© Peuples Noirs Peuples Africains no. 38 (1984) 50-58



POUR UNE NOUVELLE LECTURE
DU TEXTE AFRICAIN
[1]

Marie-Françoise CHITOUR

Pendant longtemps, le texte littéraire africain n'a été considéré que comme un document à valeur purement informative, sa lecture en étant uniquement référentielle. De plus en plus nombreux se font cependant les travaux qui désormais prennent en charge la spécificité du texte littéraire, « sa littérarité »[2].

Malgré tout, subsiste une partie non négligeable de la critique, qui continue à voir en lui une simple traduction de la réalité, négligeant totalement la part de « travail » de l'écrivain et de transformation par l'écriture. Nous en donnerons pour exemple un ouvrage assez récent (1977), La Vie quotidienne en Afrique noire de Patrick Mérand, qui voit dans la littérature un « reflet », au sens le plus mécaniste du terme, qui lui attribue comme fonction essentielle de décrire et de renseigner. La présentation de cette étude est révélatrice à cet égard. Lisons les quelques lignes portées au dos de la couverture :

    « Les informations contenues dans ce livre sont extraites de la littérature africaine. C'est sans doute un bon garant d'authenticité[3]. Les écrivains et romanciers [PAGE 51] africains ne sont-ils pas parmi les meilleurs interprètes de la vie et de la sensibilité de l'Afrique, de la richesse de son passé et de sa recherche d'avenir ? En donnant la parole aux Africains sur les problèmes qui les concernent, l'auteur espère avoir décrit l'Afrique, non telle que l'Europe la voit à travers ses désirs et ses fantasmes, mais telle qu'elle est dans sa réalité » (c'est nous qui soulignons).

Ainsi, l'on voit bien que l'ouvrage « a montré à quel point l'on pouvait se méprendre sur la signification et la portée d'une œuvre romanesque »[4].

Ayant refusé une lecture « documentaire » ou « sociologique » du texte littéraire d'expression française, nous nous devons d'en proposer une qui tienne compte des rapports particulièrement complexes entre fiction et réalité. Il est nécessaire, dans cette perspective, d'étudier les procédés de langue, d'écriture qui, dans les romans africains, participent à la transposition, à la transfiguration du propos historique et politique. Alors, les thèmes dégagés par Patrick Mérand (Villages et Villes, Condition de la femme, etc.) apparaîtront comme intimement liés à la structure, à la diégèse des récits.

Mais, dans un premier temps, et ce sera le sujet de cet article qui en appelle d'autres, nous voudrions montrer [PAGE 52] qu'un axe de lecture comme celui proposé dans l'ouvrage cité, est non seulement réducteur et appauvrissant mais aussi très ambigu sur le plan idéologique.

Devant obligatoirement nous limiter, dans le cadre de ce travail, nous adopterons la démarche suivante : relever, à travers La Vie quotidienne, quelques exemples[5] pour nous interroger sur la façon dont ils sont pris en compte.

Ainsi de :

1. L'ECOLE (dans le chapitre troisième)

L'auteur de l'ouvrage cité écrit :

    « Tous les Africains qui ont reçu une formation ont ( ... ) un point commun : ils connaissent d'autres civilisations que la leur » (p. 50)

et cite alors Camara Laye :

    « Je commençai par aller à l'école coranique, puis un peu plus tard, j'entrai à l'école française » (L'Enfant noir, Presses Pocket, 1976, p. 73).

Or, à ce niveau, il nous semble insuffisant et même « grave » de voir simplement, dans le texte littéraire, une « illustration ». Il nous paraît beaucoup plus important de souligner comment le passage de l'une à l'autre école se fait de façon naturelle pour Camara Laye, sans aucun problème, sans aucune interrogation. « L'entrée à l'école primaire ne semble pas perturbatrice »[6] dans ce « récit de vie de l'assimilé ». [PAGE 53] Pour « l'enfant noir », dont la quête est le savoir occidental, l'école primaire – française – fait partie d'un itinéraire tout à fait normal, dans l'ordre des choses[7].

Cette présentation de l'école est directement liée à la structure du roman, suite de tableaux autobiographiques et... « Idylliques » de la vie en Afrique noire (ce qu'à aucun moment ne dit Patrick Mérand). La colonisation est comme « oubliée », les problèmes économiques, sociaux sont occultés au profit d'un itinéraire personnel (l'enfant, l'adolescent, l'école primaire, le collège). On se souvient de l'article de Mongo Beti à propos de l'œuvre de Camara Laye : « Afrique noire, Littérature rose » (Présence Africaine, 2e série, no I, II, avril-juillet 1955).

2. COMMUNICATIONS ET INFORMATIONS (dans le chapitre huitième)

Nous n'arrivons vraiment pas à lire le retour de Fama dans son village natal (Les Soleils des Indépendances, Ahmadou Kourouma, Le Seuil, 1970) comme un « reportage », un « document » sur l'état du réseau routier. C'est pourtant bien ce qui semble être fait en page 155 de La Vie quotidienne.

    « La camionnette bâchée permet un transport rapide, peu cher, mais sans confort. Les passagers s'assoient en vis-à-vis sur des bancs en bois fixés sur le plateau. Là encore, la conduite sportive est de règle. » [PAGE 54]

Et Patrick Mérand de citer A. Kourouma :

    « Après un virage finissait la route bitumée, on entrait dans la piste et la poussière, la poussière en écran qui bouchait l'arrière, la poussière, accrochée en grappes à tous les arbres, les routes en arrachaient, l'échappement en refoulait et la poussière tournoyait épaisse à l'intérieur de la camionnette, remplissait yeux, gorges et nez. L'auto avançait sur la piste pleine de crevasses, s'y précipitait, s'y cassait et ses secousses projetaient les passagers les uns contre les autres, les têtes contre toit » (Les Soleils des Indépendances, p. 94).

Admettons que cet extrait ait valeur informative. Mais là n'est pas l'essentiel. L'important n'est certainement pas, de notre point de vue, l'état des routes en lui-même. Pour Fama, les Indépendances sont affectées constamment d'un signe négatif (« Bâtard des Bâtardises »), marquant la déchéance, la dégradation. Les routes ne sont qu'une « preuve », parmi d'autres, pour lui, que la nouvelle équipe dirigeante n'a pas tenu ses engagements, a trahi.

Cet exemple, comme ces autres :

    « Sans égouts, parce que les Indépendances ici aussi ont trahi, elles n'ont pas creusé les égouts promis et elles ne le feront jamais – des lacs d'eau continueront de croupir comme toujours et les nègres colonisés ou indépendants y pataugeront tant qu'Allah ne décollera pas la damnation qui pousse aux fesses du nègre » (p. 25) ou « de toute façon, depuis l'indépendance, il n'y avait plus ni routes, ni essence » (p. 86)

sont à mettre en relation étroite avec le thème central d'un roman appartenant à la littérature africaine de dénonciation et de contestation des Indépendances formelles et truquées.

Nous signalons ici l'ouvrage de Roger Chemain : La ville dans le roman africain[8] qui procède souvent également au même type de lecture « sociologique », concernant [PAGE 55] le thème de la ville. En effet, il emprunte beaucoup d'exemples au roman de Kourouma. S'il souligne bien comment la découverte de la ville se fait, à travers les allées et venues des deux protagonistes, Fama et Salimata, il se contente trop souvent de voir, dans quelques extraits de roman, des « illustrations », des « reflets ».

Ainsi, du passage très connu :

    « De là, le quartier nègre, le pont, la lagune entière s'ouvraient et s'étendaient jusqu'à l'infini comme des chansons d'excisées » (p. 50)

qui correspond, pour l'auteur de l'étude, aux

    « situations respectives des deux parties de la ville... (à la) prolifération de la ville noire en une masse indifférenciée » (op. cit., p. 89).

Il nous paraît, quant à nous, plus « remarquable » par l'inscription, par Kourouma, du référent culturel qui lui est propre, de la culture malinké et nous mettrions alors l'accent sur la comparaison qui dit une douleur et un malheur sans nom.

De façon plus générale, il faut noter que les éléments qui servent à « transposer » le propos politique dans les romans africains d'expression française post-indépendance sont souvent empruntés à la ville. Le fait que les Indépendances n'ont rien changé n'est pas l'objet d'un long « discours », mais est inscrit dans le texte, en particulier dans la présence textuelle de la ville. Nous avons déjà parlé du regard de Fama, orientant la description de la capitale de la Côte des Ebènes.

La présence des mendiants, près de la mosquée, au marché, s'explique par le déséquilibre entre les nantis, de plus en plus arrogants au « Soleil des Indépendances » et les miséreux, de plus en plus nombreux. Prises dans cette optique, les oppositions ville-campagne et quartier blanc-quartier nègre, suivant lesquelles on a si souvent lu le texte africain[9] se chargent d'un nouveau sens[10]. [PAGE 56]

Dans le chapitre huitième de l'ouvrage de P. Mérand, figure également une partie sur Les loisirs. Et c'est un extrait de Perpétue, le roman de Mongo Beti.

    « Les trois salles de cinéma, propriété d'une Société coloniale qui détenait toujours le monopole de l'importation des films, ne programmaient que des films de Tarzan ou de Hopalong Cassidy » (Perpétue ou l'Habitude du Malheur, Buchet-Chastel, p. 235)

qui sert « d'illustration » à une affirmation de P. Mérand.

    « Les films proposés sont de qualité douteuse. Le prix de la place semble avoir été calculé en fonction de la qualité du film. Ces derniers, très anciens, sont amortis depuis des années » (op. cit., p. 147).

Mais si l'on sait que le roman s'inscrit dans une perspective de dénonciation du néo-colonialisme, il reste à y relier le rôle des médias, des moyens d'information dans cette entreprise de mainmise sur l'Afrique. Qu'il soit bien clair qu'il ne s'agit pas pour nous de faire des romans africains uniquement un témoignage ou une réflexion politique, nous n'aurions absolument pas avancé par rapport au type de lecture rejeté. Mais bien plutôt nous voulons montrer la nécessaire liaison entre le texte et le hors-texte, le texte ici étant le long calvaire de Perpétue, son « habitude du malheur », microcosme de celui de l'Afrique : [PAGE 57]

    « L'Afrique est ravagée par trois grands fléaux, la dictature, l'alcoolisme et la langue française, à moins que ce ne soient trois visages d'un même malheur » (Perpétue).

Et ceci nous semble beaucoup plus important comme direction de recherche sur ces romans que les considérations sur « la tarification », sur

    « les bancs qui, avec un léger supplément se transforment en chaise avec dossier » (La Vie quotidienne, p. 147) ! ! !

On pourrait continuer ainsi longtemps. Nous nous arrêterons donc là pour conclure. Ce sont d'autres indications données pour Perpétue encore ou pour Remember Ruben qui nous le permettront. Il apparaît nettement que les conclusions arrêtées à partir de ces romans, dans l'étude citée, sur la corruption de la police ou des fonctionnaires (en page 128), sur le « Piston » et le chômage (en page 129), sur la situation dramatique sur le plan hospitalier et pharmaceutique (p. 188) sont insuffisamment replacées dans le contexte politique et la structure de l'œuvre.

Nous pouvons donc maintenant nettement définir le malaise qui naît, à la lecture de cet ouvrage. En effet, le « hors-texte », nous venons de le voir, est insuffisamment questionné[11] alors que le « texte » lui-même n'est pas du tout pris en charge. (A plus forte raison, la liaison entre les deux est une notion totalement absente.) Pour l'auteur de La Vie quotidienne en Afrique noire, les romans africains se lisent comme des reportages journalistiques ou des ouvrages de sociologie, mais sa lecture, même à ce niveau, en est incomplète et ambiguë. Car une telle démarche, fondée sur « des interprétations ou commentaires de (leur) "expressivité", de (leur) contenu anthropologique et socioculturel », n'est pas loin de retenir uniquement [PAGE 58] « (la) surface et l'illusion (des) charmes exotiques » de cette littérature, « fixant facilement l'attention sur l'anecdotique, le bizarre, "l'étranger" au sens touristique du terme »[12].

De même, n'attendre de ces productions qu'un témoignage ou des réflexions sociologiques, historiques, politiques est infiniment réducteur. On se souvient de l'affirmation de O. Bhely-Quénum :

    « Les écrivains africains confondent roman et essai politique et la politique les intéresse plus que la littérature »[13].

Bien sûr que la politique intéresse les écrivains africains ! Et comment pourrait-il en être autrement ? Mais nous sommes loin d'avoir affaire uniquement – et nous espérons le montrer dans d'autres articles – à des essais politiques pour les romans africains post-indépendance, mais bien à « de la littérature ».

Et c'est véritablement ce travail de l'art qui, s'il part du réel, peut aussi permettre d'agir sur lui et de le transformer.

    « Ecrire n'est transitif qu'en apparence, puisqu'il s'agit non de communiquer une réalité, mais de la créer en l'écrit »[14].

Marie-Françoise CHITOUR
Institut des Langues vivantes étrangères
Université d'Alger


[1] Réflexions à propos de l'ouvrage de Patrick Mérand, La vie quotidienne en Afrique noire à travers la littérature africaine, L'Harmattan, 1977.

[2] Voir l'article de Serge Bourjea, « Identité de la littérature / Littérature de l'Identité», Itinéraires, vol. II, L'Harmattan.

[3] On pourrait s'interroger longtemps sur cette « authenticité ». Qu'est-ce que cela signifie, lorsqu'on sait l'importance des « non-dits » dans un texte, des contradictions qui peuvent s'y inscrire, de la possibilité pour l'écrivain de transformer ou de masquer cette réalité par le travail de l'écriture ?

[4] Priska Degras, L'Ecrit et l'Oral, Jeu et enjeu de communication, p. 57, Itinéraires, vol. I, L'Hamattan.

P. Degras ajoute, et nous ne pouvons que souscrire à cette analyse : « Dans cette étude, l'auteur nous cite différents passages de "romans africains" décrivant, chaque fois, certains faits de sociétés, certaines coutumes telles l'initiation, le mariage au bien encore les funérailles... Cette étude nous est donnée comme document sociologique, comme témoignage social, comme s'il y avait parfaite adéquation entre les comportements des personnages romanesques et la vie quotidienne des individus "réels". Cette méthode, pour le moins surprenante, est l'illustration exemplaire de cette confusion qui s'établit entre le "dit" en l'occurrence l'écrit, le fictionnel et le fait, le "réel", il ne s'agit pas de mésestimer l'importance d'un milieu sur la genèse et l'éclosion d'une œuvre, mais de faire la part réelle, non seulement du talent de son créateur, mais également de sa volonté de transformation ou de masquage, par l'écriture, de la réalité», pp. 62-63.

[5] On pourra nous reprocher de les avoir isolés du contexte d'ensemble dans lequel P. Mérand les présente, mais nous croyons avoir assez bien respecté la perspective générale dans laquelle il les place.

[6] Christiane Achour, Langue française et Colonialisme en Algérie. De l'Abécédaire à la production littéraire, thèse de Doctorat d'Etat Es-Lettres, 1982, manuscrit dactylographié, en cours de publication à l'E.N.A.P. (Alger).

Christiane Achour remarque aussi, de façon fort judicieuse, que, paradoxalement, le Breton Pierre-Jakez Hélias, dans son récit autobiographique, Le Cheval d'Orgueil (Plon) semble avoir beaucoup plus de problèmes avec la langue, l'école française que le petit Guinéen.

[7] Voir, par contre, la présentation de l'école française dans Carte d'Identité, de Jean-Marie Adiaffi (C.E.D.A., Hatier-Monde Noir Poche, 1980).

[8] L'Harmattan, 1982.

[9] Voir précisément P. Mérand, op. cit., Villages et Villes, pp. 24 à 29, in chap. premier, La Nature et l'environnement.

[10] « Toujours le soleil illumine la ville blanche tandis que les nuages s'accumulent sur la ville nègre et, lorsque l'orage crève, c'est sur elle que l'auteur choisit de nous montrer son éclatement.
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Fama oppose à "la ville sale, gluante de pluies, pourrie de pluies, son Horedougou natal", "son ciel profond et lointain, son sol aride, mais solide, les jours toujours secs". Ainsi s'établit une subtile correspondance entre les solides certitudes d'un passé royal, que regrette Fama, et les temps troubles de l'indépendance où il se débat » écrit R. Chemain, dont la lecture, ici, prend en charge, « la littérarité du texte » (op. cit., p. 116).

[11] On pourrait dire, reprenant une formulation d'Anne Roche et de Gérard Delfau dans Histoire-Littérature (Seuil) que la méthode de P. Mérand « ne saisit que les alentours du texte. « C'est en effet le type même d'une "étude de contenu", qui ne tient absolument pas compte de la façon dont les idées exprimées s'agencent ».

[12] Serge Bourjea, art. cit., p. 30.

[13] O. Bhely-Quénum, « Liaison d'un été » SAGEREP, L'Afrique cité par Tchichelli Tchivela, Peuples noirs-Peuples africains no 9, p.68

[14] Serge Bourjea, art. cit., p. 23.