© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 14-29



QUATRE ENTRETIENS
AVEC PAULIN SOUMANOU VIEYRA (I)

Pierre HAFFNER

Nous proposons ici quatre entretiens avec Paulin Soumanou Vieyra, enregistrés entre 1978 et 1983. A notre connaissance c'est une « première » pour le cinéma négro-africain, dans la mesure où il s'agit d'un entretien unique, développé sur cinq ans, plus que d'une suite d'entretiens. Ceci démarque également notre texte de l'entreprise journalistique. Si les entretiens avec Vieyra sont relativement rares, les entretiens avec les cinéastes d'Afrique noire ne le sont pas, l'on a même bâti sur eux deux ouvrages de référence[1], mais dans la plupart des cas il s'agit, pour tel cinéaste et tel journaliste, de « faire le point », quitte à publier un jour un ensemble de ces points, comme pour ces deux ouvrages, comme l'a fait Paulin Vieyra lui-même, en partie, dans la monographie consacrée à Sembène Ousmane[2]. Pour nous, entre 1978 et 1983, il ne s'agissait pas tant de faire le point que de poursuivre une conversation qui, en 1983, s'est simplement, momentanément, interrompue.

Pourquoi cette conversation avec Paulin Vieyra, qui a plus ou moins écrit tout ce qu'il va nous confier, qui a [PAGE 15] sans doute le plus écrit sur les films africains et sur les problèmes de ce « jeune » cinéma, né avec les indépendances ? Je la justifierai d'abord par une raison sentimentale : l'amitié. Ceux qui ne font pas de l'entretien un métier – mais ceux qui s'en font un le reconnaissent également – savent que l'on ne converse pas aisément avec n'importe qui, car la conversation est un partage, une complicité, il y a en elle une sorte de phénomène de conversion de l'un à l'autre et de l'autre à l'un... La rencontre se construit certes sur des questions, souvent les plus objectives possible, mais ces questions, dans ce type de rapport, on veut les poser à telle personne et non à telle autre, peut-être aussi compétente. C'est dire qu'il ne s agit pas d'une enquête et que l'on prend le risque de la subjectivité.

La conversation devient ainsi un témoignage, et c'est sans doute ce qui nous passionne au plus haut point dans le cas de cet historien-cinéaste, qui a vu tous les fims de son continent et participé à toutes les manifestations de ses cinéastes. En tant qu'historien et chroniqueur, Paulin Vieyra témoigne moins qu'il ne relate, ses travaux critiques, ses livres sont souvent écrits dans un style impersonnel, il parle même de ses propres œuvres à la troisième personne; en tant que cinéaste il fait significativement plus œuvre de documentariste, ou d'organisateur, de directeur de production, qu'œuvre personnelle – lorsqu'il fait un film de fiction il s'inspire de contes traditionnels ou, pour son seul long métrage, En résidence surveillée, de la « politique ambiante »[3]. C'est dire qu'à tous ces niveaux, dans toutes ces pratiques, Paulin Vieyra « suspend » au maximum sa propre subjectivité, qui pourtant est naturellement toujours en « présence ». C'est cette présence que j'ai plus ou moins consciemment essayé de rétablir. Je nuance ici, il est en effet certain qu'à l'origine, lors de notre rencontre au Festival International du Film et d'Echanges Francophone[4] de Namur, en [PAGE 16] septembre 1978, je ne savais pas qu'il s'agissait du début d'une « suite », ni qu'un jour je figurerais comme journaliste dans En résidence surveillée...

Je ne présenterai pas ici d'avantage Paulin Vieyra, sa personnalité, son itinéraire d'homme et de cinéaste « traversent » nos conversations à plus d'une reprise. Je voudrais seulement insister sur le fait qu'il s'agit bien de conversations et que j'ai tenu à en « sauver » le mieux possible le ton. On pourra regretter de ne pas trouver toutes les réponses à toutes les questions, il arrive que l'un ou l'autre nous déviions du sujet, les ouvrages de mon interlocuteur apportent souvent plus d'éléments... Le but d'un tel témoignage n'est pas « toute la vérité », mais ces vérités qui se bousculent dans l'esprit à tel moment de son histoire. En ceci nous ne sommes peut-être pas très éloigné du travail de l'historien lui-même, mais d'un historien de la conscience, qui tenterait « à chaud » une sorte de radiographie de cette conscience. Je laisserai au lecteur le soin d'interpréter, de trouver d'autres témoignages ou d'autres documents, et réduirai mes propres notes à des précisions le plus souvent bornées à l'époque de l'entretien. De toute manière il est clair que l'histoire du cinéma négro-africain ne fait que commencer.

Pierre HAFFNER
Strasbourg, février 1984

LE PREMIER ENTRETIEN
à Namur (Belgique), le 17 septembre 1978

  – Au Sénégal, tu diriges le service du cinéma du ministère de l'information, peux-tu me résumer l'expérience sénégalaise de production et de distribution de films ? [PAGE 17]

  + Est-ce qu'il y a une expérience sénégalaise en vérité ? il y a eu des démarches individuelles... Au départ j'étais un peu le centre de ces productions parce que j'avais la charge du cinéma au ministère de l'Information, qui disposait pratiquement de tout ce dont pouvait disposer le Sénégal en matière de matériel de production, et c'est ainsi que, entre ce que nous faisions nous-mêmes comme réalisations concernant les actualités sénégalaises, nous pouvions aider des productions tout à fait indépendantes, celles de Sembène, de Samb... J'ai été amené à aider ces deux réalisateurs au début, ensuite leurs films ont été pris en charge soit par la Coopération[5], soit par d'autres organismes, avec la cession, pour ces films, des droits de distribution non commerciale : les réalisateurs touchaient d'avance le montant de ces droits pour pouvoir terminer les films.

  – Tu dis d'autres organismes que la Coopération ?

  + Il y avait aussi les Actualités Françaises, qui étaient intervenues en tant que partenaires des Actualités Sénégalaises. Les premiers films, Borom Sarret[6] ou Et la neige n'était plus[7], ont été réalisés ainsi, moi je continuais à faire, avec mon équipe, des magazines et des actualités pour le gouvernement, par la suite on a monté à peu près de la même manière La Noire de ... [8], puis on arrive à 1968, avec Le Mandat[9]. Sembène s'est présenté au Centre national de la Cinématographie à Paris, parce qu'à l'époque les accords de coopération qui existaient entre le Sénégal et la France faisaient des Sénégalais, et en général des Africains des anciennes colonies françaises, des citoyens privilégiés, bénéficiant pratiquement des mêmes avantages que les Français... Certains de ces accords ont été révisés en 1974, il a fallu avoir un visa de sortie du Sénégal, il y a eu des problèmes pour l'entrée des Sénégalais en [PAGE 18] France et pour l'entrée des Français au Sénégal, on demande une caution qui permet le rapatriement, donc un billet de retour... Les choses se sont durcies, du point de vue de la circulation des personnes et du point de vue de la coopération, mais en 1968 Sembène a eu une avance sur recette du Centre national de la Cinématographie et il a pu faire son film dans des conditions professionnelles.

  – La Coopération n'a été pour rien dans la réalisation du Mandat ?

  + Le principe du Centre national c'est que l'aide est accordée soit au réalisateur, soit au scénariste, soit au producteur. Lorsqu'elle l'est au réalisateur, celui-ci doit prendre un producteur français. Pour Mandabi l'aide était de 300 000 francs, 15 millions de F CFA, et c'est avec ça que le film a été fait, avec comme coproducteur le Comptoir Français du Film. Ensuite pour Sembène les choses se sont poursuivies et d'autres réalisateurs se sont tournés vers les deux sociétés de distribution, la COMACICO et la SECMA[10]. Celle-ci était la société la plus ouverte, elle a coproduit, notamment avec Johnson Traoré, deux films, Diankha-Bi[11] et Dieghe-Bi[12]. La SECMA, coproduisant ces films a fait un effort de distribution intense, permettant à Johnson d'avoir un peu d'argent et de continuer à pouvoir faire des films. A cette époque les réalisateurs africains avaient peu le souci de la qualité technique, en fait il s'agissait surtout que le projet se réalise, qu'ils aient un film à montrer sur les écrans. Quand on analyse ces films sur le plan de la technique de réalisation, sur le plan de la syntaxe, de l'écriture cinématographique, on trouve beaucoup de fautes, beaucoup d'erreurs... On a travaillé ainsi jusqu'en 1973-1974, et parallèlement à cette débrouillardise individuelle, il y avait quand même une organisation des cinéastes sénégalais qui se manifestait par une association nationale. [PAGE 19]

  – Cette association date de quelle année ?

  + Elle est née en 1966-1967, juste après le Festival Mondial des Arts Nègres.

  – Elle est née avant la Fédération Panafricaine des Cinéastes, dont elle était en quelque sorte l'embryon.

  + Oui, la FEPACI a vu le jour en 1972 à Carthage, mais en 1971 à Alger il y avait déjà un projet d'organisation bien précis. C'étaient les Sénégalais qui étaient à l'origine de cette organisation.

  – C'est un peu inattendu : est-ce parce qu'au Sénégal il y a de fortes traditions d'organisation ?

  + Assurément. Il ne faut pas oublier qu'au Sénégal, contrairement à beaucoup de pays africains, la Nation a existé avant l'Etat. Cette association a été faite par nous les anciens, disons que nous en avons pris l'initiative. Nous nous sommes dit : avant que tout le monde ne soit d'accord pour qu'il y ait une association, il faut simplement un noyau de gens qui organisent, qui mettent en place des structures d'accueil, des statuts qui existent bel et bien, et ensuite d'autres adhéreront... Cela ne s'est tout de même pas fait ainsi, parce que les jeunes étaient un petit peu manipulés par des forces néo-coloniales, ils disaient que les anciens voulaient tout s'approprier, qu'il y avait Sembène, moi, Babacar Samb et d'autres... On avait une teinture très à gauche ! Alors les forces conservatrices ont suscité une association concurrente, voici donc deux associations de cinéastes au Sénégal, mais au bout d'une année et demie, vers 1970, on a vu que ça ne pouvait pas marcher. Il y eut une réunion générale, les deux associations ont fusionné, on a conservé le sigle de l'association des anciens : Association des Cinéastes Sénégalais Associés. Là je fais un survol rapide des événements. Les films ont continué à se réaliser de façon tout à fait individuelle, personnelle, en somme du « mégotage »[13]. Etant placé au poste où j'étais, j'avais les moyens [PAGE 20] de l'administration, mais pas tant pour faire un long métrage, et j'avoue que j'aurais voulu en faire un à ce moment-là... J'occupe mon poste depuis 1960, j'aurais pu utiliser mes moyens pour faire un long métrage, c'était possible, mais de mon point de vue il s'agissait de faire un certain nombre de courts métrages, et d'aider les gens à faire des films, parce que je pensais que plus on était nombreux, mieux cela valait. En 1966 Sembène a fait un film de long métrage, La Noire de.... mais en fait ça n'était pas un film de long métrage! Sembène était parti comme ça, pour faire un film, et puis lorsque le montage fut achevé on s'est aperçu que le film avait soixante-cinq minutes, et que c'était donc le minutage d'un long métrage. Les Actualités Françaises étaient intervenues pour une coproduction, mais on ne pouvait pas enregistrer ce film comme un long métrage franco-sénégalais, parce qu'on n'avait pas du tout respecté les normes de la coproduction... Le chef-opérateur était un Français[14], mais il n'avait pas la carte professionnelle! De plus, la coproduction n'était pas inscrite au départ au Centre National, et ce Centre a ensuite demandé que l'on supprime cinq minutes du film pour en faire un court métrage. En définitive le film est enregistré au Centre National comme court métrage, il a eu le Prix Jean Vigo et est rarement projeté comme film de long métrage : les cinq minutes en couleur réalisées à Antibes disparaissent souvent. En 1973, le gouvernement, devant la pression de l'association des cinéastes, qui demandaient que quelque chose soit mis sur pied, a créé le Bureau du Cinéma, une sorte de Centre National de la Cinématographie en réduction, qui devait s'occuper de tous les problèmes du cinéma. On a placé à sa tête un cinéaste, Yves Diagne[15], aidé d'un autre cinéaste, Tidiane Aw[16], mais en fait, comme il n'y avait pas une politique cinématographique, ça a été vécu comme ça, jusqu'au moment où le gouvernement a décidé, sur l'intervention de Blaise Senghor[17], un neveu du président, [PAGE 21] d'organiser une société de production. En décembre 1973 cette société a été mise sur pied...

  – Quel était le nom exact de cette société ?

  + La Société Nationale de Cinéma. Elle a été mise sur pied et on a nommé un Président-Directeur Général, qui était le directeur de Cabinet du ministre de la Culture de l'époque. Je m'étais dit : tant mieux si c'est un grand amateur de cinéma, parce que s'il est comme Cheriaa[18] ou comme Sadoul[19], qui justement aiment le cinéma sans participer à la réalisation de films, il sera très ouvert à tous les souhaits, à tous les désirs, à toutes les suggestions des cinéastes... En fait il s'est révélé que ce n'était pas quelqu'un qui aimait particulièrement le cinéma, ni qui était un bon gestionnaire. Cette société était une société mixte, l'Etat devait participer pour 51 % et les sociétés COMACICO-SECMA, le Consortium Audiovisuel International, qui est une émanation de la Coopération française, y participaient aussi, ainsi que quatre ou cinq banques, pour 49 %. Le capital devait être de 60 millions FA, mais il y eut seulement 46 millions de libérés, et en fait, lorsqu'on calcule, on s'aperçoit que le gouvernement a été à 70-75 % : la société recevait des fonds des différentes banques avec l'aval de l'Etat. Le P.D.G. a très mal organisé sa société, il aurait dû l'organiser comme une société privée : prendre des scénarios, les lire, s'intéresser aux scénarios qui avaient une valeur culturelle ou éducative, et qui étaient aussi rentables, quitte à demander le concours de certains cinéastes... On a malheureusement commencé par faire du fonctionnarisme, on a organisé un comité de lecture de gens qui ne savaient pas toujours [PAGE 22] bien lire un découpage, et le copinage et les pressions politiques sont entrés en ligne de compte...

  – On dirait que tous les « anciens » avaient été exclus de cette affaire.

  + Pratiquement, alors là j'en reviens à une chose, tu l'arrangeras comme tu voudras. Au bout de deux ou trois mois je me suis aperçu que ce P.D.G. n'était pas à la hauteur, parce que je ne pouvais pas concevoir qu'on allait lancer cinq films de long métrage, alors qu'on n'avait pas d'équipement, qu'on n'avait pas fait une étude du marché, qu'on n'avait pas fait une espèce d'approche progressive : on aurait commencé par deux films pour donner confiance aux banques... Donc il y a eu ces cinq films, le premier a été le Bracelet de Bronze[20], dont le scénario avait été rejeté une première fois, puis réintroduit sur l'intervention d'un conseiller du président, un Français. Bon, Tidiane Aw a pu participer à la réalisation de ce film et le P.D.G. s'est aperçu qu'il lui fallait quand même une carte de visite... A ce moment-là je travaillais avec Sembène comme directeur de production et nous avions déjà rassemblé les fonds nécessaires pour faire Xala[21]. Korka Sow[22] nous a dit puisque vous faites Xala, moi je coproduis avec vous. Cela nous arrangeait d'avoir un peu plus de moyens, et voilà donc un film dont le scénario n'avait été soumis à aucune commission... c'était ce qu'il fallait faire en tant que P.D.G. pour le choix des sujets, Xala fut pratiquement le seul film qui s'est rentabilisé.

  – Quels étaient les trois autres ?

  + Il y a eu N'Diangane[23] de Johnson Traoré, un film honnête, il y a eu Baks[24] de Momar Thiam, qui était bon [PAGE 23] mais qui aboutissait à une conclusion diamétralement opposée à celle qu'il voulait atteindre, puisqu'il finit par exalter l'usage de la drogue, alors qu'il voulait la combattre ! Le film avait été interdit aux moins de quinze ans, puis aux moins de dix-huit, parce qu'on s'est aperçu que le héros était vraiment un mauvais modèle pour les jeunes... Ensuite la société a pris en marche un certain nombre de films, comme celui de Tzierno, L'option[25]. On a fait une coproduction alors qu'on n'avait pas vu les rushes! Finalement ce film est une catastrophe et je crois qu'on a dû y mettre 25 millions... La société recevait de l'argent des banques tant que l'Etat donnait son aval, elle était simplement un instrument du gouvernement, alors qu'elle ne devait pas l'être ! On lui imposait tout, on lui disait : prenez en charge ceci, prenez en charge cela !... On a donc réalisé ces cinq films, avec des courts métrages développés dans les laboratoires français, en tirage 16, et tous ces films, qui étaient des prétendues coproductions entre la Société Nationale et les réalisateurs, ont été déposés au nom de la Société Nationale, ce qui prouve que les cinéastes sénégalais ont voulu profiter de la société pour leurs propres films : ils comptabilisaient leur travail, le découpage, etc., et ils mettaient 50 %, alors que finalement ils n'avaient pas mis un sou : tout était payé par la société. De plus nous participions à la législation française, et dans ce cas la mise en participation de son travail ne pouvait jamais être totale, car dans cette législation on ne peut engager que la moitié de son salaire... Si on faisait vraiment le calcul de l'apport des gens, on arrivait tout juste à 15 %, ce qui ne pouvait pas faire une coproduction dans le sens où on l'entendait. Ainsi, déjà à cette époque-là, Korka Sow perdait totalement les pédales, et dès 1975 on sentait que c'était fini pour la société. En 1976 le bruit courut qu'on allait la réorganiser, mais finalement le Premier ministre a décidé de la dissoudre pour mauvaise gestion... On est incapable, actuellement, de montrer un bilan, les cinéastes continuent à vouloir faire du cinéma et le P.D.G. est [PAGE 24] passé de la Société Nationale aux Finances ! C'est dramatique! Quand le gouvernement a dissous la société, beaucoup de cinéastes, l'Association également, ont posé des questions : si c'est une mauvaise gestion, il faut voir pourquoi ça a mal marché; si c'est une question d'homme, il faut changer l'homme, parce que le principe semble bon... Cependant nous désirions surtout la création d'une organisation un peu comparable à l'organisation canadienne, un office national du cinéma, qui, grâce aux avances sur recettes, grâce à un pourcentage prélevé sur les entrées, permettrait de produire des films.

  – Comment fonctionnerait l'avance sur recette ?

  + L'Etat français prend X % sur chaque ticket, cet argent est versé dans une caisse; au vu des scénarios le C.N.C. se prononce et donne une partie du financement du film, si le film rapporte de l'argent la personne rembourse, s'il n'en rapporte pas, tant pis! Et en France c'est possible, parce que l'organisme qui donne les fonds c'est l'organisme qui contrôle également les rentrées de fonds, par conséquent ils savent parfaitement bien ce que ton film a fait et même si tu le vends à l'étranger, tu passes par le Centre National. Ainsi au bout de trois ans, c'est un délai raisonnable, on sait si le film a rapporté de l'argent ou non. Pour nous cela ne s'était pas fait, parce que le gouvernement avait organisé le cinéma comme une société d'économie mixte. Comme la S.N.C. était la première société de cinéma organisée au Sénégal, on lui avait accordé à la fois la production et la distribution, mais entre-temps les deux sociétés de distribution, la COMACICO et la SECMA, décidèrent de vendre leurs circuits. L'U.G.C.[26], s'était présentée et le gouvernement a réagi en disant : non, nous n'allons pas changer une société privée française pour une autre société privée française, nous allons essayer de faire une combinaison et de participer à une société de distribution d'économie mixte. Le gouvernement a pris 80 % des parts et 20 % sont allés à l'U.G.C., l'actif et le passif des anciennes sociétés ont été [PAGE 25] comptabilisés en vue d'être remboursés par la nouvelle société, qui s'appelle la S.I.D.E.C., Société d'Importation, de Distribution et d'Exploitation Cinématographique. La COMACICO et la SECMA ont constitué une autre société pour continuer à distribuer des films dans les pays qui n'ont pas encore de société nationale, la SOPACIA, qui a son siège à Dakar et passe par tout un circuit d'intermédiaires, U.G.C. et autres. Donc en 1974 est créée la Société de Distribution, et c'était tellement complexe comme organisation qu'il y avait pratiquement à chaque poste deux titulaires...

  – La COMACICO et la SECMA étaient devenues en partie la S.I.D.E.C., où avaient-elles leurs sièges auparavant ?

  + A Dakar. La COMACICO était d'abord au Maroc et est venue à Dakar en 1926, la SECMA avait des fonds de la BIAO... Ces deux sociétés, rachetées par l'Etat sénégalais et l'U.G.C., ont gardé tout leur personnel, et il se trouvait à chaque poste deux titulaires. Evidemment c'était la catastrophe, même avec la nomination d'un conseil d'administration, dont le président était Blaise Senghor et le vice-président un représentant de l'U.G.C. Au niveau de Dakar il y avait un directeur général, Yves Diagne, et son homologue français. Ça marchait très mal parce qu'aucune des décisions ne pouvait être prise sans que Paris ne se prononce sur ce qui se faisait à Dakar.

  – Pourtant le Sénégal avait 80 % des parts.

  + C'est Paris qui décidait, parce que Paris fournissait les films, et que même au niveau du Sénégal c'était la double signature, celle du directeur général sénégalais et celle du directeur général adjoint... Pour acheter n'importe quoi, des punaises, des clous, il fallait une double signature! Ça ne pouvait pas aller très bien, par conséquent la société était dans une situation financière dramatique, mais on ne l'a pas dissoute, on l'a réorganisée, on a mis une autre personne à la place, responsable à part entière, un Président-Directeur Général, Abdourahmane Touré. Et parce que la situation financière était dramatique la part de l'Etat sur les taxes lui a été laissée... [PAGE 26] Les pouvoirs publics perçoivent 30 %, 15 % l'Etat et 15 % la municipalité – il y a 30 % qui sont la part du distributeur et 40 % qui reviennent ait producteur –. L'Etat a laissé ses 15 % à la société, de telle sorte que cette part, qui représentait grosso modo 150 millions, et cela pendant quelques années, lui a permis de remonter la pente. On avait donné carte blanche à ce P.D.G. pour pouvoir assainir la situation financière, il a mis d'office un certain nombre de gens à la retraite, il en a renvoyé, créant même des problèmes sociaux, sans que le gouvernement ne soit intervenu. Et maintenant la S.I.D.E.C. fait des bénéfices.

  – Qu'en fait-elle ?

  + Elle veut rénover toutes les salles du pays, et construire un complexe de trois salles à Dakar. C'est donc cela l'évolution de la production et de la distribution au Sénégal, mais en fait, puisque la Société Nationale n'existait plus, il n'avait plus de structure d'accueil pour produire des films, et le gouvernement, conscient de ça, grâce surtout à l'action des cinéastes, de l'association qui pousse toujours à la roue...

  – C'est-à-dire Sembène et toi !

  + Non ! Il y vraiment l'action des cinéastes, il y a eu Samb par exemple, et puis des jeunes comme Ben Diogaye Beye, Gaïdo Ba, les jeunes qui sortent des écoles... Pour eux c'est un problème extrêmement important, ils sortent des écoles et la seule possibilité qu'ils ont, pratiquement, c'est la télévision, et la télévision est assez réticente pour engager des cinéastes... Finalement le gouvernement a dit qu'il fallait créer une Loi d'Aide. Une Loi d'Aide, en fait, c'est quoi ? Ils ont voté 40 millions de francs CFA pour cette Loi d'Aide, et ces 40 millions ce n'est pas tellement pour financer des films, c'est pour prendre en charge les intérêts des prêts bancaires; d'une façon générale, lorsqu'un particulier emprunte de l'argent à une banque, le taux d'intérêt est de 13 %, ici l'Etat nous donne 8 % et nous ne devons pas dépasser le plafond de 25 millions par film. Là c'est vraiment l'administration : nous allons créer une commission, qui va [PAGE 27] créer une sous-commission pour étudier les scénarios, et la commission, présidée par le ministre de la Culture, retient trois films qu'elle soumet à une banque, sans dire qu'elle nous donne l'aval du gouvernement pour cette banque-là, mais c'est tout comme puisque c'est l'Etat qui présente ces films à la banque ! C'est actuellement ce qui est mis en pratique, rien n'est encore définitif, les scénarios ont été déposés, la sous-commission s'est prononcée sur certains, la commission doit se prononcer maintenant pour voir parmi les sept ou huit présentés les trois qu'elle retiendra. Les cinéastes ne sont pas d'accord sur le plafond de 25 millions, ils en demandent 40, parce que maintenant on ne peut plus faire un film de qualité à moins. Et par ailleurs ils ont également contesté le fait que le gouvernement prenne simplement 8 %, d'autant plus que le taux d'intérêt, lorsqu'il s'agit d'un organe officiel, n'est pas 13 %, mais en général 5 %... On a dit : non ! nous connaissons parfaitement bien ce mécanisme! Pour l'instant ils vont donc essayer de voir les scénarios, de retenir des films, il reste au Premier ministre la décision de porter le plafond de 25 à 40 millions. Ensuite, si l'on arrive à 5 %, le gouvernement verra la possibilité d'augmenter le nombre de films à réaliser. Pratiquement ce sont les réalisateurs eux-mêmes qui assument les prêts; on a calculé que si les films sénégalais étaient totalement détaxés par l'Etat et les municipalités et si la part de la société de distribution se réduisait à 15 %, nous aurions pratiquement 85 % des rentrées qui reviendraient au réalisateur, lequel pourrait donc facilement rembourser ses prêts bancaires... De toute façon cela ne peut pas ruiner l'Etat, parce qu'il y a cinq cents films nouveaux par an que nous consommons, et que dans ces cinq cents il y aurait au maximum sept ou huit films sénégalais, pratiquement rien. Ensuite nous avons demandé la création d'une Caisse d'Avance, qui serait les 15 % de la part de l'Etat et une diminution de la part du producteur – je crois qu'on avait demandé 10 %, on pourrait ainsi avoir grosso modo, chaque année, 150 à 200 millions de francs CFA. Nous aurions donc pour certains films la Loi d'Aide, l'Etat prenant les bonifications des intérêts, et pour d'autres films la Caisse d'Avance, avec laquelle on pourrait se comporter comme avec une banque – 200 millions permettraient de réaliser à peu près cinq films. Enfin on a [PAGE 28] encore demandé à ce que chaque département ministériel inscrive à son budget une somme de 5 millions pour des courts métrages, comme il y a à peu près vingt-deux ministères, cela ferait vingt-deux courts métrages sur des sujets qui intéresseraient ces départements. Le gouvernement a dit : non, tout cela poserait des problèmes, il va y avoir des doublons de films, ça se fera au niveau du Gouvernement Général, cette année nous allons mettre 50 millions à la disposition de ce projet, il y aura dix films. Une commission au niveau de la culture a donc été réunie pour ces dix courts métrages, qui vont être réalisés par des réalisateurs sénégalais. De toute façon ces réalisateurs doivent pouvoir travailler et gagner leur vie, sur un budget de 5 millions ils peuvent espérer toucher 3 à 400 mille francs...

  – Et la société de distribution, lorsqu'elle aura rénové ses salles, pourra également investir dans la production.

  + Oui, les bénéfices pourraient être investis, la société pourrait faire des avances sur recettes.

  – Votre expérience de distribution est tout à fait positive.

  + Pour l'instant, oui.

  – Y a-t-il également une amélioration dans la qualité des films projetés ?

  + Il y a des hauts et des bas, ça dépend...

  – La société a-t-elle des critères particuliers pour choisir ses films ?

  + Le goût du public ! C'est ce qu'elle dit, en fait cette société fait des affaires et ne met en général pas l'accent sur le côté culturel des films. Alors là aussi, l'Association des Cinéastes a demandé à ce qu'il y ait quand même une salle détachée de la S.I.D.E.C. pour présenter des films de caractère un peu plus culturel, ce serait la cinémathèque on projetterait des films qu'on recevrait de gauche à droite, des films difficiles. [PAGE 29]

– Ces cinq cents films font partie d'un stock qui reste au pays ?

  + Non, ils repartent, c'est un simple droit de diffusion, ce serait formidable si ces films pouvaient rester sur place !

  – Au Zaïre par exemple on vit vraiment sur un stock, les importations sont actuellement extrêmement rares.

  + C'était le cas de la COMACICO et de la SECMA, ils achetaient les droits de diffusion pour trois ou cinq ans, ces films tournaient dans toute l'Afrique, et quand ils revenaient au Sénégal, qui était le premier et le dernier pays du circuit, ils restaient au Sénégal, à ce moment-là, je m'y suis pris trop tard, mais mon intention était de récupérer ces films pour faire une cinémathèque... Ils ont dû les détruire, les droits venaient à expiration.

  – Y a-t-il quelque chose de comparable en Côte-d'Ivoire avec votre expérience sénégalaise ?

  + La Côte-d'Ivoire continue avec la SOPACIA, qui prend des films à l'U.G.C., à la Gaumont, et les distribue à son niveau sur le circuit ivoirien, camerounais...

  – Merci Paulin, nous aurions dû parler de toi, nous nous reverrons peut-être à Carthage.

Interview réalisée par
Pierre HAFFNER

(Suite de l'entretien dans le no 38)


[1] Les cinémas africains en 1972, numéro 20 de la revue L'Afrique littéraire et artistique, Société Africaine d'Editions, Paris, 1972, et Cinéastes d'Afrique noire, numéro 49 de la même revue, Paris, 1978.

[2] Bibliographie de Paulin Soumanou Vieyra : aux Editions Présence Africaine, Le cinéma et l'Afrique, Paris, 1969, Sembène Ousmane cinéaste, Paris, 1972, Le Cinéma africain des origines à 1973, Paris 1975; Le Cinéma au Sénégal, O.C.I.C./L'Harmattan, Bruxelles/Paris, 1983.

[3] Filmographie succincte de Paulin Soumanou Vieyra : Afrique-sur-Seine, cm co-réalisé avec Mamadou Sarr, France, 1955; Une nation est née, cm Sénégal, 1961; Lamb, cm Sénégal, 1963; Sindiely, cm Sénégal, 1964; Mot, cm Sénégal, 1966; N'Diongane, cm Sénégal, 1966; L'habitat urbain, cm Sénégal, 1976; En résidence surveillée, lm Sénégal, 1981; Birago Diop, cm Sénégal, 1981.

[4] Le FIFEF a été fondé en 1967 à Dinard et rassemblait d'abord des films d'« Expression » francophone, avant de devenir une plate-forme d'« Echanges » pour le monde francophone. Il se déplaça alors en Suisse, au Liban, à la Nouvelle-Orléans, en Belgique, au Sénégal et eut une place active dans l'histoire du cinéma africain jusqu'en 1980, où il se manifesta pour la dernière fois.

[5] Sur le rôle du ministère français de la Coopération, cf. l'entretien avec Jean-René Debrix (décédé en 1978),responsable de ce rôle, in L'Afrique littéraire et artistique no 49.

[6] Borom Sarret, de Sembène Ousmane, cm Sénégal, 1962.

[7] Et la neige n'était plus, de Babacar Samb Makharam, cm Sénégal, 1965.Samb avait été formé au Centre Sperimentale de Rome.

[8] La Noire de... de Sembène Ousmane, lm Sénégal, 1966.

[9] Le Mandat, de Sembène Ousmane, lm Sénégal, 1968.

[10] Sur ces deux sociétés, cf. Pierre Pommier, Cinéma et développement en Afrique noire francophone, Pedone, Paris, 1974.

[11] Diankha-Bi (La jeune fille), de Johnson Traoré, lm Sénégal, 1969. Johnson Traoré avait été formé au Conservatoire Indépendant du Cinéma Français de Paris.

[12] Dieghe-Bi (La femme) de Johnson Traoré lm Sénégal, 1970.

[13] Terme souvent utilisé par Sembène Ousmane pour exprimer les difficultés des cinéastes africains producteurs de leurs films.

[14] Le directeur de la photographie était Christian Lacoste, qui avait déjà travaillé avec Sembène Ousmane sur Borom Sarret.

[15] Yves Diagne avait été formé à l'I.D.H.E.C. et réalisa quelques courts métrages.

[16] Tidiane Aw avait été formé en R.F.A. et était l'auteur de Pour Ceux qui savent, cm transformé en lm Sénégal, 1970-1976.

[17] Blaise Senghor (décédé en 1976) avait été formé à l'I.D.H.E.C. et était notamment l'auteur de Le Grand Magal à Touba, cm Sénégal, 1961.

[18] De Tahar Cheriaa, cf. Ecrans d'abondance ou Cinémas de libération en Afrique, SATPEC,Tunis, 1978;il a fondé les Journées Cinématographiques de Carthage et anime depuis 1970les activités cinématographiques de l'Agence de Coopération Culturelle et Technique.

[19] On connaît Georges Sadoul pour sa monumentale Histoire générale du cinéma, on sait moins qu'il avait fait paraître Les Cinémas des pays arabes, Centre Interarabe du Cinéma et de la Télévision, Beyrouth, 1966.

[20] Le Bracelet de bronze, de Tidiane Aw, lm Sénégal, 1974.

[21] Xala, de Sembène Ousmane, lm Sénégal, 1974.

[22] Le Président-Directeur Général de la Société Nationale de Cinéma.

[23] N'Diangane, de Johnson Traoré, lm Sénégal, 1975.

[24] Baks, de Momar Thiam, lm Sénégal, 1974.Momar Thiam est un autodidacte, il avait déjà réalisé des courts métrages et le long métrage Karim, Sénégal, 1971.

[25] L'option, de Thierno Sow, lm Sénégal, 1974. Thierno Sow avait été formé au Conservatoire Indépendant du Cinéma Français et était l'auteur de Guereo, village de Djibrill N'Diaye, co-réalisé avec Pierre Blanchard et Pap Sow, lm Sénégal, 1970.

[26] Pour l'évolution de la distribution en Afrique noire francophone, on consultera avec intérêt le rapport de Pierre Roitfeld, Afrique noire francophone, Unifrance Films, Paris, 1980.