© Peuples Noirs Peuples Africains no. 38 (1984) 27-49



QUATRE ENTRETIENS AVEC
PAULIN SOUMANOU VIEYRA (II)

Pierre HAFFNER

A Namur rendez-vous avait été pris pour Tunis, après le Festival International du Film et d'Echanges Francophones, nous nous sommes donc retrouvés aux Journées Cinématographiques de Carthage dans leur septième session. Cet entretien, s'il lui arrive d'évoquer cette importante manifestation – sans doute l'une des plus hautes expressions de l'idéal panafricain et l'une des plus vivantes – et s'il s'inspire des événements, n'a pas pour but de rendre compte d'un festival, mais poursuit un dialogue sur les problèmes du cinéma négro-africain, tels qu'ils ont pu être circonscrits il y a plus de cinq ans, à une époque où Souleymane Cissé obtenait le Tanit d'Argent pour Baara et Mustapha Alassane le Tanit d'Or pour son court métrage Samba-Le-Grand, et où l'on commençait à craindre l'« arabisation » de ces J.C.C. à vocation panafricaine

Le premier entretien nous avait surtout renseigné sur le Sénégal, sur l'histoire du cinéma sénégalais, en particulier sur son histoire économique et associative. Nous avons vu que la vitalité des cinéastes de ce pays n'était pas étrangère à la naissance de la Fédération Panafricaine des Cinéastes et au développement d'une dynamique du cinéma négro-africain. Dans le présent entretien nous revenons à la FEPACI et à son évolution, cet énorme travail de conscientisation mais aussi ce « creux » dans lequel elle paraît commencer à s'enterrer en 1978.

D'autres questions sont « objectivement » abordées par Paulin Vieyra, en particulier celle des langues, celle de [PAGE 28] la critique et celle de la formation des cinéastes. C'est cependant à Paulin Vieyra lui-même que nous avons tenu à donner la parole, à son propre travail de critique, d'historien et de cinéaste, et c'est sur ce dernier point que l'entretien est particulièrement précieux, non parce que Vieyra y résumerait son travail, mais parce qu'il se situe par rapport à son passé et à son avenir. Si, par rapport au passé, il paraît douter de sa vocation de cinéaste, il s'agit d'un doute « méthodique » : Vieyra se questionne sur le pourquoi et le comment d'une œuvre qui s'est constituée par un mouvement très particulier. Par rapport à l'avenir le cinéaste, qui allait bientôt prendre sa retraite de la Fonction publique sénégalaise, évoque la fiction à laquelle il travaillait et dont on sait, aujourd'hui, qu'elle va être remplacée par une autre...

Ainsi ce second entretien nous découvre assez largement l'imaginaire du « doyen », comme l'appellent affectueusement les cinéastes africains, et, paradoxalement, celui d'un très jeune cinéaste, puisque, en 1978, Vieyra n'avait pas encore réalisé son premier long métrage. Un très jeune cinéaste qui, rappelons-le, avait derrière lui une quarantaine de courts métrages – des fictions, des documentaires et surtout des documentaires historiques puisque Vieyra fut, pendant vingt ans, le compagnon de l'histoire du Sénégal et son « témoin filmant » –, trois ouvrages de référence et des centaines d'articles. Il est certain que cette vaste expérience donne leur autorité aux avis de Vieyra et que, sous ces avis, les cinéastes peuvent puiser des conseils, et comme une morale.

Pierre HAFFNER
Strasbourg, mars 1984

Nota bene : de même que pour le premier entretien nos notes sont réduites à des précisions le plus souvent bornées à l'époque révolue avec ce second entretien. Ces notes situent donc rarement un événement au-delà de 1978, année à laquelle s'arrêtent les filmographies très succinctes des auteurs cités. On trouvera également des renvois aux notes du premier entretien, annoncés ainsi : « cf. P.S.V. I. note... ».
[PAGE 29]

LE SECOND ENTRETIEN
à Tunis, le 21 novembre 1978

  – Tu ne paraissais pas très satisfait de la discussion sur les langues utilisées dans ce festival.

  + Je n'étais pas d'accord avec les jeunes, Alkaly Kaba[1], Dikongue Pipa[2] et le jeune universitaire camerounais, Arthur Sibita. Vraiment les gens ne lisent pas et ne s'informent pas des statuts de ce festival, ils sauraient que s'ils participent à ce festival, l'anglais, le français et l'arabe sont les trois langues admises; on peut apporter son film dans l'une de ces trois langues, sans être obligé de mettre des sous-titres, c'est souhaitable bien sûr, car rarement nos films connaissent les marchés arabes... Beaucoup de gens du Moyen-Orient ne parlent pas le français, à la rigueur l'anglais, et toutes proportions gardées ils sont tout de même nombreux dans ce Festival, ils sont près de la moitié, avec l'Irak, la Syrie, la Jordanie[3]. Alors un problème se pose, mais Essid[4] a renversé la question en disant : mettez-vous à la place de ceux qui voient vos films avec des sous-titres en français, ils se débrouillent pour avoir les informations nécessaires ! Il faudrait cependant que le festival établisse des documents qui permettent de suivre l'histoire, c'est utile quand on n'a pas la chance d'avoir un arabophone à côté de soi pour expliquer le film ! [PAGE 30]

  – C'est la chance que j'ai eue pour La Noce[5]. C'est un aspect du problème des langues, mais quand on discutait à propos du Prix de la liberté, c'était un autre aspect, celui du cinéma africain et de la langue française...

  + Oui, là aussi il y a des décisions qui ont été prises par la FEPACI : il faut que les films soient en langues nationales. C'était en 1975, à Alger, au deuxième Congrès de la FEPACI, on l'a reproduit partout, même dans tes 50 Cinéastes[6]. C'est bien clair et bien net là-dessus. Ceci dit, il s'agit d'une invitation, on n'oblige personne. On rencontre essentiellement trois pays qui sont un peu réfractaires à ça, c'est la Côte-d'Ivoire, le Cameroun et le Gabon; ils disent qu'ils ont tellement de langues que la seule langue comprise par l'ensemble de la population c'est le français. Moi je doute que dans ces pays on parle à 80 % le français, mais il est vrai qu'un film en langue nationale africaine, sous-titré en français, est hermétique pour une population qui ne sait pas lire. Pour nous le problème qui se pose est que la langue est un fait culturel, on a analysé cela depuis très longtemps, Jacques Berque a fait une étude admirable, vous avez la chaîne mentale et la chaîne phonique, qui conditionnent la gestuelle, l'attitude, tout ... [7]. C'est fondamental. Il y a de fait trois aspects qu'on doit mettre en jeu lorsque l'on traite des langues : l'aspect politique, l'aspect culturel et l'aspect pratique ou commercial. Ceux qui mettent l'aspect commercial au début font une erreur. L'aspect politique relève d'une décision gouvernementale, elle doit dire l'effort [PAGE 31] qu'il faut faire dans le domaine d'une politique des langues.

  – Y a-t-il au Sénégal des consignes données aux cinéastes ?

  + Non, parce que le Sénégal est un pays favorisé en la matière, le wolof n'est pas une langue à grande diffusion, mais il est parlé à peu près dans tout le Sénégal. Je pense que c'est dans sa langue que le réalisateur peut faire un bon film. Pour l'aspect culturel, esthétique, artistique, les cinéastes doivent faire un effort, d'autant plus que nous avons cette oralité qui nous permet de toucher plus directement et plus profondément les gens. La littérature n'y a pas réussi, étant obligée de passer par le canal d'une langue étrangère, le français, le portugais, l'espagnol ou l'anglais... Le cinéma africain peut dépasser ces langues, d'une façon générale on s'est aperçu qu'une certaine authenticité se dégage du film lorsqu'il parle une langue nationale, sous-titrée en tout ce qu'on veut. La langue conditionne tout, même la mise en scène. Pour l'aspect commercial on part effectivement du principe qu'un film national est destiné en premier lieu aux nationaux, mais on dit : si on fait le film en langue africaine il ne pourra pas être diffusé, on le fait donc en français ! Au Sénégal, quelqu'un fait un film en français, cela a été le cas au début[8], et il y a 20 % de Sénégalais qui le comprennent, mais si on fait le film en wolof, on peut toucher un public potentiel de 80 % de Sénégalais, et ce public, sollicité par la langue comme par un attrait supplémentaire, peut rentabiliser le film au Sénégal.

  – Le français n'a jamais empêché les films commerciaux d'avoir du succès en Afrique.

  + C'est un problème. Quand vous allez dans les salles vous êtes étonnés, si vous prenez deux ou trois spectateurs pour vous raconter le film, ils racontent chacun un film différent... D'un autre côté, ces gens vont également voir des films arabes, le vendredi soir c'est le film égyptien ou les films « hindous »[9]; ils ne comprennent pas [PAGE 32] du tout la langue, et pourtant les salles sont remplies... Ces films sont d'une conception très facile, et là je me demande si nous ne devons pas faire un effort particulier dans l'écriture de nos films. Nous sommes un peuple d'oralité, le visuel vient en deuxième lieu, mais c'est un visuel composé; dans la mesure où nous partons de ce qui est raconté ou imaginé nous pouvons avoir toutes sortes d'images merveilleuses...

  – Les récits africains sont en effet pleins d'images.

  + Absolument ! mais c'est d'abord l'oreille. Les films africains, souvent, sont bavards et l'image ne signifie pas grand-chose : les gens sont là, assis à deux ou à trois, à parler, mais ce qu'ils disent va au-delà de la simple communication, par son pouvoir d'évocation.

  – Pas tellement ce qu'on dit chez Dikongue-Pipa ou chez Alkaly Kaba !

  + Non, là c'est plaqué, mais je prends Ceddo par exemple, quand on y parle cela évoque tout un monde... Je trouve donc que cet aspect commercial de l'utilisation de la langue doit être repensé.

  – Est-ce que ça coûte très cher de doubler un film ?

  + Oui, il y a les heures de studio, les comédiens qui doublent... Ça aussi c'est important, il faut chercher des solutions, quand on pose la question en termes culturels et non plus commerciaux... Moi j'ai imaginé que nous pourrions réaliser la plupart de nos films en double bande, sur la bande internationale on mettrait les langues désirées. C'est là que nous devons cultiver autre chose que le cinéma tel qu'il est, nous devons voir plus loin que l'exploitation actuelle, voir par exemple l'exploitation par le canal des télévisions sur grand écran, on dirait : aujourd'hui c'est la version wolof ou lingala, avec toujours des sous-titres en français, les gens verraient la version qui leur serait la plus accessible...

  – Et si l'on double un film en français il n'y a pas de raison pour que cela se fasse dans un mauvais français.

  + Oui, bien sûr, quand un type parle correctement le wolof il n'y a aucune raison pour que le doublage lui mette du « petit nègre » dans la bouche ! [PAGE 33]

  – Rouch parlait de la naissance d'un créole africain.

  + L'exemple le plus typique c'est la Côte-d'Ivoire, ou le Nigeria et le Ghana pour l'anglais, mais ces langues de communication n'empêchent pas Ivoiriens ou Nigérians, lorsqu'ils se retrouvent dans leurs ethnies, de parler leurs langues.

  – L'utilisation cinématographique de ces Créoles serait intéressante.

  + On l'a fait dans un film comme Amanie[10], ça a donc vraiment quelque chose d'intéressant et on pourrait éventuellement faire un film complètement là-dessus, en allant vers le burlesque.

  – Les publics africains sont très amateurs de comique, pourquoi les cinéastes ne l'exploitent-ils pas plus ?

  + C'est la partie la plus difficile de l'art, faire rire les gens... Peut-être aussi, prudemment j'avance là quelque chose, peut-être estime-t-on que la noblesse de l'art doit être dans le tragique...

  – On a l'impression que les auteurs africains veulent être plus artistes qu'artistes... Les farces n'ont pas empêché Molière d'être Molière !

  + On a eu quelques films franchement comiques, comme Lambaye[11], des comiques de situation, dans plusieurs films il y a des séquences comiques, ce sont des canaux qui permettent de faire passer beaucoup de choses...

  – On pourrait changer de sujet. Carthage se politise de plus en plus, comment ressens-tu cela en tant que critique ayant suivi toute l'évolution de ce festival ? Est-ce qu'il se passe quelque chose de nouveau ? Est-ce un tournant pour les cinéastes noirs ?

  + Oui c'est un tournant, ils sentent qu'ils sont un peu moins chez eux. Il est vrai que nous sommes cette année moins nombreux, et qu'il y a moins de films. Il faut dire aussi que les grands ténors ne sont pas là, ceux qui entretiennent une certaine activité autour du cinéma négro-africain. [PAGE 34]

  – Sembène n'est pas là.

  + Ni Med Hondo, ni Désiré Ecaré... Ce sont des gens qui marquent un festival, par leur personnalité, par ce qu'ils apportent dans les discussions. Actuellement il n'y a pas de point de fixation pour les Négro-Africains, ce sont des jeunes, des cinéastes qui ne cherchent pas tellement à faire du bruit... Et puis le deuxième aspect c'est que finalement les Arabes, qui auparavant étaient moins nombreux, sont venus massivement cette année. Quand on pense que la délégation égyptienne est composée de trente-quatre personnes ! Les Palestiniens sont également très nombreux. Enfin, troisième aspect, le festival se noie dans le tiers-mondisme.

  – Dans le « tricontinentalisme »[12].

  + Oui, il y a beaucoup de cinéastes d'Amérique du Sud, d'Asie, et tout cela fait que l'on se connaît moins, avant il y avait un plus grand brassage... Il y avait évidemment chaque année des problèmes, ce n'est pas nouveau, mais on pensait avoir résolu la difficulté à laquelle on se heurte actuellement, le festival étant indépendant du gouvernement tunisien, les films sélectionnés devraient passer sans problème, c'est vraiment ne pas reconnaître aux organisateurs le sens politique que de leur imposer quelque chose ! Tous les films programmés, ils les ont vus, ils les connaissent, et si un film n'allait pas dans le sens de l'esprit de Carthage ils étaient en droit de le retirer, personne ne le saurait. Mais, dans la mesure où l'on a programmé un film, il doit passer normalement, sinon c'est l'aventure, et c'est ça qui a gêné les Négro-Africains de ce festival. Aujourd'hui cette prise de position a lieu sur tel problème, demain les choses vont se normaliser, pourquoi se formaliser ? J'ai vu le film de Niddam[13], je pense quand même, comme quelqu'un l'a dit dans la presse, que pour combattre un adversaire il [PAGE 35] faut le connaître... Niddam ne se dit pas adversaire, il dit : moi j'apporte une contribution à la connaissance d'Israël, ce n'est pas un pays monolithique, c'est un pays où il y a un tas de courants, des tas d'ethnies qui se télescopent, il y a des sionistes, des anti-sionistes, des gens qui sont partisans d'une collaboration avec les Arabes, des partisans d'un Etat palestinien, et tout cela il l'a montré.

  – Et les Palestiniens boycottent la projection.

  + Oui, il paraît qu'ils ont même fait un commando ! C'est quand même grave ! Carthage a toujours été très politique, Essid l'a dit de façon très claire : dans nos pays sous-développés c'est normal, mais les gens doivent pouvoir présenter les films qu'ils veulent, et en discuter ensuite.

  – Un Tunisien m'a dit que le festival est un des rares moments où à Tunis on dit en public ce qu'on pense...

  + Pendant quinze jours la Tunisie permet ce défoulement, tous les deux ans.

  – C'est une sorte de Carnaval !

  + Oui, les gens discutent, les gens voient des tas de films, j'ai vu un film irakien hier, eh ! bien c'est un peu la reproduction de ce qui s'était passé ici en janvier, il y a des manifestations, la police intervient...

  – Des maisons dans cette impasse[14].

  + Oui, ils ont vécu cela en Tunisie, je suis persuadé qu'en temps normal la commission de contrôle n'aurait pas laissé passer ce film. C'est un problème, les gens viennent pour se défouler, sur n'importe quoi, je ne suis pas contre, mais je comprends la difficulté qu'éprouve Boughedir[15] à mener les débats, il faudrait limiter le temps de parole, les gens ne disent plus rien, ils font des conférences, ils parlent pendant vingt minutes, les types ne savent même plus quelle question ils voulaient poser !

  – Parlons maintenant de la FEPACI[16], je crois que tu y avais des responsabilités. [PAGE 36]

  + J'étais en effet le trésorier. J'avoue que, concernant l'actualité de la FEPACI, je n'ai pas beaucoup d'informations, Johnson Traoré en est le secrétaire général, la présidence est toujours assurée par la Tunisie et le Secrétariat général par le Sénégal. Je ne sais rien de précis, j'attends que Johnson fasse une réunion du bureau, j'ai vu Babaï[17], c'est très nébuleux, l'Association des Cinéastes Tunisiens ne veut pas de Babaï, mais lorsqu'ils se réunissent il est toujours là. Il se passe quelque chose, c'est pas normal ! ...

  – A quand remonte votre dernière grande réunion ?

  + On profite toujours des festivals, pratiquement le bureau entier est toujours invité à un certain nombre de festivals, à Moscou, à Karlovy-Vary, à Carthage, à Ouagadougou...

  – Samb[18] avait l'air de regretter d'avoir perdu beaucoup de temps en voyageant énormément.

  + Il faut reconnaître qu'il a beaucoup travaillé, il s'agissait d'asseoir la FEPACI, nous étions cinq associations nationales au départ, quand nous avons quitté le bureau il y en avait trente-trois, sur quarante-quatre Etats, c'est important !

  – Quels sont les acquis concrets, réels, de la FEPACI ?

  + Nous avions un objectif bien précis : mettre en place la Fédération, nous avons eu de l'argent, nous avons mis en place les associations, nous avons incité les cinéastes à se regrouper dans chaque pays en association nationale.

  – D'où venait cet argent ?

  + On en a eu d'un peu partout. Il y a un fonds de participation des Etats de l'UNESCO qui est de l'ordre de 750 000 F CFA : chaque Etat a ce fonds de participation, mais les Etats ne semblent pas le savoir, alors on a demandé au Sénégal et à quelques autres Etats, par l'intermédiaire de notre représentant à l'UNESCO, de nous verser ces fonds. Chaque pays peut en effet disposer de 3 000 dollars, mais les gens ne le savent pas et c'est le bureau de l'UNESCO qui les récupère à la fin de l'exercice. [PAGE 37] En tant que trésorier j'ai donc incité cinq ou six pays à nous verser ce fonds de participation, ça nous faisait déjà près de 15 000 dollars, qui nous ont permis de faire les actes les plus élémentaires, les correspondances, les télégrammes... Avec la FEPACI il faut beaucoup travailler par télégrammes, parce que les lettres traînent et se perdent. Avec ce fonds de départ on a fait une démarche auprès de notre gouvernement : nous avons besoin d'un secrétariat, il nous faut des locaux... On nous a donné un local et une secrétaire, beaucoup d'autres choses étaient prévues, mais tout s'est arrêté à ce niveau, et c'était déjà un acquis important. Il fallait ensuite mettre la FEPACI sur les rails, nous faire connaître : on a été reconnu par l'O.U.A., par l'UNESCO, par les pays arabes, nous pouvons assister aux conférences de ces organismes. Une fois ce travail effectué, il fallait en rendre compte, donc organiser le deuxième Congrès... Préparer le Congrès n'était pas non plus une mince affaire, de 1972 à 1975 nous y avons travaillé et nous avons trouvé un pays qui voulait l'abriter, l'Algérie. De ce second Congrès est sortie la Charte, qui est vraiment un document important, Ensuite il y eut des frictions avec le secrétaire général, Samb, car le trésorier doit toujours faire attention aux dépenses... Il fallut renouveler le bureau du Secrétariat, c'est-à-dire le secrétaire général, le secrétaire adjoint et le trésorier, qui sont du même pays; l'association nationale a reconduit Samb, élu un autre secrétaire général adjoint et un autre trésorier. J'ai quitté la FEPACI en laissant en caisse deux millions de F CFA, après le Congrès ! Et depuis je ne suis pratiquement plus au courant de ce qui se passe... Johnson est rentré hier. Je sais qu'il y a des propositions de bourses, de stages... Déjà à l'époque, quand j'étais au bureau, les Soviétiques nous faisaient des propositions, l'UNESCO voulait financer des projets, il n'y a pas eu de suite. Samb était un élément extrêmement dynamique pour la FEPACI.

  – Il a même négligé son propre travail de cinéaste, Kodou date de 1971.

  + Oui et non, s'il avait fait du cinéma peut-être qu'il se serait accroché à trouver des fonds... Au niveau du bureau actuel je n'ai pas l'impression qu'il y ait la même énergie. On avait, avec l'UNESCO, le projet d'une revue Panafricaine de cinéma, le Bulletin de la FEPACI... [PAGE 38]

  – Ceci peut nous conduire à parler de la critique, du critique africain... Je connais ton article sur la critique[19], il est assez général, mais comment juges-tu la critique cinématographique actuelle en Afrique ?

  + Une chose intéressante c'est de constater combien les cinéastes recherchent les critiques, ils leur communiquent des documents, se font interviewer et connaître, parce qu'ils savent bien que c'est un support énorme de publicité pour eux; maintenant certains critiques sont préférés à d'autres, on se dit qu'ils ont plus de moyens, qu'ils ont une plus large diffusion, on va plus facilement vers Baroncelli parce qu'il a Le Monde, on va plus facilement vers Radio-France Internationale... C'est ce qui se passe, la critique occidentale a une certaine primauté on sait que tous les moyens matériels se trouvent en Europe... Les travaux de finition se font en Europe, une fois un film terminé on le présente à qui ? On le présente d'abord à la critique occidentale, et nous avons ces retombées-là en Afrique, et ces retombées sont utilisées par les directeurs de salle. Cependant, de plus en plus, on sent que la critique africaine devient une nécessité, parce que nos cinéastes se rendent compte que souvent leurs films ne sont pas critiqués suivant les normes qu'ils voudraient voir appliquées à leurs productions, ils les trouvent trop dithyrambiques... Mais la critique africaine est très peu développée.

  – Tu parles essentiellement du Sénégal.

  + Oui, nous avons une Association des Critiques, nous avons un sociologue, Mohamed Diop[20], qui a fait un doctorat de IIIe Cycle, nous avons des journalistes... Mais il ne suffit pas d'être journaliste pour être critique de cinéma, il faut avoir des fiches, il faut suivre l'évolution du cinéma, en général nos journalistes n'ont pas une véritable conception de la critique, ils s'attachent tout de suite à développer l'histoire, sans élargir à ce que le film apporte sur le plan artistique ou esthétique... [PAGE 39]

  – Il n'y a peut-être pas une grande conscience de ce qu'est le cinéma.

  + En fait ce sont des journalistes qui écrivent sur tout, sur le cinéma comme sur la peinture, ce sont quelque-fois des cinéphiles, souvent leur critique est frappée au sceau du bon sens, ce qu'ils disent n'est pas toujours à côté du problème, mais ils se limitent toujours à l'histoire, ils racontent...

  – Je crois qu'il s'est créé à Dakar un Institut culturel africain.

  + Ce n'est pas à Dakar, c'est un Institut qui, je crois, a été créé au niveau de plusieurs Etats, c'est un Togolais qui le dirige. Le siège est en effet à Dakar, mais on n'y forme pas les gens, c'est un centre de réflexion, avec des actions ponctuelles. Le cinéma a eu la chance d'avoir été entendu par les dirigeants de cet Institut[21].

  – Ils font des recherches et des publications.

  + Ils forment aussi des animateurs culturels au Togo, où ils font appel à des professeurs, des conférenciers... Comme pour Air Afrique, chaque pays envoie des représentants.

  – Comment entends-tu, toi, ta démarche critique ? Tu n'écris pas dans un quotidien.

  + J'écris à l'occasion dans Le Soleil, mais pas une chronique, à l'occasion seulement. On s'est un peu partagé les journaux. Ecrire dans un quotidien c'est écrire une page ou plus pour donner l'essentiel d'un film, pour inciter les gens à aller le voir, car en général un critique qui ne s'intéresse pas à un film n'en parle pas, il se garde d'inciter les gens à ne pas y aller. Il ne s'agit pourtant pas de faire de la publicité, si le film est mauvais il faut le dire ! Ceci au niveau de la presse quotidienne, il faut un papier presque chaque jour, ce qui nécessite non pas un, mais trois ou quatre critiques.

  – Ou un critique qui ne ferait que ça.

  + Ce n'est pas souhaitable et ce n'est pas suffisant. Au niveau des hebdomadaires il y a un peu plus de recul, on peut réfléchir davantage. [PAGE 40]

  – Tu penses qu'il serait souhaitable d'avoir des critiques en langues africaines ?

  + Si de telles langues sont écrites dans des journaux c'est certain, il y a des critiques qui écrivent en swahili.

  – Le journal de Sembène, Kaddu[22], existe-t-il toujours ?

  + Non, c'est arrêté.

  – Pour des raisons politiques ?

  + Non, financières, pas politiques. Il y a une inflation de journaux au Sénégal, depuis qu'il y a une opposition la presse est très développée, c'est un drame d'ailleurs, parce que c'est ruineux de vouloir acheter toutes les publications, il y a au moins cinq mensuels !

  – C'est un signe de vitalité intellectuelle.

  + Oui ce qui ne se dit pas dans le quotidien national se dit ailleurs, bien sûr il faut revenir encore une fois au problème des langues, parce qu'il n'y a que 20 % de gens qui parlent et écrivent le français au Sénégal contrairement à ce qu'on pourrait penser... Il y a cinq millions d'habitants, il y a plus de trois siècles de présence française, on pourrait penser que, comme pour le Congo, tous les enfants sont scolarisés en français, mais ce n'est pas vrai !

  – Pour faire une parenthèse, comme tu es le grand frère de Sembène, connais-tu ses projets ?

  + C'est lui mon aîné de deux ans ! Il n'a pas de projet de cinéma pour l'instant, je sais que son dernier livre est presque terminé mais chaque jour apporte des éléments nouveaux, dans la vie politique du pays et d'ailleurs... Il faudrait l'arrêter, c'est tout de même une fiction. C'est un très gros livre[23]. Ensuite il a son premier projet, son grand film sur Samory...

  – Il attendait la réconciliation de la Guinée avec le Sénégal et le Mali.

  + Oui, puisque le film ne peut se faire que sur ces trois pays où se déroule l'histoire et où le financement peut se trouver, car c'est un film qui coûterait six ou sept [PAGE 41] cent millions CFA, il y a des tas de choses, de la cavalerie, des décors, deux périodes de deux heures...

  – Comment cela se passe-t-il alors pour toi, son directeur de production attitré[24], tu fais le budget ?

  + Sembène fait le découpage technique tout seul, après des contacts, des discussions, sans qu'il te dise qu'il s'agit de son film... A partir de là je travaille sur ce découpage, je fais un dépouillement, qui me permet d'évaluer à peu près le coût de l'opération; je passe alors au devis, et nous partons à la recherche de fonds... Pour le dernier film c'étaient des prêts bancaires.

  – Justement, pour un film comme Ceddo, entre le moment où tu reçois le découpage technique et le moment où vous commencez à tourner, il se passe combien de temps ?

  + Il s'est passé à peu près six mois, pendant ce temps je me suis occupé de la partie financement, mais de la partie artistique également. Je fais le dépouillement, le plan de travail, avec Sembène et le premier assistant, s'il est déjà là...

  – Le dépouillement est très important.

  + Oui, on recense tout ce qu'il y a comme décors, tout ce qu'il y a comme habillements, comme accessoires, et on les classe par plans, et cela nous permet de faire le plan de travail : tel jour on va tourner ensemble tels plans, parce qu'ils se passent dans le même décor. Cela on a pu le faire à partir du Mandat, pour La Noire de... Sembène travaillait de façon linéaire, à ce moment-là je n'étais pas avec lui, mais l'opérateur que je lui avais donné, Lacoste, qui travaille actuellement avec Duparc, était devenu complètement fou ! ... A partir du Mandat on a travaillé d'une façon très professionnelle.

  – Est-ce que cet énorme travail de directeur de production de Sembène n'a pas un peu éteint le cinéaste en toi ?

  + Est-ce que vraiment j'avais une vocation de création ? Je me pose quelquefois la question... J'ai remarqué que ceux qui ont reçu une formation supérieure en matière de cinéma, ceux qui ont fait l'I.D.H.E.C. par exemple, [PAGE 42] ont reçu un enseignement tel qu'ils ont souvent été gelés dans leur élan de création... Ils se disent qu'ils ont reçu des normes qu'il faut respecter pour faire un film, que si ces normes ne sont pas respectées ils ne peuvent rien faire... Pratiquement ceux qui ont fait l'I.D.H.E.C. se sont tournés vers d'autres activités.

  – Désiré Ecaré, Timité Bassori, Yves Diagne, Blaise Senghor...[25].

  + Oui, Ecaré a fait quelque chose en France, ça s'est asséché là, Duparc a continué, c'est un des rares qui travaillent après avoir fait l'I.D.H.E.C., Yves Diagne s'est lancé carrément dans l'administration, moi je me suis dispersé dans tout... Il est vrai que je désirais faire des films, j'ai fait des courts métrages, mais je n'ai pas mis d'énergie particulière pour faire un long métrage, je me suis rendu compte des difficultés... Encore maintenant j'ai des scénarios, j'ai des découpages, celui que j'ai déposé, parce que l'occasion s'était présentée avec le Fonds d'Aide[26] est un vieux découpage que je vais complètement remanier.

  – Ton découpage a donc été accepté.

  + Oui, je ne sais pas si c'est la qualité de ce découpage ou mon nom qui a joué, mais je me rends compte qu'il faut que le film se fasse ! Et qu'il soit correct !

  – Tu t'es demandé si tu avais la vocation.

  + La vocation du long métrage, oui, parce qu'on peut très bien avoir la vocation de cinéaste et aimer faire des courts métrages, je le dis souvent : il y a les réalisateurs de films, c'est tout, qu'ils soient de long ou de court métrage ! Les nouvelles ne sont pas inférieures aux romans, le court métrage ne doit pas être considéré comme inférieur au long métrage, il y a des gens qui ont fait toute leur vie des documentaires. Souvent on pense que c'est une étape, on passe du court au long métrage, mais [PAGE 43] on ne doit pas le considérer comme tel, il y a tant de choses à faire en court métrage que toute une vie peut y être consacrée !

  – Oui, je n'ai jamais compris, par exemple, pourquoi les cinéastes africains négligeaient le film ethnographique ou sociologique.

  + Absolument, il faut que les gens le fasse, mais là aussi, c'est le drame, les réalisateurs n'ont pas la formation qui leur permet de s'orienter vers la recherche, vers cette collection des traditions; pour écrire une histoire et puis l'allonger, en faire un long métrage, ça semble plus facile. J'avais un court métrage, N'Diangane, j'aurais pu en faire un long métrage, on a vu tous ces films du début...

  – J'ai souvent pensé que le cinéma sur les traditions présentait une difficulté particulière pour les cinéastes africains : aller dans un village, parler avec des vieux, c'est peut-être, à la limite, plus facile pour un Blanc...

  + Non, c'est tout aussi facile pour un Africain, mais nous avons hérité d'un cinéma élitiste, ce travail-là il faut le faire dans l'obscurité.

  – Il y a le mythe de l'artiste qui est très grave.

  + Oui, c'est ce que nous avons dénoncé dans la Charte, c'est le problème pour nous, il faut qu'on revienne sur la notion de créateur : le cinéaste doit créer à tous les niveaux.

  – Peux-tu m'expliquer pourquoi cela est tellement fort ? Vos professions de foi sont lucides, claires, les propos d'un cinéaste comme Dikongue Pipa sont souvent incohérents, mais il y a un certain courage en eux, et quand on voit Le prix de la liberté il y a un décalage monstre par rapport à l'ambition de l'auteur, comment comprends-tu ce décalage ?

  + C'est encore le problème de la formation, la formation technique on peut s'en passer, on peut réunir des cameramen, des preneurs de son, mais la formation culturelle et politique... Tu vois, ceux qui ont une formation politique, idéologique, très forte, Souleymane Cissé[27], Sarah [PAGE 44] Maldoror[28], Sembène, automatiquement ils font quelque chose d'engagé, sans que ce soit spectaculaire pour autant, mais les autres non, ils font du cinéma comme ça vient, alors quelquefois ils réussissent, ça m'a paru être le cas de Muna-Moto...

  – C'est presque un jeu de hasard. En gros il faut trente ou quarante ans de formation mentale et un an de formation technique pour faire un vrai cinéaste.

  + Oui, vraiment la technique, enregistrer des images, faire des cadrages, c'est facile, mais il y a une réflexion qu'il faut acquérir par la volonté, par la vie, et il y a l'écriture cinématographique. Nous n'avons pas de cinéma de recherche, et pourtant il est nécessaire de faire des recherches sur le langage cinématographique que nous devons utiliser. Nous commencions à apporter des solutions à nos problèmes, celui de la langue par exemple, c'est un problème capital en matière de cinéma...

  – On revient au début, je voudrais qu'on en revienne à toi. Tu n'avais peut-être pas une vocation de long métragiste, mais à coup sûr une vocation de critique et d'historien, comment t'est-elle venue ? Ton premier livre, personne ne te l'avait commandé[29].

  + Mon premier livre était un assemblage d'articles. En fait, lorsque je suis revenu de l'I.D.H.E.C., j'étais confronté à un travail purement administratif – ça aussi ça peut tuer la vocation ! Le cinéma n'était pas tellement considéré, il fallait affirmer que nous n'étions pas des farfelus, que nous avions une formation solide. Ensuite, comme j'étais le seul, on me demandait toujours des articles, j'ai donc été amené à réfléchir sur le cinéma, j'ai pris goût à l'analyse de films, parce que notre formation nous donnait aussi cela : d'un côté on fait le découpage, de l'autre côté on analyse, on reconstitue le puzzle. J'avais fait un mémoire sur le cinéma africain et mon itinéraire cinématographique, j'en ai repris la première partie dans mon bouquin et j'ai ajouté des articles qui étaient parus dans Présence Africaine ou dans d'autres revues... J'avais le projet de faire petit à petit l'histoire [PAGE 45] du cinéma colonial, mais ça posait des problèmes énormes, il fallait des recherches, je n'ai pu les faire, il me restait les projets d'un livre sur le cinéma africain et d'un livre sur Sembène. Une fois les éléments réunis, j'ai vu L'Herminier chez Seghers[30], il m'a dit : oui, mais c'est un peu embêtant, il n'y a pas assez de films... J'ai répondu : regardez Godard, regardez Truffaut, ils avaient réalisé trois films quand on a fait un livre sur eux... J'ai vu Présence Africaine je pensais que c'était un tombeau pour un livre comme ça, qu'il n'aurait pas de diffusion...Finalement je leur ai donné tous mes livres, ils ont fait vite pour Sembène, et ça s'est bien vendu. Le cinéma et l'Afrique est épuisé, L'Histoire du Cinéma africain, coûte assez cher... Là je suis engagé pratiquement au deuxième tome de cette histoire.

  – Plus théorique je crois, plus esthétique.

  + Les problèmes esthétiques en constituent la deuxième partie, elle est déjà terminée, il me reste à rédiger la première, qui reprend l'histoire, de 1973 à 1978. Mais je ne ferai plus le cinéma égyptien, je le ferai faire par Samir Farid[31], un jeune historien un peu de gauche, parce que je sens que je suis très mal placé pour faire l'histoire de ce cinéma... Dans le premier volume il y a beaucoup d'erreurs sur les films arabes, maghrébins, égyptiens, il y a des oublis, et de plus en plus je ne pourrai plus suivre ces cinémas qui prennent une grande ampleur.

  – Il y a aussi le fait que c'est un monde cinématographique très différent.

  + Il commence à être différent, mais avant non; maintenant ils échappent au mégotage, de plus il y a une unité culturelle dans le monde arabe et, qu'ils le veuillent ou non, les Marocains, les Algériens, les Tunisiens sont catapultés vers le monde arabe; pour le moment j'analyse encore ces pays, mais je laisse déjà l'Egypte...

  – A ta vocation personnelle d'historien du cinéma africain, s'ajoute un projet international d'histoire du cinéma. [PAGE 46]

  + Oui, c'est un projet énorme... Maintenant je me passionne pour cet aspect du cinéma, à l'histoire qui me semble complémentaire à la création. Quelquefois, vraiment, je me demande si j'avais la vocation d'un créateur ! Ce projet fait suite à une conférence qui avait eu lieu il y a deux ans à Varna, en Bulgarie, sur l'influence d'Eisenstein sur le cinéma mondial. Après la conférence les critiques et les historiens qui étaient venus du monde entier ont dit : dans tous les pays on écrit sur Eisenstein, mais est-ce qu'un seul homme peut écrire l'histoire du cinéma ? Non ! Alors comment faire une histoire mondiale du cinéma ? Que les historiens de chaque pays écrivent l'histoire de leur cinéma ? Mais il faut des limites, une méthodologie... Par conséquent on a réuni au mois d'octobre une vingtaine de personnes, historiens et critiques, qui ont réfléchi, et ce comité international de réflexion a mis l'accent sur la méthodologie, établi des périodes et cherché des fonds. Le gouvernement bulgare prend en charge le secrétariat provisoire, j'avais été élu secrétaire général provisoire, mais j'ai refusé, ça demandait trop de temps, il fallait aller deux ou trois fois en Bulgarie, j'ai dit que j'attendais la réunion du comité international définitif. Celui-ci se composera des chefs des comités nationaux, car chaque histoire du cinéma sera faite par un comité national dirigé par un responsable. Comme il y a 144 Etats, on pense réunir au moins une centaine de gens, pour certains pays cinématographiquement peu développés on peut en effet faire un travail sur plusieurs pays, tout en ayant des gens partout, par exemple j'ai demandé à de Medeiros[32] de s'occuper du Bénin et du Togo. On se réunira donc et on démarrera l'histoire en 1979. C'est un travail qui s'étendra sur dix ans, jusqu'en 1988, il restera alors la période 1980 et 1990 qui se fera pendant ces deux années-là, et on aura pratiquement cent ans de cinéma.

  – C'est énorme, mais dis-moi encore quelques mots de ton long métrage, c'est un scénario assez ancien ?

  + Oui, j'avais écrit un scénario que d'ailleurs Sembène voulait à tout prix tourner, Expédition en Toubabie. [PAGE 47]

  – La « Toubabie » c'est la France ?

  + Non, c'est l'Europe, c'est une idée que j'avais lancée il y a très longtemps, j'en avais discuté avec Rouch et j'en ai fait un scénario, mais c'est un travail qu'on peut faire à plusieurs, les idées doivent fuser, ça peut faire quelque chose de très riche.

  – Un film comique ?

  + Ça devrait être comique, il faut voir les réactions des Africains en Europe !

  – Une sorte de Petit à petit[33].

  + Ça va beaucoup plus loin, c'est beaucoup plus dense... J'avais également écrit un scénario, que j'ai failli tourner, parce que le ministre de l'Intérieur était très intéressé, un film policier, Trop c'est trop, des truands qui décident de fabriquer des faux billets de Loterie Nationale... C'était également très comique.

  – Mais quel film vas-tu finalement tourner ?

  + Celui que je vais tourner s'appelle La Promesse des fleurs, tu te rappelles le vers de Malherbe : « et les fruits passeront la promesse des fleurs »... On peut dire que c'est une fois de plus la tradition contre ceci ou cela, mais cela va au-delà... La guerre n'est pas terminée, nous sommes encore une colonie, nous devons faire notre service militaire. On appelle un jeune, il est marié, il a une petite fille, et il va confier sa femme et sa fille à son oncle. La femme de son oncle est enceinte, suivant la tradition cette femme dit au soldat : si l'enfant est une fille, elle sera ta femme. Alors le garçon part à la guerre, comme beaucoup il part pour de longues années, il envoie de l'argent pour l'éducation de celle qu'on lui avait donnée, il a sa photo, elle lui écrit, et en même temps il envoie très peu d'argent à sa femme... Je montre également le problème de la femme seule, comment elle doit se débrouiller. Le père de la fillette est un fonctionnaire, au fur et à mesure que l'argent arrive il l'investit dans l'éducation de ses enfants et dans son installation matérielle, il finit par avoir une villa magnifique. La fille a maintenant dix-huit ans – le film se déroule donc sur une période de dix-huit ans – elle est institutrice, inscrite à l'Université pour une licence de lettres, là elle rencontre des camarades, des étudiants en médecine, et [PAGE 48] un beau jour l'oncle arrive, enrichi par un tas de trafics... L'ancien soldat a plus de quarante ans, il dit : après tout, cette femme on me l'a donnée en mariage, pourquoi ce mariage ne se ferait-il pas ? Il y a un problème, il n'a jamais divorcé avec sa femme, qui n'était plus seule; il décide cependant de se marier. Son oncle et sa tante favorisent son dessein, parce que si le mariage ne se faisait pas ils seraient obligés de rembourser l'argent qui était pratiquement une dot. On marie donc la fille, sans son consentement. Mais attention, dans ce film il y a une autre histoire, parallèle. A cette époque le gouvernement décide de créer un code de la famille et d'éliminer tous ces mariages, tous ces divorces qui se font n'importe comment... On essaye de toucher tout le monde pour que les gens donnent leur avis, il y a des émissions à la télévision, on voit comment le code est fait, la télévision va interviewer des gens, il y a un bouillonnement dans le pays... La dernière émission du reporter, c'est une fille qu'on a mariée sans son consentement... La fin est une surprise ! J'ajoute seulement qu'il y a aussi une tradition qui veut qu'avant qu'on te marie ainsi, si tu arrives à te faire enlever par un jeune homme et que tu n'es plus vierge, tu ne peux plus être mariée...

  – Les rapts de femmes ?

  + Pas dans ce cas, c'est finalement la fille qui viole l'étudiant et puis, furieuse, elle s'en va... C'est l'hivernage, il pleut, elle se fait renverser par une voiture. Les interviews continuent, une année après, on voit cette fille, toujours très belle, assise dans un fauteuil, un pagne sur les jambes, l'interviewer lui demande ce qu'elle pense du problème de la polygamie, elle dit qu'elle est pour, qu'elle est deuxième épouse, qu'elle n'a jamais été divorcée, et quand les reporters partent on voit qu'elle est sur une chaise roulante. L'histoire se termine comme ça...

  – Il y a un côté très romanesque, le temps est important.

  + Oui, on verra un peu le type à la guerre, on suivra la guerre par des actualités, on suivra les différentes étapes par l'habillement du type...

  – Et quand commenceras-tu la réalisation de ce film ?

  + Je commence dès mon retour à remanier le scénario, je veux des collaborateurs, il faut une équipe qui creuse l'idée... Je compte aller à Ouagadougou, et puis [PAGE 49] tourner du 15 mars au 15 mai, pour qu'à la fin du tournage je puisse aller à Cannes, me reposer !

(à suivre)

Propos recueillis par
Pierre HAFFNER

(Premier entretien dans PNPA no 37, troisième entretien dans PNPA no 39)


[1] Alkaly Kalis, enseignant malien, avait suivi des stages de cinéma à Montréal. Il est l'auteur des longs métrages Les Wadyalankas (1973), Walanda (1974) et Wanda (1975).

[2] Jean-Pierre Dikongue-Pipa, Camerounais, avait été formé au Conservatoire Indépendant du Cinéma Français. Il est l'auteur des longs métrages Muna-Moto (1974) et Le Prix de la liberté (1978).

[3] Les pays arabes participant officiellement à la compétition des 7e J.C.C. étaient : La Tunisie, l'Algérie, le Maroc, l'Egypte, le Liban, la Syrie, l'Irak, le Koweit, la Palestine; les pays d'Afrique noire étaient la Mauritanie, le Sénégal, la Côte-d'Ivoire, le Mali, le Cameroun, le Niger, le Nigeria, le Bénin et le Gabon.

[4] Hamadi Essid était le président du Comité d'Organisation des J.C.C. ainsi que le président-directeur général de la Société Tunisienne de Production et d'Expansion Cinématographique (SATPEC).

[5] La Noce, œuvre cinématographique collective réalisée par le Nouveau Théâtre de Tunis en 1978 d'après La Noce chez les petits bourgeois de Bertold Brecht.

[6] Il n'y a pas de paragraphe portant directement sur la question des langues dans la Charte d'Alger, mais des allusions; ainsi « Afin d'assumer un rôle réel et actif dans le processus global de développemen, la culture africaine doit être une culture populaire, démocratique et progressiste, s'inspirant de ses propres réalités et répondant à ses propres besoins. 50 cinéastes est le premier chapitre de Cinéastes d'Afrique noire, no 49 de L'Afrique littéraire et artistique, Paris, 1978.

[7] Il s'agit de l'article intitulé « Le problème de la langue », in Les Cinémas des pays arabes, publié sous la direction de Georges Sadoul, par le Centre Interarabe du Cinéma et de la Télévision, Beyrouth, 1966.

[8] Les premiers films de Sembène Ousmane sont exclusivement doublés ou synchronisés en français : Borom Sarret (cm, 1963), Niaye (cm, 1964) et La Noire de... (lm, 1966).

[9] Terminologie utilisée par les publics d'Afrique noire pour désigner les films des Indiens de l'Inde sans connotation religieuse. Cf. mon étude « Le Cinéma indien en Afrique noire » ou « Les Vertus pédagogiques de l'imaginaire cinématographique » in Filméchange, no 21, Paris, 1982.

[10] Amanie (1972), court métrage du cinéaste ivoirien Gnoan M'Bala, formé au Conservatoire Indépendant du Cinéma Français, également l'auteur du long métrage Le Chapeau (1975).

[11] Lambaye, long métrage de Johnson Traoré (Sénégal, 1972). Pour Johnson Traoré, cf. P.S.V., I, note 11.

[12] Cette septième session comprenait le Forum Tricontinental du Film qui avait pour but d'engager le dialogue avec les cinémas d'Asie et d'Amérique latine, et proposait son propre prix, le Prix Jugurtha.

[13] Nous sommes des Juifs arabes en Israël (1977), long métrage de Igaal Niddam, cinéaste de nationalité à la fois israélienne et suisse. On peut trouver un important dossier sur ce film in Israël-Palestine, que peut le cinéma ?, no 47 de L'Afrique littéraire et artistique, Paris, 1978.

[14] Des maisons dans cette impasse (1978), long métrage du cinéaste irakien Kacem Hawal.

[15] Férid Boughedir, Tunisien, est à la fois cinéaste, enseignant et critique, en particulier dans l'hebdomadaire Jeune Afrique.

[16] Paulin Vieyra avait évoqué la naissance de la FEPACI dans le premier entretien et en particulier la forte participation des cinéastes sénégalais.

[17] Brahim Babaï, cinéaste tunisien formé à l'I.D.H.E.C. est l'auteur des longs métrages Et demain (1972) et Victoire d'un Peuple (1974).

[18] Pour Babacar Samb, cf. P.S.V., I, note 7.

[19] Article souvent repris, paru en particulier dans Cinéma/Critique sous le titre « Le critique africain face à son peuple », revue Cinémarabe, no 7/8, Paris, 1978.

[20] Thèse inédite intitulée Mass media et culture traditionnelle en Afrique noire : le cinéma, présenté à l'Université de Paris II en 1974

[21] Le directeur de l'Institut Culturel Africain était Basile Kossou et cet Institut a encouragé le cinéma africain en particulier en finançant certains prix.

[22] Kaddu, « L'Opinion », parut en 1972. C'était un mensuel en wolof dont Sembène déclarait en 1973 : « C'est un précieux instrument de culture. Il nous permet d'assumer notre personnalité. »

[23] Il s'agit du roman Le dernier de l'Empire, Editions L'Harmattan, Paris, 1981.

[24] Paulin Vieyra était le directeur de production de Sembène pour Le Mandat (1968), Taw (1970), Emitai (1971), Xala (1974) et Ceddo (1976).

[25] Désiré Ecaré, cinéaste ivoirien auteur du moyen métrage Concerto pour un exil (1967) et du long métrage A nous France (1970). Timité Bassori, cinéaste ivoirien auteur du métrage Sur la dune de la solitude (1966) et du long métrage La Femme au couteau (1968). Pour Yves Diagne, cf. P.S.V., I, note 15, et pour Blaise Senghor, P.S.V., I, note 17.

[26] Une grande partie du premier entretien porte sur ce fonds d'aide, cf. également le livre de Vieyra. Le Cinéma au Sénégal, Editions O.C.I.C./L'Harmattan, Paris, 1983.

[27] Souleymane Cissé, cinéaste malien formé à Moscou, auteur du moyen métrage Cinq jours d'une vie (1971) et des longs métrages Den Mousso (1975) et Baara (1978).

[28] Sarah Maldoror, cinéaste d'origine guadeloupéenne, formée à Moscou, auteur du court métrage Monangambee (1970) et du long métrage Sambizanga (1971).

[29] Pour la bibliographie de Paulin Vieyra, cf. P.S.V., I, note 2.

[30] L'important éditeur de cinéma Pierre Lherminier n'a édité aucun livre sur le cinéma africain, on lui doit cependant Le Cinéma colonial de Pierre Boulanger, Editions Seghers, Paris, 1975.

[31] Samir Farid avait déjà collaboré à Les Cinémas africains en 1972, no 20 de l'Afrique littéraire et artistique, Paris, 1972.

[32] Richard de Medeiros, universitaire béninois, auteur des courts métrages Le Roi est mort en exil (1971) et Silence et feu de brousse (1972), et du long métrage Le Nouveau venu (1976).

[33] Petit à petit, long métrage de Jean Rouch (France, 1970).