© Peuples Noirs Peuples Africains no. 39 (1984) 45-74



COTE-D'IVOIRE: NI MIRAGE, NI MIRACLE, NI MODELE ?

A propos de l'ouvrage « ETAT ET BOURGEOISIE EN COTE-D'IVOIRE »
Editions Karthala, 1982, 270 pages
Etudes réunies et présentées
par Yves-André Fauré et Jean-François Médard
Yaya Karim DRABO

DISCOURS DU DEHORS ET DISCOURS DU DEDANS

Miracle pour les uns, mirage pour les autres, la Côte-d'Ivoire n'a cessé d'être au cœur d'une problématique contradictoire déroutante qui a laissé éclore une abondante littérature sur ce pays tant et si bien qu'un nouveau livre sur l'expérience ivoirienne court le risque d'être pris pour un simple ouvrage de plus.

Pourtant, en prenant connaissance de l'ouvrage collectif publié sous la direction de Yves-André Fauré et Jean-François Médard, nous n'avons pas eu cette réaction; au contraire. C'est que, pour une fois depuis près d'une décennie, nous conquérons le droit et les moyens de nous libérer des fourches caudines de la vieillotte et pauvre problématique d'un pays donné « Face au développement ». [PAGE 46]

Le livre surgit à l'orée de la troisième décennie des indépendances africaines comme le moment d'une halte bénéfique pour réinterroger les fondements d'une expérience autant décriée qu'admirée. Pour tenter de briser le manichéisme qui a cours lorsqu'on évoque la Côte-d'Ivoire, et révéler par touches successives les multiples facettes de cette expérience, en en soulignant la profonde complexité, l'équipe regroupée autour de Yves-André Fauré et Jean-François Médard s'est munie d'atouts importants. Si on considère la composition sociologique de celle-ci, on peut être relativement satisfait du fait que le discours de l'ouvrage se proférera du dehors comme du dedans. Du dehors, avec les chercheurs du C.E.A.N. qui ont pris part à l'entreprise, notamment Yves-André Fauré, jeune assistant en Science politique, Jean-François Médard, professeur de Science politique et Daniel Bach, assistant de recherche au C.N.R.S. Les deux derniers sont des familiers du terrain africain, l'un ayant enseigné et vécu au Cameroun de longues années et l'autre auteur d'une thèse sur le Nigeria, jusqu'à assez récemment co-ordinateur d'un programme d'échanges universitaires avec l'Université d'Ife. Yves-André Fauré qui prépare une thèse d'Etat sur la construction nationale dans les Jeunes Etats en Afrique, manifeste, lui aussi, un intérêt évident pour les choses africaines. Mais ce n'est là que le plan principal du discours du dehors qui se nourrit quand même de la sève d'une connaissance préalable du terrain.

Claude de Miras et Jean-Marc Gastellu, qui parlent dans ce livre à partir de la Côte-d'Ivoire, ne sont pas moins étrangers par rapport à l'objet observé.

Il ne s'agit pas là de disqualifier une compétence certaine acquise par exemple par quelqu'un comme Jean-Marc Gastellu, un grand habitué du terrain africain qu'on retrouve tour à tour au Sénégal, en Côte-d'Ivoire et même au Ghana exerçant avec une rare persévérance son esprit critique sur des expériences en zone rurale. Il est l'auteur d'un monumental ouvrage récemment paru sous le titre « L'égalitarisme économique des serer du Sénégal ».

Discours du dehors, mais discours du dedans. Un dedans physique et culturel. Deux Ivoiriens, S. Affou Yapi et Abdou Touré respectivement économiste et sociologue sont partie prenante de cette entreprise et croyez-nous pas du tout comme des nègres de service ! Leurs contributions [PAGE 47] nous sont apparues essentielles. Fouillant avec des yeux perspicaces les reliefs et nivellements d'une société qui est d'abord la leur, et à laquelle, des devoirs immenses les attachent.

On n'a guère de peine à constater aujourd'hui en Afrique, que la décolonisation des sciences humaines est en retard d'un orage sur les mutations de 1960, si bien que les diagnostics comme les remèdes à la situation politique et sociale sont établis et administrés par des consultants étrangers qui, malgré « le Soleil des Indépendances », concourent à accentuer une stérile extraversion.

C'est pourquoi nous disons dès ici que le premier mérite de cet ouvrage est d'avoir réussi, malgré les vicissitudes inhérentes à une telle démarche, la rencontre des questionnements divers générés dans des aires différentes avec des préoccupations tout aussi différentes.

Mais la volonté ne suffit pas à réduire avec célérité les difficultés. Ainsi gît dans l'avant-propos, un premier malaise : Yves-André Fauré et J.-F. Médard ont, eux-mêmes, manifestement de la difficulté à définir la nature d'un livre produit dans des conditions pas toujours idéales, nous en convenons : « Ni recueil de textes », « ni même véritable œuvre collective »[1].

Qu'est-ce donc en définitive ? On ne le dit pas. Peut-être est-ce pourtant une clé essentielle pour le mode d'emploi de l'ouvrage à l'attention des critiques trop regardants sur la cohérence absolue des œuvres collectives, qui seraient tentés de mettre en cause ici une architecture textuelle brouillonne. Inutile précaution ! Si on est d'accord pour dire qu'il ne s'agissait pas d'une encyclopédie, et que ce premier contact déjà fructueux entre chercheurs d'horizons divers n'est qu'un jalon destiné à amplifier l'expérience de l'équipe, à quoi bon rougir d'éventuels « trous béants » dans le livre ?

Cela étant, il faut dire tout de suite, que notre lecturede L'Etat et la bourgeoisie en Côte-d'Ivoire n'a pas été très aisée à cause d'une humeur continuellement heurtée. Nous avons décidé d'en rendre compte sans tricher, à cause de l'intérêt sinusoïdal qui a été le nôtre.

Partis donc sur les chapeaux de roues, stimulés par un [PAGE 48] titre motivant et soutenus par un style passionné, nous avons cru pouvoir voguer à la découverte d'une Côte-d'Ivoire (qui nous a pourtant vu naître et grandir). Las ! c'est un agacement évident relayé par de l'irritation qui nous a fait jeter (au sens premier) le livre contre le mur. Connaissant au moins deux des auteurs, nous craignions d'être imperceptiblement gênés par la sympathie qui nous unit et qui aurait pu, malgré nous, nous faire « pondre » un papier laudatif.

L'article de Yves-André Fauré sur le complexe économico-politique nous a agacé au plus haut point, provoquant une inhibition qui nous décida à abandonner le livre.

Nouvelle tentative de lecture. Quel renouveau alors !

A la fin, une suave impression de paix intérieure s'est installée en nous. Cet ouvrage venait par une sorte de miracle indéfini nous révéler à nous-mêmes dans notre refus de la différence, un refus certain de certaines différences.

Que s'était-il passé entre le moment des deux lectures ? Rien de particulier, pourtant. C'est que l'ouvrage de Yves-André Fauré et J.-F. Médard est fondamentalement ambigu parce que traversé par des souffles contradictoires de subjectivisme et d'une certaine lucidité. Ceci est le travers de toute étude qui revendique un peu trop bruyamment, la scientificité en se choisissant un site d'observation loin du quotidien un peu trop hâtivement assimilé au subjectif.

Pari impossible alors que de chercher à comprendre seulement : acte inachevé qui n'a de sens que si la compréhension est suivie d'une révélation impitoyable des rouages du phénomène analysé.

Le projet initial des auteurs est limpide : conçu presque comme une entreprise de salubrité publique, il s'agit pour eux de pénétrer par une quête patiente au cœur d'un système complexe qui a engendré la « stratégie ivoirienne », c'est-à-dire la mise à nu scrupuleuse des spécificités d'une expérience controversée.

Pour réussir une telle gageure dans une conjoncture embrouillée par toutes sortes d'hypothèses d'inégale solidité, Yves-André Fauré et Jean-François Médard ont choisi de déconstruire le « consensus impressionniste » et [PAGE 49] de remettre en question certaines analyses radicales en en soulignant les incohérences.

*
*  *

En intellectuels honnêtes ils jettent cartes sur table dès l'introduction : la Côte-d'Ivoire est-elle dépendante ? Que oui ! répondent-ils. Il y a belle lurette que cette vérité a été découverte, et même révélée brillamment. Mais disent-ils, il ne s'agit pas de rester seulement accroché à une telle vérité qui ne peut être la clé de tous les mystères. C'est pourquoi, récusant l'arrière-plan des réactions des milieux intellectuels vis-à-vis de la Côte-d'Ivoire, ils mettent à l'index le discours critique qui, à leurs yeux, s'enlise dans une voie tronquée et malhonnête[2]. Un discours perçu par eux comme se mouvant dans un monde de certitudes absolues, rêvant de conditions utopiques. Tout en restituant la dimension sacrifiée, à savoir l'analyse politique, ils se proposent de réintroduire un nouveau souffle, fait de « réalisme » et fournissant des analyses équitables avec le ferme désir de partir de questions simples et essentielles. « Qu'est-ce que c'est ? Comment ça marche ? Comment ça fonctionne ? »

Malgré cette profession de bonne foi, la lourde insistance sur « le discours critique », « le discours militant », « la littérature intellectuelle dominante », « le discours tiers-mondiste », a fini par désamorcer notre attention. Il ne nous plaisait pas de voir que nos auteurs qui n'arrivent jamais véritablement à situer le lieu d'où ils parlent, dans leur désir légitime d'oxygéner le discours sur la Côte-d'Ivoire, pratiquent le même chemin qu'ils récusent en choisissant de nous présenter le discours « critique » (dominant qu'ils disent sans le démontrer !) comme proféré par de minables ou mauvais génies toujours en train de conspirer contre la Côte-d'Ivoire.

Il y a lieu de noter là que, s'il y a de la part des auteurs une volonté de percer l'opacité des discours contradictoires, il y a aussi et c'est dommage ! chez eux (notamment Yves-André Fauré dans le maniement de l'ironie et [PAGE 50] de la polémique quelque chose qui surgit d'emblée dans un champ de préjugés en constitution. Ce style risque, bien vite, de ruiner toutes les bonnes intentions initiales.

Ainsi, lorsqu'ils rassemblent les matériaux pour démontrer l'univocité du « discours critique dominant », ils font une échappée à vrai dire, très mal venue, sur les « pays socialistes ». De fait, ce détour par les « pays socialistes » contribue à installer une ambiguïté qui persistera le long de l'ouvrage (quand interviennent les deux enseignants en science politique de l'I.E.P. de Bordeaux) en une sorte de parti pris subtil, évident à force de répétition, mais dont les auteurs se défendent pourtant !

Or, nous avions cru comprendre dans leur sympathique projet qu'il était bon que la Côte-d'Ivoire fût prise pour ce qu'elle est : louable projet qui ne nous paraît pas très compatible avec le recours constant à cette vicieuse comparaison (fût-elle implicite) qui est la méthode privilégiée par Yves-André Fauré et Jean-François Médard. C'est ainsi alors qu'on cherche à nous faire découvrir la logique propre du « système ivoirien », un clin d'œil malicieux nous convie à considérer les performances de la Côte-d'Ivoire par rapport à ses voisins ou par rapport aux « pays socialistes ». Puis survient une tirade débridée : « Il faudra bien se décider un jour à réintégrer l'expérience des pays socialistes dans l'analyse scientifique et en tirer les conséquences »[3]. Celle-ci se termine par des questions d'une feinte inquiétude qui sollicitent des réponses pressantes que l'on sait d'avance : « Quel est le pays qui attire le plus de monde ? le Bénin du socialisme scientifique ou la Côte-d'Ivoire capitaliste ? Quel est le pays qui connaît le salaire minimum le plus élevé, ou qui consacre plus de 40 % de son budget à l'éducation, ou qui n'a pas procédé à des exécutions politiques ?... En bref, comme d'autres l'ont remarqué, on juge les pays socialistes à leur discours et les pays capitalistes à leur action. »

Nous comprenons très mal la chute de cette assertion. A y regarder de près, le discours de certains régimes qui se réclament du socialisme impressionne suffisamment Yves-André Fauré et Jean-François Médard pour qu'ils s'abstiennent de gratter davantage. Et justement, en interrogeant [PAGE 51] un peu plus hardiment l'expérience pratique de pays comme le Bénin, le Congo et bien d'autres, on arriverait bien vite à la conclusion de David Rockfeller peu susceptible de complaisance avec le socialisme et qui ne s'y est pas trompé. Celui-ci a, en effet, déclaré à la fin d'un périple africain, à propos de pays dits socialistes qu'il ne s'agit pas de pays socialistes tant la réalité y est semblable à celle prévalant dans les pays capitalistes.

Par ailleurs, nous avons ressenti comme une autre forme de paternalisme le fait que les auteurs de l'introduction (Yves-André Fauré et Jean-François Médard), oubliant peut-être la participation de leurs collègues ivoiriens, se soient crus obligés d'écrire ceci : « Outre le fait que nous n'avons pas à nous arroger le droit de désigner aux sociétés du Tiers-Monde les chemins ( ?) libératoires qu'elles devraient emprunter... »[4]. Mais qui a dit qu'il devrait s'agir de cela ? A vouloir trop se défendre avant les critiques...

Cet ouvrage associe aussi les chercheurs ivoiriens qui, quoi qu'on dise, ne peuvent se comporter en simples spectateurs de leur propre société. N'ont-ils pas le droit eux, de prétendre partir en quête des « chemins libératoires » de leur pays ? Voilà donc, nous croyons, mille et une raisons qui nous ont à coup sûr agacé dans ce livre, dans un premier temps avant de le redécouvrir.

L'ouvrage s'articule en deux parties organisées autour des questions de l'Etat d'une part et de la stratification sociale d'autre part.

La première partie[5] qui regroupe les trois politistes de l'équipe concerne les ressources étatiques. Yves-André Fauré s'applique à dresser les caractéristiques du « complexe politico-économique et la croissance » politique. Cette contribution trouve son écho chez Jean-François Médard qui, en étudiant « la régulation socio-politique » tente de nous fournir les causes de la stabilité d'un système apte à faire jouer ses contradictions internes les unes contre les autres pour parvenir à un paradoxal équilibre. Enfin cette partie jaugeant les ressources étatiques, s'achève sur une intéressante étude sur la place de la Côte-d'Ivoire sur la scène politique internationale. Toutes [PAGE 52] ces trois contributions ont en commun l'idée que, aussi dépendante que soit la Côte-d'Ivoire, on ne peut pas nier à celle-ci un minimum d'autonomie qui la rend capable de prendre des initiatives propres. C'est précisément cette marge d'autonomie que ces articles veulent mesurer en nous le restituant afin que puissent se nuancer un peu les discours quasi nihilistes tenus sur et même à l'encontre de la Côte-d'Ivoire. Signalons cependant que Yves-André Fauré et Jean-François Médard entreprennent des analyses nettement solidaires.

DE LA DEPENDANCE

La thèse qu'Yves-André Fauré entend défendre est celle-ci : personne ne nie l'état de dépendance de la Côte-d'Ivoire. Il y a même chez ceux qui ne s'en tiennent qu'à cette réalité première, une incapacité à comprendre qu'il s'agit là d'une option, consciente, volontaire, cohérente, globale. Une option qui puise ses sources dans le lointain colonial et qui s'est forgée avec honorable patience pour atteindre la dimension d'une véritable stratégie, pragmatique et dénuée de toute démagogie, appliquée avec une rare constance et une fermeté sans faille. Par ailleurs, soutenant l'idée que cet Etat se confond en réalité avec la personne d'Houphouët-Boigny, il est présenté donc comme le maître d'œuvre de cette stratégie qui sans fausse honte, fait « massivement appel au capital, à l'assistance technique, à l'aide à l'étranger et en tout premier lieu de la France ». Houphouët-Boigny a donc choisi la dépendance, il l'assume et l'utilise à son profit. Vue sous cet angle, la dépendance désamorcée de sa charge négative apparaît comme un moyen tout comme un autre de parvenir à la croissance et de s'affirmer !

Ce qui est sûr, c'est que Yves-André Fauré montre à travers l'exemple ivoirien que la dépendance en tant qu'acte de volonté n'est pas forcément génératrice de monstruosités ou de catastrophes. Ce serait même, à en croire son style « dépassionné », une forme certaine de sagesse dans laquelle l'économique précède la politique. Ce faisant, voilà qu'Yves-André Fauré réhabilite, sans [PAGE 53] grand bruit, à son corps défendant, la pensée politique classique qui irrigue l'expérience ivoirienne. Quel « maso-réalisme » !

Traitant de la politique économique fondamentale de la Côte-d'Ivoire qui serait « d'un réalisme confondant pour les doctrinaires », Yves-André Fauré veut indiquer comment celle-ci s'appuyant d'abord sur les cultures d'exportation a réussi à stimuler d'autres secteurs. Il en vient alors à une comparaison entre les performances de la Côte-d'Ivoire et celles du Cameroun, du Ghana et du Nigeria, ceci, dit-il, pour mieux fixer les idées.

Nous avons déjà dit ce que nous pensions d'une telle démarche, mais cet exemple nous permettra peut-être de mieux nous faire comprendre.

Le tableau que Fauré donne en page 26 nous paraît d'autant plus contestable que justement, les éléments essentiels de la comparaison manquent :

1) Les années repères ne sont pas absolument les mêmes.

2) Le contexte politique correspondant aux dates choisies n'est pas du tout précisé.

3) Enfin, les stratégies de ces pays sont-elles les mêmes ? N'ont-ils pas choisi de mieux répartir, d'équilibrer entre cultures de rentes et cultures vivrières ?

A ce niveau, chicanons aussi un peu. Parlant d'Houphouët-Boigny, Yves-André Fauré se laisse aller à parler de « premier planteur »[6].

Question : Qui le désigne ainsi ? Et pourquoi le désigne-t-on ainsi ? Houphouët-Boigny est-il premier paysan au regard de l'étendue de ses plantations ou est-ce simplement parce qu'il s'agit du président ?

Question plus importante : Qu'est-ce qu'un planteur ? Il y a ici un simplisme, un manque de rigueur incompréhensible si l'on sait que quelques pages plus loin[7], dans le même ouvrage, d'autres chercheurs mobilisent leur [PAGE 54] talent pour dénoncer les discours qui parlent de façon indifférenciée de la paysannerie en Côte-d'Ivoire comme s'il s'agissait d'un tout homogène.

Nous sommes, de plus, étonnés de constater qu'Yves-André Fauré puisse affirmer, sans sourciller, que le paysan en Côte-d'Ivoire jouit d'un statut social favorable et bénéficie de considération dans le système politique.

Faute d'avoir décomposé le « mythe du paysan », Yves-André Fauré joue ici simplement avec les mots, en favorisant ainsi des méprises importantes. Pour le scientifique qu'il est, il lui paraît normal de prendre acte, sans juger jamais, du fait que l'Etat tout en célébrant les vertus « paysannes », s'applique à extorquer les profits les plus importants des plantations, notamment en réalisant les coûts de production les plus bas, en maintenant par exemple le salaire minimum agricole en dessous du salaire urbain.

Revenant sur le choix de la dépendance comme stimulant de la croissance, Yves-André Fauré montre très bien comment celle-ci a été systématiquement recherchée par les autorités ivoiriennes Les instruments de cette politique sont désormais bien connus : un code des investissements qui fait des largesses inestimables au capital étranger; le financement des grands projets par l'endettement extérieur, etc. Tout ceci est bien saisi par Fauré qui en rend compte de façon si neutre qu'il se rend coupable, à nos yeux, de chercher à justifier un tel état de fait à travers la construction intellectuelle qu'il en fait, séduisante à n'en pas douter. Il sait lui-même ne pas pouvoir échapper à un tel soupçon, puisqu'il s'empresse d'écrire en conclusion du premier volet de son étude : « Ces quelques données économiques illustrent bien la dépendance systématiquement voulue et recherchée par les gouvernants ivoiriens depuis plus de vingt ans. La présentation fort rapide qui en est faite ici peut apparaître à quelques égards positive et à tout le moins peu critique »[8]. En ce qui nous concerne, nous l'avons ressentie comme telle. Certes, il y a lieu de rappeler contre ceux qui auraient tendance à l'oublier que « l'acteur dépendant », même dans un « contexte global de domination, [PAGE 55] vit, agit et ne disparaît pas sous le poids des relations inégales ». Possible. Grands dieux, l'esclave aussi ! Mais que veut montrer là Yves- André Fauré ? Un tel rappel qui se prive de conclusion ne situe-t-il pas quand même son auteur ?

On peut et on a le droit, au terme d'une étude approfondie d'une question, de conclure que la dépendance a fortement contribué à (voire a été une des conditions de) la croissance soutenue de la Côte-d'Ivoire et constater que « en dégageant des ressources, elle a donné la possibilité au système politique de résoudre des problèmes, des crises, des tensions, indépendantes de l'expansion ou créés par elle »[9]. A-t-on le droit de faire l'économie de l'analyse du prix social d'une telle politique où le froid raisonnement de la gestion pragmatique sacrifie les intérêts du plus grand nombre ?

C'est d'ailleurs à l'examen de l'interaction entre cette gestion pragmatique et le fonctionnement du système politique que se livre Yves-André Fauré dans un second volet de son travail qui nourrit l'ambition de fixer la dynamique économico-politique régissant la Côte-d'Ivoire. Nous ne nous y attarderons pas. Elle tient de la même veine que le volet précédent. Les performances du pays sont brandies avec un discours d'accompagnement ayant pour cible constante les analyses « radicales », « critiques », coupables aux yeux de Fauré de ne voir que des contre-performances. Ici comme ailleurs, Fauré choisit l'invective et le ton péremptoire contre ceux qui n'ont pas eu le bonheur de comprendre autant que lui la situation politique ivoirienne. Pour appuyer sa thèse sur la corrélation entre la croissance de la Côte-d'Ivoire et la présence massive des cadres étrangers, il écrit par exemple que « refuser d'aborder le problème du rapport entre l'intensité (forte) de la croissance et la nature de cette croissance (facteurs de production étrangers), c'est se condamner à ne rien comprendre au problème de l'ivoirisation »[9].

Ce qui est remarquable chez Yves-André Fauré, c'est qu'en bon intellectuel, il pare à l'avance les coups qui peuvent être portés à son argumentation en affirmant [PAGE 56] son refus de l'éloge (« l'éloge, écrit-il, ne saurait être un outil scientifique »[10], en lançant sans cesse le défi sur le terrain comparatif. Ce faisant, il apparaît comme l'avocat du diable qui défend son « client » parfois de façon atterrante : « Et si à l'extrême limite, on devait consentir aux doctrinaires quelques sacrifices terminologiques, il faudrait préciser que la « pauvreté ivoirienne » est tout de même trois à quatre fois moindre que celle des pays de la région et qu'elle est si tragique, cette « pauvreté là », que seuls le masochisme et l'inconscience peuvent expliquer que deux millions d'Africains non ivoiriens (25 % de la population) soient venus s'installer dans le pays ! »[11].

Il ne nous semble pas que les choses soient aussi simples que ça. Le flux migratoire est organisé d'un pays à l'autre. Le découpage colonial des territoires africains a suivi une certaine logique qui est à peu près celle que suit aujourd'hui le capitalisme pour la division internationale du travail.

Mais que reproche enfin Fauré à ceux qui refusent ce bilan « globalement positif » à la Côte-d'Ivoire ? Il ne s'agit pas de choisir entre la peste et le choléra. Il s'agit de répudier ces deux maux comme constituants d'une alternative illusoire.

Bien sûr, Yves-André Fauré ne fait pas le silence sur les contradictions du « système ivoirien » mais il préfère les appeler des « dysfonctions », un terme moins explosif, moins marqué. Une telle démarche suggère qu'un peu plus de bonne volonté arriverait à réduire des « dysfonctions », de simples ratés, car il ne peut s'agir que de cela.

Ce n'est point là un procès d'intention; ce n'est pas innocemment en effet que la présentation de ces dysfonctions commence par une paraphrase célèbre : « La croissance ivoirienne existe, nous l'avons rencontrée, pourrions-nous dire ( ... ?). »

Maintenant une dernière question : si la Côte-d'Ivoire a su tirer un profit supérieur de sa dépendance, quelle signification donne-t-elle aujourd'hui à son indépendance ? Surtout quel profit tirent ses partenaires ( ?) de cette dépendance ? En répondant à cette question, on explique [PAGE 57] en même temps les « raisons de la colère » de ceux qui font ici figure d'accusés pour avoir mis en lumière les profits supérieurs de ceux qui dans la relation de dépendance ne sont pas dépendants, mais plutôt les maîtres dans cette dépendance.

Manifestement, Yves-André Fauré en voulant redresser excessivement le bâton dans l'autre sens pour rétablir un équilibre dans l'observation, l'a tout simplement brisé. Et c'est dommage.

DE LA STABILITE

La contribution de Jean-François Médard[12] vient en appui à celle de Yves-André Fauré. Parti du constat selon lequel la Côte-d'Ivoire a peu intéressé les politistes (excepté quelques chercheurs nord-américains), Jean-François Médard se propose d'apporter un essai de réponse sur la stabilité et la modération du régime, problème scientifique important à ses yeux. On sait que Jean-François Médard travaille à l'élaboration d'une théorie de l'Etat sous-développé, type politique particulier, distinct des Etats modernes et des Etats traditionnels[13]. Il use dans ses travaux d'un langage déshabillé, d'une brutalité évidente, mais parce qu'il se refuse, comme il le dit, à des faux semblants. Louable qualité !

Pour tenir compte de la spécificité historique des sociétés à « Etats sous-développés », Jean-François Médard prétend et il a raison, qu'ils doivent être abordés pour ce qu'ils sont.

C'est tout aussi vrai que « chaque Etat sous-développé affrontant les contraintes largement identiques de la dépendance et de la modernisation a réagi d'une façon spécifique, en fonction de ses caractéristiques internes, [PAGE 58] des circonstances historiques, de l'idiosyncrasie des dirigeants et de leur comportement politique. Autant donc de variétés de trajectoires dont il faut tenir compte. Voilà dans quel esprit a été entreprise cette étude sur la régularisation socio-politique en Côte-d'Ivoire, orchestrée par un système où tous les éléments solidaires (président, P.D.C.I., Assemblée nationale, Administration territoriale) sont tour à tour révélés dans la logique de leur fonctionnement. Dans ce système, le rôle du président paraît primordial : tout partant de lui et revenant vers lui. Ici ce rôle est d'autant plus grand qu'il se double d'une légitimité historique à peine contestée. Le parti vient surtout en appoint du contrôle du président sur les institutions du pays. Or pour qui ne le sait pas, l'Assemblée nationale n'est que le prolongement du parti et ce n'est pas fortuitement que l'animateur principal de ces deux structures a été une bonne vingtaine d'années la même personne : M. Philippe Yacé.

Jean-François Médard prenant à bras le corps l'actualité récente de la vie politique ivoirienne fournit évidemment quelques pistes de lecture de ce qu'il nomme « expérience audacieuse de démocratie » dont il reconnaît qu'il faut en relativiser le caractère vraiment libre.

Ces consultations qui surviennent à un moment où la crise économique sévissant, les ressources de l'Etat en prenaient un coup, la situation sociale consécutivement devenant grosse d'explosion à court terme.

Jean-François Médard analyse de façon pertinente cet événement inédit en Côte-d'Ivoire comme « une reprise en main » de la situation politique par le président. Une reprise qui permet l'élimination de celui qui constitutionnellement depuis plus de cinq ans était désigné pour être le futur président, et d'insuffler du sang neuf dans un certain nombre de secteurs où la vieille garde se gangrenait un peu trop. En s'attachant à dévoiler l'art politique, Jean-François Médard prenant à son compte un adage populaire, rappelle que « on dit que le style c'est l'homme; c'est vrai aussi de l'art politique »[14]. Nous faisons connaissance avec un Houphouët-Boigny qui, bien qu'ayant mis en place des institutions rigides ne laissant [PAGE 59] place à aucune contestation, distribue du « libéralisme » quand il le faut, juste le temps de conjurer un danger ou de tourner à son profit une éventuelle explosion d'insatisfaction.

Il n'est pas inutile cependant de se souvenir que, placé devant l'alternative de l'ordre ou de la justice, le président Houphouët-Boigny privilégie la recherche de l'ordre à celle de la réduction de l'injustice : « Je préfère l'injustice au désordre : on peut mourir de désordre; on ne meurt pas d'injustice. Une injustice peut être toujours réparée »[15].

Si cette philosophie illustre bien le comportement politique d'Houphouët-Boigny, il est évident que ces assertions sont des plus discutables. On meurt d'injustice chaque jour en Afrique, faut-il pour cela agiter devant les yeux des lecteurs les séquences des ravages de la faim dans ce continent ? Faut-il rappeler toutes les autres privations dont souffrent les peuples africains et auxquelles certains ne survivent pas ? Certes une injustice peut se réparer, encore faut-il le vouloir ! Or, tout indique qu'elle est souvent la source profonde des pouvoirs en Afrique.

Peut-il y avoir dans ce cas parmi les classes dirigeantes des candidats à un hara-kiri ? On peut en douter et nous en doutons.

Un essai de bilan de la violence politique en Côte-d'Ivoire effectué par Jean-François Médard (déjà positif face à ceux qui veulent l'ignorer totalement) conduit celui-ci à conclure que, excepté le cas de « force majeure où les dirigeants ivoiriens se sont trouvés face à des tentatives d'insurrection, il faut souligner à quel point le président a été soucieux d'éviter de verser le sang »[16]. On pourrait rétorquer que tout réside dans la marge d'interprétation de la situation de « cas de force majeure ».

Après avoir montré avec brio et sans excès probablement la trop grande place que tient le président dans le système politique ivoirien, cette autre conclusion nous paraît être une tentative de dédouaner celui-ci ( ... ) « il faut remarquer que l'usage de la force n'émane pas seulement des autorités centrales, mais souvent d'initiatives [PAGE 60] plus ou moins malencontreuses des autorités locales »[17]. Que ces initiatives existent, nous ne le contestons pas. Nous affirmons même qu'elles peuvent ne pas être seulement malencontreuses mais consciemment mises en œuvre pour obtenir les résultats auxquels elles aboutissent. Mais cela n'autorise pas à surestimer ces initiatives locales comme le fait Jean-François Médard lorsqu'il use de l'adverbe « souvent ». Lui-même ne reconnaît-il pas que « tous ces abus ne remontent pas au Centre et le Centre même informé ne réagit pas toujours »[18]. Qu'est-ce à dire ? Il sait encore et, il le dit, que le prix du consensus est la neutralisation en profondeur de l'opposition. Habileté et art sont des termes puisés dans le registre positif de notre vocabulaire. Mais quand ils s'appliquent à des manœuvres politiques de ce style, on peut reconnaître à leur auteur un certain talent, mais pas certainement l'approuver.

Ce n'est que demi-vérité de dire comme le fait Jean-François Médard « qu'il existe une interaction entre la violence de l'Etat et celle des opposants : les opposants sont souvent acculés à la violence de l'Etat, mais l'Etat inversement, est obligé de recourir à la force face à celle de l'opposition ». Il nous paraît essentiel de rappeler la première des violences qui est dans l'existence même de l'Etat, lequel se constitue ici pour une minorité (la bourgeoisie qui détient cet appareil d'Etat l'anime) contre une majorité qui la subit sans avoir prise sur lui.

Terminons ces lignes en signalant que nous avons été impressionné par l'analyse qui est faite de ce « mode de régulation original » que constitue le « dialogue à l'ivoirienne », pratique politique dont Jean-François Médard nous assure qu'elle n'a aucun équivalent en Europe, ni en Afrique. Impressionné signifiant ici comprendre. Il n'est plus, dès lors étonnant pour nous, que ce « dialogue » qui ne répondait guère aux vraies lois du genre, ait pu perdurer en faisant illusion. Car il faut le dire : les protagonistes en communication n'avaient pas le même statut et même les « élus » (il s'agit bien de cela) étaient en fait des privilégiés désignés par des structures préalablement reconnues. Expliquons-nous. [PAGE 61]

Dans cette sphère où se déroule la communication politique, le président à qui on s'adresse est un arbitre non impliqué, au-dessus de tous. Il faut reconnaître que tel n'est pas le schéma libéral classique de la communication. Par ailleurs, tout ce qui se dit se fonde sur un consensus implicite : ce n'est pas la politique choisie qui est en cause, mais son application. Enfin, pour avoir ainsi droit à la parole devant le président, il faut appartenir à des structures ou institutions « sanctifiées ».

C'est pourquoi, l'arme du dialogue tout en confortant la position de celui qui l'a inspiré, lui sert de moyen de cooptation en organisant chez lui une confrontation entre la vieille et la nouvelle garde. Si le dialogue sert fondamentalement à cela, il exclut donc la majeure partie de la population. Faut-il laisser celle-ci sur une telle frustration ? L'habileté d'Houphouët-Boigny consistera à jouer la partition de l'unité nationale en désamorçant les sources de tension entre les Ivoiriens, tempérée par une tension xénophobe en définitive fonctionnelle du point de vue de la stabilité ivoirienne en général.

Il faut savoir, au moment de conclure, que Jean-François Médard qui, dans l'analyse des Etats africains, rejette les deux termes de l'alternative (développementaliste /dépendantistes) plaide en faveur du modèle néopatrimonial où sont pris en compte de nombreux facteurs comme la parenté, le clientélisme, le népotisme, la corruption, le tribalisme. C'est dans ce cadre théorique que nous ne discutons pas ici, que s'intègre cet essai sur la régulation sociale en Côte-d'Ivoire. Tout l'art de Jean-François Médard dans ce texte a consisté à s'imprégner profondément de la problématique de la régulation que son texte désamorce, banalise parfois ce qui devrait choquer, régule aussi en définitive.

LA COTE-D'IVOIRE SUR L'ECHIQUIER INTERNATIONAL

Beaucoup plus préoccupé par l'analyse des capacités internes du système, nous avons accordé plus d'attention aux textes qui portent sur la production des ressources [PAGE 62] étatiques et la distribution de celles-ci. C'est pourquoi nous faisons un mauvais sort à l'étude pourtant intéressante de Daniel Bach relative à « l'insertion ivoirienne dans les rapports internationaux »[19]. La Côte-d'Ivoire peut-elle être considérée comme un acteur autonome sans ses relations internationales ? ». C'est à cette question que Daniel Bach s'applique à répondre autant que ses autres collègues politistes mais, à la différence de ceux-ci, il veut non seulement saisir la spécificité de la politique étrangère ivoirienne mais aussi ses incohérences et contradictions. En attendant, les supputations heuristiques de Daniel Bach sont assez semblables à celles de ses collègues : lui aussi prétend que la gestation de la politique étrangère ivoirienne remonte à la période coloniale, lui aussi souligne le fait que le pilier de cette politique est Houphouët-Boigny. C'est même ce qui fournit à Daniel Bach les éléments de reconnaissance de l'originalité du cas ivoirien qui tiendrait selon lui à ce que le dynamisme des relations ne relève ni des pesanteurs du passé, ni de contingences politiques et économiques à court terme.

Il s'agit là de préciser la place fondamentale du président à l'intérieur du système politique ivoirien dans ses orientations plutôt qu'autre chose.

Loin d'être aussi incohérente qu'elle paraît, la politique africaine du président Houphouët-Boigny s'est attachée fondamentalement, et de manière constante, à prévenir toute évolution susceptible de remettre en cause le développement de relations stables entre le continent africain et les pays occidentaux, la France occupant à cet égard une position particulière. Peut-on à ce niveau ne pas se rappeler les appels pathétiques lancés par le président ivoirien à l'Occident, lesquels appels avaient même la résonance d'un avertissement face aux risques, à ses yeux grandissant, de voir le communisme s'emparer de l'Afrique. Le mérite de Daniel Bach ici, c'est de faire éclater des conceptions unilatérales qui avancent une vision étroite du phénomène de l'immigration en Côte-d'Ivoire.

On a vu dans des pages antérieures Yves-André Fauré exaltant l'expérience ivoirienne, insinuer sans nuance que la prospérité de la Côte-d'Ivoire serait (comme exclusivement) [PAGE 63] la source de l'attraction de la population étrangère vers ce pays. Or, Daniel Bach souligne plutôt ceci : « L'importance cruciale de la main-d'œuvre voltaïque et malienne pour la prospérité de la Côte-d'Ivoire confère une spécificité à ses relations avec ces Etats durant les années 1960 »[20]. Il précise encore plus la place de cette immigration dans l'économie ivoirienne : « Souvent faiblement rémunérés, ces travailleurs allogènes constituent un maillon essentiel pour la prospérité des planteurs ivoiriens. C'est au travail des Maliens et des Voltaïques que la Côte-d'Ivoire doit en grande partie l'expansion continue de ses zones de culture, responsable du taux de croissance remarquablement élevé et soutenu que connaît son agriculture ».

Il est intéressant de noter que la Côte-d'Ivoire où les autorités politiques prêchent inconsidérément l'unanimisme national, agit sur le plan international en acteur offensif cherchant constamment à ruiner toute autre alliance réalisée sans elle, loin du camp occidental.

Et même si Daniel Bach n'attire pas l'attention sur ce paradoxe, il livre cependant méthodiquement des informations sur la stratégie ivoirienne en Afrique de l'Ouest.

Stratégie ivoirienne qui suppose certes une autonomie de l'acteur ivoirien. Mais si « de par son côté d'intermédiaire privilégié dans les rapports franco-africains, la Côte-d'Ivoire acquiert sous la présidence du général de Gaulle une prééminence qui l'exprime aux dépens du pôle d'influence rival que tend à constituer le Sénégal en Afrique de l'Ouest francophone »[21] n'y a-t-il pas lieu de réajuster en le baissant le coefficient de marge d'initiative ?

Dans sa politique offensive, la Côte-d'Ivoire tout en cherchant obstinément les voies d'édification d'un environnement favorable à sa stabilité interne se comporte avec un sens certain du discernement par rapport à ses intérêts. On la voit, par exemple, dans une première phase, se définissant de manière négative vis-à-vis de certains de ses voisins immédiats comme le Sénégal, la Guinée, avant de la surprendre dans une seconde phase, face à la montée du géant « anglophone », le Nigeria, [PAGE 64] passant des alliances avec le Sénégal, la Guinée que le Ghana, etc. Sur cette toile de fond, Daniel Bach met en relief divers échecs de la politique ivoirienne, ou, pour être plus près de la réalité, la politique d'Houphouët-Boigny. Ainsi en est-il du soutien entier apporté au Biafra, voie dans laquelle Houphouët-Boigny n'a guère pu entraîner beaucoup de ses pairs, même pas ceux auprès de qui il passait pour avoir de l'influence ! Echec d'autant plus retentissant qu'on sait comment le chef de l'Etat ivoirien s'est investi dans cette affaire notamment en jouant au maximum de son influence auprès de l'Elysée. C'est d'ailleurs et nous relatant les péripéties de cette politique à l'égard du Biafra, que Daniel Bach nous révèle un document exceptionnel par sa qualité. Non seulement cela, mais ce document donne un aperçu saisissant autant qu'inquiétant de la pensée du « sage de l'Afrique ».

Il ne serait pas surprenant que ce document publié dans la presse française ait pu échapper à la vigilance de très nombreux lecteurs. Pour toutes ces raisons, nous le donnons à lire à notre tour : « Il y va de l'avenir de l'ensemble africain qu'une politique aveugle pratiquée par les alliés anglo-saxons de la France risque de jeter dans une situation extrêmement dangereuse avec la maléfique influence à terme des Arabes révolutionnaires d'Algérie et d'Egypte et de l'implantation de leurs alliés communistes russes et chinois au cœur de ce continent où jusqu'ici chrétiens, animistes et musulmans ont vécu en termes excellents, en collaboration fraternelle.

Nous craignons vraiment qu'il n'en soit plus ainsi demain quand le fanatisme arabe aura gagné les frères musulmans et quand les Arabes révolutionnaires auront définitivement tourné leurs regards vers les communistes. Nous craignons pire : un autre Vietnam avec des conséquences plus funestes dans cet immense continent où les armes conventionnelles seront impuissantes pour conclure une guerre.

Vous pouvez encore aider l'Afrique. Ne manquez pas, je vous en supplie, de le faire »[22].

Si à l'intérieur de son pays, le « dialogue » semble lui avoir réussi comme calmant à des frustration données, [PAGE 65] cette denrée se révèle ne pas être exportable. Pour preuve l'échec du dialogue avec l'Afrique du Sud prôné par Houphouët-Boigny. L'initiative violemment repoussée par l'O.U.A., Houphouët-Boigny ne s'embarrassant guère cela nourrissait même le secret espoir de se rendre en visite officielle en Afrique du Sud; mais tout cela tourne court.

Il est cependant une idée nouvelle au cœur de la contribution de Daniel Bach qui mérite une particulière attention : Houphouët-Boigny aura à une certaine période grandement participé à la définition de la politique africaine du général de Gaulle. Et bien souvent sur la scène internationale, les deux acteurs ivoirien et français convergeront constamment dans leurs prises de position; convergence qui selon Daniel Bach n'est en aucune manière fondée sur une stricte identité d'objectifs mais plutôt sur la compatibilité entre ceux-ci. Ainsi Daniel Bach défendant cette hypothèse donne l'exemple de la position prise par de Gaulle et par Houphouët-Boigny sur la question biafraise. Le premier préoccupé par la construction d'un grand ensemble francophone en Afrique, espérant ainsi voir la France jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale. L'émergence du Nigeria contrarie à l'évidence un tel dessein. La France a de ce fait donc choisi de jouer la carte de l'affaiblissement de ce pays en apportant un soutien à la sécession biafraise.

Les motivations d'Houphouët-Boigny sur cette question auraient été plutôt d'ordre économique, une volonté de protéger la « voie ivoirienne » de développement. Bien sûr, Daniel Bach apporte des éléments d'information pour soutenir son argument. Bien entendu, il est possible de soumettre sous l'action du révélateur les deux stratégies pour en saisir « le caractère à la fois distinct et étroitement lié des politiques française et ivoirienne dans le conflit nigérian »[23]. Cependant, les matériaux drainés par Daniel Bach pour caractériser les objectifs comme étant politiques pour la France, s'ils sont relativement convaincants, ce n'est pas le cas à propos de la fameuse « protection de la voie ivoirienne de développement ». Nous voudrions ici faire deux remarques. La décomposition des [PAGE 66] objectifs de la stratégie d'un Etat en module politique ou économique est une démarche intellectuelle commode, utile, nécessaire même parfois à condition de ne jamais oublier (au risque de paraître arbitraire) l'interaction profonde entre le politique et l'économique. Ceci nous conduit à dire que la France en souhaitant construire un grand ensemble francophone africain ne recherche pas seulement de simples obligés sur le plan politique qui soutiendraient çà et là, comme à l'O.N.U., ses propositions. Elle sait y reconnaître aussi un marché pour ses produits ou une voie d'accès aux matières premières. Les liens privilégiés que la France entretient avec ces anciennes colonies au renforcement duquel le général de Gaulle (encouragé et soutenu par des responsables politiques africains comme Houphouët-Boigny) œuvrait, sont un atout évident que le chef d'Etat français cherche à expliciter pour réussir la constitution de ce vaste ensemble francophone en Afrique.

De même, il nous paraît difficile d'opérer une distinction essentielle entre la voie du développement (sur le plan économique) suivie par la Côte-d'Ivoire et celle du Nigeria. C'est selon nous, la même logique capitaliste libérale qui anime les politiques économiques des deux pays. La Côte-d'Ivoire dont il été démontré qu'elle est une partenaire privilégiée de la France (et inversement) se définit contre le Nigeria essentiellement pour favoriser et sauvegarder une solidarité francophone autour de la France. C'est vrai que des préoccupations économiques ne peuvent pas être absentes dans une telle démarche, le Nigeria étant perçu comme un dangereux concurrent sur le plan économique capable de ternir l'image de marque de la Côte-d'Ivoire dans la région Ouest-africaine. Malgré, tout, la Côte-d'Ivoire et le Nigeria étant dans la mouvance occidentale, un quelconque « danger communiste » suffirait à réduire leur sourde lutte.

On ne peut échapper à l'interaction entre le politique et l'économique. Il est donc plutôt juste de parler selon la situation, du caractère dominant (politique, économique, etc.) d'une démarche en ne négligeant pas ce qui est relégué momentanément au second plan.

La disparition du général de Gaulle affecte en premier lieu le président Houphouët-Boigny dans son rôle d'intermédiaire privilégié de la France. C'est avec impuissance [PAGE 67] que le président ivoirien assiste à la transformation des rapports franco-africains par les successeurs du général de Gaulle, Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing. Le premier accentue les rapports commerciaux de la France, renonce à certains engagements financiers, se rapproche du Nigeria. Tous ces changements intervenus et les réticences d'Houphouët-Boigny face à eux sont bien montrés par Daniel Bach qui souligne avec soin la dégradation économique, le déclin des rapports privilégiés de la Côte-d'Ivoire avec la France tant et si bien que « la stratégie ivoirienne » fondée sur l'espoir de pérennisation des rapports exceptionnels avec la France se trouve fortement contrariée. Le miracle serait-il en train de se transformer en mirage ?

UNE SOCIETE SANS CLASSES ?

La seconde partie de l'ouvrage s'intéresse aux « systèmes d'inégalité et de domination de la société interne ». – Les auteurs se situent déjà assez bien lorsqu'ils abordent leur étude sous l'angle de la « stratification sociale »[24] marquant dès lors leur refus de l'existence (attestée) de classes sociales à proprement parler.

Yves-André Fauré et Jean-François Médard donnent le ton en s'interrogeant sur la nature réelle de ceux qui gouvernent en Côte-d'Ivoire, reconstituent, comme ils le peuvent, les conditions historiques d'émergence de la classe dirigeante et se demandent si on peut vraiment parler de classe dominante en Côte-d'Ivoire.

S. Affou Yapi et J.-M. Gastellu, partis d'enquêtes réalisées dans le Sud-Est, s'efforcent quant à eux d'apporter une réponse à la question sur la nature de la bourgeoisie en campagne. Ils sont sans nuance dans leur contribution : ils s'attaquent à un mythe, celui de la bourgeoisie de planteur. Même préoccupation chez Claude de Miras qui livre ses réflexions sur les entrepreneurs citadins, consécutives à des enquêtes sur « les différents modes de formation du capital privé dans des secteurs non agricoles ». Enfin, Abdou-Touré (qui est par ailleurs, l'auteur [PAGE 68] d'un fort beau livre mais non indiscutable sur la civilisation quotidienne en Côte-d'Ivoire) veut apprécier au-delà du discours, à l'épreuve des faits, la vraie place du paysan face à l'Etat. Tout en reconnaissant la richesse de chacune de ces contributions, nous avons choisi ici de nous arrêter principalement sur deux d'entre elles; la contribution de S. Affou Yapi et Gastellu pour ce qu'elle cherche à renouveler la réflexion sur une question essentielle en Côte-d'Ivoire quand on est conscient de l'importance de l'économie des plantations dans ce pays.

Bien entendu, il n'est pas possible d'ignorer cet intéressant travail d'exploration effectué à l'entrée de cette seconde partie[25]. Sans être l'objet d'une étude systématique, nous nous y référerons par moments.

L'étude de Claude de Miras[26] qui parvient aux mêmes conclusions... sera de ce fait écartée ici.

D'emblée Yapi et Gastellu marquent leur insatisfaction vis-à-vis de la caractérisation théorique qui est faite d'une « catégorie aisée de la population rurale », improprement désignée sous le terme de « bourgeoisie de planteurs » qui aurait d'ailleurs fait fortune même chez les contempteurs du régime[27]. D'où pour eux, la nécessité de réévaluer le concept.

Avant de pénétrer au cœur de l'analyse de nos deux auteurs, il nous semble nécessaire de dire quelques mots sur ce qu'ils disent de certains analystes de la Côte-d'Ivoire, surprenante manière de conclure à l'européocentrisme. Affi et Gastellu prétendent que les analyses de Samir Amin, Bonnie Campbell et Rodolph Stravenhagen qui parlent de « bourgeoisie de planteurs », de « capitalisme », de « l'évolution capitaliste de la campagne », procèdent de façon unilatérale. Outre le fait qu'on ne nous dit pas en quoi celles-ci sont unilatérales, ils récusent à tort la démarche de ces analystes sous le prétexte suivant : « Ne serait-ce pas une nouvelle forme d'européocentrisme » que de vouloir retrouver les manifestations du « capitalisme » dans les sociétés qui n'en sont pas « toujours [PAGE 69] porteuses ? »[28]. Certes, la forme interrogative ne nous autorise pas à dire qu'il s'agit d'une affirmation de la part de Yapi et Gastellu. N'empêche, le doute est suffisamment significatif de leurs opinions sur la question. Il ne nous a jamais semblé que le capitalisme fût un phénomène exclusivement européen. Même, étant entendu qu'il est caractérisé par un certain dynamisme, nous croyons que ce phénomène a investi une grande partie du monde dont l'Afrique, perturbée notamment par la colonisation, produit de ce même capitalisme. Entendons-nous : dire cela ne signifie nullement que le mode de production capitaliste a totalement occupé le terrain. Il faut donc reconnaître que dans les campagnes africaines existent des secteurs qui ont longtemps échappé à la logique capitaliste : mais ne nous y trompons pas. Autant le capitalisme n'a pas totalement détruit toutes les structures traditionnelles (on a vu qu'au contraire, chaque fois que celles-ci pouvaient servir ses desseins à moindre frais, elle les a encouragées voire même renforcées), autant le capitalisme peut même s'accommoder d'une telle situation quand elle ne participe pas tout simplement à son aménagement. Nous croyons de fait qu'il n'est pas juste de vouloir mettre l'Afrique à l'abri d'un phénomène (le capitalisme) qui, malgré les multiples résistances de toute nature, y est présent y compris en campagne.

Mais, nous sommes parfaitement d'accord avec Yapi et Gastellu lorsqu'ils affirment que le terme « planteur » revêt, en fait, une connotation paysanne qui sert à masquer des clivages profonds ». A condition d'admettre aussi que la grande différenciation sociale qui s'est opérée et continue de s'opérer tient entre autres facteurs de l'accès différencié aux moyens de production, toute chose non étrangère au capitalisme (et que le capitalisme aggrave). Lorsque les deux chercheurs veulent identifier les différentes catégories à la campagne, nous croyons les voir faire fausse route. Ils reprennent à leur compte un peu rapidement à notre goût, les conclusions d'études menées au Ghana et au Nigeria et qui débouchent sur la mise en lumière de deux types de planteurs : « les planteurs villageois » et les « planteurs entrepreneurs », ceci essentiellement sur des critères de mode de résidence [PAGE 70] et de combinaison de facteurs de production. Approche nettement insuffisante qui perpétue de fait les analyses globalistes insensibles à la différenciation sociale en campagne. Considérons par exemple les deux catégories révélées.

Les adjectifs accolés au terme planteur n'élucident rien du tout : le fait de dire « planteur villageois » ne situe pas celui-ci dans sa place réelle au sein du processus de production : tout ce qui nous reste à dire de lui c'est qu'il est planteur (terme flou) et il habite au village ! Certes, les caractérisations insuffisantes des termes adoptés gagnent un peu plus de force avec l'explication qui en est donnée par leurs auteurs. Là encore, nous ne sommes pas convaincu de la pertinence des critères d'évaluation de la place et du rôle de ces « planteurs villageois » ou « entrepreneurs », car le principal instrument en paraît devenu purement spatial.

On peut ne pas être d'accord avec Samir Amin et Dieu sait qu'il en existe de ces contradicteurs dont le plus percutant à ce jour est incontestablement, à notre avis, Jean-Pierre Olivier[29], qui, se situant strictement sur le plan marxiste dissèque avec minutie et bonheur inégalé, le discours du « maître ». Il faut même dire que dans le présent ouvrage, Etat et bourgeoisie en Côte-d'Ivoire, Yves-André Fauré et Jean-François Médard sont convaincants lorsque, analysant la nature de la classe dirigeante, ils critiquent Samir Amin dans sa tendance à sous-estimer les possibilités d'accumulation de la bourgeoisie ivoirienne. Mais, on ne peut pas au nom d'un tel désaccord, sans avoir montré avec patience et arguments solides, fournir une typologie encore plus embrouillée. Lorsque Yapi et Gastellu prétendent ainsi que la notion de « bourgeoisie de planteurs fonctionne comme un mythe ( ... ) que voilent les coupures, laissant croire à une unanimité, à une indifférenciation de la catégorie des planteurs, dont certains seraient plus riches que d'autres »[30], nous disons [PAGE 71] prudence ! A ce rythme, on disqualifie hâtivement sans grande raison la « bourgeoisie rurale », catégorie sociale prise en charge par la science dans l'analyse de la différenciation sociale en campagne dans certaines régions du monde, en Amérique latine notamment. Tout ceci pour dire que Affou Yapi et Gastellu peuvent chercher à décomposer un terme utilisé par la bourgeoisie ivoirienne comme thème idéologique (idéologie donnée comme un renversement strict et entier de la réalité), mais qu'ils se gardent de faire comme ces maladroits qui jettent le bébé et l'eau à la fois à l'issue du bain. Tentation malheureusement trop présente chez eux. Ils donnent l'impression que, parlant des campagnes, des notions (comme) « bourgeoisies » s'y appliqueraient mal.

Pour fuir cela, ils trouvent donc refuge dans l'usage de « planteurs villageois » et « planteurs entrepreneurs » (quand ce n'est pas de « grands planteurs villageois ») qu'ils parlent (ce qui, il faut le dire, aide peu à la clarification) même si cela vient nourrir le débat en leur défaveur, car reconnaître à la campagne l'existence de « grands planteurs villageois », c'est aussi admettre implicitement qu'il y en a de petits et que l'une ou l'autre catégorie ne peut être confondue. Voulant décomposer le mythe de « la bourgeoisie des planteurs » Yapi et Gastellu n'arrivent pas à empêcher l'épanouissement sous leur plume, d'un autre mythe : l'unité et l'homogénéité de tous les autres planteurs villageois qui, paraît-il, « ne dépasseront jamais leur condition quelle que soit la taille de leurs plantations »[31]. Examinons un peu les raisons pour lesquelles nos deux chercheurs prétendent que « les grands planteurs villageois » ne sont pas assimilables à la bourgeoisie. Le fond de l'argumentation peut se résumer en cette phrase : « Ils participent directement à la production et ils ne procèdent pas à une reproduction élargie de leurs exploitations. » Décomposons l'argumentation. C'est vrai que la participation directe à la production est un facteur important de détermination de la nature de ceux qui sont concernés par le procès de travail.

Si justement, on ne veut pas être dogmatique, on peut admettre qu'un bourgeois puisse participer [PAGE 72] lui-même à la production, compte est alors tenu du développement de ses moyens de production. Par ailleurs, du fait que « ces grands planteurs villageois » réalisent un surplus agricole (qu'ils ne réinvestissent certes pas dans l'agriculture de façon systématique, mais plutôt bien souvent dans d'autres secteurs comme l'immobilier, le transport, etc.), il y a lieu d'être plus attentif à la caractérisation. On ne peut pas dire d'un côté qu'il n'y a pas reproduction élargie du capital et de l'autre parler d'une faiblesse des investissements productifs. Or, faiblesse ne veut pas dire absence. C'est pourquoi, nous, nous affirmons que la reproduction élargie du capital a lieu même si c'est à un faible degré : relativiser l'intensité d'un phénomène ne mène pas à en nier la nature. Que l'observation sur le terrain fasse penser que « ces exploitations ne sont pas gérées selon une rationalité capitaliste qui chercherait à maximiser le profit et à minimiser les coûts »[32], cela nous semble plausible. Mais nous avons une explication à cela : car cette bourgeoisie qui peut n'avoir pas tous les traits achevés de sa classe se révèle ainsi tout simplement « arriérée » dans sa mentalité. Tout comme d'ailleurs la bourgeoisie d'Etat (dont personne ne songe à nier l'existence) qui se dépense énormément dans une consommation ostentatoire, oublieuse presque parfois de la nécessité de la reproduction de son capital pour sa propre survie. L'absence de rationalité chez cette bourgeoisie d'Etat crée en elle une illusion de la pérennité de sa présence dans l'appareil d'Etat où il lui sera loisible de profiter des deniers publics.

S'il est heureux que Yapi et Gastellu aient senti et souligné la nécessité d'être plus circonspect dans l'appréhension des catégories sociales opérant en campagne (ce qui est incontestablement positif), ils semblent être restés à mi-chemin pour n'avoir pas procédé à une interprétation plus nette de ce qu'ils désignent comme « les grands planteurs villageois ».

Pourtant, l'objectif de Yapi et Gastellu est profondément juste, qui consiste à fournir des armes à leurs lecteurs pour éviter à ceux-ci de succomber aux charmes du discours politique mystificateur du gouvernement qui a conclu à l'absence de luttes de classes en campagne. [PAGE 73]

Constatons pour conclure : non, décidément, le statut des grands planteurs reste encore mal élucidé. Il suffirait pour s'en convaincre de retourner quelques pages en arrière dans le même livre pour retrouver matière à faire rebondir le débat avec Yves-André Fauré et Jean-François Médard.

Abdou Touré, sociologue, à l'ORSTOM s'est engagé sur une voie originale qui consiste à se mettre à l'écoute des sourdes mutations qui interviennent dans le tissu social ivoirien, défigurant assez profondément l'identité des peuples en Côte-d'Ivoire par un procès d'occidentalisation.

Autour d'un ouvrage tonique (paru aux Editions Karthala) qui synthétise ses réflexions sur la question, il intervient dans Etat et bourgeoisie en Côte-d'Ivoire pour confronter le discours positif de l'Etat sur la place primordiale du paysan à la réalité quotidienne de la condition faite à celui-ci. Le constat est amer tant le divorce est violent entre le discours et la réalité. Depuis le discours d'investiture d'Houphouët-Boigny en 1959 jusqu'au Congrès d'octobre 1980, le paysan demeure non seulement victime de l'injustice économique et sociale mais aussi et surtout, il est bafoué dans sa culture donc dans sa qualité d'homme parce que précisément paysan ! Il y a donc le discours idéal et le discours réel ! Toute la culture encouragée, les modèles culturels dominants, paraissent élaborés de façon évidente pour une minorité. Encore faut-il bien cerner celle-ci. Nous regrettons seulement que Abdou Touré qui dispose de moyens pour ce faire n'ait pas poussé plus loin son analyse, en élucidant davantage le terme fonctionnaire, catégorie sociale presque « fourre-tout », mais qui, il ne faut pas l'oublier, ne concerne que les agents de la fonction publique. Parmi ceux-ci, la différenciation est très large. C'était nécessaire de le signaler. Mythe aussi à décomposer.

Il reste ensuite à intégrer parmi les cibles et consommateurs de ces modèles culturels dominants d'autres catégories sociales qui n'ont pas comme champ d'activité la fonction publique. Ceci est possible en restant hors du simple culturalisme et en s'engageant dans une analyse de classe plus fine à laquelle invite l'objet même de l'étude « Paysans et fonctionnaires devant la culture et l'Etat ». [PAGE 74]

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Etat et Bourgeoisie en Côte-d'Ivoire, n'est pas finalement un livre à l'allure classique. Mis en chantier par une équipe multiple en nombre et en idées, il n'a pas craint de choquer en osant aller parfois contre des opinions établies sur un pays décidément difficile à faire aimer pour son choix. De même, avec une superbe tranquillité d'esprit, les différents chercheurs ont conduit leur étude de façon indépendante, prenant parfois le contre-pied de thèses défendues par un précédent collègue. Fait pour renouveler le débat sur un sujet qui commençait à faire une certaine unanimité dans ses aspects négatifs, voilà un livre qui arrive avec un ton de provocation, somme toute salutaire, pour réengager un débat, mais nourri enfin, dans deux dimensions nouvelles essentielles : la politique et le culturel.

Yaya Karim DRABO
Docteur ès-Lettres
LASIC, Bordeaux


[1] P. 7.

[2] Cf. Introduction, par. 11-18.

[3] P. 47.

[4] P. 15.

[5] Pp. 19-121.

[6] Yves-André Fauré prétend que le radicalisme a priori (souligné dans le texte) d'une bonne partie de la critique provient sans doute d'une déception causée par tant de « maso-réalisme gouvernemental », p. 24.

[7] Cf. 21 partie, chapitre 5, pp. 149-179. Voir pp. 30-35 de cette présente critique.

[8] P. 34.

[9] P. 44.

[9] Ibidem

[10] P. 38.

[11] P. 45.

[12] Pp. 61-88.

[13] Cf. notamment J.-F. Médard, L'Etat sous-développé en Afrique noire : clientélisme politique ou néo-patrimonialisme ?, 1982, 36 p.; Travaux et documents du Centre d'Etudes d'Afrique noire, no 1. Nous nous proposons de discuter les thèses avancées dans ce document dans un prochain article.

[14] P. 71.

[15] Cité par Jean-François Médard, p. 72.

[16] P. 74.

[17] P. 75.

[18] P. 74.

[19] Pp. 89-121.

[20] P. 94.

[21] P. 96.

[22] Pp. 115-116.

[23] P. 115.

[24] Pp. 122-270.

[25] Il s'agit de la contribution de Y.-A. Fauré et J.-F. Médard intitulé « Classe dominante ou classe dirigeante ? », pp. 125-147.

[26] « L'entrepreneur ivoirien ou une bourgeoisie privée de son Etat ». pp. 181-229.

[27] Voir notamment pp. 149-150.

[28] P. ? ? ?

[29] Il n'est pas inintéressant de signaler que si cette critique est simplement ignorée dans tout le livre où on s'en prend à ceux qui font la révérence inconsidérée à Samir Amin, la référence même incomplète est signalée cependant dans la bibliographie générale en fin d'ouvrage. J.-P. Olivier, « Afrique qui exploite qui ? », Les Temps Modernes, no 346 et 347, mai et juin 1975.

[30] P. 150.

[31] Pp. 155-156.

[32] P. 172.