© Peuples Noirs Peuples Africains no. 39 (1984) 16-38



LA POLITIQUE AFRICAINE
DES GOUVERNEMENTS SOCIAUX-DÉMOCRATES OUEST-ALLEMANDS (1969-1982)

UN BILAN CRITIQUE

Paraïso Jean-Yves OLADE

J'ai de bonnes raisons de déclarer que, dans le monde entier, un grand nombre de gens ont les yeux fixés sur la social-démocratie allemande. Notre parti doit répondre à une attente, non seulement nationale, mais européenne et internationale.
Willy Brandt[1]

Depuis la rupture de la coalition entre sociaux-démocrates et libéraux allemands, de nombreuses études ont tenté de dresser un bilan de la gestion des affaires par les sociaux-démocrates de 1969 à 1982; dans l'ensemble, elles passent en revue les questions de politique intérieure, de défense et les problèmes économiques. Joseph Rovan[2] et Bernard Brigouleix[3] abordent quant à eux la politique [PAGE 17] extérieure de la R.F.A. sous les sociaux-démocrates, mais le Tiers-Monde et l'Afrique en particulier brillent par leur absence. Nous voulons donc tenter ici de jeter un regard sur la politique africaine des gouvernements sociaux-démocrates successifs de 1969 à 1982 et voir dans quelle mesure elle a pu répondre à l'attente des Africains.

1. LES SOCIAUX-DEMOCRATES OUEST-ALLEMANDS ET L'AFRIQUE EN GENERAL

1.1. – La politique africaine de la R.F.A. avant l'arrivée au pouvoir des sociaux-démocrates : lorsqu'en 1969, Willy Brandt accède à la Chancellerie fédérale, l'Allemagne est un pays dont la politique extérieure est nettement défavorable à l'Afrique. Les chrétiens-démocrates alors au pouvoir entretiennent des relations privilégiées avec les minorités racistes de l'Afrique du Sud et de la Rhodésie et soutiennent la politique coloniale du Portugal. Avec les autres Etats « indépendants », l'Allemagne entretient des relations qui s'apparentent à du chantage; soucieuse d'apparaître comme le seul Etat allemand légitime « Alleinvertretungsanspruch », l'Allemagne fédérale menace de « couper les vivres » (Hallstein-Doktrin) à tous les Etats africains osant reconnaître la République démocratique allemande. Il y a donc un réel soulagement dans de nombreux pays africains lorsque le 21 octobre 1969 Willy Brandt devient le premier chancelier social-démocrate de l'Allemagne fédérale; l'homme n'est pas un inconnu; il était déjà ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de la « Grande Coalition », ce qui lui avait permis de nouer de solides amitiés avec des dirigeants africains; de plus, nombre d'Africains étaient séduits par son passé de résistant actif au nazisme et n'oubliaient pas le soutien actif apporté par certains sociaux-démocrates, notamment de l'aile gauche du parti, à la lutte de libération du peuple algérien.

1.2. – Anticommunisme un maître-mot de la social-démocratie ouest-allemande : toute l'histoire de la social-démocratie allemande est le reflet de la lutte entre les tenants d'une ligne marxiste orthodoxe (August Bebel, [PAGE 18] père du mouvement social-démocrate allemand, Karl Liebknecht) et le courant révisionniste, antimarxiste (Eduard Bernstein, Noske, etc.). Quand, en 1959, le programme de Bad-Godesberg est adopté par une majorité de délégués qui croient que seule une ouverture à droite pourra sauver leur parti des débâcles électorales successives, c'est la prédominance de l'anticommunisme en tant que doctrine de base du Parti social-démocrate (S.P.D.) qui est ainsi consacrée.

1.3. – Anticommunisme et politique africaine : c'est donc l'esprit-Bad-Godesberg, c'est-à-dire un anticommunisme « militant », qui va constituer le ferment de la politique africaine des sociaux-démocrates; en ce sens, Anne-Marie Le Gloannec a raison d'écrire que redoutant « l'expansion de l'U.R.S.S. en Afrique et ses répercussions négatives pour l'approvisionnement de l'Europe en matières premières », l'Allemagne fédérale des sociaux-démocrates « inscrit sa politique africaine en partie dans une logique Est-Ouest »[4]. Il s'agit, comme le pense Joseph Rovan, panégyriste de la social-démocratie ouest-allemande et surtout de la « ligne Helmut Schmidt », de ne pas abandonner les pays africains « à eux-mêmes, c'est-à-dire à la concurrence exclusive de l'influence soviétique et de l'influence chinoise, alors que l'influence américaine éprouve des difficultés croissantes à s'y maintenir »[5]. En clair, l'objectif de la social-démocratie ouest-allemande est d'aider, au nom de la solidarité anticommuniste internationale, l'impérialisme américain à consolider son emprise sur l'Afrique. Le socialisme démocratique que le S.P.D. entend « vendre » à l'Afrique est défini avant tout comme étant une alternative, non pas au capitalisme, mais au communisme. Pour atteindre leurs objectifs, les gouvernements sociaux-démocrates successifs se servent essentiellement des « compétences » de la « Friedrich Ebert Stiftung » qui est un organisme de recherche et de formation idéologique dépendant du S.P.D.; Alfred Nau, le président de la « Friedrich Ebert [PAGE 19] Stiftung », fut trésorier du S.P.D. de 1946 à 1975. Les représentations régionales les plus importantes de la fondation sont celles du Sénégal et de la Zambie. Le choix de ces deux pays n'est nullement le fruit du hasard; si, en effet, la fonction officielle est de participer à la formation syndicale, à des campagnes d'alphabétisation, etc., l'objet premier est avant tout d'établir des liens « fraternels » avec les mouvements de libération évoluant autour de ces pays et ce, dans le dessein de mieux les contrôler idéologiquement à un moment où la lutte des peuples soumis au joug colonial et raciste du Portugal et de l'Afrique du Sud s'intensifie; ce n'est donc pas non plus un hasard si l'activité de la fondation est des plus intense dans les années 1970. Du Sénégal, il faut entrer en contact avec le P.A.I.G.C. alors en lutte; de la Zambie, il s'agit de contrôler tous les mouvements de libération opérant dans la zone, notamment ceux du Mozambique, du Zimbabwe et de l'Azanie; à cet effet, il faut dire que les moyens matériels et humains mis à la disposition de la représentation zambienne sont bien à la mesure des objectifs fixés, le but final étant de maintenir les mouvements de libération dans une orbite anticommuniste.

On attendait que M. Willy Brandt et les sociaux-démocrates initient une « autre politique » en Afrique; soucieux uniquement de combattre le communisme et d'assurer l'approvisionnement du Monde occidental en matières premières, les sociaux-démocrates n'hésiteront pas à apporter un soutien des plus ostensibles à des régimes impopulaires et décriés sur la scène internationale. C'est ainsi que commentant le voyage de H.D. Genscher au Zaïre en 1977 en pleine crise du Shaba, le Süddeutsche Zeitung, un journal proche des sociaux-démocrates, écrit :

    « ... Bonn se solidarise ainsi, presque ouverte ment, avec le régime du président Mobutu dont les seules caractéristiques sont gabegie, népotisme et corruption. Quel intérêt la R.F.A. tire-t-elle, sur le plan extérieur, de cette tournée de M. Genscher ? L'autocrate Mobutu est le symbole même de ces hommes politiques du Tiers-Monde qui conduisent l'économie de leurs pays à la ruine et au chaos [PAGE 20] par le gaspillage, le népotisme, le trafic d'influence ... La Banque Mondiale, l'Administration Carter et le Congrès américain hésitent avec raison à s'engager, dans ces conditions, en faveur du Zaïre. Est-ce que Bonn va s'engager dans cette impasse ?[6].

Mais le gouvernement social-démocrate de M. Helmut Schmidt n'a cure de telles considérations trop idéalistes. Le Zaïre, ce n'est pas un peuple à la recherche d'un idéal depuis l'assassinat de Patrice Lumumba, mais d'innombrables richesses dont l'Occident ne saurait se passer; en ce sens, le soutien apporté par M. Schmidt au régime chancelant du Zaïre n'est rien d'autre qu'un soutien à une entreprise d'exploitation néocoloniale des richesses d'un pays au détriment de ses habitants. On est en tout cas loin de l'esprit de August Bebel refusant, dans un mémorable discours prononcé le 26 janvier 1889 devant le Reichstag, d'apporter les voix du Parti social-démocrate à une résolution visant à accorder une aide financière à la D.O.A.G. pour « mettre en valeur » une partie de l'Afrique de l'Est :

    « ... Que cache donc cette société est-africaine ? Un petit cercle de gros capitalistes, de banquiers, de commerçants, de fabricants, c'est-à-dire un petit cercle de gens très riches dont les intérêts n'ont rien à voir avec ceux du peuple allemand, un petit cercle de gens qui, dans leur entreprise coloniale, ne visent rien d'autre sinon leurs intérêts égoïstes et dont le seul but était de s'enrichir, de toutes les manières possibles, avec des moyens plus importants au détriment d'une population plus faible. Nous n'approuverons jamais une telle politique coloniale. Car, en fait, l'essence de toute politique coloniale, c'est l'exploitation à outrance d'une population étrangère. Où que l'on jette un regard sur la politique coloniale au cours de ces trois derniers siècles, on est confronté aux brutalités et à l'oppression des populations concernées et il n'est [PAGE 21] pas rare que cela aboutisse finalement à leur extermination totale... Et tout ceci pour de l'or, toujours de l'or, rien que de l'or.. Vous comprendrez qu'en tant qu'adversaires de toute oppression, nous ne prêtions notre concours à de telles actions...[7].

Mais Bebel est bien mort. Il y a longtemps que l'aile révisionniste conduite par Bernstein, Eduard David et le cercle autour des « Sozialistische Monatshefte » qui s'est ralliée à l'idée d'une politique expansionniste, a submergé la social-démocratie allemande. Helmut Schmidt fut, de ce point de vue, un digne continuateur; on comprend dès lors que Joseph Rovan puisse dire – pour s'en féliciter – de Helmut Schmidt, cet homme « pragmatique et réaliste », « préoccupé uniquement de performances économiques », qu'il n'a « aucun attachement à la vieille et solide tradition social-démocrate[8] – celle de Bebel s'entend – et qu'il « trouve des explications, sinon des justifications à l'engagement américain au Vietnam[9].

2. – LES SOCIAUX-DEMOCRATES ET LES « POINTS CHAUDS » EN AFRIQUE

2.1. – Les sociaux-démocrates et la politique coloniale du Portugal : examinons la position de principe des sociaux-démocrates ouest-allemands telle qu'elle ressort d'une déclaration de M. Brandt :

    « ... Nous soutiendrons les décisions des Nations-Unies visant à liquider les derniers vestiges anachroniques du colonialisme. Cela vaut en particulier pour le continent noir voisin du nôtre... »[10]. [PAGE 22]

On aurait donc pu espérer que les sociaux-démocrates ouest-allemands s'associent aux diverses résolutions condamnant – verbalement – la politique coloniale du Portugal; or, les sociaux-démocrates qui avaient bénéficié du large soutien des pays africains pour l'entrée des deux Etats allemands à l'O.N.U., vont s'illustrer par leurs abstentions. Le Portugal demeure avant tout autre chose un partenaire de l'O.T.A.N., une organisation dans laquelle l'Allemagne fédérale – du fait de sa situation géo-politique particulière – place une confiance sans bornes; remettre en question la politique coloniale du Portugal revient dans ces conditions, pour les sociaux-démocrates, à mettre en doute la crédibilité de l'O.T.A.N. et, du même cour, celle du Monde occidental dont la colonisation est une émanation. Helmut Bley qui analyse également le comportement de la R.F.A. lors des divers votes à l'O.N.U. sur la politique coloniale du Portugal, relève trois causes essentielles : le respect de la « discipline de l'Alliance », la fidélité sans faille au grand frère américain, la volonté de préserver les intérêts économiques du Monde occidental[11].

Mais le soutien des sociaux-démocrates allemands à la politique coloniale du Portugal ne se limite pas aux abstentions à l'O.N.U.; en 1973-1974, un journaliste, du Frankfurter Rundschau révèle, sans que cela soit démenti par le gouvernement de M. Brandt, l'existence d'un réseau officiel de ventes d'armes allemandes au Portugal qui les utilise dans ses guerres coloniales[12].

Pendant ce temps, les mouvements de libération dont nombre de dirigeants aimaient à comparer la lutte à celle des patriotes allemands contre la dictature hitlérienne, furent l'objet d'un ostracisme pur et simple; il leur était dénié le droit de recourir à la force pour libérer leurs [PAGE 23] pays; Walter Scheel, alors ministre des Affaires étrangères de M. Brandt, affirmait que « aucun objectif politique ne justifie la violence »[13]. Le 1er février 1973, M. Moersch, alors secrétaire d'Etat, déclare devant le Bundestag que le gouvernement fédéral social-démocrate n'envisage pas d'aider des organisations dont l'objectif est de « renverser l'ordre établi par des moyens militaires ». On comprend, dès lors, que Marcellino dos Santos, après une tournée en Allemagne fédérale où il fût l'invité du S.P.D., ait déclaré le 30 août 1973 au quotidien tanzanien, le Daily Mirror :

    « ... Ils accordent une aide militaire au Portugal; aussi tiennent-ils à nous apporter dans le même temps une aide médicale afin que nous puissions soigner nos blessures. Nous considérons qu'une telle attitude est abjecte... »[14].

Mais c'est surtout sur le dossier de la participation ouest-allemande à la construction du barrage de Cabora-Bassa (Mozambique) que les Africains attendaient des sociaux-démocrates un changement radical d'attitude. Après tout, se disaient-ils, si le social-démocrate suédois Olof Palme a retiré son pays du groupe des Etats occidentaux liés au projet, pourquoi le résistant Willy Brandt ne le ferait-il pas ? Mais sur ce plan également, la désillusion fut à la mesure de l'espoir placé dans le gouvernement de M. Brandt; en effet, en 1970, ce dernier confirma et soutint la participation ouest-allemande à la construction du barrage et ce, par le biais de garanties d'Etat « cautions-Hermès » d'un montant de 400 millions de marks et d'un crédit de la « Kreditanstalt für Wiederaufbau » s'élevant à 268 millions de marks. Pour M. Brandt, « Politique et Commerce » sont deux choses bien distinctes; d'autre part, soutient-il, le barrage servira, à long terme, les intérêts du peuple mozambicain; M. Kogelfranz qui se fait le défenseur des thèses avancées par M. Brandt, ne manque pas de mordant dans un article publié dans le Spiegel : [PAGE 24]

    « ... Ce gigantesque barrage servira de base à un développement que peu de pays en voie de développement peuvent s'enorgueillir d'avoir atteint. Les capitalistes européens du XIXe siècle n'ont pas construit le canal de Suez pour les Egyptiens; les spéculateurs parisiens qui, avant la Première Guerre mondiale, engloutirent des milliards en Russie, ne s'imaginaient pas un seul instant qu'ils finançaient ainsi la Révolution soviétique. Les Français n'ont pas mis en valeur les champs pétrolifères du Sahara pour les Algériens... »[15].

L'argumentation aurait été convaincante si l'objet du litige était d'ordre purement technique. Or, dans ce cas précisément, Cabora-Bassa avait une signification politique de premier ordre. Si l'on en croit Gerhard Grohs, de nombreux dirigeants du Parti social-démocrate n'étaient pas convaincus, à l'époque, de l'opportunité politique d'un tel projet[16], ce qui tend à corroborer l'analyse de Aquino de Braganza :

    « ... Certes, à la veille de son accession au pouvoir, le chancelier avait laissé entendre qu'il envisageait de retirer au gouvernement de Lisbonne la caution apportée par les chrétiens-démocrates au plus fort de la guerre froide... Mais finalement, le chancelier fut sensible aux pressions des lobbies financiers et oublia ses promesses... »[17].

Un rapide tour d'horizon de la presse quotidienne ouest-allemande confirme que la décision de M. Brandt de maintenir la participation allemande à la construction du barrage de Cabora-Bassa a été prise sous la pression du grand capital; ainsi, le Frankfurter Rundschau, qui est dans la mouvance social-démocrate, se trouve en désaccord [PAGE 25] total avec M. Brandt; Cabora-Bassa est perçu avant tout comme le « symbole de la poursuite et de la consolidation sans cesse croissante de l'hégémonie exercée par les minorités blanches sur la majorité noire en Afrique australe »[18]; c'est un « pilier » du colonialisme dans la mesure où les ressources tirées de son exploitation aideront Lisbonne à « redéployer sa politique impérialiste »[19].

Du côté de la presse conservatrice, par contre, l'accueil réservé à la décision de M. Brandt est des plus enthousiastes; le Frankfurter Allgemeine Zeitung, journal des milieux financiers et industriels, mais avant tout « foncièrement » antisocialdémocrate[20], prend la défense de M. Brandt en ces termes :

    « ... Le cas du barrage de Cabora-Bassa n'est qu'un cas particulier parmi tous ces problèmes relatifs aux rapports germano-africains, mais il concerne à maints égards les principes qui régissent l'économie et la politique allemandes et qui réaffirment le caractère non sélectif, libre et pacifique des échanges commerciaux avec tous les Etats sans exception, y compris avec des Etats dont la politique intérieure et extérieure ou l'idéologie est rejetée par la majorité du peuple allemand. Nous considérons certes l'occupation de la Tchécoslovaquie comme illégale, mais nous n'interrompons pas pour autant nos relations commercialesavec l'U.R.S.S. et ses pions installés à Prague »[21].

Quelles conclusions s'imposent à ce niveau ? : l'affaire du barrage de Cabora-Bassa a constitué le premier test sérieux pour M. Brandt en matière de politique africaine. [PAGE 26] Le masque n'a pas résisté longtemps aux pressions des lobbies. Il faut avouer que M. Brandt est un personnage séduisant. Il est difficile de ne pas se laisser « emballer » par ses envolées lyriques, sa vision généreuse des problèmes de développement[22], autant d'éléments qui conduisent souvent l'observateur à perdre de vue la nature profonde du parti social-démocrate ouest-allemand depuis le tournant de Bad-Godesberg, à savoir qu'il « accepte et assume totalement le régime capitaliste »[23]. Confronté à la réalité, le « langage idéaliste et irénique de Willy Brandt »[24] révèle un orientation remarquablement pro-impérialiste.

2.2. – Les sociaux-démocrates et la question sud-africaine : s'il est un sujet sur lequel nos amis ouest-allemands aiment peu s'étendre, c'est bien la question sud-africaine : ce serait une question « très sensible », délicate car mettant en jeu d'importants intérêts. On pourrait résumer l'attitude des gouvernements sociaux-démocrates successifs dans la question sud-africaine en des termes simples : double langage, schizophrénie.

Schizophrénie quand on sait qu'avant d'entrer à l'O.N.U., M. Brandt donne aux pays africains l'assurance que son pays appuiera toutes les décisions visant à mettre un terme à l'apartheid alors qu'en mai 1973, le même chancelier Brandt envoie son ancien ministre des Finances, Alex Möller, en Afrique du Sud dire de vive voix à M. Vorster que l'Allemagne n'entendait pas participer à l'élaboration de mesures contraignantes pour son pays.

Schizophrénie quand, quelques années plus tard, avant abandonné la Chancellerie fédérale, Willy Brandt se joint à quelques députés de l'aile gauche du parti, notamment Uwe Holtz, Brigitte Erler, Erhard Eppler, pour demander des sanctions économiques exemplaires alors que, dans le même temps, le nouveau chancelier, Helmut Schmidt, imperturbable, contribue, chaque jour davantage, au renforcement [PAGE 27] du potentiel économique et nucléaire de l'Afrique du Sud.

Schizophrénie quand on voit H.D. Genscher, ministre libéral des Affaires étrangères de M. Schmidt, manifester son émotion à l'annonce que l'Afrique du Sud pourrait procéder à des essais nucléaires alors que ce sont des techniciens allemands et des firmes allemandes sous contrôle d'Etat ou au capital desquelles participe l'Etat allemand qui ont aidé à la construction de la centrale nucléaire de Pélindaba et à la mise au point d'une nouvelle méthode d'enrichissement de l'uranium.

2.2.1. – La coopération économique germano-sud-africaine : quelques données simples : le volume des investissements directs allemands en Afrique du Sud de même que celui des échanges commerciaux n'ont cessé de croître depuis l'avènement des sociaux-démocrates au pouvoir – ce processus s'est particulièrement amplifié sous M. Helmut Schmidt.

L'Afrique du Sud est le fournisseur presque exclusif de la R.F.A. en manganèse, uranium, chrome, vanadium, bauxite, cobalt et amiante bleue[25]. Les sociaux-démocrates vont donc s'attacher à ne pas s'aliéner la sympathie du partenaire sud-africain car, se demande Gabriele Venzky de l'hebdomadaire Die Zeit, « qu'adviendrait-il si l'uranium sud-africain venait à nous manquer ? »[26].

L'Allemagne fédérale est au deuxième rang des partenaires commerciaux de l'Afrique du Sud, alors que Pretoria ne se situe qu'au vingtième rang des partenaires commerciaux de la R.F.A.

Les investissements directs allemands en Afrique du Sud ont atteint le chiffre de 6 milliards de marks en 1974. Dans le même temps, l'Etat fédéral est apparu comme l'un des principaux bailleurs de fonds; de 1970 à 1976, on estime à environ 6,5 milliards de marks le montant total des prêts officiels consentis par l'Allemagne par le biais de prêts bancaires, d'émissions, etc. [PAGE 28]

Les garanties à l'exportation ou garanties-Hermès qui visent à promouvoir les exportations allemandes et à couvrir les risques politiques encourus par les firmes exportatrices, sont passées de 408 millions de marks en 1970 à 656 millions de marks en 1975; en 1976, elles passent à 2 300 millions de marks, en 1977 à 3 500 millions de marks[27].

* Quelques observations : l'Allemagne fédérale est certes largement dépendante de l'Afrique du Sud pour ce qui concerne son approvisionnement en matières premières; il faut cependant souligner qu'elle pourrait s'approvisionner ailleurs – à un prix plus élevé, il est vrai – mais tout est question de volonté politique.

Comme l'atteste le volume des échanges commerciaux, c'est l'Allemagne fédérale qui manifeste un très grand intérêt pour l'Afrique du Sud et non le contraire; or, si l'on s'en réfère à la structure des capitaux et investissements allemands en Afrique du Sud, on constate que ce sont essentiellement des entreprises privées qui sont engagées; les gouvernements sociaux-démocrates successifs ont-ils été si liés au grand capital au point de ne pouvoir lui imposer certaines règles de conduite ? Nos interlocuteurs ont souvent opposé à nos critiques le fait que l'économie de marché ne souffre aucune contrainte; l'argument ne tient pas; aucun Etat ne saurait soustraire sa responsabilité à l'activité d'entreprises qui bénéficient de sa protection juridique; si la volonté politique avait existé, les sociaux-démocrates ouest-allemands auraient pu, pour mieux marquer leur désapprobation de l'Apartheid, corriger à la baisse le volume des investissements et des activités commerciales de la R.F.A. en Afrique du Sud; les mesures fiscales incitatives, les « cautions-Hermès », les facilités de financement accordées aux entreprises exportatrices constituaient autant de moyens efficaces de coercition.

Penchons-nous à présent sur les montants des garanties officielles Hermès; comme nous l'indiquons supra, les garanties officielles à l'exportation passent de 656 millions de marks en 1975 à 2 300 millions en 1976, puis à [PAGE 29] 3 500 millions en 1977 ; or, 1976, 1977, c'est Soweto, c'est la montée de la résistance populaire des Noirs, c'est la période pendant laquelle le pouvoir de M. Vorster est chancelant; comment donc expliquer que les sociaux-démocrates avec, à leur tête, M. Helmut Schmidt, aient attendu cette période d'effervescence pour accroître, de façon aussi voyante et aussi peu diplomatique, les garanties à l'exportation ? C'est que M. Schmidt n'a jamais douté un seul instant, au plus fort des émeutes de Soweto, de la stabilité du régime de Pretoria, c'est-à-dire de sa capacité à mater dans le sang tous les soulèvements populaires. Ces événements furent surtout, pour M. Schmidt, une occasion inouïe de manifester sa fidélité à un partenaire qui, comme l'écrit W. Slotosch dans le Süddeutsche Zeitung, « pratique une politique libérale d'exportation de matières premières et ne fait pas cause commune avec les adeptes d'une politique dirigiste et monopolistique de fixation des prix »[28].

Quels arguments sont avancés par les sociaux-démocrates pour justifier la fructueuse coopération économique entre l'Allemagne et l'Afrique du Sud ?

* Les entreprises allemandes installées en Afrique du Sud comme bastions d'une future démocratisation de la société : à maintes reprises, les sociétés ouest-allemandes ont été présentées comme exemplaires en tant qu'elles n'appliquaient pas les dispositions discriminatoires en vigueur en Afrique du Sud; des preuves convaincantes n'ont jamais été apportées par les gouvernements sociaux-démocrates. Comment expliquer, dans ce cas, que le patronat allemand ait rejeté en bloc le code de conduite imposé par la communauté européenne à toutes les entreprises européennes installées en Afrique du Sud ? Philipp Rosenthal, ancien député social-démocrate, mais surtout patron d'une entreprise ayant des activités en Afrique du Sud, tient des propos qui sont, à plus d'un titre, éclairants :

    « ... Dans notre usine Rosenthal sise en Bavière, un ouvrier gagne en deux heures ce que nombre [PAGE 30] de Bantous gagnent en une semaine. Pour nous (l'activité en Afrique du Sud)... constitue une grosse économie. De cette manière, nous arrivons à proposer des prix très intéressants... »[29].

Les entreprises ouest-allemandes en Afrique du Sud sont donc attirées avant tout par l'abondance d'une main-d'œuvre noire bon marché, par l'existence d'une législation qui interdit aux travailleurs noirs de se syndiquer et favorise donc la « paix sociale » indispensable à l'« épanouissement » des capitaux. Loin de travailler au démantèlement des dispositions racistes, les entreprises allemandes installées en Afrique du Sud contribuent à leur consolidation. August Bebel avait déjà dit que le capitaliste s'installe dans les pays sous domination – comme aujourd'hui l'Afrique du Sud – car il voit « dans le Noir un homme de race inférieure » pour lequel n'existe aucune législation, sinon celle de l'exploiteur et auquel on peut imposer une durée de travail illimitée et des conditions salariales qui ne couvrent en rien ses besoins matériels[30].

* Bouleversements sociaux en tant que corollaires du développement économique ou le concept du « Wandel durch Handel » : ce concept éculé a été « remis sur la table » par M. Brandt pour masquer la réalité des relations économiques germano-sud-africaines. Il s'agissait avant tout d'apaiser les Etats africains qui, dans leur ensemble, avaient cru que l'accession à la Chancellerie de M. Brandt modifierait sensiblement la politique africaine de Bonn. En 1977, le Frankfurter Allgemeine Zeitung, journal conservateur, rejetait également toute idée de sanctions économiques contre la R.S.A. et défendait la thèse de M. Brandt en ces termes :

    « ... On ne peut dissocier la naissance de la démocratie occidentale de l'entrée en vigueur progressive d'une certaine rationalité économique et [PAGE 31] de l'ascension de nouvelles classes sociales... L'économie sud-africaine est très puissante. Il s'agit de la mobiliser le plus possible de façon à l'engager sur une voie qui nécessite obligatoirement des réformes... »[31].

Les faits contredisant bien sûr une telle analyse. Le concept du « Wandel durch Handel » n'est pas tout à fait nouveau. C'est en 1953 que l'hebdomadaire Der Volkswirt consacrait à ce thème un supplément intitulé : « Plus les activités commerciales sont prospères et plus des bouleversements sociaux qualitatifs ont des chances d'aboutir. » Certes les investissements étrangers n'ont cessé d'augmenter en Afrique du Sud depuis 1953, mais les bouleversements attendus n'ont pas encore connu un début de réalisation.

D'autre part, si, comme le dit Willy Brandt, « commerce et politique sont deux choses bien distinctes », alors on est en droit de se demander, à l'instar de Hutschenreuter et Kunze[32], comment justement l'activité économique pourrait initier des changements sur le plan social qui, à leur tour, entraîneraient des bouleversements politiques qualitatifs.

Il faut bien se rendre à l'évidence : ces théories prétendument « scientifiques et raisonnées » – que nos amis allemands s'entêtent à opposer à tous les observateurs critiques à qui l'on reproche d'être trop passionnés dans leurs jugements, de ne pas prendre suffisamment de recul et de confondre « analyse scientifique froide et propagande politique » – ne résistent pas à la confrontation des faits. Elles sont à ranger dans cette panoplie d'arguments éculés mis en avant par les gouvernements sociaux-démocrates successifs pour émousser la combativité des démocrates du monde entier. On ne devrait pas leur accorder plus d'importance qu'à un chiffon de papier. [PAGE 32]

2.2.2. – La coopération nucléaire germano-sud-africaine : c'est un document de l'A.N.C.[33] qui a révélé l'existence d'une étroite collaboration entre « l'Allemagne des sociaux-démocrates » et les racistes de l'Afrique du Sud. L'attitude des sociaux-démocrates est, à bien y penser, des plus logiques : aider les Sud-Africains à mettre en place toute une infrastructure nucléaire revenait en fait à aider les Sud-Africains dans leurs efforts visant à la sauvegarde de leurs vastes acquis économiques auxquels, eux, sociaux-démocrates, avaient largement contribué. Ce sont essentiellement deux sociétés ouest-allemandes qui ont été les maîtres d'œuvre de cette coopération nucléaire : la G.F.K. (Gesellschaft für Kernforschung), sise à Karlsruhe, est une société d'Etat; la seconde, la S.T.E.A.G., sise à Essen, est une société sous contrôle d'Etat.

Du document de l'A.N.C., il ressort que l'Afrique du Sud a mis au point une méthode d'enrichissement de l'uranium qui n'est en fait que la « copie conforme » du procédé de séparation isotopique par tuyère élaboré par le professeur Becker de la G.F.K.; « Afrique-Asie » apporte des précisions très utiles :

    « ... L'objet de la démarche de l'A.N.C. ... (était)... de dénoncer, preuves à l'appui, la fourniture par l'Institut d'Engineering Nucléaire de Karlsruhe,... d'une méthode d'enrichissement de l'uranium à l'Atomic Energy Board sud-africain... L'un des inconvénients (de la nouvelle méthode)... est qu'elle nécessite de très grandes quantités d'énergie... Or le prix de revient du minerai de charbon... est de 60 dollars la tonne en R.F.A., tandis qu'en Afrique du Sud, il est de 3 dollars... La possibilité d'offrir à l'Afrique du Sud les moyens de construire la bombe atomique alors qu'elle a toujours refusé jusqu'à maintenant de signer le traité de non-prolifération n'est pas un crime aux yeux de Herr Schmidt...[34]. [PAGE 33]

Comme d'habitude, le gouvernement de M. Schmidt a tenté d'opposer un démenti aux accusations contenues dans le document de l'A.N.C. en publiant un mémorandum qui n'a convaincu personne. En 1978, Wolf Geisler a publié un document[35] qui donne tous les détails de la coopération nucléaire entre l'Allemagne et l'Afrique du Sud; le document n'a été nullement contesté, aussi en reprenons-nous de très larges extraits :

« 20-7-1970 : un Consortium nucléaire est mis sur pied en Afrique du Sud : y participent la « Kraftwerksunion » de Francfort (50 %) et « Murray et Roberts » de Johannesbourg (50 %). Ce Consortium participe, pour une large part, à la construction de la centrale de Pelindaba.

Les 18 et 19 avril 1972, M. H.H. Haunschild, secrétaire d'Etat (ministère fédéral de la Recherche) visite les installations de Pelindaba. ( ... )

Le 14 juin 1972, L. Alberts, vice-président de l'Atomic Energy Board sud-africain, est en pourparlers avec la G.F.K. de Karlsruhe.

Les 11, 12, 13 janvier 1973, le président de la S.T.E.A.G. (Essen), M. K. Bund, se rend à Pelindaba pour entamer des discussions avec M. A.J.A. Roux, directeur de l'Atomic Energy Board (A.E.B.) sud-africain.

Du 4 au 14 mai 1973, MM. Bund, Schulte et Völcker de la S.T.E.A.G. se rendent à Pelindaba signer l'avant-projet devant permettre d'utiliser le procédé de séparation isotopique par tuyère. Le 15 août 1973, MM. Bund et Völcker signent à Pelindaba l'acte définitif par lequel les Sud-Africains sont autorisés à utiliser le procédé mis au point en R.F.A.

Du 1er au 8 mars 1974, le professeur Becker, inventeur du procédé de séparation isotopique par tuyère, se rend, dans le plus grand secret, à Pelindaba pour discuter de la mise au point d'un projet de construction d'une très grande usine d'enrichissement de l'uranium; le projet associerait la S.T.E.A.G. (R.F.A.) et l'A.E.B./U.C.O.R. (R.S.A.). [PAGE 34]

Le 17-10-1974, le général G. Rall, ancien inspecteur de l'Armée de l'Air fédérale et représentant de la R.F.A. au Haut-Commandement militaire de l'O.T.A.N., se rend en Afrique du Sud pour discuter de projets d'extension de Pelindaba; pour les mêmes raisons, M.D.K. Rohwedder, secrétaire d'Etat (ministère fédéral allemand de l'Economie), se rend à Pelindaba où il s'entretient avec le ministre sud-africain des Mines et de l'Energie atomique.

En octobre 1977, la Société « Steigerwald » sise à Munich obtient du gouvernement de M. Schmidt l'autorisation de vendre à l'Afrique du Sud le matériel nécessaire à l'enrichissement de l'uranium... ».

Il faudrait ajouter à ce « beau » tableau, la vente en 1977 de réacteurs nucléaires à l'Afrique du Sud; dans l'hebdomadaire Die Zeit, Kurt Becker qui deviendra plus tard porte-parole du Gouvernement de M. Schmidt, défendra vigoureusement le principe de cette vente :

    « ... Les avantages économiques à tirer de ce marché (la vente de centrales nucléaires) parlent d'eux-mêmes, ce à quoi il faut ajouter des préoccupations d'ordre énergétique et politique. L'Afrique du Sud livre 40 % de l'uranium naturel nécessaire au fonctionnement des centrales nucléaires de l'Allemagne fédérale... »[36].

Que peuvent donc valoir mémorandum, dénégations de toutes sortes face à tant de « pièces à conviction » ? Si, au moins, tout cela s'était accompagné d'une étroite collaboration avec le représentant légitime de la majorité noire, l'A.N.C., alors, on aurait pu parler d'un certain désir des sociaux-démocrates ouest-allemands de rester neutres; au lieu de cela, les gouvernements sociaux-démocrates ne nouèrent pratiquement jamais contact avec l'A.N.C. coupable à leurs yeux d'être... marxiste... ! On retiendra donc finalement que l'attitude des gouvernements sociaux-démocrates dans la question sud-africaine fut d'une partialité écœurante; contrairement à toutes [PAGE 35] leurs déclarations, nous continuons d'affirmer qu'ils avaient les moyens de réfréner la rapacité immorale de leurs grands groupes industriels sans pour autant contrevenir à l'esprit de Bad-Godesberg; un chapitre du programme de Bad-Godesberg, intitulé « Propriété et Pouvoir » stipule bien :

    « ... Un contrôle public efficace doit empêcher des abus de la part des grandes entreprises. Les moyens les plus importants dont dispose ce contrôle sont le contrôle des investissements et le contrôle des positions dominant le marché... »

On comprend donc le jugement sévère porté par Jeune Afrique sur la personne de M. Schmidt et ce, à l'occasion de la visite effectuée en 1976 par M. Vorster en Allemagne :

    « ... Au sujet de la visite du Premier ministre sud-africain en R.F.A., fin juin, Bonn assure qu'elle a été acceptée à contre-cœur sous la pression de Washington. Mais comment expliquer alors que la visite de courtoisie de Vorster à Schmidt, qui ne devait pas dépasser trente minutes, ait duré deux heures... On comprend mal aussi que Helmut Schmidt se plaigne en privé que Pretoria n'ait pas encore changé d'ambassadeur à Bonn en dépit du désir souvent manifesté par le gouvernement de Bonn. La R.F.A. est-elle tellement liée qu'elle ne petit imposer sa volonté à Pretoria ? Il est vrai que le chancelier sait très bien pourquoi... »[37].

EN GUISE DE CONCLUSION

Il n'était point besoin d'étudier exhaustivement l'attitude des gouvernements sociaux-démocrates dans toutes les questions brûlantes en Afrique; le choix opéré était largement représentatif pour avoir une idée globale de la [PAGE 36] politique africaine de l'Allemagne fédérale sous les sociaux-démocrates[38].

Il était certes établi que, depuis la faillite de la IIe Internationale en août 1914, la social-démocratie européenne n'avait cessé de symboliser une immense déviation politique associée à l'idée de trahison, d'impuissance et d'alliance avec l'impérialisme contre les peuples dominés. Mais totalement aveuglés par le charisme et le langage « militant » de Willy Brandt, nombre d'Africains – nous pensons ici à Amilcar Cabral – ont longtemps cru que l'arrivée au pouvoir des sociaux-démocrates allemands changerait de façon radicale le cours de la politique africaine de Bonn. Les faits sont là. Où que l'on se tourne, le bilan est en partie, sinon globalement négatif. Mais pouvait-il en être vraiment autrement ?

M. Willy Brandt lui-même présente « l'alliance avec les Etats-Unis » comme l'un des cinq fondements essentiels de la politique étrangère des sociaux-démocrates ouest-allemands.[39]. Dès le départ, il était donc clair qu'il ne pouvait y avoir de changement véritable par rapport à la politique africaine des démocrates-chrétiens ouest-allemands; il était également clair que M. Brandt ne chercherait en aucun cas à se démarquer des Américains en Afrique tout comme il fut contraint de cautionner, par son silence, les bombardements américains au Vietnam. Or, il n'y a aucun doute que les intérêts de l'impérialisme américain sont aux antipodes de ceux des peuples africains.

La politique conduite par son successeur, Helmut Schmidt, en Afrique n'a non plus rien de surprenant; Joseph Rovan nous livre un détail très intéressant :

    « ... En septembre 1969, Schmidt était pour la reconduction de la Grande Coalition (avec les chrétiens-démocrates conservateurs) et non en faveur d'une alliance S.P.D./F.D.P. (avec les libéraux)... »[40]. [PAGE 37]

Une fois parvenu au pouvoir, il était donc tout à fait logique que M. Schmidt pratiquât et consolidât même les acquis de la politique africaine des chrétiens-chrétiens avec lesquels il aurait tant souhaité partager le pouvoir. Quoi d'étonnant donc si M. Strauss, symbole de la droite néo-fasciste, reconnaît en M. Schmidt « de nombreuses qualités qui lui permettraient d'être un bon chancelier dans un gouvernement C.D.U./C.S.U. » (c'est-à-dire conservateur). Interrogé sur les éventuels points de convergence entre lui et M. Schmidt, M. Strauss a évoqué « ses efforts (à lui Strauss) pour parvenir à une politique africaine commune et raisonnable »[41]. Quand on connaît la « philosophie africaine » de M. Strauss et sa sympathie pour l'Afrique du Sud qui n'est pas « un Etat policier »[42], alors de nombreux aspects de la politique africaine de M. Schmidt se conçoivent aisément.

Le mensuel Capital révèle, pour sa part, les liens particuliers du chancelier avec le monde de la grande finance :

    « ... Le chancelier Schmidt est venu au pouvoir avec le S.P.D., parti des travailleurs, contre la C.D.U., parti des entrepreneurs. Mais depuis, le chancelier social-démocrate entretient avec les patrons et les grandes banques un rapport d'intimité que n'a eu aucun chancelier chrétien-démocrate avant lui... Bien plus : aucun chancelier de R.F.A. depuis 1949 n'a eu des relations personnelles et régulières aussi étroites avec un si grand nombre de patrons de l'industrie et de grands banquiers, comme le fait actuellement Helmut Schmidt, vice-président du S.P.D., parti des travailleurs... »[43]. [PAGE 38]

Quand on sait que tous les grands groupes industriels ouest-allemands sont représentés en R.S.A., alors on comprend que Helmut Schmidt, faisant fi des critiques de l'aile gauche du parti sur sa politique africaine, ait choisi d'accroître les garanties gouvernementales aux entreprises allemandes qui investissent en Afrique du Sud juste au moment où les Jeunes de Soweto, les mains nues, affrontaient la police de M. Vorster. Michel Rocard écrit :

    « ... S'il y a bien échec de la social-démocratie sur l'internationalisme (cet) échec... se vérifiera et s'approfondira dans l'aveuglement d'une bonne partie des sociaux-démocrates (hormis dans les pays scandinaves) à l'égard de l'impérialisme et du colonialisme... »[44].

En treize ans de pouvoir, les gouvernements sociaux-démocrates ouest-allemands successifs se sont contentés, en Afrique, de gérer, avec un zèle et une fidélité jamais démentis, les intérêts capitalistes au détriment des intérêts des peuples africains.

Paraïso Jean-Yves OLADE
Enseignant d'allemand
Abidjan, janvier 1984


[1] Cité par J.-C. Poulain et autres, La social-démocratie au présent, Paris, Editions sociales, Notre Temps/Monde, 1979, p. 17.

[2] Joseph Rovan, L'Allemagne du changement, Paris, Calmann-Lévy, 1983, voir notamment pp. 124-149.

[3] Bernard Brigouleix, « Politique : la démocratie au présent », in Les Allemands sans miracle, ouvrage collectif publié sous la direction de Gérard Sandoz, Paris, Armand Colin, 1983, pp. 29-74.

[4] Anne-Marie Le Gloannec, « L'Allemagne et l'Afrique – une prudence efficace », in Politique africaine, no 10, juin 1983, p. 5.

[5] Joseph Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 445.

[6] Peter Seidlitz, Süddeutsche Zeitung, « Genscher-Visiste von zweifelhaftem Wert », 16-5-1977.

[7] Heinrich Loth, « Deutsch-Ostrafrika 1885-1906 », in Helmut Stoecker (éd.), Drang nach Afrika, Berlin (R.D.A.), Akademie Verlag, 1977, p. 81.

[8] J. Rovan, Histoire de La social-démocratie allemande, op. cit., p. 426.

[9] Ibidem, p. 432.

[10] Cf. Vereinte Nationen. no 5. 1973, p. 144.

[11] Cf. Helmut Bley, « Gibt es ein Regierungskonzept zum deutschen Abstimmungsverhalten in der U.N. ? », in Neue Gesellschaft, 1973, pp. 67-75.

[12] On lira les articles de Rolf-Henning Hintze :
– Woche der Solidarität, in Frankfurter Rundschau. 26-5-1973.
– Umstrittenes Rüstungsgeschäft, Frankfurter Rundschau du 1-3-1974.
– Rüstungsgeschäft zugegeben, in Frankfurter Rundschau du 1-3-1974.

[13] Vereinte Nationen, no 5. 1973, p. 147.

[14] In Archiv der Gegenwart, 1973, no 18142.

[15] S. Kogelfranz, Der Spiegel, « Beihilfe zum Mord oder Fortschritt ?», 1-11-1971.

[16] Voir Gerhard Grohs (éd.), Der umstrittene Damm – Zur Diskussion um den Cabora-Bassa Damm in Mozambique, Hambourg, 1974.

[17] Aquino de Braganza, Afrique-Asie. Des Allemands qui s'intéressent trop à l'Afrique, 26-6-1972, p. 32.

[18] Werner Holzer, Frankfurter Rundschau, or « Gewitter über dem Sambesi », 27-7-1970.

[19] Frankfurter Rundschau, « Cabora-Bassa – Eckpfeiler des Kolonialismus », 27-5-1970.

[20] Cf. Hermann Meyn, « Politische Tendenzen überregionaler Tageszeitungen », in Publizistik, no 10, 1965, p. 417.

[21] H. Kaufrnann, Frankfurter Allgemeine Zeitung, « Der Staudamm in Mozambique », 15-10-1970.

[22] W. Brandt préside une commission de la Banque Mondiale sur les problèmes de développement.

[23] Cf. P. Rocheron, Jeune Afrique, no 621, « L'Allemagne fière de Brandt », 2-12-1972, p. 41.

[24] La formule est de J. Rovan, L'Allemagne du changement, op. cit., p. 42

[25] Voir Wolfgang Schneider-Barthold. Die Bedeutung der Wirschaftsbeziehungen der Bundesrepublik Deutschland zur Republik Südafrika und zu den O.A.U.-Staaten aus deutscher Sicht, Berlin, Deutsches Institut für Entwicklungshilfe, 1976.

[26] G. Venzy, Die Zeit, « Kampfansage an Vorster », 30-9-1977.

[27] Ces chiffres sont fournis par les « Bundesanzeiger » du ministère fédéral de l'Economie.

[28] W. Slotosch, Süddeutsche Zeitung, « Wohlstand für Weisse und Schwarze », 5/6-7-1975.

[29] Cité par Der Spiegel, no 43 du 18-10-1971.

[30] Cité par Helmut Stoecker, « Die deutsche Kolonialherrschaft in Afrika vor 1914 – Allgemeine Fragen », in Helmuth Stoecker (éd.) Drang nach Afrika, op. cit., p. 169.

[31] G. Gillessen, Frankfurter Allgemeine Zeitung, « Druck auf Südafrika », 22-10-1977.

[32] Voir Klaus Hutschenreuter et Jürgen Kunze, « Bürgerliche Theorien in der B.R.D. über die sozialstruktur und die sozialen Prozesse der Entwicklungsländer », in Asien, Afrika, Lateinamerika, Cahier no 1, 1973, Berlin (R.D.A.), pp. 129-162.

[33] Nukleare Zusammenarbeit zwischen Bundesrepublik und Südafrika, « Dokumentation des African National Congress of South Africa », in Dritte Welt Magazin, 3/4 (1975) – un second volet de l'enquête a été publié, in Dritte Welt Magazin, 9/1977.

[34] Afrique-Asie, no 94, « Pretoria : la bombe avec la R.F.A. ? », 20-10-1975, p. 34.

[35] Wolff Geisler, « Die militärische Zusammenarbeit Bundesrepublik – Südafrika im atomaren und konventionellen Bereich – Argumente zur Zeit/218 », Sonderdruck aus Blätter für deutsche und internationale Politik, no 2, 1978, Cologne, Pahl-Rugenstein Verlag, pp. 4-12.

[36] Kurt Becker, Heisse Ware : Kernreaktoren, 10-10-1975. Il faut dire que M. Helmut Schmidt est devenu, depuis lors, co-directeur de publication de l'hebdomadaire Die Zeit.

[37] Khalil Zniber, Jeune Afrique, no 817, « Schmidt-les-gros-sabots-champion de l'ordre mondial établi », 3-9-1976, p. 53.

[38] Dans un prochain article, nous nous proposons d'étudier la politique d'aide au développement des sociaux-démocrates.

[39] Cité par J.C. Poulain et autres, La social-démocratie au présent, Paris, Editions Sociales, op. cit., p. 97.

[40] J. Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, op. cit., p. 431. Il est bon de rappeler que de décembre 1966 à octobre 1969, l'Allemagne fédérale est gouvernée par la « Grande Coalition » composée des chrétiens-démocrates (C.D.U./C.S.U.) et des sociaux-démocrates (S.P.D.).

[41] Voir Die Welt du 7-7-1979.

[42] Voir notre article « Franz Josef Strauss et l'Afrique », Peuples noirs-Peuples africains, no 35, septembre-octobre 1983, pp. 7-23.

[43] Capital, « L'alliance du chancelier avec les chefs d'entreprise », décembre 1977, cité par J.-C. Poulain et autres, La social-démocratie au présent, op. cit., p. 164.

[44] Michel Rocard, « La social-démocratie et nous », in Faire – mensuel pour le socialisme et l'autogestion, numéro spécial, 41, mars 1979, « Qu'est-ce que la social-démocratie ? », p. 16.