© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 65-78



DON QUICHOTTE REECRIT
ou
La discorde du monde (dans quelques romans de langue française)

Christiane ACHOUR et Zineb Ali BENALI

« La conception carnavalesque du monde
possède un extraordinaire pouvoir régénérant
et transfigurant, une vitalité inépuisable. »
Bakhtine.


Toute lecture est aventure mais aussi promenade balisée puisque dans le texte se reconnaissent des éléments, des motifs, des arguments de textes antérieurs, le transfert faisant surgir un sens nouveau. Ce plaisir de lire provient, pour une grande part, de ce va-et-vient, chaque fois neuf, chaque fois inédit, du familier à l'inconnu.

Le texte se tisse entre « des mots chargés de sens et d'histoire », à partir d'énoncés pris ailleurs et gardant les traces du texte-source. Il se construit en équilibre – toujours calculé et enjeu de la création – entre le déjà dit et le résolument nouveau.

Dans Le Mât de Cocagne de René Depestre (1979), un énoncé éveille en réminiscences multiples un autre texte : Don Quichotte. Avant d'interroger de façon systématique cet élément de l'intertexte du roman, nous nous proposons de rappeler brièvement la résurgence de ce texte-source dans d'autres romans de la littérature du Tiers-Monde. [PAGE 66]

1. LA REACTUALISATION DE DON QUICHOTTE DANS QUELQUES ROMANS[1]

On sait que le personnage de Don Quichotte a échappé à l'œuvre qui l'a fait naître; il renvoie à une œuvre précise mais aussi à une idée, symbole d'un certain idéal, symbole de ceux qui se battent « contre les moulins à vent ».

Dans les romans étudiés, la « citation » est plus ou moins explicite, plus ou moins retravaillée, plus ou moins intégrée au nouveau texte.

Ainsi, dans Le Fils du Pauvre (1954, p. 15) de Mouloud Feraoun, nous trouvons une citation que nous nommerons citation au premier degré :

    « Nous avons encore de nombreux poèmes qui chantent des héros communs. Des héros aussi rusés qu'Ulysse, aussi fiers que Tartarin, aussi maigres que Don Quichotte. »

Simple comparaison, clin d'œil culturel au lecteur par la référence destinée à valoriser la culture kabyle.

Dans Le Sommeil du Juste (1955), la citation de Don Quichotte est plus ample et plus élaborée et participe à un des axes sémantiques d'un personnage important du roman : elle permet de camper Raveh antithèse de Toudert, le collaborateur. Le parallèle est d'abord suggéré puis affirmé :

    « Sur ce chevalier d'un autre âge, sorti du tombeau cuirassé et raide, l'épée au poing, les arguments de Toudert n'avaient pas prise. Pour une vieille inimitié probablement sans objet, le père, autre pourfendeur de moulins à vent, n'avait pas adressé la parole à l'amin une seule fois depuis trente ans. »

La comparaison symbolique sera reprise dans la suite du texte (pp. 93, 94, 103). [PAGE 67]

Mais on ne peut parler de citation au second degré, ou si l'on préfère de véritable travail intertextuel que dans le roman d'Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances où l'image de Don Quichotte surgit sans cesse derrière le personnage de Fama sans que le narrateur ait besoin de le nommer.

Comme l'écrit A. Compagnon « La citation instaure une relation entre deux textes » cette relation de répétition engage le sujet de l'énonciation car il n'y a jamais simple répétition mais mise en relation de deux systèmes, chacun composé d'un texte et d'un sujet « chacun des systèmes S1 et S2 constitue une entité sémiotique originale ( ... ) (d'où) un principe de non-redondance entre systèmes, d'inconvertibilité entre deux textes » (1979, pp. 56-57)[2]. Il nous faut donc examiner à chaque fois la relation :

S1 (A1/T1) / S2 (A2/T2)
ou
Système 1 (Sujet 1/Texte 1) / Système 2 (Sujet 2/Texte 2).

Ce même critique souligne que : « deux textes, à admettre que leurs énoncés soient identiques, ne demeureraient pas moins dans une irréductible différence qui ne tiendrait plus qu'à l'énonciation » (p. 57). C'est-à-dire qu'un énoncé pris dans une nouvelle combinaison discursive ne peut être pris comme simple reproduction.

C'est précisément ce qui se produit dans le roman de Kourouma. Il met en scène un prince de tribu qui ne peut plus s'intégrer dans les nouvelles structures des indépendances. « Aux soleils des indépendances », la chefferie traditionnelle est déphasée, Fama en est le symbole comme Don Quichotte était le symbole de la chevalerie dépassée. Réduit à la gueuserie sans vouloir se l'avouer, se contentant de dérisoires témoignages de vassalité, acceptant d'être trompé par ses femmes et s'évadant dans un monde qui n'existe plus et pour lequel il désire la mort-délivrance, chemin, voie qui mène au paradis perdu[3]. Son « ami » Bakary essaie, vainement, de le ramener à [PAGE 68] un peu de réalisme lorsqu'il l'attend à la porte de la prison : « la chefferie est morte. Togobala est fini, c'est un village en ruine ( ... ). Adapte-toi! Accepte le monde! » (pp. 189-190). Mais Fama a fait son choix et il est plus que jamais déterminé à vivre dans le monde du passé. Mourir est la condition du retour aux valeurs perdues.

On retrouve ainsi Don Quichotte, sans qu'il soit besoin de le nommer car c'est le mythe qui est retenu mais retravaillé en fonction du nouveau contexte dans lequel il s'insère. Comme lui, Fama nie le présent; comme lui, il s'insurge quand on ne reconnaît pas son ascendance aristocratique; comme lui enfin, il peut rêver à des chevauchées fantastiques : revenant dans le Horodougou, tout lui rappelle son enfance :

    « Dans tout il la surprenait, la suivait là-bas très loin à l'horizon sur le coursier blanc, il l'écoutait passer et repasser à travers les arbres, la sentait, la goûtait. Les exploits de ses aïeux le transportèrent » (p. 104).

Comme Don Quichotte, il recrée sans cesse un univers à la mesure de son rêve et de son sang de Prince des Doumbouya[4]. Comme lui, il témoigne de son inaptitude fondamentale à s'adapter au présent et à la réalité et à le manifester par une parole et une gestuelle qui attirent l'attention sur lui.

Ces romans, et plus précisément cette réflexion que nous proposons sur le travail de la citation ou ce que l'on appelle également le travail intertextuel montre bien qu'on ne peut lire (au sens plein du terme) une œuvre littéraire sans faire référence consciemment ou non à des archétypes qui « codent les formes d'usage » de la littérature. Par rapport à ces archétypes, l'œuvre élabore des conduites de « réalisation, de transformation ou de transgression » (Laurent Jenny, 1976, p. 257).

Du simple clin d'œil à la transformation-transposition, nous avons déjà avec ces trois romans un bel échantillonnage de ce que peut être « la seconde main ». Le roman récent de René Depestre nous a semblé encore plus productif [PAGE 69] dans cette perspective, réalisant un rapport de transgression selon un processus que nous allons clarifier.

Car si Les Soleils des Indépendances, comme Don Quichotte, est un roman analeptique car essentiellement tourné vers le passé, le paradis perdu, Le Mât de Cocagne est un roman proleptique, tendu vers un paradis à venir[5].

Comment peut-on encore « écrire » le personnage de Cervantès aujourd'hui, à partir de ce « quart monde » auquel le texte se réfère explicitement ?[6].

2. DON QUICHOTTE DANS LE MAT DE COCAGNE

2.1. Le repérage intertextuel

La première référence au texte-source n'intervient que tardivement dans le roman :

    « Postel enjamba la clôture du maigre jardin, et par une porte de derrière, il pénétra chez le cordonnier. Maître Horace était en caleçon, le torse couvert d'un vieux tricot rapiécé, le visage défait, le front d'un noir cireux, les joues creuses, l'air d'un Sancho Pança du sous-développement qui reçoit son Don Quichotte, au petit matin d'une incertaine campagne » (p. 40).

La seconde référence est inscrite dans le discours de Clovis Barbotog pour l'ouverture du tournoi : « Nous avons relevé aussitôt le défi, car notre Grand-Doctrinaire-à-vie n'est pas homme à refuser le combat singulier à visière levée, même quand l'adversaire qui le provoque est un nègre errant, un "petit chevalier à la triste figure mulâtre ", grand amateur de complots et de tafia, à qui [PAGE 70] il ne reste pour fanfaronner que le lance-pierres de l'insolence et de la perfidie » (p. 72)[7].

Outre ces références explicites qui font basculer le texte moderne dans le texte ancien, nous pouvons trouver des « agrammaticalités », c'est-à-dire des faits de langue ou d'écriture qui permettent « la perception dans le texte de la TRACE de l'intertexte » en dehors de références explicites (M. Riffaterre, 1981). Ainsi, le très beau passage, par exemple, où Henri Postel, commençant son entraînement, reprend possession de sa ville en la contemplant du haut des collines :

    « Maintenant tu vois ce que le génie de l'ONEDA a fait de ta cité, un circuit fermé d'injustices, grouillant d'abus et de prévarications, rongé de hontes et d'impôts, un petit monde clos : d'électrificateurs d'âmes. Tu as sous les yeux sa face nocturne aussi ravagée que son visage du jour. Ta nostalgie lentement se change en épée... » (p. 58);

    « agrammaticalités » encore que cette image fugitive du cheval au « cou éclairé » (p. 58), que l'habillement de Postel qui, transposé dans l'état zacharien, est aussi peu glorieux que celui de Don Quichotte (p. 71).

On peut supposer que le texte de Depestre contient non seulement la réminiscence du texte de Cervantès[8] mais la réminiscence de textes-relais qui, depuis Cervantès ont utilisé dans leur trame ce texte-source. Un exemple parmi d'autres de ces textes-relais pourrait être le célèbre poème de Nazim Hikmet,

    « Le chevalier à l'éternelle jeunesse
    Suivit, vers la cinquantaine ( ... )
    Il partit un beau matin de juillet
    Pour conquérir le beau, le vrai, le juste
    Devant lui, c'était le monde
    Avec ses géants absurdes et abjects ( ... ) » (1948). [PAGE 71]

Comment ne pas être tenté de retrouver ce chevalier derrière Henri Postel ? « L'homme marchait d'un pas ferme, la tête levée, fixant ses yeux souriants tantôt à droite, tantôt à gauche » (p. 71), nous dit-on lorsque Postel se dirige vers le mât suifé; ou, auparavant, lorsque Horace l'encourage : « Oui. Tu n'as que tes mains nues. Mais tu as conservé le cœur ferme et tendre. N'est-ce pas une force qui porte plus loin que les fusées ? » (p. 64).

Don Quichotte et ses épigones sont donc bien présents dans ce roman mais dans un mouvement de réappropriation dynamique. Le héros est dans les deux cas un héros qui va à contre-courant du monde dans lequel il est inséré. Sa dégradation socio-économique témoigne de sa contestation mais le modèle de Cervantès fonctionne autant comme aimant que comme repoussoir. Car si Henri Postel lutte, ce n'est pas tourné vers le passé mais ancré dans un présent qu'il ne nie pas même s'il en est distant intellectuellement, pour ouvrir un avenir autre que celui de la tyrannie la plus élémentaire.

Henri Postel est un homme d'action qui se mesure à des dangers bien réels et l'inscription à ses côtés d'un jeune révolutionnaire est significative : le flambeau passe d'une génération à l'autre, un certain héritage est transmis. C'est un roman du don, non un roman de la rupture.

Don Quichotte et Henri Postel sont bien les représentants d'une catégorie hors du pouvoir. Mais de l'un à l'autre, il y a toute la différence qui peut exister entre le dernier rameau d'un siècle révolu et les bourgeons d'un siècle à venir, comme le dit Elisa :

    « Tu seras un berceau joyeux pour tout ce qui naîtra de bien et de beau sur nos terres. Ta mort a suivi l'exemple de toute ta vie. Ta mort soutiendra la lumière, l'espoir et la beauté des tiens, parce que de ton vivant tu as su élargir leur droit de lutter et de rêver ( ... ). Ta mort nourrira les actions et les rêves de ton peuple comme ta vie a fécondé ma vie » (p. 175).

Cette dernière phrase nous signale également une différence fondamentale entre texte cité et texte citant : l'amour de la femme n'est pas chez Depestre une allégorie littéraire mais une force rénovante. La femme-jardin [PAGE 72] n'a plus grand-chose à voir avec la Dulcinée de Don Quichotte, sinon par la vénération que lui porte l'homme.

Mais essayons d'aller plus loin dans notre lecture pour mieux cerner le nouveau système sémiotique constitué dans ce texte.

Le célèbre couple Don Quichotte/Sancho Pança est « réveillé » à un moment précis de la narration : lorsque Henri Postel décide de s'attaquer au mât. Jusque-là le récit avait une orientation que l'on peut situer sur l'axe de l'horizontalité : Henri Postel végète puis s'apprête à fuir, par opposition à l'axe de la verticalité symbolisé par le mât érigé.

2.2. Articulation horizontalité/ verticalité

Le récit commence par une phrase-résumé :

    « Il était une fois un homme d'action qui était contraint par l'Etat à gérer un petit commerce à l'entrée nord d'une ville des tropiques » (p. 11).

Le récit est ainsi programmé : l'homme d'action forcé à un état va-t-il agir ou mourir ?

La première « dézombification » projetée (la fuite) n'est qu'un faux démarrage du récit. C'est en se rendant à la boutique de Moutamad, « le Schéhérazade » que le héros aperçoit le mât :

    « Il vit un attroupement devant La Tribune, sur la pelouse où ont lieu d'habitude les revues militaires ( ... ) Il reconnut, allongé sur le gazon, un immense tronc d'arbre. C'était un futur mât de cocagne. Ça faisait des années qu'il n'avait pas assisté à un tournoi de ce genre. Autrefois, le mât de cocagne était, avec le carnaval, la fête qui attirait le plus de monde. A quoi pouvait répondre un tel spectacle en temps d'électrification des âmes ? La population avait perdu le goût de la liesse collective. Même le carnaval, si bien ancré dans les mœurs, n'avait plus son éclat de jadis. Le mardi-gras était permanent : tous ses masques étaient à l'effigie du Grand Electrificateur... » [PAGE 73]

Le passage de Henri Postel sur la place publique est un véritable passage (ou plus exactement retour) à l'action collective. Le mât de cocagne fonctionne comme échangeur entre deux mondes antithétiques :

– celui du carnaval et de la fête, organisés autrefois par la population qui choisissait les masques. C'est celui du mât mais aussi du pays de cocagne où tout est possible, permis;

vs celui de sa parodie :

cet aujourd'hui où le mardi-gras est dénaturé, où le masque est figé en grimace permanente[9]. C'est la subversion du carnavalesque : autrefois la population régnait sur le carnaval, aujourd'hui le Grand Electrificateur en est le Roi. Et le rire est devenu rictus de terreur et de souffrance ;

– celui de la vie vers celui de la mort : le mât est encore échangeur entre l'arbre vert et la forêt vivante qu'il rappelle et l'électricité froide dont il est le poteau.

Donc, arrivé au « Schéhérazade », avec le projet de tuer Moutamad, de l'abattre, Postel change de « jeu »; il se dézombifie d'une autre façon. La partie de bras de fer qui le lie un instant à son adversaire dresse entre eux un mât symbolique. D'autres indices signifiants peuvent être relevés :

– le nom du magasin de Moutamad : Schéhérazade est la femme qui a osé braver la mort plutôt que de l'attendre passivement; lutte contre la mort, lutte contre le temps par la force du verbe, le seul mode d'action qui lui était laissé. Un triangle s'esquisse liant Schéhérazade, Elisa, Henri, ceux qui par amour de la vie et de leurs semblables, bravent la mort en utilisant des moyens de lutte qui semblent dérisoires et se révèlent efficaces;

– l'opposition mer/mât. Au plan symbolique, la mer [PAGE 74] renvoie à un état primordial de tranquille inaction. Tandis que l'arbre figure l'homme mûri en harmonie avec lui-même. Cette opposition peut signifier le dilemme qu'Henri doit trancher : fuir (et ce faisant refuser la lutte) ou se hausser (et rester ici dans l'arène) et entraîner l'adversaire dans un autre jeu, le faire passer du sérieux au carnavalesque;

– l'association mât/croix : le mât auquel on grimpe s'oppose à la croix à laquelle on est attaché. Au vertical assumé et agi par Postel s'oppose l'horizontal (combiné avec le vertical) subi comme un état. Le héros n'a rien d'un Christ et c'est lui qui inflige au portrait (masque!) « de Zacharie (les) outrages du Calvaire » (p. 37). Ce refus du martyr généreux se retrouve dans la façon dont Henri Postel a « vécu » le mât : tout en haut, on a installé une croix gammée, mais l'ex-sénateur se saisit de l'arme, elle aussi suspendue et tire sur les tyrans.

Nous avons ici un autre « réveil » du mythe de Don Quichotte, non le doux rêveur, perdu pour le monde ici-bas mais l'homme d'un idéal, donnant à voir un monde différent.

La traversée de la place a permis à Henri Postel de prendre conscience (« chemin de Damas », p. 37) de son véritable projet. Il refuse alors l'horizontalité qui mène à l'exil par la fuite et la démission. Et Horace Vermont (dont le nom – vert mont – programme dans le texte la montagne couverte d'arbres, lieu du possible recommencement et lieu d'origine du mât) qui avait, sans pouvoir l'expliquer, confiance en lui, le lui dit : « Je savais que tu n'allais pas te débiner comme ça » (p. 17). Son programme se précise alors : il faut « ouvrir les yeux de ses compatriotes » (p. 34). « Ce mât est le seul chemin qui reste devant lui » (p. 34).

2.3. L'axe de la verticalité : le carnavalesque

Postel va devenir maître du jeu, grand ordonnateur du carnaval s'opposant ainsi au grand électrificateur : le rire qu'il lance du haut du mât marque la prééminence du vertical (sa vision à lui) sur l'horizontal, le rampant. Son ascension est une exhumation de l'âme enfouie, une purification dans la lumière et dans la vérité. Ce faisant, elle rétablit le lien avec les forces fondamentales, les [PAGE 75] forces du dessous, celles de la nuit et de la forêt (de la résistance clandestine aussi). « Il pousse comme un arbre »; « un nègre-palmier », commentent les spectateurs lors de ses tentatives. Papa Loko, invoqué par Sor Lisa, malgré l'incrédulité amusée de Postel, est associé à cette victoire puisqu'aux yeux du peuple il s'oppose triomphalement au Baron-Samedi, symbole des forces du mal.

Nous avons déjà vu que la place fonctionnait comme échangeur entre horizontalité et verticalité. Elle va encore avoir ce rôle pour toute la durée de l'épreuve. La notion de chronotope[10] nous semble susceptible de rendre compte des caractéristiques de cette lutte. (L'épreuve constitue l'objet d'un récit quasi-autonome à l'intérieur du récit global, un récit qui a son organisation propre, qui est annoncé par la relation des événements qui préparent « l'opération mât suifé », et qui, en tant que tel, s'achève avec l'épreuve. La fin du livre donne des indications sur la genèse du récit et complète « le sens » du geste de Postel.) La vie et les activités de la ville et du pays, dirigeants compris, vont être déterminées par la place et les quelques heures de l'épreuve

– 21 octobre : le tournoi commence (p. 65) par l'entrée en lice de H. Postel sur la place des Héros, vers 4 heures (pp. 70-71). La ville est alors agglutinée en « masse compacte autour du mât de cocagne » (p. 71). Elle attend « l'entrée en scène de Postel » (p. 80).

La journée se termine par la fin de la première partie de l'épreuve; et tous les faits et gestes, toutes les fantasmagories de Barbotog et de ses acolytes d'une part et les cérémonies de l'équipe H. Postel d'autre part n'auront de sens qu'en fonction du combat et de la place.

– La seconde journée du mât, malgré des incidents [PAGE 76] nouveaux, ressemble à la précédente. Elle se termine par « le coup de fusil qu'un franc-tireur posté sur le toit de La Tribune tira contre l'éclat de rire de Henri Postel » (p. 168).

Ainsi, c'est donc en fonction du mât, érigé sur la place et rassemblant tous les hommes une partie de la journée, que le récit s'organise, que les protagonistes agissent.

Comment se déroule la lutte ? Henri Postel est désigné par ses ennemis comme émule, ou réincarnation de la figure donquichottesque. Il est le « mulâtre errant » (p. 94); lui-même se situant dans le discours dominant, par une subversion ironique, se définit comme un « zombie-grimpeur » (p. 48) et Maître Horace lui déclare : « Ma vieille carcasse sera une échasse pour ta montée » (p. 53). Le mât de cocagne acquiert ainsi une dimension nouvelle : celle de l'ironie, celle du rire grimaçant : dès son inscription, Henri Postel est taxé par ses ennemis de « principale attraction » (p. 48) de ces journées.

Le texte va ainsi multiplier les allusions au théâtre. La ville a un « décor d'opéra colonial » (p. 156). C'est la grande farce avec des représentations intercalées : d'abord l'opération d'expédition du sénateur par un concurrent; puis le récit du déplacement fantastique du mât.

Mais serait-ce vraiment et seulement la grande farce ? Henri Postel, maître du jeu, change (ou plus exactement complète et précise, semant ainsi l'affolement chez ses adversaires) le sens de son action : son entreprise est sérieuse : « je suis un homme-en-travail » (p. 53), déclare-t-il. Il ne perd pas de vue son objectif même lorsqu'il est pris dans les préparatifs de la compétition, il ne veut pas, lui aussi, « gaspiller l'imagination » (p. 126).

Le jeu ne pourra être que le sien et non celui du pouvoir. Lors de l'invocation du Baron-Samedi, il prend l'initiative du retour au tournoi : « J'exige qu'on dise clairement s'il s'agit d'une compétition sportive ou d'une cérémonie consacrée à Baron-Samedi » (p. 95). Il confisque ainsi à ses ennemis la maîtrise des opérations et inverse le grotesque en désacralisant la cérémonie de sa propre « expédition » en guignolerie. Le Baron-Samedi n'est plus une force effrayante mais le complice du pouvoir puisque Barbotog négocie avec lui, est son vieux frère et, par l'interruption de Henri Postel, se transforme en bateleur de foire. Le narrateur décrit avec une précision démystifiante [PAGE 77] ses « traits irascibles (de) cacique de la mort (qui) changèrent en ceux d'un vieillard finaud et réjoui » (p. 95). Le spectacle n'est plus donné par Henri Postel, mais par ceux qui le regardaient : le jeu est bien confisqué à ceux qui voulaient en être les meneurs.

Ainsi cohabitent et s'opposent donquichottisme burlesque et donquichottisme digne; les figures antithétiques de Don Quichotte, le visionnaire et le guignol font éclater le monde en place au profit de l'espoir en dénonçant la grimace du pouvoir.

Nous voyons ainsi comment, à partir de la figure double et antithétique de Don Quichotte, le carnavalesque envahit ce monde. Et cela à partir du travail d'un homme, symbole et point de départ d'un autre possible, d'un possible inédit dans le monde de Zacharie et de ses acolytes.

Ce « chevalier à l'éternelle jeunesse » parti conquérir « le beau, le vrai, le juste » aura ébranlé toutes les certitudes et réveillé les hommes : « L'exploit de Henri Postel et le bain de sang qui le suivit eurent des échos dans le monde entier. Pendant trois jours le Grand Pays Zacharien cessa d'être la moitié de l'île la plus à l'écart des combats qui se livrent sur la terre » (p. 168).

L'opération « mât suifé » est terminée; commence alors l'« opération Postel » (p. 173) : la lutte armée, redynamisée par ce geste que Zacharie et les siens voulaient dérisoire et qui leur a renvoyé leur propre image guignolesque, va prolonger, dans l'action directe et collective et non plus symbolique et individuelle, l'entreprise de Henri Postel. Mais ceci serait une autre histoire...

La figure de Don Quichotte, comme le carnavalesque en général, par le travail de la dérision, semblent constituer ainsi le moyen privilégié, sinon le seul, de témoigner d'une situation bloquée.

*
*  *

Il faut bien constater tout d'abord que la reconnaissance de la citation et que l'appréciation du jeu intertextuel sont éminemment culturelles. Si elles décuplent le plaisir de lire, elles désignent une consommation non égalitaire de l'écrit. [PAGE 78]

Ce qui nous intéresse ici c'est le « détournement culturel » et la « réactivation du sens » qu'entraîne l'intertextualité et que nous avons pu démontrer. Il est remarquable aussi que « l'usage intertextuel des discours » soit si fréquent dans les littératures du Tiers-Monde, venant ici conforter l'affirmation de Laurent Jenny : « Cela en fait l'instrument de parole privilégié des époques d'effritement et de renaissance culturels » (1976, pp. 279-280). Remarquable mais non étonnant puisque ces textes sont une des expressions artistiques de sociétés en pleine mutation ayant à intégrer dans la cohérence fictive, cette coexistence problématique de langues et de cultures et puisant ici son modèle dans une des œuvres de mutation les plus universellement appréciées.

BIBLIOGRAPHIE

C. Achour, Langue française et colonialisme en Algérie – De l'abécédaire à la production littéraire, Paris III, janvier 1982, 2 tomes.

René Depestre, Le Mât de Cocagne, Gallimard, 1979.

Mouloud Feraoun, Le Fils du Pauvre, Le Seuil, 1954, réédition.

Mouloud Mammeri, Le Sommeil du Juste, Plon, 1955.

Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, Le Seuil, 1970.

Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Le Seuil, 1979.

Laurent Jenny, « La stratégie de la forme », Poétique, 27, 1976, p. 257.

Michael Riffaterre, « L'intertexte inconnu », Littérature, no 41, février 1981.

Christiane ACHOUR et Zineb Ali BENALI
Division de français Institut des Langues étrangères
Université d'Alger


[1] Nous reprenons ici sous forme condensée, des analyses proposées dans la thèse de C. Achour, Langue française et colonialisme en Algérie, tome II, pp. 454 et sq.

[2] La notion de principe de non-redondance est reprise à Benveniste.

[3] La gueuserie, première séquence, celle de l'enterrement (p. 9). La vassalité, enterrement du cousin Lacina (pp. 113-114). La fin du roman. Trois séquences sous le signe de la mort.

[4] Id., pp. 110-113. Le regard de Fama transfigure le réel. Cf. ce passage où Fama contemple son « royaume ».

[5] Prolepse, analepse, cf. G. Genette.

[6] Le Mât de Cocagne, p. 35 : « Ces emmerdements de quart monde te regardent » déclare le marin David à Postel qui refuse de fuir.

[7] Ce qualifiant du pouvoir sera repris dans l'article de l'envoyé spécial d'un quotidien de Paris, p. 83.

[8] La familiarité de Depestre avec la culture hispanique explique aussi cet emprunt.

[9] Il est à noter que cette orientation dans les romans du Tiers-Monde devient très fréquente. On lit souvent une dénonciation de l'intolérable et de l'inadmissible par le rire grinçant et le délire comme si la démesure dans l'immonde (réel vécu) appelait la démesure dans le grotesque (fictif). Déjà dans La Danse du Roi de Med Dib. Mais plus récemment et plus fortement : Alioum Fantouré, Le cercle des Tropiques (Présence Africaine, 1972).Tiérno Monenembo, Les crapauds-brousse (Le Seuil, 1979). Sony Labou Tansi La vie et demie (Le Seuil, 1979).

[10] Définie par Bakhtine comme « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels ( ... ). Dans le chronotope de l'art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l'art, tandis que l'espace s'intensifie, s'engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l'Histoire. Les indices du temps se découvrent dans l'espace, celui-ci est perçu et mesuré d'après le temps », p. 237, Esthétique et Théorie du roman, Gallimard, 1978. Ce « complexe spatio-temporel (est la) caractéristique de chaque sous-genre romanesque ». T. Todorov, M. Bakhtine et le principe dialogique, p. 27, Le Seuil, 1981.