© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 79-110



LIVRES LUS

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UN ROMANCIER TOGOLAIS : JULIEN ATSOU

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Ce n'est pas souvent qu'on entend parler, dans le cadre de la littérature négro-africaine, d'écrivains originaires du Togo. L'histoire littéraire ne retient de ce pays que quelques pâles figures dont les œuvres, plutôt faibles, ne présentent d'ailleurs qu'un intérêt limité. Quant au présent, les tenants de la spécificité littéraire nationale se voient réduits à aligner des noms de scribouillards n'ayant jamais rien publié, ou dont « l'œuvre » consiste en deux ou trois poèmes inédits, en une ou deux nouvelles stencilées, parfaitement illisibles et « disponibles chez les auteurs ». On parle aussi beaucoup des manuscrits en quête d'éditeurs et dont les auteurs attendent souvent de l'Etat les moyens d'affirmer leur talent... L'actualité de « la littérature togolaise » se ramène à l'intense activité de Yves Emmanuel Dogbé (interdit au Togo) qui se démène comme un beau diable avec les Editions Akpagnon... en France. Au Togo même, il règne comme une torpeur. Une torpeur sur fond de silence. Un silence dont l'analyse mériterait un ouvrage entier, mais auquel le pouvoir semble désormais résolu à mettre un terme depuis qu'en janvier 1982 il donna le coup d'envoi d'une littérature officielle en instituant « Le prix littéraire Président Eyadéma » dont les premiers lauréats, Kossi Mawuli Agokla (L'aube nouvelle) et Koffi Gomez (Opération marigot) ont vu leurs romans publiés la même année par les Nouvelles [PAGE 80] Editions Africaines (N.E.A.) grâce à l'action diligente du gouvernement togolais.

C'est dans ce contexte peu reluisant qu'il convient de situer le premier roman de Julien Atsou, L'abomination de la désolation, paru en 1980 chez « La Pensée Universelle » dont les publications ne font certes pas l'unanimité quant à leur qualité, mais sont souvent aussi condamnées à rester inconnues en raison d'une diffusion marginale.

L'abomination de la désolation est une variation sur le thème de l'intolérance abordé du point de vue des rapports entre différentes races humaines et, de façon incidente, de celui de la vie politique dans l'Afrique contemporaine. Ce roman au titre insolite nous présente tout simplement les difficultés d'un « couple mixte » (Kodjo, un Africain originaire du Togo et une Française, Eliane) sur fond de vie estudiantine parisienne et de vacances d'été en Afrique. Nous assistons à l'éclosion de l'amour des deux jeunes étudiants, à leur lutte commune et quotidienne contre l'hostilité bourgeoise de la famille d'Eliane engluée dans les préjugés d'un autre âge. Le voyage en Afrique où le couple rencontre compréhension affectueuse et bienveillantes attentions survient donc comme une détente et Eliane ne manque pas d'être impressionnée par « cette simplicité pleine de dignité des gens, cette spontanéité du contact et surtout une certaine philosophie des choses et de la vie » qu'elle tient pour la marque de l'authenticité africaine. Mais cela n'est que l'un des multiples aspects de l'Afrique, car la fin du séjour se trouve assombrie par une mésaventure typique qui entraîne Kodio en prison et offre à l'auteur l'occasion de présenter, à côté de l'image d'une Afrique paisible et heureuse (malgré la misère et le délabrement), les abus de la dictature militaire, l'intolérance du Parti unique, la répression aveugle qui s'abat sur les intellectuels et le peuple tout entier, mis au pas et à la danse pour la gloire immortelle du Père-de-la-Nation.

Cet intermède « politique » ne prend toutefois que 18 des 190 pages que compte le roman. Par un concours de circonstances exceptionnellement heureux, Kidjo est libéré et le couple retourne en France avant le début de l'automne. C'est alors que les événements se précipitent et que nous assistons au triomphe de l'amour sur les préjugés raciaux, l'intolérance et la bêtise humaine. [PAGE 81]

Le « couple mixte » constitue l'un des plus vieux thèmes de la littérature négro-africaine et nombreux sont les romanciers qui l'ont abordé : Ousmane Socé (Mirages de Paris, 1937), Jean Malonga (Cœur d'Aryenne, 1954), Sembène Ousmane (O pays, mon beau peuple, 1957); et, plus proches de nous, Rémy Medou-Mvomo (Mon amour en noir et blanc, 1971), Olympe Bhêly-Quenum (L'initié, 1979), Yves-Emmanuel Dogbé (La victime, 1979), Mariama Bâ (Un chant écarlate, 1981), Mongo Beti (Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, futur camionneur, 1983), entre autres.

Dans la plupart de ces romans le « couple mixte » échoue sous le poids des préjugés et des pressions sociales. Cet échec s'exprime souvent par la mort tragique de l'un ou des deux conjoints, alors présentée comme la pénible conséquence de l'incompréhension et de l'intolérance qui caractérisent les rapports humains. Pourtant, ce pessimisme n'est pas synonyme de désespoir et la confiance subsiste de voir les hommes de toutes les races évoluer vers une plus grande fraternité, comme l'illustre si bien La victime de Yves-Emmanuel Dogbé.

Julien Atsou, quant à lui, se situe dans une perspective résolument optimiste où rien ne résiste à l'amour. Celui-ci arrache tous ses droits et le romancier renvoie l'échec dans le camp de ceux qui sont irréductiblement opposés à la vie, au bonheur et à la liberté, c'est-à-dire, dans le camp de ces hommes dégénérés qui sont « l'abomination de la désolation », selon les mots du prophète Jérémie fustigeant le peuple d'Israël tombé dans le péché. C'est en cela que consiste l'originalité de sa manière. Mais ce choix comporte un danger que le romancier n'a pas réussi à éviter : le manichéisme. D'où une inflation du romanesque, un parti pris de pureté et de beauté sans nuance qui donne à l'auteur le détestable visage du donneur de leçon et fait de l'œuvre une fade histoire pour midinettes de province. Mais, ce n'est là qu'un premier roman, qui ne manque ni de sensibilité, ni d'audace, et libre de toute inféodation.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

[PAGE 82]

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« CHRONIQUE DE THEODOROS II »[1]
par Walda Maryam

Thomas MPOYI-BUATU

On accorde un peu trop facilement de l'importance à l'influence de l'écriture occidentale en Afrique. Chronologiquement, l'écriture occidentale est la plus récente. L'écriture la plus ancienne sur le continent africain relève d'une des grandes aires de littératures véritablement africaines (c'est-à-dire écrites en langues africaines) d'après quelques recherches en ce domaine qui jusqu'ici restent assez confidentielles et n'existent qu'en anglais[2]. Parmi ces aires, on peut retenir l'aire sud-africaine avec une littérature en langues africaines extrêmement fournie (notamment en xhosa, sotho ... ). C'est à cette aire, par exemple, que l'on doit la fameuse épopée chaka, écrite en sotho et traduite en français. La littérature éthiopienne est une de ces grandes aires. Elle remonte au fameux Royaume de Saba. Au VIIIe siècle avant J.-C., ce royaume sémitique, situé en Arabie du Sud-Ouest (l'actuel Yémen), étendit sa domination sur les hauts plateaux d'Ethiopie et y introduisit l'écriture syllabique. Avant l'ère chrétienne, il y eut la création du Royaume d'Aksoum. On y trouvait des documents épigraphiques rédigés au moyen de l'écriture sabéenne mais adaptée au parler local. Evangélisé au IVe siècle par des moines coptes, le Royaume [PAGE 83] donna naissance à une littérature en langue guèze (langue sacrée) : une littérature d'édification religieuse. La doctrine religieuse dont s'inspirait cette littérature était le monophysisme qui ne reconnaît qu'une nature (divine, humaine) du Christ. Sur le plan strictement religieux, cette doctrine est considérée comme une hérésie.

Il faudra attendre le XIVe siècle pour qu'éclose une littérature s'inspirant directement de la langue parlée (l'amharic), distincte du guèze. En 1917, Haïlé Sélassié imposa l'amharic comme langue officielle en même temps que l'Ethiopie découvrait le phénomène de l'imprimerie.

Tous ces éléments étaient nécessaires à la compréhension du texte dont il est question ici. Il est en guèze, il fait partie d'une série consacrée à la Bibliothèque éthiopienne (qui comprend plus d'une centaine d'œuvres imprimées[3]), et, nous assure le traducteur, c'est « la première traduction faite en France d'un livre abyssin ».

La chronique s'ouvre sur une prophétie, qui semble avoir été proférée par le Christ le jour de la Cène :

    « ... J'amènerai de l'Orient un roi nommé Théodoros qui rassemblera ceux que j'aurai épargnés et faisaient ma volonté. Il viendra un métropolitain qui consacrera la terre; toutes les églises détruites seront rétablies et reconstruites sans négligence. En ce temps, j'adoucirai ma colère, j'enverrai ma bienveillance et ma miséricorde. »

La prophétie se réalise effectivement. Le négus Kassa aura comme nom de règne Théodoros II. Et son règne débutera au cours de l'année 7347, dite année de saint Matthieu. Les Ethiopiens se servent de l'ère de la Création qui d'après eux serait intervenue en 5500 av. J.-C. Ils divisent les années par périodes de quatre ans. Et chaque année porte le nom d'un évangéliste. D'où ici l'année de saint Matthieu. Les années qui portent le nom de saint Jean sont les années bissextiles. L'an 7347 correspond à l'année 1853. Mais le traducteur fait une erreur. Il explique que l'ère chrétienne est en retard chez les Ethiopiens sur celle que nous connaissons, de sept ans entre le premier maskaram (vers le 12 septembre) et [PAGE 84] l'habituel 1er janvier, et de huit ans à partir de cet habituel 1er janvier jusqu'au 1er maskaram qui commence l'année éthiopienne, et qu'il faut compter ainsi : 7345 - 5500 + 8, pour avoir l'année moyenne. Ce calcul donne bien 1853 de l'ère chrétienne. Mais le chroniqueur parle de l'année 7347. Et le traducteur donne quand même 1853. Il y a là quelque chose qui cloche !

Ce qui est sûr c'est que Théodoros a commencé à faire parler de lui dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il a commencé par se rebeller contre le roi de l'époque (Ras Ali). Dans un premier temps, il tiendra à réunifier tous les petits royaumes d'Ethiopie constitués en entités féodales. C'est cette volonté de réunification qui le guidera une fois couronné empereur. Mais il se heurte vite à des pesanteurs mentales, provoquées par son empressement à se faire coûte que coûte obéir sans avoir à s'occuper de ce qu'il était possible de faire ou pas. Il se laisse vaincre par sa propre impuissance. Il ne lui restera plus qu'à se servir de violences et de cruautés : il promulgue un édit purement verbal destiné à tuer à coups de fusil plus de six cents hommes qui avaient eu pour tort de se révolter contre ses exactions; il recourt à des supplices invraisemblables consistant à enfermer dans des cases (après en avoir indemnisé les propriétaires) près de 2 000 personnes (y compris les enfants) pour les livrer à l'incendie... Il aura la maladresse de mettre aux fers des Anglais, provoquant ainsi une expédition punitive du gouvernement de Sa Majesté qui aura raison de sa folie. Ne supportant pas l'idée de tomber dans les mains des étrangers, il se suicide.

La chronique est attentive à relater la montée progressive de la volonté de puissance de Théodoros II, à travers notamment ses conquêtes successives. Mais, surtout, elle constitue une introduction incomparable à la riche culture amharique qui affleure derrière le guèze qui détient le monopole narratif, l'amharic étant plus subtil que le guèze. D'un point de vue strictement littéraire, on y découvre le « leqso », sorte de complainte : pièce très courte cachant un ou plusieurs calembours, parfois macabres.

C'est à travers le leqso que se donne à lire l'environnement social que traverse Théodoros II et c'est à travers lui également que passe toute une part de contestation de son action hégémonique. C'est en même temps une [PAGE 85] revanche de la langue parlée (véhicule du vécu populaire, le leqso est en amharic) sur la langue sacrée (le guèze), langue quelque peu bâtarde.

La chronique de Théodoros II est un texte à découvrir et l'on espère que la « Bibliothèque éthiopienne » ne s'en tiendra pas à ce premier texte.

Thomas MPOYI-BUATU

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« LE COMMANDANT CHAKA »[4]
de Baba Moustapha

Thomas MPOYI-BUATU

Auteur relativement précoce, puisqu'à vingt ans il avait obtenu le Grand Prix du Concours théâtral interafricain pour « Makarie aux Epines » (la pièce a été éditée en 1979 par NEA/CLE), le Tchadien Baba Moustapha est mort brutalement en novembre 1982, alors qu'il avait à peine atteint la trentaine. Le théâtre a été son mode d'expression privilégié. Outre « Makarie », il est également l'auteur du « Maître des Djinns ».

« Le Commandant Chaka » dont il est question ici est également une pièce de théâtre. Primée au 11e le Concours interafricain, elle avait obtenu le Prix Spécial du Jury.

Que l'on ne voie nullement dans la mention de cet inventaire de Prix on ne sait quelle allégeance à cette pratique plus caractéristique de la gestion de la chose littéraire que de la valeur explicite de celle-ci. Il s'agit seulement d'une simple information. Ni plus ni moins !

La pièce comprend cinq tableaux. La subdivision en tableaux n'est pas synonyme de notification d'une forme de progression dramatique explicitement voulue. Elle signale uniquement l'attaque des motifs développés tout au long des tableaux et qui, cumulés, tissent la trame dramatique de la pièce. [PAGE 86]

A peine sorti de la domination coloniale espagnole, un pays africain sombre dans une dictature militaire qu'exerce avec application le général Dos Santos Bagoza, président de la République. Le pouvoir de celui-ci est menacé. Des troupes s'avancent, avec à leur tête un mystérieux commandant Chaka. Elles se dirigent vers la capitale et elles entendent restaurer la légitimité populaire en s'emparant du pouvoir qu'usurpe le tyran. Le gouvernement s'apprête à réagir. A cette occasion, il charge le capitaine Muana José, un officier, de la mission non seulement de faire barrage au rebelle, mais de l'arrêter. Cette mission déplaît fortement à Grâce, la mère de José et surtout à Argélia, sa sœur, une comédienne révolutionnaire. Ayant obtenu les pleins pouvoirs, Muana José doit user de tous les moyens mis à sa disposition pour venir à bout du rebelle. Une première enquête le mène à l'arrestation de sa mère et de sa sœur. C'est un traître qui est à l'origine de la machination. L'arrestation de sa mère et de sa sœur est à l'origine d'une révélation à peine croyable pour José : le commandant Chaka serait son propre père. Disposant des pleins pouvoirs, c'est presque sans difficulté qu'il met la main sur le rebelle. Comme pour ne pas trahir l'idéal de légitimité populaire, il se rallie à la cause de son père. Et c'est contre le dictateur qu'il va se servir des pleins pouvoirs et mener une action destinée à le renverser. L'action réussit. Mais entretemps, Argélia qui avait monté une pièce virulente dont le dessein était de monter le peuple contre le dictateur, meurt au seuil de la réussite même de sa propre action. En fait, elle devra sa mort à son propre fiancé qui continuait de soutenir l'action du tyran. Et le père mourra également victime d'un règlement de comptes entre un ancien amant de sa femme et lui. Seul survit Muana José.

Bien que la pièce se déroule sur un plan strictement réaliste il apparaît nettement que sa charge symbolique est évidente à travers, notamment, les indications scéniques (les didascalies) extrêmement nombreuses et qui tendent à railler le pouvoir autocratique du général-président. Son principal symbole du pouvoir (un gourdin) est vu comme sculpté « en bois de barbarie » par exemple. Le titre même de la pièce est symptomatique à cet égard. Si les indications scéniques sont nombreuses, on ne [PAGE 87] peut pas dire qu'elles induisent un jeu scénique exploitant au maximum l'espace théâtral. Elles concourent plus particulièrement à accuser la théâtralité extrême que l'auteur entend dévoiler à partir d'une certaine conception du pouvoir comme spectacle, ce qui implicitement pour l'auteur, signifie que le spectaculaire du pouvoir est consécutif à une absence totale de légitimité.

Aussi, dans la pièce, voyons-nous, comme traces d'un héritage légitime, des objets artistiques témoignant de l'histoire du pays.

C'est ainsi qu'un personnage peut dire :

    « Ce masque comme ce sceptre et cette figurine d'ébène sur mon bureau... sont des survivances de l'Histoire de ce pays. »

Grâce, la mère de José, apparaît comme la garantie vivante de cet héritage. C'est elle qui se souvient du serment (le Likundu) qui lie les enfants du pays à leur terre et qui stipule notamment :

    « La mort frôlera de ses ailes
    Ceux qui s'empareront de la terre
    Jusqu'à ce que le peuple retrouve ses droits
    Sur
    Lui-même, et sur son avenir
    Et se réconcilie avec son passé. »

En libérant le peuple, José apparaît comme « l'homme situé au point de jonction entre le passé et le futur ». Descendant de Kapungu, il est « aussi le fil de Chaka, l'homme qui a soulevé les forces nouvelles ». En lui, la prophétie de Likunku s'est donc accomplie.

On voit à quel point le personnage de Chaka (dont l'épopée retracée avec précision par Thomas Mofolo a été réédité par Gallimard il y a deux ans)[5] nourrit des métaphores infinies sur l'avènement d'un monde nouveau et sur la légitimité de l'occupation du sol. Et surtout sur la fidélité à la mémoire collective.

Thomas MPOYI-BUATU

[PAGE 88]

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FOLIE ET REVOLUTION: « SAHEL! SANGLANTE SECHERESSE » de Mande-Alpha Diarra et « LES CHAUVES-SOURIS » de Bernard Nanga

Ambroise KOM

Diarra et Nanga sont deux nouveaux venus sur la scène littéraire négro-africaine. Mais leurs romans, Sahel! Sanglante sécheresse (1981)[6] et Les Chauves-Souris (1980)[7], me paraissent emblématiques d'une tendance nouvelle. L'on connaît les nombreux écrits de désillusion qui ont marqué les lettres africaines dans les années 1960 et 1970. Rappelons quelques titres : A Man of the People (1960) d'Achebe, Les Soleils des indépendances (1970) de Kourouma, The Beautiful Ones are not yet Born (1968) d'Ayi Kwei Armah, Perpétue et l'habitude du malheur (1974) de Beti. Tous ces ouvrages mettaient en question les valeurs ou plutôt les anti-valeurs de l'Afrique indépendante.

Certes, Sahel ! Sanglante sécheresse et Les Chauves-Souris continuent de dénoncer, chacun à sa manière, l'arrivisme [PAGE 89] de certaines élites, la corruption des administrations locales et la dégradation progressive de l'espace social africain. Mais Sahel! Sanglante sécheresse et Les Chauves-Souris mettent davantage l'accent sur le désespoir né du refus presque total de certains cadres de l'Etat à s'ouvrir aux problèmes les plus cruciaux de leurs congénères. Obsédés par une soif quasi inextinguible du pouvoir et une recherche forcenée de l'accumulation des biens matériels, nombre de responsables locaux ne sont rien d'autre que des fous[8] en liberté. Chez Nanga aussi bien que chez Diarra, le thème de la folie est révélateur du degré de désarticulation atteint par les univers représentés. La folie chez Diarra n'a pourtant pas une connotation entièrement négative : à la folie meurtrière du commandant Farichian-Zan s'oppose la folie créatrice et révolutionnaire des jeunes « péquenots » qui soulèvent les paysans affamés contre le pouvoir tyrannique de Farichian-Zan. On verra aussi que la folle témérité des jeunes révolutionnaires de Léa Village se compare aisément à la violente révolte des paysans de Vémélé dans Les Chauves-Souris.

Tout se passe donc comme si l'œuvre de chacun des deux romanciers était régie par deux forces/pouvoirs antagonistes ainsi symbolisés : Farichian-Zan contre Léa Village; Bilanga contre Vémélé. En effet, c'est sans scrupule et avec une cruauté inédite que Bilanga écrase quiconque ose freiner son ascension sociale. Clotilde, son épouse, Arlette, sa maîtresse occasionnelle et Biyidi, le professeur de son fils, sont autant de victimes de sa folle mégalomanie. La confrontation avec les paysans de Vémélé apparaîtra comme un coup d'arrêt nécessaire à sa [PAGE 90] course aveugle. C'est avec un égal cynisme que Farichian-Zan (faut-il entendre fascisant ?) détourne à son profit les céréales destinées à soulager la faim des victimes de la sécheresse dans Léa Village.

On l'a deviné. Sahel! Sanglante sécheresse se déroule quelque part dans un pays du Sahel. La sécheresse sévit et cause des ravages parmi la population. Les secours internationaux affluent mais avec la complicité des commerçants de la place, le commandant Farichian-Zan qui représente le pouvoir central dans ce village de l'arrière-pays détourne les trains de ravitaillement et vend au prix fort les céréales de l'aide internationale. En conséquence, l'immense majorité de la population qui n'a aucun moyen de payer les prix réclamés attend stoïquement la mort. Les corps des défunts font la joie des vautours qui ont assiégé le bourg. Intervient alors Boua, jeune lycéen de retour dans son village natal. Frappé de stupeur par la misère qui règne et le fatalisme du petit peuple, Boua et les jeunes lettrés du village poussent les habitants à se révolter contre le pouvoir exclusif de Farichian-Zan.

Sahel ! Sanglante sécheresse est l'histoire de deux forces follement opposées et presque aussi aveugles l'une que l'autre. Farichian-Zan est une espèce de zombi, irrémédiablement sourd aux cris de détresse de ses administrés : Assetou, une des villageoises, sera contrainte de donner à son enfant « une crème d'écorce pétrie avec son urine » (SSS, 21) à elle; en désespoir de cause, le vénérable Fâ-Mary et son épouse se livrent à la nécrophagie :

    ... Il y a eu la sécheresse, suivie de la famine. Mon fils partit en nous laissant sur les bras mon petit-fils. Nous mourions de faim. Ce fut l'enfant qui s'éteignit le premier. C'était au plus dur moment de la pénurie. Chacun était occupé par ses propres problèmes. Nous enterrâmes, ma femme et moi, le corps de notre gamin. La tombe n'était évidemment pas profonde, vu nos forces défaillantes. La nuit venue, les hyènes le déterrèrent. De [PAGE 91] là nous vint l'idée... Comprenez-nous, comprenez-nous, fit-il en tendant les mains. Nous touchions le fond de la détresse. Il nous fallait manger (SSS, 43).

Comme on le voit, le récit de Diarra peint avec un réalisme repoussant, l'atmosphère macabre qui règne à Léa. L'auteur s'attache à nous montrer des individus enfermés dans une misère et une résignation sans bornes. Résignation qui contraste singulièrement avec le froid calcul des responsables de cette déchéance. Et c'est précisément le contraste entre calcul perfide d'un côté et fatalisme de l'autre qui crée la dynamique de Sahel! Sanglante sécheresse.

Au point auquel la famine l'a réduit, le petit peuple de Léa n'a rien à perdre et rien à calculer : « Nous n'avons rien à perdre. Et Farichian-Zan a toujours frappé des innocents. Autant mourir en défendant sa vie que de crever comme un vulgaire chien errant » (SSS, 96). Dès lors, le petit peuple peut se lancer dans les combats les plus désespérés avec une férocité sans limite. Le pari ici est celui du suicide collectif, comportement insoupçonnable, il va sans dire, de la part des profiteurs/calculateurs. Ces derniers peuvent-ils imaginer que ceux qui n'ont rien à perdre en arrivent aussi à perdre la notion de risque et même la raison ? Du moment qu'on n'est qu'un mort en sursis, que la vie n'est plus une vie, gagner ou perdre compte-t-il encore ?[9].

La révolte du petit peuple se présente en définitive comme une manière d'exister. La violence irrationnelle et sans espoir sera d'autant plus renforcée ici qu'elle est menée par de jeunes écervelés : « Le bateau de Baba est celui de la jeunesse, de la fougue, de la folie. Son capitaine est ivre [ ... 1 il est passionné comme pas un, seule son idée compte. Il rêve, il veut le bonheur pour tous » (SSS, 26). C'est grâce à cette passion que les jeunes de Léa réussissent à secouer la passivité dans laquelle sombraient leurs congénères. Les discours de ces « têtes brûlées » de Léa Village sont de véritables bombes psychologiques. Ecoutons Lum : [PAGE 92]

    Que les pères et les mères m'excusent. Que mes aînés m'accordent leur pardon. Aujourd'hui, j'ose prendre la parole, car je sais que derrière moi, vos bras tendus sont là. Il ne fait aucun doute que votre décision de tenir une veillée mortuaire pour ceux qui ont été sacrifiés, oui, sacrifiés pour nous tous, a un sens humain et magnanime. Comme vous tous, nous aussi, jeunes de Léa, vos cadets et vos fils, nous crions : « Assez de crimes, assez de tortures, assez de marché noir, et du mil pour tous. » Et ce qui avait longtemps couvé, fermenté, explosa : mille voix répondirent au laïus de Lum (SSS, 89).

Le récit de Diarra passe ainsi d'un roman à personnage qu'il semblait être au début à un récit où l'on voit une communauté s'agiter et se transformer en une puissante force populaire : « Deux forces s'opposaient dont l'une devait anéantir l'autre : la mitraillette des gardes et des gendarmes d'une part, et la force de la population de l'autre » (SSS, 92). Comment organiser cette force ? On se rend rapidement compte du triomphe de l'irrationnel et de l'émotivité du côté des paysans et des jeunes de Léa. L'héroïsme l'emporte sur la stratégie. Les cocktails Molotov se fabriquent comme des jouets d'enfants et le délire devient une tactique révolutionnaire : « en guerre, affirme Lum, la victoire se décide sur le terrain et non sur des plans et des cartes » (SSS, 121).

Le message de Diarra semble clair. Dans l'Afrique contemporaine, de nombreux peuples sont, à des degrés divers, victimes de l'exploitation de leurs dirigeants, gouvernants et gouvernés étant régis par des forces inégales. Pour réussir un changement dans ce contexte, il faut pratiquement être un fou en délire et se dire : je suis déjà mort, il ne me reste plus qu'à faire crouler le monde avec moi. Révélateur est le défoulement qui suit l'héroïque assassinat du commandant Farichian-Zan :

    La foule démolissait tout, depuis les potagers des « mandarins » jusqu'à leurs greniers. Coulée fluide, incontrôlable, elle envahit les locaux administratifs. Et cahiers, registres, dossiers (ces instruments du diable, de calomnie, contenant toute la vie du [PAGE 93] village), dédicaces des plus hauts personnages de l'Etat, cartes géographiques, feuilles volantes : déchirés, à demi-brûlés ou en cendres, tout, tout voltigeait. Un pillage démentiel, à la mesure du dénouement et de l'oppression d'hier. Recherche forcenée de vivres et de biens; exaltation du pouvoir conquis exprimée en vandalisme, puissance destructrice du défoulement de gens longtemps brimés. « Je casse, donc je suis fort » (SSS, 136).

Folie des paysans, folie de Farichian-Zan qui accepte, pour des motifs inavouables, de voir mourir une population dont il est responsable. La logique de l'action du commandant s'écarte et se moque de la logique des logiciens. A aucun moment du récit, le maître absolu de Léa qui vit dans la nuit de l'aveuglement ne cherche à établir un contact direct avec ses administrés. Quand il entend les masses rugir de colère, il s'en remet aux tactiques corruptrices des notabilités du bourg :

    Dix kilos supplémentaires seraient distribués à chaque famille. Les vieux du conseil de village bénéficieraient du quadruple. [ ... ] L'arrondissement organisait ce soir même, à l'intention de tous les jeunes de Léa, une grande soirée de réconciliation. [ ... ] La soirée, placée sous le signe de la concorde, serait célébrée avec faste. [ ... ] L'iman viendrait prier sur les corps demain; le commandant s'est engagé, lui, à indemniser les familles des victimes. Et, point capital : dorénavant, Farichian-Zan souhaite œuvrer avec toutes les bonnes volontés du bourg. Dans ce sens, il propose à Lum d'être son conseiller technique et offre un poste de secrétariat à Sessiko. Et ce n'est là qu'un début. Les autres auront leur place par la suite. Ainsi, tous les jeunes pourront se faire de l'argent de poche avant la rentrée (SSS, 95).

Sahel ! Sanglante sécheresse est la transposition d'un monde en dérive où s'affrontent deux forces en délire. Du fait de l'impréparation et de l'inexpérience des meneurs, la révolution de Léa s'apparente à un mouvement anarchique dont le succès final tient pratiquement de [PAGE 94] l'inespéré ou même du miraculeux. C'est dans des conditions pour le moins confuses que Zan tombe sous les balles d'Assetou. Bien que Lum (entendre Lumumba ?) qui prend les commandes du mouvement populaire affiche une attitude résolument progressiste, l'essentiel du roman de Diarra se trouve moins dans l'aboutissement de la révolte que dans la manière dont elle est menée. Tout indique qu'à l'instar des paysans de Léa, seule une aventure quasi suicidaire pourra venir à bout des cadres corrompus qui bloquent l'évolution de la plupart des sociétés africaines. C'est dire qu'au-delà de l'atmosphère folle et quelque peu donquichottesque créée par les jeunes écervelés de Léa Village, l'œuvre de Diarra est une critique sociale et politique extrêmement percutante.

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Cette dimension plutôt révolutionnaire de Sahel ! Sanglante sécheresse semble s'opposer à la négativité de la folie de Bilanga dans Les Chauves-Souris de Bernard Nanga. De prime abord, les Chauves-Souris ressemble à un roman de mœurs, admirablement construit autour de forts contrastes : vitalité de Marie contre passivité mystique de Clotilde; vie prosaïque de Clotilde contre monde faste et rutilant de son mari Bilanga; richesse et mondanités d'Eborzel contre simplicité et naturel du petit peuple de Vémélé; intégrité et idéalisme de Roger contre esprit crapuleux des bureaucrates d'Eborzel. C'est par le biais de la profession de Bilanga et de ses acolytes que l'auteur nous éloigne du roman de mœurs et renvoie presque immédiatement au titre assez suggestif du récit.

Bâtardes de nature, les chauves-souris, on le sait, sont des oiseaux de nuit qui vivent accrochés la tête en bas : « A Eborzel on appelait les fonctionnaires des chauve-souris. Il était laissé à chacun le soin d'interpréter cette appellation » (CS, 82). Certes, les activités des cadres d'Eborzel se déroulent essentiellement la nuit. Mais à l'image des chauves-souris aussi, les fonctionnaires d'Eborzel sont des bâtards culturels qui, vivant la tête en bas, ne peuvent penser comme il faut. Hantés par la recherche de l'argent et des émotions fortes ce sont des [PAGE 95] déments tant il est vrai qu'ils refusent de se mettre en question, de douter, à l'occasion, du bien-fondé de leur comportement et des actes qu'ils posent.

L'Etat dont ils ont la charge se trouve ainsi recouvert d'un voile noir et il suffit de lever ce voile pour se rendre compte du jeu de massacres auquel s'adonnent les maîtres de l'Afrique indépendante. Le roman de Nanga est une véritable invitation au voyage. Mais le voyage que l'auteur propose ressemble moins à une balade au pays des merveilles qu'à un périple dans un asile psychiatrique. L'écriture particulièrement travaillée de B. Nanga a beau nous séduire telle une pilule dorée, il n'empêche qu'Eborzel et ses boîtes de nuit qui ont noms Safari Club, Le Caveau, s'apparentent en tous points à des cages aux fauves. Et lorsqu'on le réalise, on ne peut qu'en frémir. Mais avant d'accéder à l'univers des clubs, le dîner que Bilanga partage avec Chauvin nous donne un avant-goût de l'atmosphère du « milieu ». Homme d'affaires de son état, Chauvin est une caricature du néo-colonialiste. Maître chanteur, opportuniste et paternaliste, il croit que le Nègre est un incapable congénital. L'humanisme occidental qu'il prétend incarner et véhiculer consiste essentiellement à jouer le jeu des hommes en place pour se remplir un peu plus les poches.

Bilanga, quant à lui, est le type même de la bourgeoisie néo-coloniale. Sa personnalité doit autant à l'héritage du colonisateur qu'à celui du colonisé. Malheureusement, il n'a ni la pureté primitive du colonisé ni encore moins le « savoir-faire » du colonisateur. En revanche, il semble cumuler les défauts des deux personnages. Rustre, arrogant et insatiable, Bilanga est un hybride qui s'ignore. N'ayant pas réussi à assumer son passé de colonisé, il se présente comme un monstre bicéphale, enchaîné par la force de ses passions, entraîné par la vivacité de ses désirs et des images/mirages qu'il poursuit obstinément. « Réduit, ainsi que l'écrit Foucault, à ses désirs primitifs, à ses mécanismes simples, aux déterminations les plus pressantes de son corps »[10] – voir son comportement vis-à-vis de Marie –, Bilanga est un irresponsable. Marie dit de lui : [PAGE 96]

    Bilanga est un fou mégalomane, un inconscient. On laissait circuler les fous à Eborzel. L'un d'eux parcourait les rues à reculons et on l'avait surnommé « Marche Arrière » un autre réglait la circulation sous le regard amusé des agents de police, et il ne s'en tirait pas mal. Il n'était pas exclu qu'il y ait de vrais fous chargés de responsabilités dans les bureaux administratifs (CS, 157).

L'auteur suggère sans doute que Bilanga n'est qu'un épiphénomène. Du reste, il suffit de fréquenter les clubs d'Eborzel pour s'en convaincre. Femmes et hommes, Blancs et Noirs qu'on trouve au Caveau ou au Safari Club sont presque tous des victimes de l'ennui, les uns et les autres en quête de l'impossible :

    La clientèle... se composait aux trois quarts d'Européens, touristes et résidents. Les Européens d'Eborzel se reconnaissaient à leur peau blafarde et cireuse. Les canicules tropicales donnaient soif; une soif inextinguible qu'ils s'évertuaient à faire passer à coups de pastis et de planteurs bien tassés, mais en vain. L'ennui de l'exil et l'impossibilité de se réadapter au rythme de vie de la métropole s'y ajoutant, les consommations d'alcool étaient doublées dès les premières heures de la journée et agissaient sur le foie (CS, 124).

On se souviendra ici de l'agitation et de l'éblouissement qu'engendre l'interprétation du morceau de musique « Life is fascination » au Safari Club. Le champagne coule à flots et l'on dirait que le thème de la chanson plonge la clientèle dans un délire collectif. Autant dans les gestes que dans la parole, l'incohérent, l'artificiel et l'onirique triomphent :

    « Fascination! Fascination ! La vie est fascination. La, la, la ! chantonna Rose en esquissant un pas de danse. Bon, vous me buvez cette infusion et vous faites dodo, mon petit, continua-t-elle d'une voix légère et railleuse. Il ne faut pas trop regarder ce que font les grandes personnes, ni scruter [PAGE 97] le cœur des femmes. Elles vivent avec le vent. Un jour ce sera votre tour de capturer l'oiseau bleu. »
    Rose ouvrit la bouteille de champagne et sourit à Bilanga d'un air complice, sans vulgarité. Curieusement, la plaisanterie de Rose fit l'effet d'un baume sur Bilanga, qui secoua sa torpeur et arbora un masque indifférent (CS, 133).

Face au monde voluptueux, irrationnel et fou des clubs d'Eborzel, le roman de Bernard Nanga met pourtant en relief quelques individus qui sont visiblement la voix de la raison. Il en va ainsi de Markowski. Français d'origine polonaise, socialiste et démocrate, cet imprimeur traîne derrière lui une grande expérience. De plus, il fait montre d'une lucidité dont les fonctionnaires d'Eborzel auraient eu intérêt à tirer parti. Libéral, Markowski n'a pas peur de dire le fond de sa pensée tant il veut œuvrer pour la promotion de l'individu. Markowski semble symboliser le genre de coopérant auquel l'Afrique devrait avoir recours.

Il y a aussi le professeur Biyidi et tous les jeunes qui gravitent autour de lui. Dans le manuscrit qu'il envoie à Markowski, Biyidi

    traitait les bureaucrates d'Eborzel de schizos, de « machines désirantes périphériques, sans organes et sans cerveaux, mal connectées à la mystérieuse machine centrale du capital, dont elles étaient des excroissances détraquées, consommatrices mais improductives » (CS, 164).

Peut-être faut-il souligner que l'on a affaire dans Les Chauves-Souris à un récit de type classique où le narrateur est supérieur au personnage. La technique est particulièrement frappante en ce qui concerne le personnage de Biyidi. En effet, le lecteur doit accepter le portrait que le narrateur donne de ce brillant intellectuel, car nulle part dans la trame du récit, Biyidi n'exprime lui-même sa pensée et ses désirs. C'est tantôt par le narrateur, tantôt par personnage interposé que l'on a des échos de son action. Faut-il croire que le narrateur a choisi de « censurer » lui-même la verve du professeur agrégé en évitant de le livrer, tel qu'en lui-même, à la censure du public-lecteur et surtout du pouvoir ? On pourrait alors se demander dans quelle mesure l'absence, répétons-le, [PAGE 98] la censure de l'intellectuel contestataire dans ce récit ne correspond pas à une espèce d'auto-censure, consciente ou inconsciente, à laquelle Nanga s'est lui-même assujetti ?

Quoi qu'il en soit, l'ombre de Biyidi plane sur une bonne partie du roman et la rapidité avec laquelle Bilanga et ses séides le neutralisent montre à quel point sa démarche inquiète les arrivistes d'Ebozel. Biyidi ne bénéficie pas d'un contexte aussi favorable et aussi euphorique que celui des jeunes de Léa Village dans Sahel! Sanglante sécheresse. Toujours est-il que lui et Roger d'un côté et les jeunes de Léa de l'autre, sont tous engagés dans une même lutte.

Chez Bernard Nanga, l'éclipse de l'intellectuel n'est peut-être qu'une manière habile de cligner de l'œil à la paysannerie qui, elle, possède des ressources que les dirigeants soupçonnent à peine. Ce sont les paysans de Vémélé qui, de manière tout à fait inattendue, s'attaquent avec une rage non contenue au démagogue Bilanga, candidat du parti unique et représentant des institutions de la république. Le symbolisme qui lie Eborzel et Vémélé mérite d'ailleurs qu'on s'y arrête. Par rapport à Eborzel, Vémélé tient presque du Bantoustan : « Isi comanse la républike otonome et indépendante de Vémélé » (CS, 183). On pourrait aussi comparer ce petit village à une sorte de cavité utérine, le pont sur la Doua pouvant être perçu comme la porte étroite qui conduit vers le monde extérieur.

Tout comme l'utérus d'ailleurs, Vémélé est une boîte à surprises : il peut y faire très bon vivre mais il arrive aussi que le fœtus s'y étouffe. Qu'on se souvienne du calvaire de Bilanga sur la Doua où il finit par se fracturer une cheville! Il arrive également que l'utérus éjecte le fœtus de la même manière que les congénères de Bilanga lui tourment le dos – le crachent – quand ils se rendent compte que son inconduite viole les principes fondamentaux de la vie du village. Vémélé symbolise aussi l'imprévisibilité des masses paysannes. Ces dernières sont douées d'une subtilité et d'une perspicacité que les détenteurs du pouvoir, suggère l'auteur, ne peuvent évaluer précisément. La révolte des habitants de Vémélé ne s'apparente-t-elle pas à une brusque révolution utérine ? Révolution qui, au mieux, peut aboutir à [PAGE 99] la naissance d'un être sain de corps et d'esprit, au pire, à la mort du fœtus et/ou même de la mère. La révolte des paysans de Vémélé est une espèce d'avertissement, de signal d'alerte. Car il reste entendu que si le pouvoir installé à Eborzel continue de vouloir les utiliser avec la même arrogance, ils finiront sans aucun doute par s'engager dans une révolution totale.

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On se rend compte à quel point Sahel ! Sanglante sécheresse et Les Chauves-Souris se rejoignent par certains côtés et se séparent par certains autres. En tant que cadres de l'Etat, Farichian-Zan et Bilanga sont effectivement des fous chargés de responsabilités. L'un et l'autre ont un raisonnement de fauve. Farichian-Zan pense comme Bilanga qui s'adresse ainsi à Marie :

    Je ne suis pas un enfant de chœur. A mon âge, on n'a plus d'illusions ni sur soi ni sur les autres. Mais je sais désormais que si vous me laissez tomber, je ferai tout pour vous détruire avant de me détruire moi-même. J'ai besoin de vous, vous m'entendez ? J'ai besoin de vous (CS, 58).

L'un et l'autre ont l'inconcevable comportement de désemparés qui, dirait-on, se sont réveillés par hasard investis de responsabilités au sein d'une communauté dont ils ne comprennent ni les besoins fondamentaux ni les aspirations essentielles. Imbus de leur personnalité et autant assoiffés de pouvoir l'un que l'autre, Farichian-Zan et Bilanga sont des êtres de déraison, des individus qui refusent le doute et la mise en question, source d'humilité et d'ouverture vers l'autre. Farichian-Zan et Bilanga sont des fous tant il est vrai, écrit Shoshana Felman, que

    la folie est exclue par le sujet qui doute, comme bientôt sera exclu qu'il ne pense pas, et qu'il n'existe pas. Si l'homme peut toujours être fou, la pensée, comme telle, ne peut pas être folle; la pensée comme accomplissement de la raison, comme exercice [PAGE 100] de souveraineté d'un sujet capable de vérité, ne peut pas être insensée. Je pense, donc je ne suis pas fou; je ne suis pas fou, donc je suis[11].

Les jeunes révolutionnaires de Léa et les paysans de Vémélé ne sont pas moins fous mais il s'agit cette fois de la folie des desperados. Alors que Farichian-Zan et Bilanga mériteraient d'être internés tant ils sont dangereux pour la communauté, les jeunes de Léa Village et les paysans de Vémélé sont d'une folie – est-ce un paradoxe – bénéfique pour la société. Il s'agit cette fois d'une folie libératrice.

Alpha Diarra semble donner un rôle prépondérant à la classe intellectuelle alors que Bernard Nanga suggère que la révolte paysanne, de par son imprévisibilité et sa fureur, risque d'être plus efficace encore. En tout état de cause, la critique sociale et politique qui ressort des deux ouvrages révèle une Afrique où seuls les desperados pourront réussir à changer le cours de l'histoire. La nouvelle révolution africaine, pour avoir quelques chances de réussite, devra être menée par des « têtes brûlées » (SSS, 119), car elles seules peuvent mettre de côté calcul et stratégie pour engager une action violente totale et au besoin suicidaire.

Ambroise KOM

[PAGE 101]

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A propos du compte rendu de Thomas Mpoyi-Buatu : « Dictionnaire des œuvres littéraires negro-africaines de langue française» sous la direction de Ambroise Kom.
PN-P.A., no 36, nov.-déc. 1983, pp. 85-90

QUELQUES MISES AU POINT

Ambroise KOM

1. « Ce dictionnaire [ ... ] est le fruit (je souligne, A.K.) d'une des politiques de l'Agence de Coopération [ ... ] consistant à financer des entreprises comme l'élaboration (je souligne, A.K.) de ce dictionnaire. Individus ou institutions soumettent les projets que l'Agence examine pour les refuser, les modifier ou simplement les accepter » (p. 85).

Le Dictionnaire des œuvres littéraires négro-africaines... est le résultat d'une recherche financée en partie par l'Université de Sherbrooke, Québec, Canada (voir « Avant-propos », p. 8) et en partie par mes propres moyens. En cours de route, il est vrai, j'ai sollicité – sans le moindre succès – des subventions de nombre d'organismes pour achever ledit projet. Mais à aucun moment son élaboration n'a fait l'objet de quelque négociation, de quelque marchandage que ce soit avec quelque organisme que ce soit. Le Dictionnaire... est et demeure le fruit exclusif d'une politique de recherche qui fut celle de l'Université de Sherbrooke au sein de laquelle le projet fut conçu et exécuté.

Si M. Thomas Mpoyi-Buatu veut savoir à quel moment, comment et même pourquoi l'A.C.C.T. intervient dans le décor, je suis tout à fait disposé à satisfaire sa curiosité. Mais de grâce, pas d'embrouillaminis. Pas d'insinuations.

2. « Les œuvres importantes bénéficient d'articles allant [PAGE 102] de 1 000 à 2 000 mots; les œuvres mineures ou peu connues d'articles de 300 à 500 mots; les œuvres intermédiaires, catégorie moyenne des œuvres recensées, en comportent de 500 à 1 000 mots, Cette classification est un peu fantaisiste parce que faite, non d'après l'importance intrinsèque de l'ouvrage, mais d'après l'accueil critique reçu » (p. 86) (je souligne, A.K.).

Classification fantaisiste vraiment ? N'est-il pas plus juste, plus objectif en somme, de tenir compte de la réception critique plutôt que de décider de manière plutôt unilatérale, comme semble le suggérer M. Thomas Mpoyi-Buatu, de « l'importance intrinsèque » de tel ou tel ouvrage ?

3. « Batouala n'a pas été retenu ici » (p. 86).

Non, en effet. Et ce n'est pas un oubli. Qu'importe que des anthologistes ou des critiques citent Batouala comme roman africain. J'ai choisi, en toute liberté, de procéder autrement. Mais au fait, pourquoi Batouala serait-il retenu et pas Une Saison au Congo de Aimé Césaire ? Et si l'on retient Maran et/ou Césaire pourquoi pas Glissant aussi ? Pourquoi pas Roumain ? Pourquoi pas Alexis? Juminer ? Zobel ? et j'en passe!

4. M. Thomas Mpoyi-Buatu dénonce la présence des « féodalités » (p. 89) en même temps qu'il semble déplorer l'absence, de la liste des collaborateurs, de certains critiques qu'il semble affectionner particulièrement. Je signale que la liste des collaborateurs qui paraît en index correspond à moins du quart des individus initialement sollicités pour la rédaction de quelques notes en vue du Dictionnaire... M. Mpoyi-Buatu serait surpris de savoir qui figurait sur cette longue liste mais encore plus de connaître les raisons que certains correspondants ont avancées pour refuser de participer.

Bref, mon intention n'est pas de répondre au texte de M. Thomas Mpoyi-Buatu qui n'a, hélas, de compte rendu que le nom.

Ambroise KOM

[PAGE 103]

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LE CASTRISME ET L'AFRIQUE NOIRE 1959-1972
Thèse de Doctorat d'Etat présentée par Carlos Moore, Université Paris VIII

E. KALAMBAY

S'il faut résumer la thèse de Carlos Moore en un mot, on peut dire que Fidel Castro – que la plupart des progressistes présentent comme le révolutionnaire type – n'est rien d'autre qu'un de ces politiciens qui utilisent les Noirs (cubains) à des fins stratégiques.

La politique étrangère de Fidel Castro a été basée selon Carlos Moore sur « l'exportation » de la révolution en Amérique du Sud et parallèlement en Afrique, pays où les Noirs cubains sont envoyés comme chair à canon dans des régions en guerre telles que l'Angola. Mais la décision de Fidel Castro d'envoyer les Noirs cubains combattre aux côtés de leurs frères angolais en proie à une lutte très âpre contre les violations du territoire angolais par le nazisme sud-africain ne nous paraît pas scandaleuse. Par contre, nous jugeons tout à fait inacceptable que les Etats-Unis envoient les Noirs en première ligne pour aller se faire tuer au Vietnam, au Nicaragua ou plus récemment encore à la Grenade. On a pas rencontré une seule fois dans l'histoire les Etats-Unis d'Amérique venant se ranger aux côtés des opprimés, des colonisés, dans le cadre d'une lutte de libération nationale.

Malgré les invectives de Carlos Moore contre Cuba, il reconnaît que « Le danger réel qui planait sur l'Angola quand les troupes d'Afrique du Sua se mêlèrent à la [PAGE 104] guerre civile (octobre 1975) pour tenter d'imposer à Luanda ses protégés pro-occidentaux (U.N.I.T.A. de Jonas Savimbi, F.N.L.A. de Holden Roberto) a renforcé davantage la sympathie des jeunes Africains pour le régime castriste. » Et venir en aide à un pays souverain menacé ne signifie pas toujours exporter la révolution.

Il est utile de noter que pour Carlos Moore le but recherché dans la politique d'« exportation » de la révolution cubaine était double : « En Amérique du Sud, il s'agissait de contraindre la superpuissance américaine à composer avec un régime qui avait le pouvoir de déstabiliser son arrière-cour, alors qu'en Afrique l'interventionnisme castriste visait à prendre pied dans une zone d'importance stratégique primordiale pour l'U.R.S.S. Une position forte des castristes en Afrique n'aurait-elle pas pour effet de contraindre l'U.R.S.S. à se reposer sur Cuba comme « relais » de l'ensemble de sa politique envers le continent noir ?

Une telle perspective n'offrirait-elle pas au « petit Cuba » l'occasion de renverser sa position de dépendance à l'égard de la superpuissance soviétique ? C'est bien dans son aspect « prométhéen » que la politique étrangère castriste – même dans son interventionnisme le plus direct – se voit dotée d'une imagination sans limite ».

Bien évidemment, il faut préciser que l'auteur de cette thèse, Carlos Moore, est un réfugié politique en France (Cubain et Africain d'origine). Sa thèse d'Etat porte les empreintes d'une expérience personnelle et il a eu l'honnêteté de le reconnaître à la soutenance. En termes universitaires, nous dirions que la thèse d'Etat présentée par Carlos Moore manque de recul sociologique. Cuba et l'U.R.S.S. ne sont pas les seuls champions, en matière d'intervention ou d'« interventionnisme » pour paraphraser Carlos Moore, car nul n'ignore que les Etats-Unis d'Amérique font pire. L'administration Reagan considère l'Afrique du Sud comme son alliée, ce qui hélas!!! encourage cette dernière dans sa politique agressive et raciste. Forte d'un allié puissant, l'Afrique du Sud ne se gêne plus pour intensifier ses agressions sauvages contre l'Angola, le Mozambique et le Zimbabwe. Quant à l'évolution de la Namibie vers son indépendance, ce processus reste bloqué du fait de la complicité de l'administration [PAGE 105] Reagan, interventionniste et tout aussi agressive, et de l'Afrique du Sud.

Le dernier exemple en date est, je le rappelle, celui de la Grenade, cette île de l'Amérique Centrale, et cette intervention a d'ailleurs suscité l'indignation internationale. Dommage que Carlos Moore ne s'embarrasse pas beaucoup de nuances. Mais après tout c'est de bonne guerre de la part d'un opposant au régime cubain.

« La Havane, dit-il, a toujours su défier la "logique", improviser, s'éloigner des sentiers battus, pour s'aménager une position avantageuse sur l'échiquier international, seul gage de sécurité nationale. Et, dans cette démarche, l'appel aux "liens du sang" unissant Cuba et le continent africain, la dénonciation cinglante du "racisme yankee" ou la proposition de faire adhérer Cuba à l'Organisation de l'Unité Africaine (O.U.A.), par exemple, ont été autant de positions relevant d'une politique étrangère originale et singulièrement autonome. » C'est, semble-t-il, dans cette logique de géo-politique qu'il faut inclure le voyage de Che Guevara au Congo pour aider les maquisards congolais dans leur lutte contre les forces réactionnaires.

Che Guevara : Pas d'espoir en Afrique

Carlos Moore rapporte que Che Guevara qui s'était rendu au Congo (Zaïre) pendant la période d'agitation politique et de rébellion, constata amèrement que l'élément humain n'était pas prêt; la révolution africaine devait être selon Che Guevara préparée dès le berceau : de jeunes Africains seraient envoyés à Cuba pour y grandir dans un cadre détribalisé et entourés d'une culture marxiste. Il a rédigé un ouvrage sur son expérience auprès des maquisards congolais, ouvrage qui n'a jamais été publié par les autorités cubaines. Che Guevara devait confier à un certain Bustos que son expérience au Congo s'était avérée négative puisque l'élément humain n'était pas à la hauteur : aucune volonté de combat, des leaders corrompus, bref rien à en tirer. Mais, précise Carlos Moore, l'agent des services secrets cubains, Juan Vivès – qui fut l'un des rares Blancs à avoir accompagné Che Guevara au Congo – devait résumer l'échec autrement : [PAGE 106] « La présence du Che en Afrique ( ... ) était une erreur. Les Blancs n'étaient pas acceptés par la population et il y avait une certaine réserve de la part des dirigeants africains en ce qui concernait notre rôle. » L'échec de la révolution au Congo a abouti à la victoire de la contre-révolution.

Le coup d'Etat militaire de Mobutu

Mais si la présence du Che n'a pas influé d'une manière positive sur les événements, faute d'éléments humains valables, elle a par contre contribué à précipiter le coup d'Etat militaire du colonel Mobutu.

Il est tout à fait vraisemblable, note Carlos Moore, que « la découverte de la présence de Che Guevara par la C.I.A. ait motivé le coup d'Etat du colonel Mobutu », mettant ainsi un terme à toute velléité révolutionnaire.

Nous pensons que Che Guevara n'avait pas tout à fait tort, certes son jugement à l'égard des Noirs était sévère, voire excessif; en fait, il a été reçu par les contradictions dans lesquelles étaient empêtrés ceux-là même qui avaient pour mission historique de modifier radicalement le cours de l'histoire. Et malheureusement jusqu'à nos jours la situation n'a pas évolué dans ce qu'il est convenu d'appeler l'opposition zaïroise; l'esprit de lucre, l'habitude de calomnier et de trahir, bref l'irresponsabilité, toutes ces attitudes retardent une véritable prise de conscience.

Guevara : « L'histoire africaine n'existe pas ! »

Un autre problème soulevé par Carlos Moore dans sa thèse, est celui de l'identité culturelle des Afro-Cubains. « Parmi les six cents étrangers invités en 1963 à assister au vingtième anniversaire de l'attaque de la Moncada[12], se trouvait un contingent de soixante étudiants américains dont onze étaient des Noirs par trop curieux. Ceux-ci ne cessaient, en effet, de poser des questions embarrassantes [PAGE 107] lors des visites guidées qu'on leur fit faire dans les universités, lycées et établissements primaires. ... Combien y avait-il d'étudiants noirs inscrits dans les diverses universités cubaines ?... Quel était le pourcentage de Noirs dans le corps professoral ?... Pourquoi n'était-il fait aucune mention dans les cours de l'histoire particulière des Noirs de Cuba ?... Quelle aurait été la contribution spécifique des Noirs à l'émancipation économique, politique et culturelle de l'île ?... Pourquoi les programmes scolaires, depuis le primaire jusqu'au niveau universitaire, étaient-ils aussi manifestement eurocentriques ?... Pourquoi n'enseignait-on pas l'histoire des cultures et de la civilisation africaines dans les nouvelles écoles cubaines ?... Pourquoi sur les milliers de titres publiés chaque année par l'industrie cubaine du livre, n'y en avait-il que trois qui traitaient de sujets intéressant directement les Noirs cubains ?... Pourquoi... ? Pourquoi... ? Pourquoi...? » Carlos Moore souligne que l'un des plus curieux des onze étudiants noirs périt de noyade accidentelle, semble-t-il. Il fut retrouvé mort, une nuit, dans la piscine de l'hôtel où logeait le groupe durant une visite dans la province d'Oriente. Un autre, Leslie Alexandre Lacy, universitaire et romancier de renom, devait s'en aller au Ghana participer et vivre l'expérience « nkrumahiste ». A ces questions, note Carlos Moore, les Americanos noirs ne reçurent que des réponses évasives. Il était évident, dit-il, qu'ils plongeaient leurs hôtes cubains dans l'embarras. L'intervention de Robert Williams - qui tenta de les rassurer sur les bonnes intentions ethniques du régime révolutionnaire – ne réussit pas à dissiper leur inquiétude. Aussi, allaient-ils profiter de leur première – et dernière – rencontre avec le « numéro deux » du régime pour chercher directement au sommet les réponses à leurs interrogations.

Erneste Che Guevara reçut le groupe d'étudiants américains dans une salle de réunion de son ministère de l'Industrie. Dans une ambiance détendue au départ, le Che « dévida » devant eux une liste impressionnante de réalisations accomplies par la Révolution en cinq ans, et ce, dans tous les secteurs. L'atmosphère changea, cependant, lorsque les Americanos noirs commencèrent à poser à Che Guevara essentiellement les mêmes questions auparavant restées sans réponses. Guevara n'apprécia pas [PAGE 108] non plus ces « impertinents » qui, pour lui, relevaient de la « provocation ». Sa réponse, caustique et sans appel, fit tourner le débat. « Que voulez-vous dire par l'histoire africaine ? demanda-t-il, indigné. L'histoire africaine n'existe pas! Les Cubains noirs n'ont pas plus de raisons d'étudier l'histoire de l'Afrique que mes propres enfants l'histoire de l'Argentine... Ce que les Noirs de Cuba ont besoin d'étudier, c'est le marxisme léninisme et non pas l'histoire africaine... » Carlos Moore précise que la réplique de Che Guevara avait au moins le mérite d'être conséquente. Mais le compte rendu que la presse cubaine fit le lendemain de la rencontre de Che avec le groupe d'étudiants américains, la passa sous silence et Carlos Moore ajoute qu'une chose au moins était désormais claire pour ces étudiants noirs : l'absence criante d'une littérature et d'informations intéressant spécifiquement les Afro-Cubains était due à la volonté officielle! Cet « oubli » de l'identité caractéristique des Noirs de Cuba en tant que communauté ethnique et culturelle distincte, n'était pas accidentel. Il reflétait plutôt la mise en œuvre d'une politique gouvernementale bien pensée, bien définie, et appliquée avec une implacable rigueur. Moins de deux ans après sa déclaration sur la « non-existence » d'une histoire spécifiquement africaine, au retour de sa première tournée en Afrique noire, Che Guevara reconnut cependant qu'il avait été victime jusqu'alors de la plus grande ignorance des réalités historiques et sociales de ce continent (cf. « Problemas des estudio de la historia de Africa », Etnologia y Folklore, no 7, janv.-juin 1969, p. 28). Certes nos frères cubains (Noirs) sont légitimement fondés à revendiquer leur identité culturelle, leur être, leur spécificité culturelle. Il s'agit là d'un juste combat lorsqu'il est mené avec beaucoup de discernement et sans démagogie, c'est-à-dire sans arrière-pensée anticommuniste.

Cette tendance à la marginalisation du monde noir remonte à Hegel et même à Marx et n'a pas épargné le milieu marxiste comme le rappelle Amady Aly Dieng. Une longue tradition dans le mouvement communiste qui tend à privilégier le développement des forces productives est inaugurée par Bernstein et Kaustky. Cette tendance débouche sur la surestimation des conditions objectives, l'économisme, le déterminisme mécaniste et la [PAGE 109] passivité des masses. La sous-estimation du « moment subjectif », c'est-à-dire l'initiative historique des masses aboutit à ne pas croire à l'efficacité de la lutte des peuples coloniaux : « Au début du XXe siècle de Bernstein à Kaustky, l'on considérait que les peuples coloniaux, du fait que chez eux, les rapports de production n'étaient pas suffisamment développés, ne pouvaient pas devenir des sujets actifs de l'histoire et qu'ils ne pouvaient être sauvés que par le prolétariat européen »[13]. Mais cette tendance prend des accents plus explicites chez Hegel qui refuse aux peuples non européens et surtout au peuple noir d'accéder à l'histoire et à la philosophie. Il écrit que « Dans son unité indifférenciée et concentrée, l'Afrique n'en est pas encore arrivée à la distinction entre lui, individu singulier, et son universalité essentielle; d'où il suit que la connaissance d'un être absolu qui serait autre que le moi et supérieur à lui, manque absolument. L'homme, en Afrique, c'est l'homme dans son immédiateté. L'homme en tant qu'homme s'oppose à la nature et c'est ainsi qu'il devient homme. Mais, en tant qu'il se distingue seulement de la nature, il n'en est qu'au premier stade, et est dominé par les passions. C'est un homme à l'état brut. Pour tout le temps pendant lequel il nous est donné d'observer l'homme africain, nous le voyons dans l'état de sauvagerie et de barbarie, et aujourd'hui encore il est resté tel. Le nègre représente l'homme naturel dans toute sa barbarie et son absence de discipline »[14]. Nous savons que ces allégations ne reposent sur aucune base scientifique sérieuse, même si certains marxistes les ont reprises à leur compte. Che Guevara a eu quand même le grand mérite d'avoir reconnu après son séjour en Afrique noire, qu'il avait été victime jusqu'alors de la plus grande ignorance des réalités historiques et sociales de l'Afrique, ce que souligne d'ailleurs Carlos Moore. Mais ce dernier oublie peut-être de noter que la révolution cubaine de 1959 a été une véritable libération pour les Noirs cubains qui vivaient sous le régime esclavagiste de Batista. [PAGE 110] Il oublie aussi que Cuba est le pays le plus culturellement développé de l'Amérique latine.

A l'inverse des Etats-Unis et des autres pays dits démocratiques, Cuba ne connaît pas le chômage. Aux États-Unis, la majorité des chômeurs sont des Noirs, étrange démocratie. Quant au problème de l'identité culturelle posé à juste titre par Carlos Moore, il faut situer les choses dans leur juste proportion. La révolution cubaine n'a pas amené la masse prolétarienne au pouvoir, mais une classe de révolutionnaires « petits-bourgeois » qui ont confisqué le pouvoir à leur profit, et ce, sans pour autant remettre en cause les acquis de la révolution, c'est-à-dire le droit au travail pour tous, la fin de l'esclavage, etc.

A Cuba, la majorité de la classe qui compose le prolétariat est celle des Noirs, par conséquent nonobstant certains avantages qu'il ne faut pas perdre de vue au risque de tomber dans la démagogie, le prolétariat cubain est encore exploité sur le plan économique et par conséquent sur le plan culturel. Dans un pays traversé encore par la lutte de classes, l'expression de l'identité culturelle est une question de rapports de forces.

En conclusion

Pour conclure, nous dirons que l'absence de Jean Ziegler, qui figurait au nombre des membres du jury, ne nous a pas beaucoup surpris. Senghor, l'académicien, qui était invité à assister à cette soutenance, s'est excusé. Notons enfin que Carlos Moore a obtenu à l'issue de la soutenance de sa thèse la mention très honorable et qu'il a reçu les félicitations du jury. Il est maintenant parti pour les Etats-Unis où il a été engagé comme professeur à Harvard. Nous lui souhaitons une bonne réussite dans sa carrière.

Une chose est sûre aujourd'hui, les partisans de Reagan trouveront dans cette thèse matière à alimenter leur anticommunisme viscéral, sans oublier que la condition de nos frères Noirs aux Etats-Unis et sous l'administration Reagan, est tout aussi déplorable.

Espérons que Carlos Moore nous présentera un jour une étude sur les Etats-Unis où 45 % des Noirs vivent dans la misère totale.

E. KALAMBAY


[1] Editions Hots, 1982.

[2] Cf. A.S. Gérard. Four African Litterature : Xhosa, Sotho, Zulu, Amharic , Berkeley, 1971.
Thomas L. Kane, « Ethiopian Litterature in Amharic », Wiesbaden, 1975.

[3] Cf. Gérard, op. cit.

[4] Hatier, « Monde Noir ». Poche, 1983.

[5] Collection « L'imaginaire », 1981, Préface de J.M.G. Le Clézio.

[6] Mande-Alpha Diarra, Sahel! Sanglante sécheresse, Paris, Présence Africaine, 1981. Toutes mes citations renverront à cette édition. Je l'indiquerai entre parenthèses par SSS.

[7] Bernard Nanga, Les Chauves-Souris, Paris, Présence Africaine, 1980. Toutes mes citations renverront à cette édition. Je l'indiquerai entre parenthèses par CS.

[8] On ne saurait utiliser sans une certaine circonspection le terme folie dans une recherche portant sur la littérature africaine. En effet, on connaît l'image que l'Occident « civilisé » se plaît parfois à donner du continent noir. La popularité des Bokassa, Idi Amin et autres fous du genre ne s'explique-t-elle pas en partie parce que ces sanguinaires sont perçus ailleurs comme des épiphénomènes ? Pour certains observateurs, l'Afrique est jalonnée d'Etats sauvages à la tête desquels se trouvent des fous en liberté. Il ne s'agit évidemment pas pour moi de cautionner pareille vision du continent, mais plutôt de m'interroger sur les conditions sociales et historiques qui engendrent des « fous », c'est-à-dire des individus qui se situent apparemment en dehors de la possibilité de pensée.

[9] Lire à ce propos : Yves Michaud, Violence et politique, Paris, Gallimard, 1978.

[10] Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 538.

[11] Shoshana Felman, La Folie et la chose littéraire, Paris, Seuil, 1978. pp. 40-41.

[12] Moncada est une caserne située dans le Nord de Cuba. Après cette attaque, Fidel et ses hommes se sont emparés des armes qu'ils utilisèrent contre le régime de Batista.

[13] Voir à ce sujet Amady Aly Dieng, Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l'Afrique noire, Edition Sankoré, Dakar, Sénégal, 1978.

[14] Hegel, La raison dans l'histoire, Coll. 10/18, Paris, 1974, pp. 250-251.