© Peuples Noirs Peuples Africains no. 38 (1984) 69-87



COTE-D'IVOIRE:
L'ENVERS DU « MIRACLE »

Luftatchy N'ZEMBELE

Directeur de l'Institut d'Histoire, d'Art et d'Archéologie africains (I.H.A.A.) de l'Université d'Abidjan et membre du Conseil de cette université jusqu'à la fabrication du « complot de février » 1982 (entendons tout bonnement : grève générale des professeurs et des étudiants !), date à laquelle il fut contraint de fuir son pays, Laurent Gbagbo nous donne ici un aperçu remarquable des « ressorts socio-économiques de ta politique ivoirienne (1940-1960) » – titre de sa thèse de doctorat de 3e cycle soutenue en 1979 à l'Université de Paris VII, et dont semble, de toute évidence, être tiré l'essentiel de cet ouvrage[1].

Pourquoi cette importance accordée à la période qui va de 1940 à 1960 ? Parce qu'elle est à la charnière d'un monde qui s'enfonce et d'un autre qui émerge. Parce que les racines du présent s'y sont solidement implantées. Ce qu'il faut entendre au même ton que les mutations les plus décisives, leurs causes profondes, les implications qu'elles ont eues et qu'elles continuent d'avoir sur l'orientation politique, économique, culturelle et sociale de la Côte-d'Ivoire d'aujourd'hui y ont leur lieu de naissance.

On sait en effet que la Seconde Guerre mondiale constitue un tournant particulièrement décisif dans l'histoire du continent. Qui entre par là « en contact pour la première fois avec le monde entier, dans un contexte d'ébranlement général ». En elle-même, la guerre fut, « pour des centaines de milliers de Noirs [et notamment : les tirailleurs [PAGE 70] « sénégalais »], l'occasion d'une découverte brutale de l'homme blanc, dans sa vérité, sans masque impérial ni oripeaux proconsulaires »... Et, au sortir de cette guerre, l'Europe coloniale, prostrée, ruinée, anémiée, « ne se relèvera lentement que grâce à un travail acharné et aux fonds américains du Plan Marshall. Endettée à l'égard de l'Afrique, l'Europe le resta longtemps à l'égard des Etats-Unis. Elle dominait encore le monde durant la première moitié du XIXe siècle. Désormais, elle cède le pas aux deux Grands : les Etats-Unis et l'U.R.S.S. dont la puissance industrielle avait fait un bond prodigieux du fait même de la guerre. Or, ces deux colosses, pour des raisons différentes, affichaient un anticolonialisme sans équivoque après la guerre »[2].

Mais il y a plus. Et qui est de loin le plus important, le plus déterminant en tout cas que cet ensemble de facteurs extérieurs : ce sont des facteurs intérieurs. En effet, toutes ces conditions et circonstances extérieures seraient proprement sans effet, ne pèseraient d'aucun poids dans la balance si elles ne venaient s'inscrire dans le tissu des conditions historiques internes, nées de l'accumulation et de l'exaspération des contradictions internes du colonialisme lui-même. Contradictions qui sont elles-mêmes l'effet « visible » des forces sociales jusque-là souterraines, en mutation lente et silencieuse – comme c'est d'ailleurs le cas pour toutes les forces sociales de toutes les sociétés humaines passées, présentes et à venir : elles épousent toujours la lenteur et le silence des longues durées... C'est dire que « toutes ces influences extérieures, si décisives qu'elles fussent, n'auraient pas pu créer l'Afrique noire d'aujourd'hui si des facteurs internes puissants de libération n'avaient été déjà en travail. Parmi eux, la colonisation elle-même, par une sorte de dynamique dialectique, engendrait sa propre disparition »[3].

Et ce sont précisément ces « facteurs internes puissants » qu'entend exhumer et décanter Gbagbo pour ce qui est du cas particulier de la Côte-d'Ivoire. De là que tout son texte reste suspendu à ces questions qui, en fait, fixent clairement les limites du champ où se déploient [PAGE 71] son investigation et la position subséquente de ses réponses : « Comment se répercutent ces mutations sur la Côte-d'Ivoire ? Quelles sont les organisations politiques qui vont prendre en compte l'aspiration du pays au changement ? Quelles sont les bases de classe de ces organisations politiques ? Dans quel contexte vont-elles voir le jour ? Quelles sont, enfin, la nature et la signification du changement que vont proposer de telles organisations politiques ? » (p. 5).

1945-1951 : « La seconde pacification de la Côte-d'Ivoire » (titre de la première partie du livre). Période de réformes fébriles. Elle s'ouvre par la Conférence de Brazzaville (début 1944) : réunion des administrateurs coloniaux et des représentants du gouvernement d'Alger. Ordre du jour : comment arriver à faire face à la propagande anticolonialiste des Etats-Unis et de l'Union soviétique. Réponse désarmante : priorité doit être donnée aux questions économiques et sociales, et à elles seules. Telles que la suppression du travail forcé, l'élaboration d'une politique de croissance économique, la révision du statut de l'indigénat, l'amélioration de services sociaux, l'association de quelques « évolués » à la gestion des colonies, bref, arriver à une meilleure intégration des pupilles africains dans le giron de l'empire colonial français. Une meilleure intégration des colonies à l'espace de la demande économique de la « métropole ». Et le tour sera joué. Et tout le monde sera gentil, et content, et comblé. Et alors vive l'Empire français !...

En Côte-d'Ivoire, la bourgeoisie agraire, qui se constitue à partir de 1930, et tire ses revenus des plantations de café et de cacao – qu'elle exploite grâce à une main-d'œuvre d'abord réquisitionnée, ensuite « salariée », puisée à pleines mains en Haute-Volta –, ne se sent pas de joie. Et met sans tarder ces « réformes » à profit pour fonder le « Syndicat Agricole Africain » (S.A.A.). Celui-ci, qui entend bien faire contrepoids au « Syndicat Agricole de Côte-d'Ivoire » où militent les colons, se choisit d'entrée comme président : Félix Houphouët, grand planteur émérite. Ensuite, la base de la lutte du S.A.A., jusque-là étriquée, exclusivement mercantile, va insensiblement s'élargir avec l'avènement de premières élections des députés d'Outre-Mer au Parlement français. Mais sans pour autant réellement sortir d'un horizon qui reste toujours [PAGE 72] étroitement trade-unioniste. Du reste, il n'entend jamais rater la moindre occasion de réitérer son indéfectible attachement aux objectifs et aux « idéaux » définis par l'impérialisme colonial. Comme en témoigne cette profession de foi électorale de son président, alors candidat à la députation : « Je suis assez intelligent pour comprendre, admettre que nous, Africains, ne pouvons nous passer de la France. Notre avenir est intimement lié et doit rester intimement lié à celui de la France » (Archives Nationales de Côte-d'Ivoire, XXIX-10-42, cité par Gbagbo, p. 33, souligné par nous). On sait qu'il ne se départira jamais de ce credo. Trente-huit ans après !

« En avril 1946 les différents groupes et individus qui avaient soutenu la candidature de Félix Houphouët décidèrent la création d'un parti politique qui devait prendre le nom de Parti Démocratique de Côte-d'Ivoire (P.D.C.I.). ( ... ) On trouvait à l'origine de la création du P.D.C.I. ceux qu'on avait trouvés à l'origine du Syndicat Agricole Africain : les éléments de la bourgeoisie agraire ivoirienne » (pp. 35-36)[4]. Singulier « parti politique » ! Sans ligne politique définie ! Dont la « ligne politique » déclarée se perd dans la brume des hymnes et du culte de la personnalité (déjà !), scrupuleusement légaliste, désespérément collaborationniste, furieusement assimilationniste et réformiste... Et qui n'entend surtout pas remettre en question l'ordre social colonial, les institutions coloniales, l'idéologie coloniale... Il est vrai qu'il n'était pas le seul dans ce cas. Que ses quatre concurrents immédiats ne pavoisaient pas autre chose. Qu'il n'est même pas bientôt jusqu'au « Rassemblement Démocratique Africain » (R.D.A.), pourtant réputé « radical » et « anti-impérialiste », et dont le P.D.C.I. deviendra bientôt l'une des sections au lendemain du Congrès constitutif réuni à Bamako (18 octobre 1946) et ostensiblement boycotté par les « socialistes » sénégalais Lamine Guèye et Léopold [PAGE 73] S. Senghor pour cause d'atteinte à la souveraineté et à l'intégrité de l'Empire français qui, lui aussi, n'y aille par moments de sa petite variation sur la même antienne : c'est de la France, et d'elle seule, que doit venir, que viendra le « salut » de l'Afrique ! La France de la « Résistance », bien sûr, la France « libérale » et « antifasciste » enfin aux mains des « démocrates » et des « progressistes » !... Preuve, s'il en est, que cet art consommé de nous repaître toujours de chimères, cette curieuse monomanie de n'avoir toujours pas fini d'en finir avec cette éternelle attention polarisée vers l'Ailleurs d'où doit nous venir le Messie, lequel, ô paradoxe, ne serait finalement que le Maître lui-même (armé, il est vrai, de son plus beau masque), nous viennent décidément de loin... Ainsi ce crépitement de joie de la part de certains, bien de chez nous, au lendemain du 10 mai 1981 ! Trente-cinq ans après !...[5]. [PAGE 74]

Et que deviennent les « masses populaires » dans tous ces micmacs ? Elles se battent pour leur survie. S'organisent dans des syndicats de base (au nombre de quarante-sept après la guerre !). Affrontent, comme elles peuvent, les appareils répressifs d'Etat colonial : grève générale des cheminots et des dockers (1947-1948), et qui devait finir par s'étendre à l'ensemble de l'« Afrique occidentale française » (« A.O.F. »). Grève dont la vague de fond est bien rendue dans le roman de Sembène Ousmane : Les Bouts de bois de Dieu[6].

Grève cependant sans grands lendemains dans la mesure où, en réalité, elle allait (aussi) à l'encontre des intérêts [PAGE 75] de la bourgeoisie agraire ivoirienne, donc du P.D.C.I-R.D.A. Même si celui-ci était de toute façon obligé de la soutenir du bout des lèvres. Ne serait-ce que pour faire un beau geste envers son allié parlementaire d'alors : le P.C.F. (Parti communiste français). Et c'est dans ce climat déjà tendu qu'interviennent les événements de 1949-1950. Qui voient le P.D.C.I.-R.D.A. se heurter durement à l'administration coloniale. En effet, comme le note bien Emmanuel Terray, en 1950, « après les incidents de Bouaflé et de Dimbokro, la Côte-d'Ivoire se trouvera aux bords de l'insurrection. C'est alors qu'un compromis sera conclu entre les dirigeants ivoiriens du R.D.A., peu soucieux de s'engager dans une aventure où les risques de débordement auraient été grands, et un ministre français « libéral », cherchant à empêcher le renouvellement en Afrique des erreurs indochinoises, François Mitterrand. Les termes du compromis sont les suivants : le R.D.A. brise les liens qui l'unissaient jusqu'alors au P.C.F. et au monde communiste, et apaise ses troupes, tandis que la puissance coloniale lui laisse le champ libre à l'intérieur, lui promet une évolution progressive vers l'« indépendance » et surtout lui garantit un important afflux de capitaux publics et privés. Depuis 1950, la Côte-d'Ivoire a effectivement suivi les chemins tracés par cet accord; mais au terme de cet itinéraire, la bourgeoisie ivoirienne a changé de nature »[7].

Pour Gbagbo, c'est bel et bien à la faveur de ce rendez-vous insurrectionnel manqué, de cet étouffement dans [PAGE 76] l'œuf d'une situation révolutionnaire dont profita (largement) le P.D.C.I.-R.D.A. non seulement pour mettre fin à son apparentement parlementaire avec le P.C.F., mais aussi pour se débarrasser de ses « intellectuels de gauche », que prend racine l'orientation politique de la Côte-d'Ivoire actuelle. Débarrassé désormais « de tous ceux qui, au sein du parti, tenaient à la lutte anticolonialiste, le P.D.C.I.-R.D.A. va prendre les opinions propres à toute bourgeoisie compradore ». Il va devoir assumer, enfin, « ses propres positions de classe » (p. 101).

Ici, une réserve. Dans la mesure où le temps fort (au sens des temps musicaux) de la thèse défendue se joue bel et bien au niveau de l'éruption de cette « situation révolutionnaire » dont l'avortement est censé expliquer la Côte-d'Ivoire d'aujourd'hui, il aurait pu offrir ici matière à une analyse autrement plus serrée, plus cohérente, et qui aille vraiment au fond des choses, donc réellement éclairante et convaincante. Au lieu que le lecteur s'y voie infligé de notations imprécises et visiblement courtes...

1951-1960 : « La transition au néo-colonialisme » (titre de la deuxième et dernière partie du livre). Elle se caractérise par la mise en branle des plans de « modernisation » et de l'équipement de l'« Union française ». En conformité avec la stratégie arrêtée lors de la Conférence de Brazzaville. D'où la mise sur pied de structures financières de dépendance telles que F.I.D.E.S. (Fonds d'investissement pour le développement économique et social), C.C.F.O.M. (Caisse Centrale de la France d'Outre-Mer), les grands travaux d'infrastructure tels que la construction du port d'Abidjan (« nœud économique de la Côte-d'Ivoire où allait être manipulé l'essentiel du trafic de la colonie à l'importation comme à l'exportation », p. 112), le réseau routier, le chemin de fer et l'aéroport de Port-Bouêt. Ajouter à cela la surexploitation « rationnelle » de la colonie désormais facilitée par la « solution » trouvée à l'angoissant problème de l'« acquisition » de la main-d'œuvre, on a là entre les mains, à partir de 1951, l'essentiel de la charpente sur laquelle viendra se greffer le « grand boum économique » de la Côte-d'Ivoire. Et, avec lui, l'apparition au grand jour d'une bourgeoisie compradore en transition au colonialisme au néocolonialisme. Néocolonialisme bientôt officiellement consacré, sur le plan juridique et [PAGE 77] institutionnel, par la loi no 56-619 du 23 juin 1956 plus connue sous le nom de « Loi-cadre Defferre ».

En effet, le néocolonialisme ne date pas – du moins pour ce qui est de l'Afrique dite « francophone » – des grands rêves éveillés et des petites stratégies saugrenues des années 1960. Et Gbagbo le souligne bien à juste titre : « Parce qu'elle ne donne que des miettes de pouvoir à la bourgeoisie ivoirienne qui est décidée à ne pas en demander plus; parce que cette bourgeoisie servira désormais d'écran entre le peuple ivoirien et ses véritables exploiteurs installés en France pour l'essentiel; parce que l'impérialisme français continuera d'avoir la haute main sur les affaires du pays, notamment en ce qui concerne l'économie, la monnaie, la défense, la diplomatie, nous disons que la loi-cadre constitue le début de l'installation d'un pouvoir néo-colonial en Côte-d'Ivoire » (p. 157). De fait, qui peut prétendre trouver ici, dans ce tableau de la situation politique, économique et sociale de 1956, celle qu'institue précisément la « loi-cadre », un traître iota susceptible d'être retranché après 1960 ?

Rappelons, avec Gbagbo, l'essentiel de l'esprit de cette loi : « Extension du droit de vote à tous les colonisés âgés de vingt et un ans et plus, institution du Collège électoral unique, ouverture des échelons supérieurs de l'administration aux autochtones, élargissement des pouvoirs des Assemblées territoriales au détriment de ceux des grands conseils, création de conseils de gouvernement, telles sont les principales réformes instituées par la loi-cadre » (p. 147).

Bien sûr, cette loi, telle quelle, reste bel et bien un « tournant »[8] dans l'histoire de l'Afrique « francophone »; bien sûr, elle peut toujours passer pour une « étape décisive dans la voie de l'indépendance »[9] – à condition, bien entendu, de nous dire clairement ce qu'on entend par « indépendance ». A condition de ne pas manquer de préciser qu'il fallait bien, pour la France coloniale, tenir compte de Dien Bien Phu encore tout frais dans les mémoires : les « leçons de l'histoire » (comme on dit sentencieusement dans les manuels), finissent un jour par s'imposer, [PAGE 78] même aux plus fieffés des colonialistes ! A condition de ne pas manquer de préciser qu'il fallait bien tenir compte du « mauvais exemple » du F.L.N. (Front de libération nationale) tout à côté, de la montée des périls au Cameroun avec l'U.P.C. (Union des populations du Cameroun)... Toutes choses aussi gravement préoccupantes les unes que les autres pour que le colonialisme soit naturellement amené à « s'allier définitivement les services des bourgeoisies locales qui s'étaient montrées « loyales » depuis, plusieurs années et qui n'avaient jamais remis en question le principe de l'alliance avec la France » (p. 156. Souligné par nous).

« Loyale », en effet, est cette classe politique « officielle » de l'Afrique noire qui « mène le débat uniquement à l'intérieur des institutions mises en place par le colonialisme français et qui n'envisage même pas encore la possibilité d'en sortir » (pp. 185-186. Souligné par l'auteur). « Loyal », ce leader réputé « radical » et « anti-impérialiste » qui, lui aussi, entendant bien maintenir « le principe de l'alliance avec la France », ne conçoit pas l'« unité africaine » en dehors de cette alliance : « Unissez-vous, dit-il, pour rendre l'Afrique plus fière dans son union avec la France ! »[10]. Et c'est bel et bien cette « loyauté » tapageusement agitée, affirmée, réitérée, ce « principe de l'alliance avec la France » déclaré intouchable, sacro-saint, que vient bientôt conforter et ériger officiellement en rapport néocolonial-impérialiste (sous sa forme présente) la « loi-cadre ». Et c'est bel et bien dans ce sens que cette loi reste un « tournant » dans l'histoire de l'Afrique « francophone », une « étape décisive dans la voie de l'indépendance » ! ...

« Indépendance » dont d'ailleurs, pour sa part, le P.D.C.I-R.D.A. rejette violemment l'idée sans même vouloir le moins du monde y prêter l'oreille ! En conjure même la moindre manifestation ! Ainsi de cette déclaration du secrétaire général du P.D.C.I., président du « Conseil de Gouvernement de Côte-d'Ivoire » : « La Côte-d'Ivoire, [PAGE 79] dit-il, a renoncé volontairement aux rêveries illusoires de l'Indépendance »[11]. Et c'est donc « la mort dans l'âme »[12] que la bourgeoisie agraire ivoirienne, les dirigeants du P.D.C.I., avec à leur tête F. Houphouët-Boigny, « pressés à l'intérieur du pays et jusqu'au sein même de leur parti, constamment mis en cause sur le plan africain, se sentant lâchés par le gouvernement français » (p. 196), durent se résoudre, eux aussi, à demander l'« indépendance » !... Et il a bien fallu, pour cela, que les colonialistes eux-mêmes leur forcent la main pour qu'ils se résignent finalement à envisager cette effrayante perspective ![13].

Malgré quelques flottements sur un point de détail d'une importance décisive (la « situation révolutionnaire » de l'immédiat après-guerre), cette enquête rondement menée est remarquable par la richesse même du dossier, la clarté d'exposition et de synthèse, l'interférence des informations statistiques dont l'abondance n'a d'égale que la précision, une capacité de maîtrise et de critique internes des textes et leur constante mise en rapport qui mettent au jour les jeux et les enjeux des forces politiques, des structures économiques et sociales ainsi que le champ des possibilités et des attitudes qui se dessinent. Un livre qui fait réfléchir. Un excellent instrument de travail et [PAGE 80] de référence pour tous ceux qui veulent comprendre la Côte-d'Ivoire d'aujourd'hui. Autant dire pour nous tous qui, sur le continent, cherchons à tâtons à faire l'histoire de notre présent...

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La Côte-d'Ivoire : Economie et société à la veille de l'indépendance (1940-1960) démonte donc minutieusement les différents rouages de la vie économique et politique en Côte-d'Ivoire au cours des vingt dernières années de la colonisation classique. Par conséquent, l'auteur n'y traite pas la question de ce qu'il est convenu d'appeler et qu'on appelle : la « décolonisation ». Pour une raison qui saute aux yeux : elle s'inscrit en dehors de son sujet. Mais qu'on ne s'y trompe pas cependant : nous tenons bien là, dans ces deux cents pages, l'une des plus remarquables contributions à l'étude (indispensable : ô combien !) de la « décolonisation ». L'une des meilleures voies d'accès à l'intelligence de la signification historique et politique réelle de ce qu'il est convenu d'appeler et qu'on appelle : l'« indépendance ». « Décolonisation » et « indépendance » de la Côte-d'Ivoire : bien sûr. Mais aussi, bien entendu : « décolonisation » et « indépendance » de l'Afrique dans son ensemble. Le moins qu'on puisse dire, aujourd'hui, est qu'elles étaient, au tout début déjà, un inénarrable malentendu !...

Bien qu'on y retrouve au rendez-vous ses ressources d'historien remarquablement mises en œuvre dans l'ouvrage dont je viens de parler, Côte-d'Ivoire : Pour une alternative démocratique"[14] marque lui, sous tous rapports, un changement de régime dans le discours qui, toutefois, reste toujours « pris » dans le même sujet. Autant dire une variation sur le même thème. Et avec les mêmes matériaux. Mais il s'agit, cette fois-ci, moins d'une étude historique que d'un texte militant. Et qui voudrait d'ailleurs clairement être pris pour tel. Pour ce qu'il se donne à lire : un témoignage. Mais aussi, mais surtout un appel. [PAGE 81]

Témoignage sur « la nature réelle du régime ivoirien » (p. 8). Témoignage qui, une fois de plus, entend d'abord remonter à « la mise en place du système (1951-1965) » – titre du premier chapitre du livre. Entendons – la mise en place de « l'ensemble des moyens et des méthodes utilisés pour aboutir à cette dictature personnelle, le fonctionnement interne de cette dictature et les comportements qu'elle suscite » (p. 12). Ces moyens et ces méthodes portent, on s'en doute, des noms terribles : la mise hors « la loi » des partis d'opposition (1958), l'instauration du parti unique (1959), l'épuration du parti unique (1959-1964), la mise sous tutelle des organisations syndicales, notamment les quarante-sept syndicats de base qui existaient depuis la fin de la guerre, la création d'une centrale syndicale unique inféodée au parti unique (1962), la mise sous tutelle du mouvement étudiant bientôt sommé d'adhérer au P.D.C.I. (1965), suppression du pluralisme et de la liberté de la presse (1964), institutionnalisation de la délation, diffamation publique des adversaires, des contestataires et autres empêcheurs de danser en rond conformément aux règles du jeu édictées par le « Père de la Nation », arrestations et détentions arbitraires, bastonnades, assassinats maquillés en suicides... C'est « le système Houphouët ». Solidement en place : déjà. Sous-tendu, dès 1959, par l'inauguration d'une tradition grosse d'épopées à venir : la fabrication cyclique de « complots » de tout genre (« complot du chat noir », « complot de janvier 1963 », « complot d'août 1963 », etc.). Tout y est ! Rien n'y manque...

Témoignage sur « la répression de routine ou la peur au quotidien » (titre du deuxième chapitre). Ici, descente aux abîmes du « système Houphouët ». Où le lecteur a peine, parfois, à réprimer une nausée face à ce qu'il y découvre et aux vapeurs qui s'en dégagent. Surtout quand il réalise que ces faits qui nous sont ici décrits, non seulement restent souvent connus en Côte-d'Ivoire dans leurs seules versions officielles (en raison, bien entendu, du bâillonnement de la presse, du climat de peur et de délation qui y règnent en maîtres), mais qu'ils restent aussi pratiquement ignorés en dehors de la Côte-d'Ivoire, en raison, cette fois-ci, du fait des médias français qui, naturellement, les passent toujours soigneusement et consciencieusement sous silence ! Et il en va de même, bien [PAGE 82] entendu, de la rhétorique « africaniste ». – On les comprend un peu !...

Ainsi de cette curieuse « affaire du Sanwi ». Survivance d'une « monarchie ancienne » (précoloniale), comme il en existe pas mal au sein de la plupart des républiques africaines, le Sanwi est situé au nord-est de Grand-Bassam, à proximité du Ghana. Il est de peuplement agni. Se prévalant d'un « traité » de « protectorat » signé avec la France en 1843, soit « un demi-siècle avant l'érection de la Côte-d'Ivoire en colonie autonome » (p. 70), un groupe de « monarchistes » forme un « gouvernement royal » qui se met tout de suite en état de sécession. Que fait le P.D.C.I. devant ce problème des nationalités qui, on le sait, se pose à l'intérieur de chaque Etat-nation du continent ? Prendre à partie l'ensemble des Agni, jeter ainsi « l'anathème et l'opprobre sur une ethnie entière. Des individus commettent une faute – grave – contre l'intégrité de l'Etat. Les coupables sont connus. [Le P.D.C.I.] tire à boulets rouges sur l'ensemble de l'ethnie dont sont issus les fautifs » (p. 73)... Et c'est reparti pour le cycle sécession/répression/sécession jusqu'en 1970 ! A noter, pour la petite histoire : « pendant qu'Houphouët-Boigny combattait les sécessionnistes du Sanwi, il appuyait à fond la sécession biafraise et reconnaissait diplomatiquement « l'Etat indépendant du Biafra » !!! (p. 72, note 11, souligné par l'auteur)... Peut-être était-ce pour prendre exemple sur ce bon vieux Papa de Gaulle, le « Décolonisateur » !...

Après ce hors-d'œuvre de la répression à l'échelle d'une ethnie, viennent « les massacres de Gagnoa » : l'apothéose ! Sans doute « le plus grand massacre de l'histoire de la Côte-d'Ivoire "indépendante" ». Avec, bien entendu, la participation active et enthousiaste de troupes françaises (les hommes du 4e R.I.A.O.M. de la base militaire française de Port-Bouêt bientôt renforcés de 200 parachutistes du 3e R.I.A.O.M. de Dakar : autre base militaire française !). Deux bonnes semaines de massacres non stop ! Et pas de quartier ! Soldés, en fin de parcours, d'un bilan impressionnant : 4 000 morts (chiffre officiel avancé, paraît-il, par Houphouët soi-même au cours d'une réunion du « Conseil national » du 3 novembre 1970, p. 86) ! Quant aux arrestations, il y en avait tellement « qu'on a dû transformer le stade de football en prison [PAGE 83] provisoire » (p. 87)... O Santiago ! La raison de ce génocide ? Il s'est trouvé, un beau matin, un citoyen assez « fou » (c'est d'ailleurs le « diagnostic » d'un certain Laurent Dona-Fologo, alors rédacteur en chef de Fraternité Matin, aujourd'hui ministre et membre du « Comité exécutif du P.D.C.I. ». Pour lui, pas de doute : il s'agit là d'un « cas » relevant purement et simplement d'« un asile d'aliénés » et d'un « spécialiste en psychiatrie », p. 84) pour prendre prétexte de l'article 7 de la « Constitution » qui prévoit clairement le multipartisme et fonder sans façon son propre parti politique ! Quel crime abominable ! Premier coup de semonce : Kraghé Gnagbé (c'est le nom de ce citoyen) est immédiatement arrêté, mis à l'ombre, effectivement enfermé, paraît-il, dans un hôpital psychiatrique (à chacun son goulag, n'est-ce pas ?), ensuite assigné à résidence dans son village de Gaba, sous-préfecture de Gagnoa et du département du même nom. Là, il ne tarde guère de trouver des oreilles attentives à ses sirènes, d'autant plus que les paysans de cette région sont exposés à une situation foncière catastrophique, consécutive à la création du barrage de Kossou, près de Yamoussoukro. Tracts. Affrontements entre les « forces de l'ordre » et un groupe de partisans de Gnagbé. C'en était trop : la région de Gagnoa s'était par là désignée elle-même à la vindicte publique et, surtout, au courroux du « Guide Eclairé ». Elle méritait donc d'être rasée : elle fut rasée !... Une occasion de plus de s'en prendre, avec encore plus de hargne butée et débridée, à un autre ensemble national : l'ethnie bété !

Une pause café pour l'oligarchie... Et hop ! C'est (encore) reparti pour la fabrication cyclique de « complots » : celui de jeunes officiers par ici, celui des étudiants par là, celui des enseignants... Toujours et partout cette main de Moscou, ou de Pékin, ou de Nkrumah (quand il était encore là), ou de Sékou Touré (avant qu'il ne devienne allié et complice dans le feu du même combat), ou Kadhafi (aujourd'hui) !... Cette main du « communisme international », toujours prête à « manipuler » les lycéens, les étudiants, les enseignants, les fonctionnaires, les jeunes officiers, les paysans... Toujours prête à « déstabiliser » les bonnes institutions « démocratiques » de la Côte-d'Ivoire, à convoiter ses richesses, sa prospérité, son « miracle économique »... On comprendra [PAGE 84] alors que « le Vieux » ne puisse parer aux « coups » de la « subversion » que dans la confusion fébrile, la brutalité sans phrase et l'inconséquence cocasse puisqu'il ne cesse de fabriquer « complot » sur « complot » et clamer en même temps qu'il n'y a jamais eu de complot en Côte-d'Ivoire, mais seulement de délits de droit commun !... Sublime, n'est-ce pas ?

Témoignage, enfin, sur la réalité même de cette économie où l'on « développe » silencieusement à tour de bras (« Economie : Silence, on développe » : titre du troisième chapitre). Où la surexploitation du paysan par le canal des prix d'achat agricoles dérisoires et l'augmentation vertigineuse de l'impôt de capitation en font « un homme condamné à travailler pour rien » (p. 126), un homme condamné à vendre à vil prix sa force de travail pour alimenter « une caisse noire mise à la disposition d'Houphouët pour construire son village de Yamoussoukro » (p. 141), ce modeste fameux village promu, comme on le sait, pour bientôt, au rang d'une Brazilia africaine, au rang de capitale de la Côte-d'Ivoire ! Statistiques officielles en main, Gbagbo montre bien du doigt la réalité de ce phénomène déjà remarquablement décrit par Samir Amin sous le nom d'« étatisation de la traite »[15]. A partir de quelques faits précis, significatifs, il met en relief le désastre que représente, pour la paysannerie, cette traite d'Etat, exhibe la toile de fond de cette économie par-delà le rapport inégal de l'échange international : un « pillage organisé » !

Mais ce livre est aussi, est avant tout un appel. Appel « pour une alternative démocratique en Côte-d'Ivoire » (titre du quatrième et dernier chapitre et qui est aussi le titre même du livre). Appel à l'adresse des Ivoiriens afin qu'ils se rassemblent autour « des objectifs clairs et précis » : la conquête de la démocratie, des libertés, du multipartisme, l'exercice de la souveraineté et de l'indépendance nationale, bref, toutes les aspirations populaires auxquelles s'opposent violemment « l'Etat-P.D.C.I. »

Ce qui participe d'ailleurs de la nature même de cet Etat où l'on n'a jamais connu d'élections entre 1957 et 1980. Où le chef d'Etat, candidat unique d'un parti unique [PAGE 85] depuis vingt-six ans, ne craint pas de se faire « élire » tranquillement et régulièrement avec 99,99 % des voix, fait proclamer par son ministre que « le P.D.C.I. c'est la Côte-d'Ivoire, et la Côte-d'Ivoire c'est le P.D.C.I., et c'est Houphouët-Boigny pendant et après Houphouët-Boigny » (Laurent Dona-Fologo, déjà cité, Fraternité-Hebdo, no 1233, 16 décembre 1982, pp. 18-19, cité par Gbagbo, p. 156), nomme, à sa guise, les « députés », fait publiquement état de ses biens et de ses milliards en Suisse... Un Etat « indépendant » et « non aligné » qui laisse la France entretenir sur son sol une base militaire et lui reconnaît sans ambages le droit de s'approprier purement et simplement des « matières premières et produits classés stratégiques » (annexe II de « la loi du 5 août 1961 ») qu'on pourrait éventuellement découvrir en Côte-d'Ivoire, tels que les hydrocarbures liquides ou gazeux, l'uranium, le thorium, le lithium, le béryllium, etc. (p. 173)... Un Etat « indépendant » et « non aligné » où, « vingt-six ans après l'arrivée du P.D.C.I. au pouvoir et vingt-trois ans après la proclamation de l'Indépendance, le directeur de Cabinet du président de la République, le secrétaire général du gouvernement, la secrétaire particulière du chef de l'Etat sont Français », où « chaque ministre a au moins deux conseillers français », où « le ministère de l'Economie et des Finances et celui du Plan sont littéralement envahis par les « coopérants », où « l'école des Forces armées est dirigée par un officier français ! ! !... » (pp. 168-169). Et qui a le front – au nom de l'anticommunisme et de la servilité envers l'Occident – de dénoncer « l'intervention de l'U.R.S.S. en Afghanistan, ce qui est juste », mais d'applaudir frénétiquement « les interventions françaises au Shaba (Zaïre) » [et, tout récemment, en Centrafrique, en Haute-Volta. et, surtout, au Tchad !]. Ne craint pas de prendre langue « avec le régime d'apartheid de l'Afrique du Sud, reste muet sur les provocations américaines au Nicaragua [et, tout récemment encore, à l'invasion de la Grenade] après avoir fermé les yeux sur l'agression américaine au Vietnam... » (p. 169). Un Etat « indépendant » et « non aligné » qui, en réalité, est « l'exemple le plus réussi du néo-colonialisme français en Afrique » (p. 170).

Il s'agit donc ainsi, pour Gbagbo, de sonner le tocsin pour appeler l'attention de ses compatriotes. Leur faire comprendre que « l'heure a sonné de se serrer les coudes [PAGE 86] pour dévaler la dernière pente ». Et qu'il est temps « de former une cohorte compacte pour chasser les imposteurs et faire naître notre pays à la vie démocratique, au multipartisme ». Et que pour sa part, depuis quelques années, il a « engagé dans ce sens des discussions sur une vaste échelle en vue de rassembler au sein d'une large Union démocratique tous ceux qui sont partie prenante dans la bataille en cours entre l'oppression et la liberté, entre le pillage organisé et la justice sociale ». Et que « ces discussions, entrées aujourd'hui dans leur phase ultime, se déroulent en Côte-d'Ivoire et très bientôt elles aboutiront à la publication d'un programme précis de gouvernement et la mise sur pied d'un grand parti qui aura pour tâche essentielle d'opérer le redressement de notre pays » (p. 147).

Façon d'indiquer clairement que la liberté n'est pas simplement « un concept moral ni une donnée politique » mais « le levier le plus puissant du développement économique » (p. 155). Façon d'indiquer clairement aussi que « c'est surtout dans le capitalisme périphérique qu'on ne peut poser la question du changement social, sans poser comme problème central celle de la transformation de l'appareil de l'Etat ». Qu'est-ce à dire sinon que « la question de la démocratie ne peut pas être réduite à celle du mode d'utilisation du surplus social par l'Etat. ( ... ) Aussi bien, faudrait-il également souligner que le problème de la démocratie ne peut pas se confondre avec le corporatisme des groupes sociaux. La recherche de la démocratie économique ne peut pas mettre de côté le problème de la démocratie politique. Si le politique n'était pas reconnu comme l'aspect principal de la démocratie, tout régime glisserait vers le totalitarisme »[16].

Par où l'on perçoit, une fois de plus, que les problèmes du « Tiers-Monde » en général, ceux de l'Afrique en particulier, ne se posent jamais (n'en déplaise aux missionnaires de l'idéologie développementiste) en termes susceptibles de faire l'économie du politique, de la démocratie. Au profit des tâches qui seraient autrement plus urgentes, plus exaltantes, telles que celles du « développement », [PAGE 87] de la « stabilité » et de l'« unité nationale » ! ... Bien au contraire. Nos problèmes, l'impasse historique dans laquelle nous nous débattons, le dos au mur, face à l'impérialisme, se posent d'abord – faut-il le crier ? – en termes politiques indissolublement liés à la nature des appareils d'Etat mis en place (et contrôlés) précisément par l'impérialisme...

Luftatchy N'ZEMBELE


[1] L. Gbagbo, La Côte-dIvoire : Economie et société à la veille de l'indépendance (1940-1960), L'Harmattan, Paris, 1982, 212 p.

[2] J. Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire. D'hier à demain, Hatier, Paris, 1978, p. 470.

[3] Ibid, p. 474 (souligné par nous).

[4] « La coïncidence des structures est frappante. Les listes des membres du S.A.A. servent à l'établissement des premiers registres électoraux. De même, le syndicat avait toutes raisons de promouvoir la candidature de son président, M. Houphouët-Boigni : déjà l'un des plus riches planteurs du pays, il symbolise la réussite et disposait des moyens de financer une campagne électorale » (B. Campbell, « Quand "l'ivoirisation" sécrète une couche dominante », Le Monde diplomatique, novembre 1981).

[5] Comment ne pas penser ici aux effets toujours lancinants, consécutifs à « la première théorisation de l'Ailleurs » (par le Maître en personne !) dont parle Edouard Glissant (Le discours antillais, Seuil, Paris, 1981) à propos de ce document étonnant de « modernité » (cf. pp. 48-50) : le texte de la proclamation que fit le délégué de la République française aux cultivateurs esclaves de la Martinique, le 31 mars 1848, annonçant « la bonne nouvelle » de la prétendue « libération ». De ce texte d'une « épuisante actualité » dont Glissant élucide ici (cf. pp. 44-47 et 50-52) admirablement les implications et les prolongements au présent, je n'en retiendrai que les premières phrases par lesquelles il s'ouvre et où les Antilles et l'Afrique se croisent et s'entrelacent à corps perdu. (Il suffit, pour cela, d'avoir gardé bien présentes à l'esprit les belles envolées « tiers-mondistes » de ces deux dernières années ainsi que leurs effets de ce côté de la Méditerranée).

LOUIS THOMAS HUSSON
Directeur provisoire de l'Intérieur pour la République française
AUX CULTIVATEURS ESCLAVES

Mes amis,
Vous avez tous appris la bonne nouvelle qui vient d'arriver de France. Elle est bien vraie : c'est M. le général Rostoland et moi qui vous l'avons apportée. Nous avons pris la voie du steamer pour arriver plus tôt. La liberté va venir ! Courage, mes enfants, vous la méritez. Ce sont de bons maîtres qui l'on demandée pour vous ( ... ). Tous les maîtres qui se trouvaient à Paris se sont réunis et ont chargé ces Messieurs de demander votre liberté au Gouvernement qui y a consenti. Louis-Philippe n'est plus roi ! C'est lui qui enrayait votre libération. parce qu'il voulait que chacun de vous se rachetât, et la République au contraire va vous racheter tous à la fois. ( ... )

Tout y est ! A commencer par « la bonne nouvelle » ! Qui sera, dit Glissant, « le principe de notre vie politique et collective ». La source où puisera bientôt la « bonté du père » qui soccupe bien de ses enfants, « l'intrusion de l'affectivité dans les rapports socio-politiques », « l'affirmation de principe que c'est en France que les choses changent : quand la république y remplace la royauté, d'un coup votre sort s'améliore. Tout était de la faute à Louis-Philippe. L'habitude que la décision soit prise ailleurs. La loi arrive. (Paris « fait » la loi.) L'octroi de la liberté. Il est rare qu'un pays colonisateur développe ainsi une théorie de la « libération ». ( ... ) Qu'y a-t-il de changé aujourd'hui ? La bonne nouvelle vient toujours d'ailleurs. Elle concerne aujourd'hui les chiffres étalés de l'aide officielle. Les Boeings, steamers de l'espace, sont aménagés pour plus, plus vite, plus souvent. ( ... ) L'affectivité règne. ( ... ) [Une bonne cinquantaine de « Pères de la Nation » nous écrasent, sur le continent, de leur amour paternel !] C'est toujours en France que les choses changent : « Si la gauche passe, il n'y aura plus d'allocations », « si la gauche passe, l'autonomie sera (enfin) possible ». [Et, sur le continent, l'« indépendance » deviendra (enfin) une réalité, les dictatures, un mauvais souvenir !... Tout était de la faute à de Gaulle, à Pompidou, à Giscard d'Estaing ! ... ] En finir avec cela, c'est éviter de jouer les gardiens de l'Héritage où les Cassandre de la « bonne nouvelle » qui, eux, ne s'avouent pas encore fatigués et n'ont point de cesse qu'ils nous prennent à part pour nous souffler à l'oreille la même berceuse : « L'arrivée la gauche au pouvoir est à la fois une divine surprise et une chance historique. C'est aussi notre dernière chance, celle que nous devons saisir. Le régime de Giscard d'Estaing fut celui des technocrates et des spéculateurs. ( ... ) Nous étions alors sous anesthésie » (A. Césaire, « Aimé Césaire, nègre rebelle », entretien avec P. Decraene, Le Monde dimanche du 6 décembre 1981, souligné par nous) !...

[6] Le livre contemporain, Paris, 1960.

[7] E. Terray, « L'Idée de nation et les transformations du capitalisme », Les Temps Modernes, numéro spécial Minorités nationales en France, août-septembre 1973, p. 503. De fait, même si on ne le souligne toujours pas assez, cette bourgeoisie a effectivement changé de nature par la suite dans la mesure où « les ressources tirées du sol national – et en particulier des plantations – ne constituent plus qu'une part minoritaire de ses revenus; ceux-ci proviennent désormais pour l'essentiel des subventions directes ou déguisées versées par l'ancienne métropole, des intérêts des capitaux placés à l'étranger, des salaires et redevances de toute nature (impôts, loyers, mais aussi pots-de-vin et sinécures) versés par les sociétés étrangères installées en Côte-d'Ivoire, etc. Aujourd'hui le capitalisme agraire n'est plus en Côte-d'Ivoire qu'une sorte d'antichambre où passe une partie de ceux qui tentent d'avoir accès aux bienfaits répandus par le capital étranger » (ibid., Souligné par nous).

[8] J. Ki-Zerbo, op. cit., p. 509.

[9] E. M'Bokolo, Le Continent convoité, L'Afrique au XXe siècle, Etudes vivantes, Paris-Montréal, 1980, p. 112.

[10] Sékou Touré, lors du Congrès du R.D.A. à Bamako, en 1957. Déclaration rapportée par l'un des hagiographes officiels d'Houphouët-Boigny, P.-H. Siriex, Félix Houphouët-Boigny, l'homme de la paix, Seghers-N.E.A., Paris, 1975, p. 165, et cité par L. Gbagbo, op. cit., p. 156.

[11] A. Denise, « La Côte-d'Ivoire, un territoire qui a brûlé les étapes », L'Economie, supplément au no 645 du 31 juillet 1958, cité par L. Gbagbo, op. cit., p. 157.

[12] L'expression est de F. Houphouët-Boigny soi-même !... Rapportée par son hagiographe officiel (déjà cité) qui, à son tour, ne répugne point d'insister sur ce qu'il appelle si bien « l'esprit de l'indépendance forcée » (P.-H. Siriex, op. cit., pp. 185 et 188, cité par L. Gbagbo, op. cit, p. 196).

[13] Ce qui est parfaitement dans les règles de la violence symbolique de l'impérialisme sur les classes « autochtones » quil a lui-même créées de toutes pièces et qui bénéficient de sa part d'un transfert formel de pouvoirs devant se déployer dans le contexte inénarrable des « protonations ». Façon d'indiquer que cette attitude politique de dirigeants du P.D.C.I. n'est pas pour étonner. Yves Person (Etat et Nation en Afrique noire, inédit) « démontre que certains des principaux dirigeants de l'Afrique francophone avaient – jusqu'à la veille de l'« indépendance » octroyée par de Gaulle – revendiqué l'intégration, l'assimilation. Exemple : en 1960 encore Léon M'Ba réclamait « désespérément » (Person) le statut de département français pour le Gabon » (J. Ziegler, Main basse sur l'Afrique. La recolonisation, Seuil, Paris, 1980, « Points », p. 226).

[14] L. Gbagbo, Côte-dIvoire : Pour une alternative déinocratique, L'Harmattan, Paris, 1983, 179 p.

[15] Cf. S. Amin, L'Afrique de l'Ouest bloquée. L'économie politique de la colonisation. 1880-1970, Minuit, Paris, 1971.

[16] K. Vergopoulos, « L'Etat dans le capitalisme périphérique », Revue Tiers-Monde, t. XXIV, no 93, janvier-mars 1983, pp. 5l-52 (souligné par nous).