© Peuples Noirs Peuples Africains no. 39 (1984) 39-44



LETTRE DU CAMEROUN

Ionan IMLEO

Voici enfin levé pour la première fois un coin du voile qui dissimule les véritables enjeux de la guerre ouverte menée désormais par Ahidjo, l'ancien président du Cameroun, et son clan, contre son successeur Paul Biya et ses amis. Le texte qu'on va lire, par le simple fait de révéler l'un des champs de bataille déterminants, dessine exactement les contours des deux camps.

Celui d'Ahidjo rassemble au premier plan les agents occidentaux du pillage capitaliste qui n'ont pas renoncé, tant s'en faut, aux techniques de la rapine coloniale; on distingue parmi eux les fameux et inévitables assistants techniques qui ne sont que de vulgaires saboteurs du progrès des peuples africains, comme nous l'avons toujours affirmé et démontré ici; on aperçoit enfin à l'arrière-plan la horde des irresponsables africains, caution politique indispensable au système.

Le camp de Paul Biya est celui de la bourgeoisie bureaucratique parvenue à une phase de différenciation interne aiguë : ses éléments les plus avancés (grands commis de l'Etat, diplômés des grandes universités occidentales, responsables des forces armées) se sont lassés du rôle de comparses auquel ils étaient confinés bon gré malgré. Rêvant de s'emparer des commandes, ils tentent désespérément, et par les seules voies de l'empirisme, de se dégager des tentacules plus ou moins voyantes du néo-colonialisme français.

Le peuple camerounais est, seul, absent de cet affrontement, par la faute d'un « mouvement révolutionnaire » [PAGE 40] qu'ont discrédité vingt-cinq longues années de débagoulage pseudo-marxiste, d'implosions, de frénésie fratricide, en somme d'impuissance.

P.N.P.A.

BANQUE CENTRALE, BANQUES COMMERCIALES : EST-CE LA GUERRE ?

L'ampleur des événements politiques de la période récente a sans doute relégué au second plan une série de faits importants qui, malheureusement, n'ont pas attiré suffisamment l'attention de l'opinion accaparée par d'autres soucis. Il s'agit entre autres des reproches faits par notre institut d'émission à l'endroit de nos banques commerciales. En effet, la Banque centrale dans son rapport d'activité de l'exercice 1981-1982 se plaint de la trop grande autonomie prise par ces banques vis-à-vis du système grâce au gonflement des dépôts dans leurs livres. En plus, rendant compte de la réunion du comité monétaire national du 8 novembre 1983, tenu à Garoua, nous constatons que le comité monétaire a prescrit une étude faisant ressortir les raisons de la non-utilisation par les banques des plafonds de refinancement mis à leur disposition par la B.E.A.C. Nous allons dans un premier temps redéfinir le problème pour le rendre compréhensible à tout un chacun, en même temps éclairer les conséquences où cette situation n'a pas manqué de nous conduire avant de conclure en préconisant quelques solutions qui seront de nature à apaiser les esprits de part et d'autre; car même si elle est feutrée, on ne peut dire qu'il n'y a pas une guerre entre la Banque centrale et les banques commerciales. [PAGE 41]

LE PROBLEME

Chacun va à la banque chercher l'argent dont il a besoin pour résoudre ses problèmes d'investissement, de fonctionnement et même de consommation. Puisqu'on est sûr de trouver à la banque l'argent nécessaire, on ne sait pas qu'avant de mettre l'argent à la disposition des agents économiques, particuliers, entreprises, Etat, les banques doivent avoir des ressources, autrement dit des liquidités qui proviennent des dépôts des clients (soldes créditeurs, comptes de chèques et d'épargne) des entreprises (quand cela peut arriver, des compagnies d'assurances (S.O.C.A.R., S.N.A.C., C.N.P.S.) et enfin de l'Etat lui-même.

Donc une banque ne peut faire du crédit que dans la mesure où elle-même dispose des dépôts en grande quantité. Chaque banque doit donc chercher à récolter le maximum de dépôts lui permettant de faire des crédits sinon, elle est obligée de ne pas faire les crédits autorisés par la Banque centrale qui assure en définitive le « refinancement » de tels emplois. Donc grâce à ce mécanisme de réescompte, la Banque centrale exerce un contrôle immédiat sur la distribution du crédit et par voie de conséquence infléchit la vie économique tout entière. Grâce à la bonification des taux d'intérêt et à la possibilité de mettre la monnaie centrale à la disposition des banques qui suivent ses indications, la Banque centrale « tient » en quelque sorte, le système bancaire tout entier... sauf s'il s'agit des banques tropicales.

BANQUES TROPICALES

L'excédent de ressources du Trésor public ces dernières années dans la zone de notre Banque centrale a permis à l'Etat de déposer l'argent dans les comptes des banques commerciales privées ! Alors que sous d'autres cieux, c'est plus exactement le contraire qui se passe, à savoir les banques financent les besoins de l'Etat en [PAGE 42] souscrivant les bons du trésor et en plaçant les emprunts lancés auprès du public. Au lieu de renflouer les caisses de l'Etat, les banques tropicales ne vivent que grâce aux dépôts publics. Ceci entraîne trois conséquences immédiates :

a) Les banques commerciales assises sur ces dépôts se croisent les bras et n'étoffent plus leur réseau de collecte de ressources. « Elles dédaignent l'épargne des gagne-petit et des ruraux », constate un économiste.

b) L'affaiblissement de la Banque centrale qui ne contrôle plus la politique de distribution du crédit; les banques se moquent de l'institut d'émission dans la mesure où elles financent leurs crédits grâce à de tels dépôts. La Banque centrale se borne à déplorer « la moindre dépendance du système bancaire à son égard ». En plus clair, les banques ridiculisent la Banque centrale, se moquent et de ses sentiments et de ses directives.

c) Cette impuissance de l'autorité monétaire traduit elle-même le désarroi de l'Etat qui assiste embarrassé à une distribution du crédit incontrôlable. La décision d'octroi de crédit à l'intérieur des établissements bancaires appartient non pas toujours aux nationaux compétents et soucieux du développement réel du pays mais, la plupart du temps, aux expatriés aveuglés par la rentabilité immédiate des fonds prêtés. Ce qui a poussé les accords de crédit en direction des opérations de spéculation immobilière, de traite... Le résultat est celui que nous connaissons et que nous vivons chaque jour.

– La spéculation immobilière à Douala et à Yaoundé est telle que les « villas cherchent les locataires » et que d'ici à février prochain, selon les professionnels, il y aura plus de 500 appartements nouveaux. Le Camerounais n'est pourtant pas mieux logé, car ces réalisations dont les coûts constituent une rigidité à la baisse du loyer sont destinées à accueillir des « expatriés » dont on ignore combien et pourquoi ils doivent venir à moins que ce ne soit uniquement et précisément pour... occuper ces villas et appartements ! Quant à la camerounisation des cadres, elle peut quand même attendre que les spéculateurs aient fini de rembourser leurs crédits ! Les banques ont financé ces investissements avec les crédits non réescomptables [PAGE 43] et du moment que les remboursements deviennent quelque peu problématiques, elles se retrouvent coincées.

– Le commerce de traite a toujours bénéficié de la sollicitude des banques tropicales dont la mission essentielle est de les soutenir souvent « même si les entreprises en question ne consentent aucun effort de restructuration nécessaire pour prétendre accéder au bénéfice du réescompte ». Ce galimatias technique veut dire en deux mots que les boîtes en question ne fonctionnent qu'avec les fonds publics que les banques mettent à leur disposition alors qu'elles n'ont ni capital, ni ressources longues pour présenter un bilan équilibré. Bref, les maisons de traite pillent le pays sans risque (le capital devant servir à rassurer les tiers) et avec l'argent du pays lui-même.

La traite s'est doublée d'une intense spéculation sur les denrées alimentaires importées en trop grandes quantités par des commerçants néophytes ignorants mais qui ont un accès très facile aux crédits bancaires. De sorte que les rats et les charançons du port de Douala ont une décennie pour consommer le riz stocké dans les entrepôts des transitaires... Dommage, car ces messieurs rats et charançons, eux, n'ont pas l'argent pour payer les transitaires et les commerçants qui se trouvent ainsi dans l'impossibilité de rembourser les banques... Lesquelles avaient déjà payé les fournisseurs étrangers.

L'Etat redevenu soucieux de jouer son rôle de premier animateur de la vie économique aurait dû retirer ses dépôts qui lui serviront à construire des hôpitaux, des routes, des écoles, etc. mettant ainsi les barques commerciales en difficulté de trésorerie. Or ces banques ont toujours répugné à se soumettre aux exigences de la B.E.A.C. Par incompétence et même parfois par ce racisme qui empêche les vrais détenteurs du pouvoir expatriés de venir s'humilier devant l'institut d'émission dont l'encadrement a été trop tôt nationalisé à leur goût, en vue d'obtenir le refinancement. Elles font donc appel à leur maison mère qui ne leur concède des avances que si on remet en branle le cycle infernal de la rentabilité immédiate.

C'est dans ce contexte que les textes tendant à favoriser l'accès du crédit aux nationaux et aux petites et moyennes [PAGE 44] entreprises viennent d'être signés. Malheureusement coincées, comme elles le sont, en trésorerie, les banques « tropicales » laissent ces vœux pieux aller mourir au cimetière des bonnes intentions... La Banque centrale s'étonne de cette attitude et prescrit « une étude tendant à montrer les raisons de la non-utilisation par les banques des crédits mis à leur disposition », les bureaux d'étude sont à la mode et même sans rémunération, je crois avoir trouvé quelques-unes des raisons de cette situation dans le texte ci-dessus. Toujours est-il que l'on sent un malaise dans les rapports entre la Banque centrale et les banques commerciales, la première reprochant aux dernières leur désinvolture et beaucoup d'autres peccadilles.

Dans ce combat feutré mais non moins réel, il appartient à l'Etat de trancher en prenant ses responsabilités. Pour l'intérêt général, la Banque centrale doit retrouver la plénitude de ses moyens pour la direction et le contrôle de la politique du crédit. Tourner en dérision le meilleur outil dont on dispose « après le feu et la roue », c'est tourner le dos à la solution rapide d'un problème qui se posera toujours. Assainir le circuit bancaire, c'est obliger les banques à étoffer leur circuit de collecte de l'épargne pour un financement autonome de l'économie et transformer en véritables banques ces banques tropicales qui donnent de nous l'image... d'un pays de cocagne.

Ionan IMLEO