© Peuples Noirs Peuples Africains no. 38 (1984) 88-91



POEMES

Adiyi Martin BESTMAN

AU GUICHET

Seigneur je t'écris ce midi
pour te dire que l'herbe coupée hier
repousse déjà
elle a presque envahi la maison
les termites se sont mises à l'œuvre
vaudrait-il mieux que le toit s'écroule
à 38 ans ou à 83
ou faut-il me rendre dès maintenant
au débarcadère ?
Seigneur je te le demande
pour que tu n'oublies pas...
...
comme les hurlements
trouaient sans cesse les flancs de la nuit
j'ai cru qu'il était l'heure
de me rendre au guichet...

derrière moi
les colonnes de pluies en délire couraient à toutes jambes
cataractes de matraques
et le vent me flagellait

mais en arrivant
gonflé de déserts matriciels
j'ai vu hélas
que le guichet était fermé
les fossoyeurs étaient déjà partis !

et comme je me sentais
à bout de ramer
j'ai frissonné [PAGE 89]
à la pensée de faire demi-tour
par la nuit tortueuse

mon Dieu, comment traverser
les déserts amoncelés depuis le premier cri
si les fossoyeurs ferment toujours le guichet
avant le rituel du flot tracé dans l'espace ?

*
*  *

AU BOUT DE L'ITINERAIRE

Du haut
de leur tour Eiffel narguant les étoiles ineffables
j'ai vu
Paris
tout ruisselant d'éblouissements et de frissons
Me voici sur la terre
qui célèbre le 14 juillet
Mais la terre
de Voltaire
de Montesquieu
de Gobineau
la terre qui chante « LIBERTE EGALITE
FRATERNITE »
ne m'a pas ouvert ses portes
Ils m'ont appelé « esclave Bambara »
Et moi hôte de Songhaï
je suis reparti sans dire un mot

Du haut
de leurs gratte-ciel éclipsant le soleil
j'ai vu
leur Amérique
toute scintillante
leur Amérique gonflée de nos hémorragies
leur mirage
de béton [PAGE 90]
de granit
et d'acier
leur audace ivre
Mais la terre
d'Abraham Lincoln
ne m'a pas dit « salam alaïkoum »
Ils m'ont appelé « nigger bastard »
Et moi hôte de Wagadu
je suis reparti sans dire un mot

Et le septième jour
j'ai cherché la paix du Seigneur
dans une cathédrale de Londres
Mais les regards – caméléons
les sourires – mercure
ont creusé
un
vide autour de moi
Et moi fier enfant de Tombouctou
j'ai quitté leur rivage irrigué de notre sang
avec une calebasse de ronces

Après le Septième Fleuve
me voici à genoux
O Dieux d'Afrique
au bout de mon itinéraire
humant à tâtons
mon rire virginal
que je n'ai plus
O que je n'ai plus à cause
à cause de l'étreinte
des ronces invincibles
que je croyais pourtant investir...

Dieux d'Afrique
la morsure de leurs regards
pâles a dénudé mon rire primitif
Me voici seul docile lucide
le cœur en offrande
nu au seuil de vos eaux nues
je viens étancher ma soif matinale
effeuiller dans la transparence d'énigmes [PAGE 91]
ces ronces rauques et rebelles
Déliez-moi à jamais de ces grappes hérissées
qu'elles n'effleurent plus mes paupières closes
que ces élancements se taisent
à l'extase de vos eaux poreuses
Et toi oasis séminale
Laisse mes pas de danse
humer les tièdes parfums
de tes baobabs insondables.

Adiyi Martin BESTMAN