© Peuples Noirs Peuples Africains no. 37 (1984) 4-6



TRIBUNE LIBRE

Julia CHAMOREL

Le « Tiers-Monde » : en nombre, au bas mot, les deux tiers de la population du globe, nul ne pourrait compter combien de cultures à nous fermées, de dieux cachés, de langages intraduisibles, un réservoir immense de richesses humaines à jamais inaccessibles à nos sciences et à nos appétits.

Ce « tiers » expéditif donne l'une des mesures de notre incommensurable présomption. Improvisé comme euphémisme à un tournant de notre sanglante histoire où l'Empire colonial en lambeaux commence à être perçu et nié comme parties honteuses du monde industrialisé.

Par la suite, d'autres feuilles de vigne se proposent en substitution de ce terme devenu bientôt malsonnant, mais, tout aussi insuffisantes, elles ne font que s'y juxtaposer. En vain quand la honte gagne le corps entier.

Car on ne change pas les choses en collant dessus des noms nouveaux et les synonymes approximatifs pullulent comme essaim de mouches autour du tabou que pourtant la pratique oblige à chaque instant à désigner.

Un tiers présuppose un premier et un deuxième. Qui est premier ? Pas besoin de disputes au sommet : cela saute aux yeux de quiconque n'est pas aveuglé de fanatisme ethnocentrique. Premier est évidemment celui ni consomme le plus de marchandises et en impose le plus à ceux des étrangers qui peuvent se les payer en dollars : donc le Monde libre. Le Deux est son complément symétrique : le Monde communiste. Ensemble ils ont écrasé l'Hydre fasciste et se sont partagé, avec le territoire, les monopoles de ce qui subsistait des vertus bourgeoises exaltées par la Révolution française et réexhumées dans les Résistances. Sauf les dépouilles spirituelles de l'Ennemi terrassé qui, surabondantes, ne se partagent pas [PAGE 5] plus que la lumière du soleil ou le péché originel : l'arrogance militaire, le classisme y compris ses dérivés racistes, la soif inextinguible, démente du pouvoir, l'égoïsme implacable déguisé en nationalisme et, pour la masse, la paresse d'esprit, l'inertie, l'angoisse, l'ignorance criminelle, toutes les drogues.

Le Tiers-Monde est « tiers » en tant qu'il n'est ni libre, ni communiste. Mais voici l'énorme, l'inconcevable paradoxe sur lequel Un et Deux s'accordent comme deux doigts de la même personne sinon de la même main : que dès qu'un peuple du Tiers-Monde se libère, il « tombe » dans le communisme. Si on le laissait faire, il raccorderait justice et liberté, deux biens suprêmes absolument indissociables mais que des idéologies apparemment opposées, ont décrétés incompatibles puisque Un se targue de l'une tandis que Deux justifie ses crimes au nom de l'autre. Et cela, Un et Deux n'en veulent à aucun prix : ce serait la fin des requins et des crocodiles et, pour nous, le règne béni des haricots. C'est pourquoi, à des gens qui n'ont besoin que d'eau et de pain et d'être sur les terres qu'on leur dérobe sous les pieds, irrémédiablement désacralisées, Un et Deux vendent des armes, dont les souverains locaux, éblouis par nos machines à tuer, sont aussi follement avides que leurs ancêtres à l'âge des caravelles, des bombardes et des arquebuses. En sorte que ces proto-nations abusées ne se distinguent guère entre elles que par l'étiquette de leurs fournisseurs d'armes respectifs. Mais aucun cas n'est vraiment clair car, selon le précepte chrétien (le seul généralisé dans l'ensemble de nos sociétés), la « main gauche ignore ce que fait la droite » et tout marché est bon à prendre. Vendre, vendre, vendre, vendre, n'importe quoi à n'importe qui, c'est la priorité des priorités pour l'intérêt général, l'équilibre de la balance et la garantie de l'emploi.

Sous nos armes, déjà si absurdement pesantes à nos épaules blindées, un peuple du Tiers-Monde évoque l'image d'un chat famélique que l'on aurait malignement doté des griffes et des canines de tigre dont il rêvait dans ses cauchemars d'animal pourchassé. Ainsi équipé il ne peut plus ni marcher ni manger : seulement tuer tout ce qui s'approche. Et pour qu'il tienne debout quand même, on l'alimente au compte-gouttes de quelques maigres [PAGE 6] injections de dollars dont on ne laisse pas d'espérer qu'ils rendront quelque intérêt, quand ce ne serait qu'une voix de plus à l'O.N.U. Cela s'appelle « coopérer » et « développer ».

Des armes françaises pour « défendre » le Tchad, l'intégrité de son territoire s'il vous plaît ! et ses frontières tracées sur le sable (une première fois par Laval et Mussolini de vénérable mémoire) contre d'autres armes françaises vendues à la Libye (l'on ne manque pas de s'en vanter, l'U.R.S.S. n'est pas l'unique amie des pétroleurs arabes, que diable!). La France par son petit écran mignon nous les exhibe, nous les détaille, se mire en elles. Quand on soupçonne ce qui n'est pas montré, jamais montré en même temps, l'atroce dénuement des populations qui pourrissent et crèvent dessous, ce qui frappe là plus qu'ailleurs, c'est la disproportion monstrueuse entre les moyens mis en œuvre et ce qui paraît de loin une querelle de familles ou tout au plus de mauvais voisins que les intéressés nominaux pourraient tout primitivement régler alors avec arcs et flèches, du moins avec nos vieux fusils de la guerre de 1914, le conflit, à la distance où nous sommes, étant à peu près de même niveau et tout aussi futile.

Mais voilà! La Libye, Dieu soit loué! a du pétrole. Cela fournit à son dictateur qui prétend revêtir l'armure étincelante d'un nouveau Nasser, quelque chose de gros à vendre aux U.S.A. qui en regorgent déjà mais n'en ont jamais assez pour défendre leurs intérêts « vitaux » (on dit « vitaux » parce qu'« intérêts » tout court ça fait moche sur une façade de Monde libre), et la source de pétrole, loin d'arroser les chers frères arabes qui en sont dépourvus, se mue en source de dollars pour acheter des armes à l'U.R.S.S. (et de foncer sur les nègres, ce qui n'est pas nouveau), et l'aubaine permet à celle-ci d'éponger les excédents en céréales des U.S.A. (en échange de l'or le plus pur extrait du Goulag) et donc de continuer sa course sportive avec l'adversaire impérialiste, lui épargnant le souci de se pencher un instant sur une agriculture qui, aux temps maudits des tsars et du servage, était dite le « grenier de l'Europe ». Encore un de ces triangles vicieux sur lesquels repose tout le système.

Août 1983
Julia CHAMOREL