© Peuples Noirs Peuples Africains no. 39 (1984) 1-15



LETTRE OUVERTE
AU PRESIDENT PAUL BIYA

R. PHILOMBE

Yaoundé, le 15 mars 1984[1]

A Son excellence, Monsieur Paul Biya,
président de la République du Cameroun,
Palais de l'Unité,Yaoundé-Etoudi.

Excellence,
Cher Compatriote-Président,

L'auteur de la présente supplique est un homme de condition sociale fort modeste. Un homme dont l'amour pour sa patrie camerounaise est viscéral. Un homme jaloux de sa qualité d'homme et soucieux de marcher au pas de l'histoire. Un homme qui se sent fier de porter le titre – ô combien obscur ! – de poète et homme de lettres. Sa démarche est audacieuse; il le sait. Mais elle peut se révéler salutaire pour la nation tout entière. Vous ne manquerez pas, il ose l'espérer, d'apprécier sa bonne foi à sa juste mesure et de juger évidentes les raisons qui l'ont poussé à prendre le risque de vous déranger aujourd'hui par voie épistolaire. [PAGE 2]

Je vous écris, Excellence, parce que, depuis votre accession à la magistrature suprême, vous avez saisi toutes les occasions qui vous étaient offertes pour inviter chaque fils de ce pays, sans discrimination d'aucune sorte, à se joindre à vous afin de bâtir ensemble une nouvelle société camerounaise.

Je vous écris, Cher Compatriote-Président, parce que, fils de ce pays et conscient des responsabilités civiques inhérentes à mon métier d'écrivain, je considérerais comme un crime contre mon peuple si je ne les assumais pas pleinement au moment le plus critique de notre histoire.

Je vous écris, Excellence, parce que le Cameroun nouveau, tel que nous l'appelons tous de tous nos vœux, doit être avant tout l'œuvre commune des Camerounais eux-mêmes, et non de quelques étrangers même animés des meilleures intentions du monde.

Je vous écris, Cher Compatriote-Président, parce que je suis de ceux qui croient fermement que l'histoire d'un peuple évolue selon les lois objectives, matérielles en leur essence et que, loin d'être l'expression propre d'un mythique esprit universel, loin de relever d'un hasard aveugle ou de la fantaisie de certains individus, elle reflète le travail rationnel et patient de tous ceux qui ont foi en l'avenir radieux de l'humanité.

Je vous écris, Excellence, parce que j'aime trop le Cameroun, mon beau pays, pour ne pas dénoncer à temps ce que je crois être les prémisses d'une conflagration nationale dont personne, si jamais elle éclatait, ne serait sûr de sortir avec un visage étoilé d'un sourire de mieux-être.

Enfin, je vous écris, Cher Compatriote-Président, parce que prolétaire vivant parmi des prolétaires, je suis mieux placé que vos collaborateurs immédiats, pour saisir, jusque dans les moindres vibrations, les battements de cœur de notre vaillant peuple : et pour voir, et pour entendre ce qu'ils ignorent totalement.

En effet, de 1959 à 1981, ma vie a été celle d'un paria persécuté. J'ai connu les sueurs et les tremblements militants de l'innocent traîné aux pieds des Gémonies, à quelques pas du poteau d'exécution. Les crimes dont j'étais accusé relevaient de l'illusion cynique et de la psychose [PAGE 3] paranoïaque : subversion, atteinte à la sûreté intérieure de l'Etat, intelligence avec des puissances étrangères, diffamation, propagation de fausses nouvelles, reconstitution de ligue dissoute...

La réalité, cependant, était toute différente. Mes seuls crimes auront été : ma pugnacité à défendre ma petite qualité d'homme; ma fidélité inébranlable au peuple camerounais et mon entêtement à être conséquent avec moi-même et à proclamer certaines vérités historiques notamment celle indiquant que le Père de la nation camerounaise ne portait pas le nom d'Ahmadou Ahidjo, mais bel et bien celui de l'immortel Ruben Um-Nyobé.

Ma dernière et dixième arrestation date du 23 avril 1981. Perquisition, tortures, intimidation, chantage et menaces : rien n'y a réussi pour m'arracher l'aveu d'un crime de lèse-majesté que je reconnais avoir commis dans la seule imagination nébuleuse des agents de la DIREDOC. Ils prétendaient que je m'étais rendu coupable d'un tel crime au mois de mars 1980 en République fédérale d'Allemagne au cours d'une conférence culturelle donnée dans un campus universitaire.

Le scénario de cette provocation policière ne manquait pas de briller étrangement d'une lumière tragi-comique. D'une part, comme pour inaugurer l'Année Internationale de Personnes Handicapées (dont je suis !), la DIREDOC – cette grotte de terroristes budgétivores – trouva bon de me tirer du lit au petit matin, en grand spectacle, par huit gorilles tous armés de revolvers et de pistolets, plongeant mes enfants dans un bain de larmes et semant la terreur dans tout le quartier. D'autre part, pendant que j'étais trimballé comme un vulgaire bandit dans les locaux infamants de la DIREDOC, le Conseil Supérieur des Ordres Nationaux siégeant ce jour-là me rangeait, lui, dans un groupe d'honnêtes citoyens, pour être décoré de la médaille de Chevalier de l'Ordre de la Valeur[2] A vrai dire, cette distinction honorifique, je l'acceptai le 22 mai 1981 sur le seul conseil de mes amis et parents. [PAGE 4]

Cher Compatriote-Président, je crois m'être suffisamment présenté pour la gouverne de Votre Excellence, avant de vous soumettre l'objet de la présente supplique.

Hier, le 14 mars 1984 à 20 heures, vous avez, d'une voix pathétique, annoncé sur les antennes de la radio nationale une décision d'une importance historique. Au grand étonnement de tous les Camerounais, vous avez usé du droit de grâce que vous confère votre qualité de Magistrat Suprême, en faveur de tous ceux qui, arrêtés, jugés, condamnés ou simplement prévenus, étaient reconnus coupables de « complot d'assassinat » visant votre personne.

Cela veut dire, Excellence, qu'aucun conjuré ne sera plus fusillé sur la place publique, la peine de mort étant commuée en détention – sans autre précision ! Cela veut dire aussi qu'aucun bien des conjurés, même d'origine illicite, ne sera plus saisi au profit du peuple camerounais ! Cela veut dire arrêt de toutes enquêtes et poursuites judiciaires en cours sur « cette douloureuse affaire » ! Bref, cela veut dire enfin que vous passez un souverain coup d'éponge sur le verdict rendu le 28 février 1984 par le Tribunal militaire de Yaoundé ! ...

Votre geste impose l'admiration de tous. D'autant plus que l'un des bénéficiaires de votre décision non seulement vous avait agoni d'injures publiquement en terre étrangère, et taxé d'« idiotie » et de « mascarade » le procès intenté contre lui, mais aussi, faisant montre d'une mauvaise foi évidente, il n'avait pas cru devoir solliciter votre grâce. [PAGE 5]

Tant de magnanimité, Excellence, ne peut couler que d'un cœur d'or. En prenant une telle décision, librement, solennellement, et sans co-action, vous avez fait preuve d'une grandeur d'âme exceptionnelle. Dans un monde comme le nôtre où l'homme tend à se robotiser joyeusement, le cœur de l'homme n'est plus un cœur d'homme, et la clémence apparaît comme un trésor plutôt rare. Par cet acte courageux, vous avez clairement démontré que c'est l'homme qui fait la loi, et non la loi, l'homme.

Cher Compatriote-Président, comment ne pas relever ici le caractère hautement exemplaire de cette maîtrise de soi-même ? Elle seule vous a permis de sortir, égal à vous-même, de la zone des turbulences intérieures où le complot vous a jeté; zone faite de ressentiments, de rancœur et de haines personnelles. Elle seule vous a permis de déjouer les caprices de l'amour-propre qui, Voltaire le disait déjà, « est un ballon gonflé de vents dont il sort des tempêtes quand on le perce d'une épingle ». Elle seule vous a permis de transcender cette tentation, presque irrésistible, qui pousse un être humain offensé ou menacé de mort, à rechercher son équilibre moral dans les satisfactions égoïstes de la vengeance.

« Mais au-delà de la justice, avez-vous déclaré solennellement, il y a l'intérêt supérieur de l'Etat et les valeurs morales de respect de la vie, d'humanité et de magnanimité qui font la grandeur de l'homme. » Permettez-moi d'ajouter : « la grandeur d'un peuple, la grandeur d'une nation moderne ».

Dans le même ordre d'idées, il m'est agréable de constater que votre projet de société est sous-tendu par l'exaltation des valeurs morales dont le Peuple a eu à déplorer le naufrage pendant tout un quart de siècle. Agréable aussi de rappeler ici qu'à maintes occasions, vous avez répété que la réussite de ce projet de société ne sera possible que si celui-ci plonge ses racines dans les sèves d'une ouverture démocratique de plus en plus large.

Excellence, laissez-moi apporter de l'eau à votre auguste moulin en disant ceci. La clémence dont vous venez d'oindre si fraternellement la tête de vos assassins présumés brillera d'un éclat particulier sur l'une des pages de votre histoire. Elle vous honorera. En même temps, [PAGE 6] elle honorera tout notre peuple rompu aux meilleures conquêtes révolutionnaires.

Vous n'avez pas la tâche facile. En effet, vous avez hérité d'une société camerounaise castrée. Elle piaffe d'impatience, aujourd'hui dans son désir de récupérer sa virilité atrophiée sous un régime sanguinaire.

Contrairement à une version officielle, le Cameroun indépendant ne s'est jamais bien porté. Il ne se porte pas encore bien. Je le dis et proclame avec véhémence, bien que nous possédions du pétrole, et de l'or, et du diamant, etc.; bien que nous jouissions d'une certaine auto-suffisance alimentaire qui, au demeurant, n'est réelle que pour les chiens de garde d'une clique de colons à peau noire; bien que des villas voient le jour un peu partout au seul profit d'une minorité qui saigne la nation.

« Mieux vaut prévenir que guérir. » Voilà un truisme qui vaut bien la peine d'être ressassé. Sans fausse honte, ayons le courage de reconnaître que le bulletin de santé de la nation camerounaise suscite de sérieuses inquiétudes. Et cela perdure depuis des années. Ce bulletin lui a été imposé par les néo-colonialistes de toutes couleurs. Tous ont intérêt, ne l'oublions jamais, à voir nos populations sempiternellement embourbées dans la zizanie et des querelles byzantines. C'est tout simplement pour nous exploiter plus correctement. Aussi, devons-nous tout faire pour ne pas tomber dans le panneau. L'intérêt supérieur de la nation exige de nous tous une conjugaison permanente d'efforts pour juguler le mal qui nous guette.

Cela n'est pas impossible. La principale condition, à mon humble avis, est que votre geste généreux soit total, dépouillé de vilains calculs démagogiques et élargi, d'une manière générale, à tous vos compatriotes. Ainsi, aura-t-il un impact beaucoup plus profond, beaucoup plus fiable et beaucoup plus viable.

Vingt-quatre ans après notre indépendance nationale, il y en a qui portent dans leur cœur les cicatrices encore douloureuses laissées par un long régime de dictature et de fascisme. Vingt-quatre ans après notre indépendance nationale, il existe encore des millions de Camerounais auxquels a été refusé le droit de s'épanouir pleinement; droit qui implique la possibilité de participer démocratiquement [PAGE 7] à l'édification de notre pays. Ils sont là, bourrés de vigueur, de talents et de compétences, mais coincés dans un désœuvrement forcé, loin du chantier national. Une telle situation ne se justifie guère et ne saurait durer plus longtemps. Elle présente un danger permanent à notre peuple. Un homme injustement rejeté par sa famille a le sentiment d'être frustré et, fatalement, il est condamné à des réactions souvent incontrôlables, préjudiciables à tous. Je vous exhorte donc Excellence à plus de clémence.

L'intégration nationale constitue désormais l'un des objectifs fondamentaux de la politique du renouveau. Pour atteindre cette intégration dans la paix et la concorde, la seule voie de salut est loin de passer par des demi-mesures et des solutions de facilité. Elle restera bloquée tant qu'il n'y aura point une campagne d'assainissement judicieusement préparée, conduite avec courage et objectivité dans une atmosphère débarrassée de préjugés et de suspicion. Comment envisager une telle campagne ?

Après avoir courageusement pardonné à des compatriotes qui ont attenté à votre vie, il me semble, Excellence, que vous parachèveriez votre acte de magnanimité et d'humanité en tendant une main fraternelle et franche à tous. Et singulièrement à tous ceux – exilés et détenus politiques – qui, eux, n'ont jamais attenté à la vie d'une mouche, mais qu'un terrorisme d'Etat avait frappés d'ostracisme.

Certes, Excellence, lors d'un de vos séjours parisiens, vous avez invité tous les Camerounais, où qu'ils se trouvent, à rentrer afin de se mettre au service du bercail natal. Cet appel, que je sache, n'a pas produit tous les effets escomptés. Et pour cause. La raison, à mon humble avis, en est que, même revêtu d'une sincérité indiscutable, il n'en demeurait pas moins peu rassurant. Il aurait dû être assorti de garanties de sécurité suffisantes. A preuve, certains intéressés ont vécu dans une ambassade camerounaise des quarts d'heure qui les ont laissés plutôt rêveurs.

Ceci concerne particulièrement tous ceux qui se réclament du parti de l'Union des Populations du Cameroun (U.P.C.). Deux autres faits semblent les retenir dans la réticence, voire la méfiance : [PAGE 8]

1 – Vous avez, Excellence, au cours d'une interview, déclaré à Paris que « l'U.P.C. est connue au Cameroun comme un parti illégal ».

2 – Bon nombre de vos collaborateurs, pêchant certainement par excès de zèle, usent et abusent de leur autorité pour accréditer l'idée selon laquelle l'U.P.C. avait été dissoute en 1966 et forcer l'adhésion de tous à l'U.N.C. – parti unique unifié ( ?).

Excellence, bien que je ne sois pas un responsable de l'U.P.C., permettez-moi de faire ici un bref rappel historique.

L'Union des Populations du Cameroun (U.P.C.) a vu le jour en 1948 à Douala. Bien structuré et dirigé par des patriotes qui tenaient le même langage que notre peuple gémissant sous la botte du colonialisme, l'U.P.C. brandit un programme nettement anticolonialiste et anti-impérialiste. Un tel parti ne pouvait pas être en odeur de sainteté auprès de l'autorité coloniale. Aussi, ce qui devait arriver, arriva-t-il en 1955. Un décret d'interdiction fut pris à son encontre par un Haut-commissaire de la République française au Cameroun.

En 1960, président de la République du Cameroun et président-fondateur de l'Union Camerounaise (U.C.), Ahmadou Ahidjo fit semblant de redresser les torts. Par un arrêté, il réhabilita l'U.P.C. Mais, très tôt, on s'aperçut que sa démarche n'était qu'un trompe-l'œil. Elle procédait d'un calcul démagogique et avait un but purement tactique. En effet, Ahidjo désirait tout simplement s'attirer les sympathies populaires au détriment, d'abord, de son prédécesseur André-Marie Mbida, et ensuite, des militants de l'U.P.C. Ayant senti que son propre parti était menacé de mort par un concurrent très envahissant, Ahidjo n'hésita pas à recourir à de grands moyens.

En 1961, il convoqua un séminaire à l'issue duquel la ligne fasciste fut adoptée sans ambiguïté. Dans une brochure publiée à cette occasion et intitulée Premier stage de Formation des Responsables de l'Union Camerounaise du 1er au 6 août à Yaoundé, voici, Excellence, ce qu'on peut lire en pages 107 et 108, je cite :

« Eviter des accommodements et des concessions. Ne jamais reconnaître ses erreurs. Dissimuler et truquer les [PAGE 9] nouvelles favorables à l'adversaire. Eviter avec obstination des concessions qui conduisent vers des erreurs parfois fatales. Ridiculiser l'adversaire, soit en pastichant son style et son argumentation, soit en répandant sur son compte des plaisanteries. Faire prédominer son climat de force. Dans une situation comme la nôtre, cela consiste à organiser des milices de jeunes des deux sexes. Ne pas hésiter, à cet égard, à copier les méthodes fascistes : sections, compagnies, bataillons, régiments, divisions (Allemagne). »

Ces nouveaux mots d'ordre de l'U.C., qui portent cyniquement la signature d'un certain Samuel Kamé, l'un des pontifes doctrinaires de ce parti, furent appliqués à la lettre. Une véritable chasse aux sorcières fut systématiquement menée. Interdictions ou saisies de journaux progressistes, procès d'intention, séquestrations, couvre-feux fantaisistes, patrouilles, rafles et perquisitions nocturnes, mise à l'index de tous les membres des partis de l'opposition et singulièrement de l'U.P.C.

Pour avoir protesté démocratiquement par une Lettre ouverte, quatre leaders politiques : André-Marie Mbida, le Dr Marcel Eyidi-Bebey, Théodore Mayi-Matip et Charles-René Okala, furent arrêtés et jetés en prison. C'était en 1962, date où le peuple camerounais, scandalisé, commença son long chemin de croix sous le règne sanguinaire d'Ahidjo.

En 1966, aucun responsable de l'U.P.C. ne se trouvait plus sur le territoire national. D'une part, depuis 1956, le président national (Dr Félix Moumié), le vice-président (Abel Kingué), le trésorier (Ernest Wandjié) et une importante partie de l'état-major avaient été contraints à l'exil. D'autre part, depuis 1958, le secrétaire-général-fondateur (Ruben Um-Nyobé), reposait dans sa dernière demeure, sauvagement assassiné par la soldatesque française dans un maquis. Mais au moment où Ahidjo lançait son appel attrape-nigauds à la fusion (presque forcée) de tous les partis politiques pour créer l'Union Nationale Camerounaise (U.N.C.), quelques imposteurs se présentèrent pour parler indûment au nom de l'U.P.C. Or, jusqu'à ce jour, aucune mesure subséquente ne semble avoir annulé officiellement l'arrêté qui rétablissait en 1960 l'U.P.C. dans ses droits légitimes. [PAGE 10]

Voilà, Excellence, un problème juridique que nous ne devons pas éluder dans la recherche d'une paix véritable dans notre pays. Et quand bien même une étude sérieuse démontrerait la perte de l'existence légale de l'U.P.C., il me semble intéressant de reconsidérer cette illégalité comme étant la résultante directe d'un cafouillage politique extrêmement grave.

Maints plumitifs grassement stipendiés entretiennent savamment un griotisme dangereux. Ils l'ont fait sous le règne tant décrié de votre prédécesseur constitutionnel. Ils veulent rééditer aujourd'hui cette tragi-comédie sous votre règne, après avoir retourné leur veste avec une rapidité aussi étonnante que significative. Ils sont aujourd'hui seuls à soutenir que l'U.P.C. n'existe plus. Ils sont seuls à vouloir convaincre l'opinion nationale et internationale que l'U.P.C. a été étouffée, terrassée, morte et enterrée. Ils sont de ces gens qui ne peuvent se sentir à l'aise que s'ils vivent dans l'embrouille et l'embrouillamini. La réalité est tout autre.

Malgré le gigantesque appareil répressif mis sur pied pour broyer l'U.P.C., il faut avouer que cette formation politique a survécu à tous les calvaires. Il n'est pas exagéré de la comparer au phénix : cet oiseau mythologique qui, brûlé vif, renaissait de ses cendres. C'est dire, Cher Compatriote-Président, qu'Ahidjo a réussi à bâillonner l'U.P.C. mais il n'a pas réussi à l'étouffer. Il a réussi à la terrasser, mais il n'a vas réussi à l'étouffer ni à l'enterrer. Il s'agit là d'une réalité historique dont il faut tenir le plus grand compte dans votre politique de renouveau national. Bien des espoirs sont d'ailleurs fondés sur l'éventualité de la réhabilitation légale de l'U.P.C. Vous auriez tort, Excellence. de décevoir de tels espoirs. Vouloir embrigader tous les huit ou dix millions de Camerounais que nous sommes au sein de la seule l'U.N.C. ou de n'importe quel parti qui pue le fascisme et la dictature, serait chose politiquement utopique. Cela rappellerait l'histoire de cet enfant légendaire qui prétendait encaisser toutes les eaux de la mer dans son petit trou. Persister à bouter l'U.P.C. hors du chantier national serait contraire à l'esprit de tolérance, de magnanimité et d'humanité que vous vous êtes engagé à insuffler à chaque Camerounaise, et à chaque Camerounais. [PAGE 11]

Excellence, et Cher Compatriote,

Je vous ai dit au début que, prolétaire vivant parmi des prolétaires, je suis bien placé pour voir et entendre ce que votre entourage ignore totalement. Et je m'en voudrais de ne pas signaler à votre haute et bienveillante attention cette autre réalité qui prévaut en ce moment.

Après l'explosion euphorique qui a secoué notre pays ces derniers temps, toute en votre faveur, une atmosphère lourde d'angoisse, de méfiance et presque de déception s'installe barométriquement aujourd'hui sur les masses populaires. Le vent d'un changement tarde à souffler de manière tangible. Les mêmes lois scélérates de l'ancien régime restent toujours en vigueur. Grand est le risque de les voir perpétuer ce climat d'insécurité, de terreur et de peur généralisées qui avait si longtemps sévi parmi nos populations. Je ne citerai, Cher Compatriote-Président, qu'un seul exemple. Il s'agit des lois sur la presse (Loi no 80-18 du 14 juillet 1980 modifiant et complétant certaines dispositions de la Loi no 66-18 du 21 décembre 1966 et le Décret no 81-144 du 22 juin 1981).

Dans un Etat de droit comme le Cameroun, rien ne saurait, mieux qu'un régime de presse souple et démocratique, garantir la promotion culturelle et assurer, en même temps, au processus de développement national, un rythme dynamique, tant quantitativement que qualitativement.

Or les textes de lois mis en cause ici ont été essentiellement conçus dans un contexte socio-politique répressif à souhait. Ils demeurent muets quant à promouvoir la culture et la démocratie, tandis qu'ils se montrent particulièrement bavards pour décourager l'épanouissement d'une presse privée libre et démocratique. Je n'en veux pour preuve que les trois sortes de barrières qu'ils entassent au-devant des initiatives privées :

a) Barrières financières. – L'article 1er du Décret no 81-144 du 22 juin 1981 ordonne de joindre au dossier de la demande d'autorisation d'une publication, entre autres, les pièces suivantes : « un compte d'exploitation faisant ressortir les modalités de financement de la publication ainsi que la nature et l'origine des ressources; une attestation bancaire certifiant le dépôt d'un cautionnement [PAGE 12] minimum de 500 000 F destinés au financement de la publication ».

b) Barrières administratives. – Article 3 (1) : « Le dossier complet est déposé contre décharge auprès du Préfet du siège de la publication; celui-ci dispose d'un délai de deux mois pour le transmettre avec son avis au ministre chargé de l'Administration territoriale qui accorde ou refuse l'autorisation après avis du ministre chargé de l'Information et de la Culture; (3) Le silence gardé pendant plus de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de réception du dossier par le ministre chargé de l'Administration territoriale vaut refus d'autorisation. »

c) Barrières judiciaires. – La Loi no 66/LF/18 du 21 décembre 1966 compte 51 articles, mais elle comporte 37 sanctions, allant de fortes amendes aux peines d'emprisonnement, en passant par les saisies administratives, les suspensions, les interdictions et dommages-intérêts.

Pourquoi une autorisation pour créer un journal alors que précédemment, une simple déclaration suffisait ? Pourquoi ce cautionnement de 500 000 F dans un pays classé parmi les sous-développés ? Et ces lenteurs administratives ? Et cet abus de pouvoir consistant à laisser l'autorisation au bon vouloir d'un ministre ? Pourquoi ce manque de courtoisie envers les promoteurs d'une entreprise de presse, auxquels le ministre ne répondrait même pas après un délai de quatre-vingt-dix jours ?... On devine aisément, Excellence, le caractère terroriste des intentions qui avaient animé les tout-puissants forgerons de ces textes de lois sur la presse au Cameroun. On y reconnaît les produits bruts d'une dictature soupçonneuse et provocatrice en diable.

Les vertus anti-culturelles d'un tel régime de presse sont vivement ressenties par la population. Les conséquences, nombreuses, en sont tristement déplorables. La désinformation et la mésinformation. N'entendant plus qu'un seul son de cloche, le peuple s'abreuve copieusement à des sources lointaines. La pénurie des journaux nationaux privés s'aggrave sans cesse. Le blocage des initiatives privées. La liberté d'expression en danger de mort...

Il est significatif que les publications les plus recherchées, [PAGE 13] en circulation au Cameroun, sont éditées à l'étranger. Significative aussi cette vague de saisies administratives qui s'est abattue récemment sur la presse à Yaoundé. Citons quelques victimes : Le Monde du 8 mars. Le Canard enchaîné du 8 mars. Le Point du 8 mars. Le Messager du 10 mars. L'Africain Magazine du 12 mars. Jeune Afrique du 14 mars. Le Républicain du 15 mars. Une situation lamentablement anormale. Elle est rendue plus anormale encore par le fait que certaines saisies sont opérées après la mise en vente des journaux. Probablement à l'insu de l'autorité habilitée à les ordonner. C'est grave !

Devant une telle situation, deux hypothèses viennent à l'esprit. Ou bien, vos discours et les instructions qui en sont le suivi ne sont pas pris au sérieux par vos collaborateurs; et ceux-ci s'en moquent impunément et royalement ! Ou bien alors, vous vous êtes entouré des mêmes gourous de l'ancien régime. Incurablement nostalgiques d'un passé qu'ils sont seuls à regretter, ils ont du mal à se mettre au pas du renouveau. Dans un contexte comme celui-là, où domine le brouillard, comment quelque doute ne planerait-il pas sur les esprits quant à la fiabilité de votre projet de société et quant à la possibilité d'un véritable changement ?

Or le peuple camerounais, tout le peuple camerounais, en saluant dans un même élan de joie et d'enthousiasme votre avènement à la tête de l'Etat, espérait voir s'ouvrir devant lui une magnifique voie de restructurations politiques, économiques, sociales et culturelles. Il s'attendait à une rupture radicale avec les méthodes pro-fascistes de l'ancien régime. Il commençait à en avoir ras-le-bol. Il n'entendait plus respirer un air pollué par toutes sortes d'anachronismes.

La politique du renouveau, Excellence, n'a pas sa place dans les seuls discours officiels. Elle a besoin d'être traduite dans les faits par l'application judicieuse et méthodique de mesures salutaires. Vous êtes tout à fait bien placé pour les prendre, maintenant que vous jouissez encore de nombreux atouts que sont venus multiplier la grâce et le pardon accordés à ceux qui ont voulu mettre fin à vos jours.

J'ai l'honneur, Cher Compatriote-Président, de pouvoir [PAGE 14] proposer à votre sage méditation, le plan d'assainissement et de redressement suivant :

Premièrement : une amnistie générale et inconditionnelle au bénéfice de tous les Camerounais arrêtés, condamnés ou simplement poursuivis pour délit politique ou assimilé.

Deuxièmement : l'abrogation de tous les textes légaux anti-démocratiques et inhumains légués par le règne d'Ahmadou Ahidjo, notamment ceux portant sur la presse et la subversion.

Troisièmement : la réhabilitation légale de l'U.P.C. et appel à tous ceux qui, pour leurs opinions ou activités politiques, ont été contraints à s'exiler à l'étranger ou à se terrer quelque part à l'intérieur de nos frontières en clandestinité parce qu'ils avaient peur de risquer leur peau. Il est souhaitable qu'un tel appel soit assorti de la délivrance de sauf-conduits aux intéressés.

Quatrièmement : L'organisation mûrement préparée d'une table-ronde en vue d'une réconciliation nationale, et placée sous le signe du renouveau.

Cinquièmement, enfin : la stricte application de l'article 3 de la Constitution actuelle, lequel article consacre le multipartisme dans nos institutions républicaines. Celui-ci, dans un premier temps, devra être amorcé par l'adoption de la coexistence de trois formations politiques, à savoir : 1) l'Union Nationale Camerounaise (U.N.C.) qui existe déjà légalement – 2) l'Union des Populations du Cameroun (U.P.C.) à réhabiliter légalement – 3) un autre parti à créer par ceux qui le voudront.

Soutenir que notre peuple n'est pas encore apte à gérer dignement le multipartisme n'est, à mon avis, qu'un bavardage imprudent et inutile. Tous les tests infligés par l'Histoire à notre maturité politique depuis bien des années se sont révélés positifs et concluants. Notre peuple a toujours tourné le dos à l'anarchisme pour tendre ses bras vers une révolution démocratique – et partant constructive.

Je vous écris, Excellence, parce que je vois en vous l'homme moralement capable de ramener une paix véritable sur le sol de nos ancêtres. Vous n'avez pas le droit de gâcher cette chance qui vous est offerte par le destin. [PAGE 15]

La paix... la paix, Excellence, est un trésor inestimable. La guerre est facile à préparer mais la paix singulièrement difficile. La guerre peut se préparer en un jour, mais la paix c'est affaire de tous les jours. Quand les grands hommes de ce monde se rencontrent, la paix reste et demeure au centre de leurs entretiens. Quelle machine électronique sera assez puissante, assez sophistiquée pour dire combien l'humanité dépense, chaque jour, pour faire régner la paix sur notre planète ?

De même, comptables devant l'histoire de notre commune patrie, nous aurions tort de lésiner sur les moyens (matériels ou spirituels) à déployer afin de ramener la paix sur la terre camerounaise. Une paix juste et honorable pour tous.

Ce faisant, je me déclare entièrement disposé à apporter, selon mes capacités, ma contribution à ce grand foyer national d'unité et de fraternité qui doit flamber dans le concert des grandes nations du monde.

Profondément confiant en vos qualités humaines, je vous prie de croire, Excellence et Cher Compatriote-Président, à l'assurance de ma très haute et très fraternelle considération[3].

R. PHILOMBE
Homme de Lettres
Lauréat de l'Académie française
Chevalier de l'Ordre de la Valeur


[1] Cette lettre précédait donc de trois semaines le coup d'Etat sanglant du 6 avril, fomenté par l'ancien président Ahmadou Ahidjo classé naguère en France parmi les dirigeants africains modérés, les sages comme les appelle Le Monde. On ne manquera pas d'être frappé par le caractère prémonitoire de ce texte. (N.D.L.R.)

[2] La rumeur de cet événement atteignit à New York Eloïse Brière, citoyenne américaine ayant séjourné au Cameroun dont elle connaissait bien le climat politique. Mme Brière écrivit à l'ambassade américaine à Yaoundé pour s'inquiéter du sort réservé au poète par ailleurs impotent. Trop préoccupée de remplir ses obligations de solidarité impérialiste, l'ambassade américaine, qui ne pouvait ignorer le nouvel exploit de la police camerounaise réputée pour sa brutalité, répondit à Eloïse Brière par une lettre cynique qui écartait le bruit de l'arrestation avec un dédain ironique, mais insistait en revanche sur la décoration qui venait d'honorer le poète et attestait de ses excellentes relations avec les plus hauts dirigeants camerounais. Le gouvernement américain, qui aujourd'hui orchestre l'indignation de la planète à propos du Polonais Lech Walesa et du Russe Andréï Sakharov avait donc recours au même langage hypocrite que les dirigeants soviétiques. Il est vrai que ce n'était pas sous la même latitude ni au détriment de la même couleur de peau. Autrement dit, que les Soviétiques transforment donc enfin en nègres leurs académiciens dissidents ou leurs syndicalistes polonais. (N.D.L.R.)

[3] En donnant la parole au poète René Philombe dont il soutient le combat, Peuples noirs-Peuples africains n'approuve pas forcément à cent pour cent le contenu de cet appel à M. Paul Biya. Cet important texte est une invitation au débat, adressée à tous nos lecteurs. (N.D.L.R.)