© Peuples Noirs Peuples Africains no. 39 (1984) 75-87



BANTOUSTANS A GOGOS :
(chronique des indépendances mort-nées)

LA TORTURE PAR L'ESPERANCE

Laurent GOBLOT

Les chaînes de l'humanité torturée sont en papier de ministère.
Franz Kafka.

L'actualité me forcera encore longtemps à rouvrir l'examen que j'ai entrepris, dans les numéros 15 et 16 de Peuples noirs-Peuples africains, des procédés qu'emploient les Etats pour maltraiter les couples mixtes; à travers eux, l'Etat giscardien, puis socialiste, se comporte avec indifférence, secret, lâcheté : témoin un livre que Mme Nadine Bari a publié aux Editions Le Centurion : Grain de sable, Les combats d'une femme de disparu (Paris, 85 F). Epouse de M. Bari Abdoulaye, administrateur, après des études de droit, l'auteur avait été bien accueillie, malgré les différences de religion et de nationalité, par sa famille guinéenne. Quatre enfants étaient nés; elle avait l'amour du pays, et avait choisi l'endroit de Guinée où elle serait enterrée, près de Timbo, au Foutah Djallon. Avec dix autres femmes dans l'adversité, à elles toutes mères de vingt-cinq enfants, elles ont constitué une association, dont ce livre retrace les luttes.

Les citations accompagnées d'un renvoi aux pages du [PAGE 76] livre en sont tirées; celles qui ne le sont pas viennent d'une interview réalisée par Mme Laure Adler, grâce à qui je connais ce texte. Nine est le prénom, dans le livre, de Mme Bari.

A L'AEROPORT

En 1970, un coup de main des Portugais contre la Guinée fournit un prétexte pour envoyer de nombreux Guinéens en prison, et au camp aujourd'hui célèbre de Boiro, à Conakry. A l'époque, M. Bari était fonctionnaire en mission à l'Organisation des Nations Unies. Sa femme avait accouché en France de son quatrième enfant.

Rentrés en Guinée, ils constatent que tous leurs amis sont arrêtés, et prennent conscience qu'ils ont eu tort de revenir. Mais ce n'est pas par des accusations de complots, de trafics de devises, de marché noir, de complicité avec l'étranger, que débutent les malheurs de ces femmes, et dès la troisième page du livre :

    « On a assisté à l'aéroport à des scènes déchirantes. Marie croyait pouvoir emmener en France sa fille âgée d'un an mais le commissaire de l'aéroport avait des ordres : les militaires lui ont arraché l'enfant des bras. On a raconté aussi l'expulsion de cette femme des Antilles néerlandaises (dont la couleur de la peau ne rachetait pas la malchance d'être ressortissante d'un pays impérialiste) que les militaires ont dû traîner dans l'avion. La malheureuse mère contrainte elle aussi de laisser sa fillette en bas âge, n'était que hurlements. L'un des témoins a dit à Nine que jamais il ne pourrait oublier les cris de cette mère déchirée » (p. 11).

Ils décident de sortir, les enfants et elle d'abord. Puis, n'ayant plus aucune mission à l'étranger à cause de ce départ, M. Bari, cherchant à traverser la frontière ivoirienne, est arrêté le 29 août 1972. [PAGE 77]

Depuis cette date, on laisse sa femme systématiquement sans nouvelles certaines. Mme Nadine Bari a créé une Association des Familles Françaises de Prisonniers Politiques en Guinée (A.F.F.P.P.G.). C'est une vengeance du président Sekou Touré : par raison d'Etat, les présidents Giscard d'Estaing et Mitterrand n'ont pas agi comme le président Carter, le seul homme d'Etat sorti de cette affaire avec dignité.

UN CURIEUX AMBASSADEUR

Pendant douze années de démarches pour savoir la vérité, ces femmes ont été torturées par l'espérance, avec un raffinement de moyens dont les Etats français et guinéen doivent porter la responsabilité. Et, depuis la mort du président guinéen et les changements qui ont suivi, les responsabilités françaises en sont devenues plus lourdes, comme on le verra.

La France a accueilli, comme ambassadeur de Guinée à Paris, l'un des tortionnaires du camp Boiro, tout en sachant qui il était. Keita Seidou, beau-frère du président, poursuivant ses victimes et leurs familles sur le territoire français, les tourmentait par des coups de téléphone anonymes, faisant espérer une libération prochaine, par l'intermédiaire des ambassades de pays tiers.

C'est par l'Elysée que Mme Bari a appris le nom et les qualités de celui qui les tourmentait ainsi. Ce comportement de la République française doit être rapproché de celui qu'elle eut lors d'un crime, impuni à ce jour, commis dans le Limousin sur l'ordre du président de la République du Gabon; que ménage-t-il pour l'avenir ? Il est sécrété par ce « domaine réservé » des Affaires africaines qui subsiste depuis le général de Gaulle, qui confie à l'Elysée tout ce qui concerne l'Afrique, à travers un personnage tutélaire : Foccart, Journiac, Kirsch, Penne... N'importe quoi peut résulter de cet état de choses, une guerre coloniale de sept ans par exemple, et le livre de Mme Bari nous alerte sur ce péril. [PAGE 78]

LE COIN DU SALAUD

Présidente de l'association, elle a cherché à intéresser à la recherche d'une solution de très nombreux milieux : Fonds Monétaire International, Etats, Vatican, évêchés, Croix-Rouge Internationale, Commission islamique (son mari est musulman), Parlement européen. Beaucoup d'oreilles sourdes, de l'indifférence, de la lâcheté... ou des conseils de patience, et de discrétion.

Dînant au restaurant avec un collègue de travail, celui-ci a découvert l'unique objet de ses préoccupations, avant de partir en vacances avec sa femme. Soudain il lance :

    – Mais, si vous l'aimez tant, qu'est-ce que vous faites ici en France ?
    – Mais... Djibril m'a demandé de partir. J'ai obéi.
    – Oui, ça c'était quand il pensait réussir à quitter la Guinée. Mais maintenant qu'il a échoué, maintenant qu'il souffre torture et prison par amour pour vous, qu'est-ce que vous faites pour lui ? Vous vous gobergez dans les restaurants français (le salaud, songe Nine) au lieu de courir l'attendre à sa sortie de prison, pour qu'il vous voie dès son premier instant de liberté.
    – Mais si je revenais à Conakry maintenant, mes enfants seraient en difficulté et ici, j'attends mon mari, je ne fais rien d'autre !
    – Oui, c'est facile, vous l'attendez dans le confort et la petite vie tranquille pendant que lui souffre à cause de vous. Ce n'est pas ça montrer à quelqu'un qu'on l'aime.
    – Mais que faire d'autre ?, sanglote Nine.
    – Je ne sais pas mais moi, si j'étais tombé dans une fosse à purin, je ne voudrais pas que ma femme me regarde, assise au sec sur le bord de la fosse. Si elle m'aime, elle doit oublier tout le reste et sauter dans le trou pour me rejoindre. Sinon, c'est qu'elle ne m'aime pas. [PAGE 79]
    – Il est fou ce type, se dit Nine qui n'y voit plus rien, ni dans son âme ni dans son assiette (pp. 56-57).
LES ECHANGES DU PRESIDENT CARTER

« Nous nous sommes battues contre notre propre Etat, qui se prétend défenseur des droits de l'homme, et ceci sous tous les gouvernements. »

Pendant douze années, un dosage minutieux de demi-vérités, de mensonges et de procédés a eu pour but de laisser espérer le retour des maris guinéens à leurs épouses, pour les punir d'avoir constitué une association, et dans le but de punir ce qui a été considéré par le président guinéen comme un outrage; par raison d'Etat, à cause des minerais guinéens, la République française s'est pliée à cette politique, grâce au secret qu'elle exigeait des victimes de cette répression.

Mme Bari a cité en exemple la politique judicieuse du président Carter :

« Nous n'avons jamais pu obtenir du gouvernement français le moindre contrat industriel, en échange de nos maris. On nous a toujours répondu : "On n'est pas Hitler, pour échanger des tracteurs contre des Juifs ! Ce n'est pas moral ! Sékou Touré ne marchande pas !"

« Mais si, il marchande ! J'ai, dans la famille de mon mari des gens qui ont été échangés contre du concentré de tomates, de la farine et du sucre, fournis par les Etats-Unis, échange organisé par le président Carter. Une trentaine de vies humaines ont été sauvées de cette manière. »

Est-ce seulement se souvenir de Hitler qui est à l'origine des abstentions françaises ? Le président Carter en était indemne, ainsi que d'une organisation des pouvoirs de deux Etats traitant à partir d'une situation de dépendance coloniale, qui, en dépit des apparences, ne cesse pas.

Pourtant, il y a quelques années, la France a accepté d'échanger des armes, accordées à un rebelle comme Issène Habré, contre Mme Claustre. En 1982, la France a échangé le poète cubain Armando Valladeres contre le total des dettes de Cuba. Les principes invoqués en morale, sur ce ton vertueux, sont donc sujets à éclipses. [PAGE 80]

Depuis l'arrestation, le 29 août 1972, de M. Bari à la frontière ivoirienne, deux lettres du ministère guinéen des Affaires étrangères, l'une à son collègue français, l'autre au Parlement européen, prétendent « qu'il s'est évadé avant la date de son exécution en janvier 1971 » – erreur négligente dont nous reparlerons (il se serait évadé dix-huit mois avant son arrestation !).

Chaque imprécision, chaque version différente, chaque coup de téléphone anonyme sont donnés dans cette intention : maintenir dans l'incertitude ces femmes, et les torturer par une espérance incertaine. Dans ce but, les autorités guinéennes refusent de donner aucun certificat de décès.

Ici, il faut citer le cas de Miloslava, pour expliquer comment l'Association en viendra à mener campagne pour obtenir des certificats de décès :

    « Et il insiste pour insérer "un acte officiel de décès" et non une simple mention de la mort du détenu car elle a toujours en mémoire la triste histoire de Miloslava : mariée à un Guinéen prisonnier, on lui avait annoncé verbalement que son époux était mort et qu'il avait d'ailleurs été torturé plusieurs mois auparavant pour lui faire avouer ses "crimes". On lui donna même d'horribles détails : comme on lui avait coupé les mains, il devait manger en lapant sa nourriture, tel un chien. Miloslava n'était que l'ombre d'elle-même. Quelques années passèrent et elle se remaria avec un ami d'enfance. Dès que la nouvelle parvint à Conakry, le président guinéen ordonna la libération du premier mari, toujours muni de ses deux mains du reste. La situation familiale fut inextricable. Personne, chez les Françaises que connaissait Nine, n'avait encore songé à se remarier, mais elle se jura qu'aucune ne connaîtrait les tourments de la pauvre Miloslava » (pp. 163-164). [PAGE 81]

– Avant son accident d'avion mortel, en 1978, M. Journiac, envoyé par M. Giscard d'Estaing en Guinée, a reçu de M. Sékou Touré la promesse de la libération des maris guinéens de Françaises.

– Deux ans plus tard, on ne peut dire, ni faire dire quels sont les vivants, quels sont les morts. En 1981, après le changement de président et d'Assemblée en France, un ministre guinéen assure à Guy Penne que « trois ou quatre d'entre eux sont vivants ». On perçoit, ici, l'intention que chacune place son espoir aux dépens des autres épouses françaises de Guinéens.

– En septembre 1982, le président Sékou Touré et son ministre des Affaires étrangères, séjournant à Paris, acceptent de recevoir au Palais Marigny Mme Nadine Bari. Après une réponse évasive du président, le ministre lui répond :

« Si nous avions pu écrire que Djibril Abdoulaye Bari avait été exécuté, nous aurions été contents d'en finir avec ce problème, mais nous ne pouvons l'écrire » (p. 332).

– André Lewin, qui avait organisé cette entrevue le 19 septembre 1982, parce qu'il pensait que son travail de diplomate était aussi humanitaire, s'était fait vertement tancer par François Mitterrand – alors que ce diplomate est le seul homme qui soit soucieux, depuis le début de l'affaire, d'une solution digne de la Guinée et de la France.

– En 1982, M. Sékou Touré, pressé de questions par Paul Nahon, d'Antenne 2, a dit que tous les maris guinéens de Françaises ont été exécutés : excepté le sien, « évadé avant l'exécution ». Mme Nadine Bari est consciente de l'intention du président guinéen :

« La majeure partie des Guinéens que je connaissais me disaient que le président se vengeait ainsi du petit combat que je menais – puisque c'était moi qui signais les lettres et faisais les démarches de l'Association – en me laissant ainsi dans l'incertitude jusqu'à ma mort. Nous n'avons pu, malgré nos démarches, savoir quels sont les vivants, quels sont les morts. »

LE « PAPIER DE MINISTERE »

Il convient maintenant de revenir en arrière pour décrire l'organisation du mensonge du côté français. Nous [PAGE 82] avons vu que des erreurs de dates rendaient, sur plus d'un cas, les lettres des autorités guinéennes incohérentes par rapport aux événements. Le Quai d'Orsay, dans le but de hâter une entente économique entre les deux pays, va donc s'efforcer de suggérer des « dates plausibles » à propos d'événements, dont il ne sait rien. Pour ne prendre qu'un exemple, au sujet du cas de Mme Bari (prise de cours par ces mœurs étranges), les services de M. Cheysson ignorent qu'un coup de téléphone[1], donné en 1978, laisse un espoir à la présidente de l'association d'une survie très probable de son époux à cette date.

Les intentions de ces services donnent lieu à des dialogues ubuesques, que Mme Bari résume ainsi :

« Selon un fonctionnaire du Quai d'Orsay :

    – Dans les instances les plus élevées de l'Etat, la position officielle est la suivante : on estime que les déclarations de Sékou Touré sur ce problème, malgré les insuffisances et les erreurs de dates, ont constitué un pas très important et, en tout cas, une preuve de la bonne volonté du gouvernement guinéen à l'égard de la France. La conclusion en a été tirée aussitôt : le dernier obstacle à la visite de Sékou Touré à Paris est levé, car les erreurs de dates ne constituent absolument pas un empêchement au-dit voyage. On essaiera simplement de les faire rectifier. »

    – Ben, voyons ! s'exclame Nine. C'est bien commode qu'une parlementaire européenne, giscardienne de surcroît, vous ait ôté cette épine du pied. C'est surtout bien commode de faire semblant de [PAGE 83] croire ce que dit Sékou Touré : ces hommes ont été exécutés à des dates où ils n'avaient pas été arrêtés, sauf un qui s'est évadé avant exécution, l'année précédant son arrestation ! Mais vous oubliez soigneusement que vos prédécesseurs aussi avaient cru Sékou Touré quand il leur disait, en 1978, que ces mêmes hommes, il allait les libérer ! Vous ne me ferez plus croire que vous nous aidez à connaître la vérité sur nos maris, vous vous faites simplement les complices des mensonges de Sékou Touré !

    – Madame Bari, je comprends votre réaction et croyez bien que je suis de tout cœur avec vous et vos compagnes. Mais, pour nous, le problème est enfin presque réglé : nous allons faire corriger les erreurs de dates et, bien sûr, demander des éclaircissements sur le cas de votre mari. Car il est évident que, là, les Guinéens n'ont pas été intelligents : ils auraient dû donner beaucoup plus tôt ces informations et indiquer des dates plausibles de décès, en les confrontant avec celles des arrestations.

    – Mais... et mon mari ?

    – Oh ! Ce qu'ils en disent est une simple palinodie, car il est infiniment probable que M. Bari est dans le même cas que ses compagnons.

    – Expliquez-moi votre raisonnement, demande Nine écœurée : vous croyez Sékou Touré quand il fait écrire que les maris de mes compagnes sont morts mais ne le croyez plus quand il dit que le mien s'est évadé. Pourquoi ?

    – Madame Bari, je vous indique seulement la position officielle actuelle. C'est tout.

    – Vous êtes des hypocrites : vous vous contentez d'un faux qui ne vous est même pas adressé, simplement parce qu'il vous arrange. Vous oubliez complètement que, l'an dernier, vous annonciez à l'association l'existence de trois ou quatre survivants chez nos maris !

    – Ce n'est pas nous, Madame Bari. Le Quai d'Orsay ne vous a jamais écrit cela.

    – Vous savez que c'est Guy Penne, de la Présidence, [PAGE 84] qui nous l'a annoncé. Mais, maintenant, il est plus commode de l'oublier, c'est sûr. La visite de Sékou Touré approche ( ... ) (pp. 294-295).

    – Mais le gouvernement français ne sait rien de la date du décès éventuel de nos maris, par exécution ou maladie !

    – Vous trouvez la manière de procéder étrange mais dites-vous bien que c'est le seul moyen de nous sortir de l'impasse. Il faut bien en finir avec votre problème, que voulez-vous !

    – Mais vous n'allez quand même pas proposer une date de décès pour mon mari : la lettre reçue par le Parlement européen dit qu'officiellement, il s'est évadé.

    – Non, bien sûr. La nouvelle lettre confirmera simplement les décès des exécutés, en donnant cette fois des dates plausibles. Elle confirmera aussi l'évasion de votre mari, en rectifiant la date impossible de janvier 1971 (p. 297).

    Après ces conversations, édifiantes en tous points, elle téléphone au ministre Claude Cheysson, et s'aperçoit qu'il n'est pas informé qu'elle est au courant des petits secrets, ce qui prolonge la comédie, comme on voit :

    – Oui, madame. Il y a du nouveau : une lettre est arrivée de Guinée qui dit...

    – Attendez ! coupe Nine. Je sais ce qu'elle dit elle confirme les exécutions en donnant des dates plausibles de décès et confirme l'évasion de mon mari.

    – Mais... comment le savez-vous ?

    – Je sais, par une indiscrétion, que la lettre signée par le ministre guinéen est en réalité un projet français remontant au mois de juin dernier.

    – Oh ! Ce n'était pas un projet de lettre proprement dit, mais il est évident que le gouvernement français a beaucoup insisté pour avoir des informations crédibles. Le gouvernement guinéen a fini par céder et accepter de passer sous les fourches caudines ! Malgré nos efforts, il reste une [PAGE 85] ambiguïté sur le cas de votre mari : le ministre dit qu'il s'est évadé en 1971 et qu'il a disparu depuis. Or, vous maintenez, je crois, qu'il n'a été arrêté qu'en 1972. Il faudrait nous en apporter la preuve irréfutable.

    – Cela ne me sera pas difficile : je possède des documents guinéens, français et des Nations Unies qui prouvent que mon mari était toujours en poste à Conakry en août 1972 et même que, selon le commandant en chef des camps de détention en Guinée, il était encore en prison en Guinée en 1978. Je vous apporterai ces preuves (p. 298).

A quoi servent ces gens, qui ne pensent qu'à la bauxite de Péchiney ?

« LE GOUT DU SECRET »

« En 1984, nous avons invoqué une loi de juillet 1978, pour obtenir du ministre français des Affaires extérieures communication du dossier administratif de nos maris. Le ministre Claude Cheysson a refusé, en arguant du secret des Affaires extérieures et de la diplomatie de la France. Nos maris sont classés secrets d'Etat, ce qui est un peu gros. Et nous avons entamé une procédure contre ce ministre.

« Le Larousse universel dit : Raison d'Etat : Considération d'intérêt supérieur, que l'on invoque dans un Etat, lorsque l'on veut faire des choses contraires à la justice et à l'équité. »

Le secret et le manque d'informations se révèlent une fois de plus nécessaires à la préservation des Bantoustans à la Française. Jadis, nous avons appris, lors de la déchéance de l'empereur Bokassa Ier, des informations qui dataient du couronnement. L'opinion semble découvrir aujourd'hui la réalité du camp Boiro – alors que l'Elysée savait quelles étaient les activités de l'« ambassadeur » de Guinée à Paris. M. Keita Seidou, en ce lieu, au plus tard en mai 1977.

Comme le dit la chanson : « Et tout ça pour rien, et tout ça pour rien ! » Pour conclure, il faut examiner les [PAGE 86] résultats de la politique française du point de vue même de ses artisans. Après avoir courtisé les tortionnaires dans l'intérêt de Péchiney, du fait qu'aucun « changement » n'a été apporté à la politique africaine de la France par MM. Mitterrand, Penne, Cot, etc., mais que des modifications imprévues se font en Guinée, tout le « travail » est à refaire, auprès de militaires témoins des douze dernières années – il y a un général, Noumandian Keita, parmi les dix disparus de l'Association (arrêté le 7 juillet 1971, père de deux enfants).

La lecture de ce livre me causait une irrésistible envie de vomir, d'autant plus que la presse de la semaine m'apprenait, pendant ce temps, les nouvelles de ce capitaine de navire grec, qui jetait aux requins onze jeunes Kenyans, dont quatre survécurent, pendant qu'un Sud-Africain était félicité pour avoir assassiné un jeune Noir qui voulait prendre l'argent de son laitier, et que Botha faisait son « voyage privé » en Europe. Nulle part dans ce livre, Mme Nadine Bari ne dit qu'elle est ainsi traitée parce qu'elle a épousé un Noir. C'est au lecteur de le penser.

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*  *

C'est à dessein que je fais ce calembour, d'après le film de Ozu, « Le goût du saké »; le saké est une boisson japonaise qui saoûle.

Ainsi, jusqu'en juillet 1980, par leurs diplomaties, les Etats français et guinéen sont parvenus à obtenir de ces dix femmes de disparus (arrêtés entre octobre 1968 et août 1972) le secret, le silence, la discrétion, par la menace d'une inefficacité des démarches des gouvernements, à chaque communiqué, à chaque manifestation.

Que s'est-il passé, en juillet 1980, qui rompt le silence, obtenu de ces « Marie-Pierre »[2], par les moyens les plus divers et les moins humains ? L'arrivée dans le groupement [PAGE 87] de M. Jean-Michel Lerouge libère l'association des conduites des deux Etats, des « chaînes en papier de ministère ».

« Sans lui, écrit Mme Bari, les familles françaises de disparus en Guinée n'auraient pas réussi leur association » (p. 342). Femmes et enfants manifestent dans les rues, dans les journaux, dans les radios, à la télévision; et ce livre est écrit et publié pour que d'autres femmes de détenus ne soient plus ainsi menées en bateau, dans d'autres Bantoustans à la française. Il semble que ce ne sera plus le cas en Guinée...

Ce livre est dédié « à mon mari, et aux milliers de disparus en Guinée, à Nên Rabi, ma mère guinéenne ».

Laurent GOBLOT


[1] Une explication du rôle que joue ce coup de téléphone dans la torture par l'espérance est nécessaire : aux premiers temps de leur union et par plaisanterie, Mme Bari donnait le nom de « Gabriel » (Djibril est son prénom musulman) à son mari, qui est doué d'une mémoire des nombres célèbre parmi les siens. Ce prénom, réservé à l'intimité, est inconnu même des proches. Un coup de téléphone, où Gabriel est mentionné, a été donné à une amie commune des époux, anglaise, depuis longtemps perdue de vue, pour Mme Bari, en 1978. Si les services guinéens ont voulu ranimer ainsi la torture par l'espérance, ils ont dû bénéficier de la connaissance de deux circonstances : le numéro de téléphone de l'amie, et le prénom.

[2] « Marie-Pierre » est l'héroïne de deux romans de Mongo Beti, Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, futur camionneur et La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama (Editions Buchet-Chastel), qui traitent le sujet.