait d'une manière très empirique... [PAGE 99]

  – Tu es donc retourné au service du cinéma en 1974 ?

  + Oui, mais comme il fallait des techniciens pour la télévision, on avait brisé le service du cinéma en maintenant seulement une petite structure.

  – Y a-t-il aujourd'hui de véritables réalisateurs de cinéma qui travaillent uniquement pour la télé ? Sont-ils alors des fonctionnaires ?

  + Oui, j'avais des collaborateurs qui sont devenus ce qu'on appelle des producteurs de télévision : ils ont une émission qu'ils conçoivent, et qu'ils réalisent parfois eux-mêmes. Oui, il y a des cinéastes fonctionnarisés, et l'association des cinéastes groupe également les gens de la télévision.

  – Mais y a-t-il des gens qui n'avaient fait que des études de cinéma, et qui, rentrés au Sénégal, se sont retrouvés fonctionnaires de la télévision ?

  + Oui, il y en a qui ont fait des études non seulement en France mais en Inde, et par exemple le seul, je crois, qui ait fait Vaugirard, est en passe de travailler à la télévision.

  – Mais tous les jeunes qui ont sorti un court métrage au dernier FIFEF sont des indépendants[16].

  + Oui, ils ont fait des études au Conservatoire Indépendant du Cinéma Français. Je crois t'avoir dit que la création n'a pas tant besoin de formation technique, celle-ci s'acquiert, mais c'est la foi, l'expérience, le talent qui comptent, et le drame du cinéma sénégalais, souvent, il faut bien le dire, c'est qu'il y a tout de même au niveau des créateurs, des réalisateurs, des gens qui, sur le plan intellectuel, ne sont pas très bien formés, qui n'ont pas une culture de base très solide, qui font du cinéma comme ça... C'est peut-être ce qui a nui aux débuts du cinéma [PAGE 100] sénégalais, et africain en général, il s'est trouvé que certains se sont révélés être des génies, un gars comme Mustapha Alassane[17] ou comme Oumarou Ganda[18] sont des autodidactes du cinéma d'exception, mais ceux qui ont eu des formations très solides, comme Souleymane Cissé[19] ou Sarah Maldoror[20], ont une idéologie, une pensée...

  – Med Hondo[21].

  + C'est aussi un autodidacte, mais il avait une formation politique, il était conscient et avait une grande culture artistique.

  – Tu vas bientôt tourner ton premier long métrage, tu avais obtenu l'aide pour La promesse des fleurs, comment es-tu passé à En résidence surveillée ?

  + En principe on doit réaliser le film pour lequel on a obtenu le prêt, mais quand je me suis tourné en tant que critique vers ce qui s'était fait, je me suis dit : tout de même il faut changer un peu, il y a assez d'histoires d'amour, même si la façon de présenter la mienne pouvait être intéressante... Je ferai ce film, je suis lié, mais je profite d'une rencontre très fortuite avec un écrivain sénégalais, Abdou Anta Ka. Il avait une idée de pièce, très schématique, on en a parlé, je lui ai dit que cela [PAGE 101] pouvait m'intéresser pour un film, mais je ne pensais pas le faire tout de suite, je lui ai demandé une ou deux pages, et on s'est vu plusieurs fois, on a nourri le sujet, à partir de là j'ai tout divisé en séquences, j'ai fait le découpage technique, j'ai fait le scénario...

  – C'est donc finalement l'idée la plus récente que tu réalises, tu as d'autres scénarios tout prêts...

  + L'idée la plus récente, mais qui se trouvait être intéressante, parce qu'elle avait vraiment une raison d'être, une actualité brûlante, c'est pour ça que je l'ai choisie.

  – C'est un sujet très audacieux, votre ministre de la Culture a tiqué.

  + Je ne pensais pas que mon sujet aurait des difficultés dans un pays comme le Sénégal, avec tout ce qui se dit dans les journaux, et dans les journaux étrangers qui arrivent ici, avec les partis d'opposition qui ont quand même droit au chapitre et qui parlent librement, tout de même ! Pour moi ce film, qui raconte les difficultés d'un président en exercice, n'est pas du tout une critique d'un pays particulier, c'est un constat de fait : il y a une déstabilisation constante de nos Etats, il y a des chefs qui se ridiculisent, mais j'ai voulu montrer qu'au fond ils ne sont pas si responsables, qu'il y a quand même à la base une volonté de certains pays occidentaux de maintenir la plupart des Etats dans une situation de dépendance, et que si les gouvernements ne sont pas assez souples ces puissances étrangères ont les moyens de les déstabiliser. C'est simplement ça, c'est ma première réflexion, l'apport d'Anta Ka est l'idée qu'il y avait tout de même dans l'ancien temps des structures démocratiques dans l'organisation politique de nos pays, et qu'au fond, si on y revenait, on y trouverait matière pour des structures politiques conformes au génie des pays africains, avec l'avantage de ne pas être trop impliqués dans l'organisation occidentale.

  – Cela ne rappelle-t-il pas des idéologies comme celle de l'Authenticité au Zaïre ? [PAGE 102]

  + Mais est-ce qu'il y a vraiment eu une idéologie africaine ? Il n'y en a pas qui ait été appliquée à la lettre.

  – Ton film montre comment on finit par détourner la tradition.

  + L'Occident ne tient pas tellement à ce que l'Afrique soit elle-même. Avec l'arabisation d'un pays comme le Maroc, la plupart des Occidentaux ont dû partir, les magistrats par exemple, parce qu'il fallait plaider en arabe... Certains Marocains ont d'ailleurs dû apprendre l'arabe ! Mais dans son pays, l'Occident est vraiment chez lui, il n'a aucun problème particulier, il n'a à faire aucun effort... Si par exemple un Français va aux Etats-Unis, et s'il y reste cinq à dix ans, il parlera l'anglais, c'est sûr, mais nous voyons ici beaucoup d'Occidentaux qui restent quinze ans sans parler la langue, c'est quand même anormal ! Finalement c'est la culture de l'Occident qui prime, et celle-ci n'a pas besoin de la tradition.

  – Mais dans ton scénario on voit la tradition récupérée par les Africains pour maintenir une situation donnée, et ne rien changer.

  + Je ne sais pas encore ce que le film va donner, il y a les intentions et finalement l'œuvre échappe au réalisateur. Je voudrais qu'on sente chez mon président une volonté d'asseoir quelque chose d'original sur des concepts africains, mais qu'il reste malgré tout un homme politique devant tenir compte de la réalité de sa situation... C'est aussi un homme du pouvoir : on ne quitte pas le pouvoir comme ça, par conséquent il pense retarder son départ en se prêtant à certaines manipulations.

  – Tu vas étonner beaucoup de gens, parce que pour beaucoup tu es l'homme tranquille, doux, sans éclats, et tu vas faire un film très politique.

  + C'est qu'on ne me connaît pas très bien ! J'ai quand même eu une vie d'étudiant très militante, j'ai été un militant du Parti communiste, j'étais très à gauche...

  – Tu n'es plus au Parti ? [PAGE 103]

  + Je n'ai jamais eu la carte du Parti, mais j'en étais un compagnon de route. Il y a aussi le fait que je suis venu dans un pays qui n'était pas le mien[22], j'étais un étranger pendant un certain temps, je n'ai donc pas fait de politique parce que je ne pouvais pas en faire. Finalement, tout en gardant mes convictions, je suis peut-être devenu un peu nationaliste...

  – Ne faudrait-il pas dépasser le nationalisme ?

  + Oui, je dépasse ce cadre... Parmi les films qui vont être tournés, il y a d'autres sujets intéressants, Jom et L'Œil, qui sont également des sujets politiques mais je me suis gardé de lire les scénarios, je ne veux pas être influencé.

  – En gros, et là c'est le Toubab qui parle, on a quand même l'impression que la bête noire reste toujours le Blanc ! Le film de Samb oppose l'honneur africain à la félonie européenne, coloniale ou néocoloniale, et chez toi il y a un conseiller blanc plutôt cynique...

  + Ce rôle a été modifié, il faut attendre le résultat, c'est très ambigu. Je travaille au Sénégal, je suis Sénégalais, les gens ont naturellement pris le Sénégal comme référence, mais en fait je suis peut-être en deçà de ce qui se passe dans certains pays africains, le conseiller technique, le conseiller du président, dans certains pays, est souvent un peu barbouze, n'est-ce pas ? Je ne cite aucun Etat, mais dire que cet homme travaille pour le pays d'accueil n'est pas tout à fait exact, il travaille pour maintenir le pays d'accueil dans l'orbite de son propre pays, c'est évidemment une espèce de synthèse de tout ce qui peut se passer ailleurs...

  – C'est une sorte de conte ?

  + C'est une fable, je vais essayer de ne pas trop appuyer, [PAGE 104] mais certaines choses se passent, certains profils se ressemblent, ce n'est pas forcément parce qu'un chef d'Etat prononce dans mon film des paroles qui vont dans le sens de sa pensée, qu'un président les a vraiment dites...

  – Paulin, tu vas tourner, comment ça va ?

  + Je te le dirai à la fin du tournage !

Pierre HAFFNER

(Premiers entretiens dans les nos 37 et 38, suite du troisième entretien dans le no 40)


[1] Le FIFEF de Dakar eu lieu entre le 11 et le 17 novembre 1979. Pour le FIFEF, cf. PSV 1, note 4.

[2] La Société Nationale de Cinéma, société sénégalaise de production cinématographique.

[3] La Société d'Importation, de Distribution et d'Exploitation Cinématographique, société nationale sénégalaise.

[4] Maguette Diop a fait ses études au Conservatoire Libre du Cinéma Français. Ici il s'agit du court métrage Le fils de qui ?

[5] Moussa Bathily enseigna d'abord l'histoire avant de faire de l'assistanat et de réaliser le long métrage Tiyabu Biru (1978). Ici il s'agit du court métrage Le certificat d'indigence

[6] Il s'agit du long métrage Sa Dagga-Le troubadour. Pour Momar Thiam, cf. PSV 1, note 24.

[7] Il s'agit de Sargal. Amadou Fall était déjà l'auteur du moyen métrage Le voyage (1974) et du court métrage L'héritage de Bamba (1975).

[8] Il s'agit de Un homme, des femmes. Ben Diogaye Beye a d'abord été journaliste et s'est formé au cinéma par l'assistanat. Il était déjà l'auteur des courts métrages Samba Tati (1975) et Les princes noirs de Saint-Germain-des-Prés (1975).

[9] Pour Thierno Saw, cf. PSV I, note 16.

[10] Pour Babacar Samb, cf. PSV I, note 7.

[11] Pour Tidiane Aw, cf. PSV I, note 16.

[12] Filmi Domireew (Le fils du pays) est la société de production de Sembène Ousmane, productrice ou coproductrice de l'ensemble de ses réalisations.

[13] Cf. PSV I, notes 20, 23 et 24.

[14] La Société de Participation Cinématographique Africaine a été créée en 1973 et allait devenir fin 1979 l'Union Africaine de Cinéma. Cf. PSV I, note 26, ainsi que mon article Situation du cinéma négro-africain, in Le Mois en Afrique, no 184, Paris, 1981.

[15] Il s'agit de la Compagnie Africaine Cinématographique, Industrielle et Commerciale, et de la Société d'Exploitation Cinématographique Africaine.

[16] Il s'agit de Samba Félix Ndiaye pour Gety Tey, de Cheikh Ngafdo Bah pour Rewo Dande Mayo et de Ousmane William Mbaye pour Doomi Ngacc.

[17] Cinéaste nigérien découvert par Jean Rouch, auteur de nombreux courts métrages (Aoure, 1962, La bague du roi Koda, 1964 ... ), de dessins animés ou de films d'animation (La mort de Gandji, 1965, Samba Le Grand, 1978 ... ), du moyen métrage Le retour d'un aventurier (1966), et de longs métrages (Femme, Villa, Voiture, Argent, 1972, Toula ou le génie des eaux, 1972 ... ).

[18] Cinéaste nigérien également découvert par Jean Rouch et formé au Centre Culturel Français de Niamey, auteur en particulier des moyens métrages Cabascabo (1968) et Le wazzou polygame (1971), et des longs métrages Saitane (1973)et L'Exilé (1980).

[19] Cf. PSV II, note 28.

[20] Cf. PSV II, note 27.

[21] Cinéaste mauritanien qui a réalisé presque toute son œuvre en France sur les problèmes de l'immigration. Citons les longs métrages Soleil O (1969), Les Bicots-Nègres, vos voisins (1973) et West Indies (1979).

[22] Paulin Vieyra est né à Porto-Novo au Bénin.