© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 7-10



BANTOUSTANS A GOGOS :
(chronique des indépendances mort-nées)

QUAND « LE CANARD ENCHAINE » DECOUVRE LE CAMEROUN

P.N.-P.A.

Divine surprise ! Après deux longues décennies de dédain, Le Canard enchaîné (journal satirique paraissant le mercredi) a enfin consenti à parler du Cameroun. Et deux fois de suite encore, coup sur coup.

Dans le numéro du 28 décembre 1983 d'abord, le journal satirique faisait une révélation fracassante : M. Paul Biya, le nouveau président du Cameroun, incarnation, selon ses thuriféraires, de la moralisation, parangon lui-même d'intégrité, archange de l'austérité, venait tout simplement de s'offrir un appartement avenue Hoche à Paris (c'est-à-dire, comme chacun sait, dans le quartier des Champs-Elysées, paradis des émirs du pétrole), mais aussi une villa à Cagnes-sur-Mer (c'est-à-dire, pour ceux qui l'ignorent, sur la Côte d'Azur, autre Eden de l'argent et du luxe).

Révélation fracassante, disons-nous, parce que, si elle est véridique, ce qui est plus que hautement probable, Le Canard enchaîné ne publiant jamais une information sans en avoir fait au préalable une vérification sérieuse et approfondie, le mythe trop flatteur échafaudé par les médias français autour du successeur d'Ahidjo s'est écroulé comme château de cartes le mercredi 28 décembre [PAGE 8] 1983. Biya, ce jour-là, a sans doute été définitivement démasqué, malgré les dithyrambes de ses encenseurs, les mêmes au demeurant que ceux qui ne cessèrent de porter aux nues son prédécesseur et maître. Certains signes étaient peut-être encore ambigus; nous songeons en particulier au silence du protégé de François Mitterrand sur le pétrole et le gaz camerounais dont Elf-Erap dispose avec le plus parfait mépris pour la souveraineté camerounaise. Mais après cette affaire, qui ne se persuadera désormais que M. Paul Biya a docilement chaussé les bottes du El Hadj qui l'a précédé ?

Une semaine plus tard, c'est-à-dire dans son numéro du 4 janvier 1984, Le Canard enchaîné allait revenir, plus longuement, sur le Cameroun. Entre-temps en effet, un certain Jacques-Roger Booh-Booh, se donnant pour ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République Unie du Cameroun (c'est ici qu'il faut s'arrêter pour souffler avant de poursuivre) avait écrit à l'hebdomadaire pour démentir avec la plus véhémente indignation les insinuations calomnieuses et diffamatoires qui laissent supposer que le président Paul Biya pourrait avoir recours aux fonds publics pour des acquisitions privées.

L'hebdomadaire avait alors beau jeu de dégonfler gentiment cet important en apportant, avec son humour habituel, des précisions qui n'ont pas dû mettre les rieurs du côté de l'ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République Unie du Cameroun.

Les dirigeants africains, même bardés de diplômes, même sortis de Sciences Po, seront sans doute longtemps encore des péquenots qui ne comprennent décidément rien au fonctionnement du système dominant, la société française. A croire qu'ils n'ont appris le droit que pour le réciter comme des perroquets devant un examinateur, sans jamais se préoccuper de son application. N'ayant jamais eu à se battre dans une société qui leur a d'autant plus complaisamment conféré ses peaux d'âne qu'elle désirait les subjuguer, ils n'y ont pas subi l'initiation qui leur aurait dessillé les yeux.

M. l'ambassadeur et son patron se figurent donc qu'on peut être nommément propriétaire immobilier à Paris sans figurer sur le cadastre, institution inconnue en Afrique francophone. [PAGE 9]

Autre boulette parfaitement puérile : pourquoi ce démenti aussi tonitruant que burlesque sur un écho qui pouvait en effet paraître à la plupart des Camerounais comme l'effet d'une manipulation dont l'hebdomadaire avait peut-être été victime ? L'information perdait une grande part de sa crédibilité à cause de l'appréciation farfelue concernant la gestion d'Ahidjo, qui la complétait. Les Camerounais savent mieux que personne ce que vaut la légende des caisses pleines laissées par l'ex-El Hadj.

Enfin cette obstination à louanger Ahidjo contre toute évidence devrait persuader M. Biya qu'il existe certainement un mode d'emploi des médias français qu'il ferait bien de se procurer, quitte à s'enquérir de la bonne filière auprès de son prédécesseur (avec lequel il finira bien par se réconcilier, entre heureux riverains de l'avenue Hoche et de la Côte d'Azur), à moins qu'il ne s'avise de consulter Hervé Bourges, qui fut longtemps conseiller d'Ahidjo, d'ailleurs expert en assistances techniques et charismes divers.

Car enfin, quand on y réfléchit, il y a là un mystère. Ahidjo a régné au Cameroun pendant un quart de siècle, massacrant, organisant des exécutions publiques d'opposants, assassinant à feu lent dans ses camps de concentration, détournant des sommes colossales, livrant les caisses de l'Etat à la fantaisie de ses coreligionnaires, abandonnant le pétrole national à la volonté de puissance d'Elf-Erap. Et pendant tout ce temps, jamais on ne lut dans Le Canard enchaîné une seule critique à l'adresse du personnage, pas un écho, pas même une rumeur. Exit enfin l'El Hadj, arrive Paul Biya. A peine installé, le voici déjà dans le cruel collimateur de l'hebdomadaire satirique. Deux poids deux mesures ?

Qu'on nous entende bien : nous ne défendons pas Biya, qui, certes, est indéfendable. Il n'avait, que l'on sache, aucune fortune personnelle avant d'accéder à la magistrature suprême du Cameroun. D'où lui vient donc le petit milliard de francs CFA avec lequel il s'est offert deux propriétés immobilières en France ? De son salaire Présidentiel ? Le président américain lui-même ne pourrait pas, en une seule année et avec son seul salaire, s'en offrir autant. Et quelle odieuse hypocrisie que de répandre [PAGE 10] en même temps dans les foules, comme une drogue, les slogans fumeux de l'austérité et de la moralisation !

Ce qui nous laisse perplexes, c'est simplement cette sélectivité dont les médias français font preuve dans tant de domaines et dont nous cherchons en vain la raison et les critères.

Mais après tout ne dit-on pas qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire ? Bravo donc au Canard enchaîné. Pour une fois que leur pays était à l'honneur dans ses colonnes, que les Camerounais n'aillent pas faire la fine bouche.

D'autant que l'heureux et nouveau riverain de l'avenue Hoche, leur président, semble décidément n'en vouloir pas rater une, comme on dit vulgairement. Après les propriétés immobilières en France, ne voilà-t-il pas qu'il s'adjugeait le 14 janvier dernier le plébiscite des Camerounais à l'unanimité des suffrages exprimés : 99,98 % des voix, une paille ! C'était sans doute prévisible, l'archange de la moralisation publique ayant préalablement pris toutes dispositions idoines pour être le seul candidat. Tout de même, son prédécesseur dont on se rappelle les propos incendiaires à l'encontre de Paul Biya, ainsi que l'emprise sur ses coreligionnaires du Nord aurait donc perdu toute son influence, toute sa clientèle, tous ses partisans, tous ses sympathisants en douze mois de présidence du nouveau venu ? Et cela au point de ne plus constituer que 0,02 % de l'électorat, autant dire zéro pointé ? Et nous ne parlons pas des autres oppositions. Moralisation, que de crimes...

P.N.-P.A.