© Peuples Noirs Peuples Africains no. 36 (1983) 96-115



LE NOIR ET LE BLANC
DANS « VOLTAIQUE » DE O. SEMBENE
[*]

Daniel VIGNAL

INTRODUCTION

1 - Domaine de définition :

a) Par « blanc », j'entends l'homme blanc – qui, dans Voltaïque, est souvent synonyme de français – et son univers, tel qu'il apparaît en opposition directe ou indirecte, avec le « noir », l'homme noir – qui, dans Voltaïque est souvent synonyme de sénégalais ou même d'africain.

b) Le blanc, qu'il soit blanc-africain (comme Mme P... dans La Noire de ... ) ou blanc-français (comme Madame Baronne dans Lettres de France), est perçu

    – de façon indirecte,
    – de façon directe,

selon qu'il est rapporté par l'histoire, les « on-dits » ou bien les préjugés, ou bien qu'il est rencontré lors d'expériences réelles.

c) Les relations sont différentes selon que les partenaires se trouvent en Afrique ou en Europe en général.

2 - Corpus d'analyse :

a) Ce corpus n'est rien d'autre qu'un inventaire fait, [PAGE 97] « a priori » de toutes les citations qui, de près ou de loin, sont liées au thème précité. Il constitue l'unique matériau qui sera soumis à l'analyse.

b) Le corpus d'analyse du thème « Le Noir et le Blanc dans Voltaïque de O. Sembène » est constitué de 93 citations relevées dans neuf des treize nouvelles, contes et poèmes composant Voltaïque. (La Mère, Ses trois jours, Communauté et Mahmoud Fall constituent en l'occurrence des ensembles vides : ils ne sont pas représentés dans le corpus.)

– 46 de ces citations sont produites par le narrateur.

– 37 autres sont produites par des Africains : trois femmes (Sakinetou, Nafi et Diouana respectivement dans Devant l'histoire, Lettres de France et La Noire de ...) et huit hommes (Malic et un ouvrier dans Prise de conscience, Demba dans Lettres de France, Arona, Samba et Tive Correa dans La Noire de... et Saër et Momutu dans Le Voltaïque).

– Les 10 dernières sont produites par des Européens (Mme P.... M. P... et le Commandant X... dans La Noire de ... ).

c) Mentionnons que deux nouvelles mettent particulièrement en relief les relations entre Blancs et Noirs. Il s'agit de :

Lettres de France : (la narratrice se trouve elle-même en France) vingt-sept citations ont été relevées dans cette nouvelle.

La Noire de... (Le personnage principal : Diouana, évolue aussi bien au Sénégal qu'en France) quarante-huit citations sont extraites de cette nouvelle.

3 - Typologie des relations Noirs-Blancs :

a) Seront étudiées successivement les relations entre Noirs (N) et Blancs (B)

– en Afrique (A)
– et en Europe (E)

[PAGE 98]

b) Le cas du Noir occidentalisé (Noir-Blanc : N.B.) constituera le troisième volet de cette analyse.

c) Quelques remarques concernant les deux principaux personnages blancs (Madame Baronne et Mme P... : archétypes) concluront cette analyse qui ne prétend en aucun cas être exhaustive.

EXPERIENCE INDIRECTE

Cet aspect du Blanc vu par le Noir au travers de données plus ou moins historiques, d'expériences passées de deuxième ou de troisième main, de clichés, de « on dits » ou même de préjugés n'est pas du tout longuement abordé. L'auteur préférant de toute évidence mettre ses personnages en scène et les faire évoluer devant le lecteur afin qu'il en retire une impression d'expérience « vécue ».

Deux domaines sont ici couverts : l'esclavage ainsi que la domination coloniale et l'attitude des anciens.

A) Esclavage :

Il est difficile de résister à la tentation d'opposer ici les propos de Saër dans Le Voltaïque :

    « Mais si nous étudions impartialement le temps de la traite négrière, nous constatons que les négriers voulaient des pièces d'Inde, bien robustes et sans défauts... » (p. 193)

aux expériences vécues après les indépendances, par exemple par Diouana dans La Noire de... :

    « Vendue... vendue... achetée... achetée, se répétait-elle. On m'a achetée... ficelée et je suis rivée là comme une esclave » (182)

ou bien aux réflexions du narrateur dans cette même nouvelle : [PAGE 99]

    « C'est après mûres réflexions qu'elle se dit qu'elle n'était d'abord qu'objet utilitaire et ensuite qu'on l'exhibait comme un trophée » (p. 180).

Notons également, les commentaires troublants de Momutu, dans Le Voltaïque :

    « On parcourt la savane et on fait des captifs qu'on vend aux Blancs. Certains capitaines me connaissent. D'autres, je les attire ici et je m'arrange avec mes hommes qui les éloignent de leur navire. On pille le bateau et on récupère les captifs... les Blancs, on les tue » (p. 199).

B) Domination coloniale et attitude des anciens :

C'est par les propos d'une jeune femme africaine inexpérimentée que les vieux Africains sont attaqués pour leur collaboration passive avec le colonisateur. Ainsi Nafi, dans Lettres de France, déclare-t-elle :

    « C'est la faillite d'une politique, d'un monde : des anciens qui d'une résistance passive avaient accepté la domination de l'étranger » (p. 80).

Cette tâche colonisatrice a été facilitée par l'aide active des soldats de l'armée coloniale. Dans Souleymane, le narrateur parle du héros en ces termes :

    « Dans sa jeunesse, Souleymane avait été incorporé au 6e régiment de tirailleurs sénégalais qui firent toutes les campagnes coloniales vers l'année 1920 » (p. 140).

Par contre, dans Lettres de France, Arona et Nafi sont amenés à reconnaître que les vieux Africains qui pour des raisons diverses avaient choisi de s'établir en France, malgré leur long séjour dans ce pays, n'en ont pas moins gardé intacte leur africanité :

    « J'ai beaucoup d'admiration pour nos anciens. Ils n'ont jamais voulu se neutraliser pour être des [PAGE 100] Français à part entière. Ils sont restés Africains dans le vrais sens du mot » (p. 114)

et

    « Je comprends aussi leur situation en France » (p. 116).

EXPERIENCE DIRECTE

I - NA – BA :

A) CFA – pingres :

Nafi, dans sa correspondance à son amie restée au Sénégal, fait part de ce qui, pour elle, constitue une des principales raisons de la présence française en Afrique :

    « ... pour faire du CFA » (Lettres de France) (p. 91).

Dans La Noire de.... le narrateur expose le point de vue du cuisinier Samba, en passe de perdre son emploi du fait du départ de ses employeurs :

    « Les Blancs sont pingres » (p. 169).

Le fait que les Blancs amassent davantage de richesses en Afrique – en grande partie en raison du fait que l'exploitation des Africains y est plus avantageuse que celle des Européens en Europe :

    « La bonne / Française / exigeait un jour de repos... » (p. 165)

ne les rend pas plus généreux, bien au contraire, ni ne les incite à améliorer les conditions de travail de leurs employés...

B) Relations employés-employeurs :

Ces relations sont pour la plupart exposées par le narrateur lui-même dans La Noire de... : [PAGE 101]

L'employé y est loin d'être considéré comme un être humain à part entière mais plutôt comme :

    « une bête de somme » (p. 165).

L'emploi pour lequel Diouana, l'héroïne malheureuse de La Noire de... est engagée, est celui de blanchisseuse :

    « Au sens propre de ses fonctions, elle était blanchisseuse » (p. 164).

Cependant ses services sont également requis pour une multitude d'autres tâches toutes plus pénibles les unes que les autres : le ménage, la surveillance des enfants, la cuisine... :

    « Viens enlever ceci » – « Il y a ça à faire Douna » – « Pourquoi tu ne fais pas ceci Douna ? » – « Parfois tu pourrais un peu ratisser le jardin, Douna » (p. 183).

Il est à remarquer que l'employeur, en l'occurrence Mme P... dans La Noire de... utilise des méthodes affectionnées par les grandes entreprises capitalistes occidentales employant de la main-d'œuvre étrangère :

– Extraction de cette main-d'œuvre de zones non contaminées par les effets de la législation du travail :

    « Diouana, fraîchement arrivée de sa brousse natale » (p. 166).

– Faire admettre aux employés qu'ils ont un avantage majeur sur leurs compatriotes au chômage : celui bien entendu d'avoir eux-mêmes la chance d'avoir du travail et de plus d'avoir un emploi mieux rémunéré que celui qu'ils pourraient avoir chez eux. Diouana, elle, travaille :

    « chez de grands Blancs » (p. 179)

et dans un premier temps s'enorgueillit de cet état de choses.

– L'exploitation du fait que le salaire donné paraît relativement élevé à l'employé : [PAGE 102]

    « Pour 3 000 francs CFA par mois, n'importe quelle jeune Africaine la suivrait au bout de la terre » (p. 166)

et l'attitude de propriétaire adoptée par l'employeur qui en découle.

– L'entretien du mythe de la France ou de l'Europe qui sert de carotte et de leurre à la fois et permet de faire durer cette exploitation :

    « Pendant les trois ans que Diouana travailla chez elle, Madame lui fit miroiter la promesse de la France » (p. 166).

    « La France, elle martelait ce nom dans la tête » (p. 163).

Cela n'empêche pas, dans le cas de Diouana, une prise de conscience, il est vrai tardive, de l'exploité sur sa condition :

    « Elle rêvait à la liberté d'aller où elle le désirait sans avoir à travailler comme une bête de somme » (p. 165).

Telles sont les :

    « mauvaises habitudes » (p. 165)

contractées par Madame en Afrique à l'égard des gens de maison !... Cet euphémisme ne s'applique pas seulement

– au désir que Madame a :

    « d'être obéie au doigt et à l'œil » (p. 166);

– à la générosité offensante dont elle fait preuve :

    « Madame, de temps en temps, plus particulièrement ces temps-ci, gratifiait Diouana de piécettes, de vieilles hardes, de chaussures non raccommodables » (p. 166);

– à l'indifférence totale qu'elle manifeste à l'égard de [PAGE 103] Diouana, lorsqu'elle n'est plus son outil, lorsqu'elle devient un être humain :

    « Diouana, trois fois par semaine, se tapait ses six kilomètres aller et retour » (p. 162);

– mais aussi à ses comportements d'employeur-esclavagiste tels qu'ils sont exposés plus haut.

Ce « fossé infranchissable qui sépare la bonne de sa patronne » (p. 167) est cependant franchi chaque fois que la patronne a grand besoin des services de son employée. De la même manière, malgré le fait qu' :

    « elles ne parlaient pas la même langue » (p. 165),

la patronne parvient toujours à se faire comprendre lorsque son intérêt est en jeu.

Madame P... est pleinement consciente du rôle qu'elle joue dans l'exploitation de son employée. Par contre, Diouana sans doute en raison de son sexe, de son âge, de son éloignement... lorsqu'elle finit par se rendre compte de sa situation, semble y rester tout à fait indifférente... Dans le cas de Samba, le cuisinier de La Noire de... qu'il n'est pas avantageux d'exporter – comme Diouana – le chômage l'attend sûrement après le départ de son patron et les conséquences que son départ peuvent avoir sur l'employé et sa famille ne sont même pas envisagées. La désinvolture de M. P... est frappante :

    « On reviendra, mon pauvre vieux » (p. 169)

C) Colonialisme et référendum de 1958 :

Dans Prise de conscience, Malic, le jeune ouvrier contestataire s'en prend aux « anciens » militants qui ont fini par s'intégrer dans le nouvel establishment :

    « Ce sont les colonialistes qui dirigent le pays ! Vous n'êtes que des exécuteurs ! » (p. 31).

Un autre ouvrier ajoute de l'eau au moulin de Malic en affirmant : [PAGE 104]

    « Ces types n'ont rien de commun avec nous. Ils sont noirs dessus... leur intérieur est comme le Colonialisme » (p. 35).

Dès le début de cette même nouvelle, le narrateur déplore l'abandon de la lutte pour la cause ouvrière entamée par Ibra, au profit d'un embourgeoisement confortable et rentable au niveau individuel :

    « Ibra était l'espoir du monde ouvrier. Il avait été parmi les plus exaltés qui prirent à l'assaut de la verve, la forteresse coloniale, pour l'égalité des salaires entre Blancs et Noirs... Il passait ses vacances en France... » (pp. 27-28).

Dans La Noire de..., le narrateur expose amèrement le désintéressement total manifesté par les Français métropolitains à l'égard de la situation des colonies en particulier, à cette époque cruciale de leur histoire :

    « Sur la Croisette, ni le destin de la République française, ni l'avenir de l'Algérie, pas plus que des territoires sous la coupe des colonialistes, ne réoccupaient ceux qui, tôt, envahissaient la plage d'Antibes » (p. 157).

En ce qui concerne le référendum de 1958, Nafi, dans Lettres de France, constate que :

    « Le Sénégal a voté "OUI". C'est drôle! C'est décevant avec la réception qu'on a faite au Général. Personne ne s'y attendait... tout au moins ici. Ici, en France, il y a eu une majorité de "OUI". Arona n'est pas venu. Il doit mal digérer sa défaite. Pour lui, je voulais que le "NON" passe » (p. 107).

Dans Un amour de la rue Sablonneuse, le narrateur constate, pour sa part, les conséquences du vote des habitants de la rue :

    « ... excepté El Hadj Mar, tous avaient voté "NON" lors du référendum de 1958. Ainsi, à cause de leur caractère vindicatif, ils étaient tenus d'aller chercher de l'eau ailleurs » (p. 16). [PAGE 105]

D) Exploitation économique :

Deux rapides allusions à l'exploitation économique pratiquées par les puissances coloniales sont faites par Arona et Nafi dans Lettres de France :

    « Tissu africain, griffe Boussac » (p. 107).

    « C'est Madame Baronne qui m'a dit qui était Boussac » (p. 107).

II - NE – BE :

A - Discrimination raciale :

Le narrateur est le principal témoin, tout au long de ces nouvelles, de ces manifestations de racisme.

1 - Le Noir et sa culture considérés comme inférieurs ou bien tout simplement ignorés par les habitants du « pays-hôte »

    « Une Noire gisait sur le brancard » (p. 160).

Le narrateur, dans La Noire de... donne le ton. Les reporters français, venus préparer leur article sur la mort de Diouana font preuve d'une totale indifférence aussi bien à l'égard de la victime :

    « Les reporters s'impatientaient. Le suicide d'une bonne, fut-elle Noire, ne peut figurer à la une. Ce n'est pas une matière à sensation » (p. 161)

que du décor « africain » à l'intérieur de la villa des P... :

    « ... des journalistes, semblait-il, qui distraitement s'intéressaient plutôt aux statuettes nègres, aux masques, aux peaux de bêtes, aux œufs d'autruche, accrochés çà et là : l'impression que l'on pénétrait dans l'antre d'un chasseur, saisissait tous ceux qui entraient dans le living-room » (p. 158). [PAGE 106]

Toujours dans La Noire de.... chez le Commandant X... le narrateur décrit la scène :

    « Ces êtres anormaux, égocentriques, sophistiqués ne cessaient de lui poser des questions idiotes sur la façon dont les négresses font la cuisine » (p. 178).

Nafi, dans Lettres de France, vit le même genre d'expérience :

    « Je me promène avec les femmes dans le parc. Elles sont rigolotes. Elles ne connaissent rien de l'Afrique. Toute la journée, j'ai à répondre à des questions idiotes » (p. 108).

Dans Nostalgie, le poète va même jusqu'à parler d'objet plutôt que de personne :

    « Nous gémissons sur ton corps vendu » (p. 187)

2 - Exploitation de l'homme par l'homme :

Dans La Noire de... le narrateur parle de conditions de travail encore pires en France qu'en Afrique pour Diouana, travailleuse immigrée :

    « Elle abattait encore plus de travail qu'en Afrique, ici » (p. 175).

    « Elle n'était qu'un objet utilitaire » (p. 180).

3 - Rapports personnels :

Les contacts que peuvent avoir les Blancs avec les Noirs sont le plus souvent tachés de racisme plus ou moins ouvert.

Dans La Noire de..., qu'il s'agisse de la famille pour laquelle Diouana travaille (adultes et enfants) ou bien d'amis et relations de cette famille, tout le monde s'en prend à elle qui est « différente » : [PAGE 107]

    « Monsieur et Madame sortaient fréquemment et lui laissaient les quatre gosses. Les gosses s'étaient vite constitués en maffia, ils la persécutaient. Il faut les amuser, disait Madame. Diouana était la "sauvage". Les enfants la harcelaient » (p. 175) :

    « Voilà la Négresse
    « Voilà la Négresse Noire comme le fond de la nuit » (p. 176).

Malgré la situation presque identique dans laquelle elle se trouvait à Dakar, Diouana :

    « n'avait jamais eu à réfléchir sur le problème que posait la couleur de sa peau. Avec le chahut des petits, elle s'interrogeait désormais » (p. 176).

La responsabilité de l'attitude des enfants vis-à-vis de Diouana, ainsi que le souligne le narrateur, incombe aux parents et à leur façon de se comporter avec leurs employés :

    «Ayant mal assimilé des phrases ou intervenaient des notions de discrimination raciale, entendues dans les conversations de papa, de maman, des voisins, là-bas en Afrique, il (le fils aîné) les commentait avec exagération à ses copains » (p. 176).

Les parents, de leur côté avaient, pour plaisanter, affublé Diouana du sobriquet de « Missié ».

    « De plus, Madame lui disait couramment "Missié", même devant ses invités... Toute la maison finalement ne s'adressa plus à la bonne qu'en usant du préambule de "Missié" » (p. 180).

En vrai, voici quelques exemples de façons de s'adresser ou de faire référence à Diouana :

    « Je dis "la bonne", rectifia-t-elle, mais jamais on ne l'appelait que par son nom – Diouana » (p. 158). [PAGE 108]

    « Mais que tu mentes comme les indigènes, j'aime pas cela » (p. 184).

    « En me disant que la Négresse... » (p. 159).

    « Oh ! les indigènes ignorent la date de leur naissance... » (p. 161).

    « Oh ! Qui voulez-vous qui attente à la vie d'une Négresse? » (p. 161).

Les journaux, eux aussi, par leur titres :

    « en quatrième page, colonne six, à peine visible... » (p. 184)

traduisent l'insignifiance de la vie et de la mort de Diouana :

    « A Antibes, une Noire nostalgique se tranche la gorge » (p. 184).

Tout aussi significatif est l'accueil réservé à Nafi dans Lettres de France, par la gérante du meublé :

    « ... m'a lorgnée d'une drôle de façon, d'un air de dire : ton papa de mari a donné l'ordre de ne remettre à personne le courrier » (p. 175).

Dans Voltaïque, les Noirs ne sont pas les seules victimes des démonstrations de racisme de la part des Français. Dans Chaïba en particulier, le narrateur nous décrit ainsi le héros :

    « Il n'était pas de ce teint basané que les racistes ont en commun attribué à tous les Nord-Africains... » (p. 123).

Le narrateur mentionne également les tracasseries policières dont est victime Chaïba, travailleur immigré en France :

    « Après vérification d'identité, ils emmenèrent Chaïba. On le garda pendant trois jours... Pourquoi ?... Par la suite, il ne se passait plus une semaine sans qu'il ne fît l'objet d'une interpellation... Chaïba avait été déporté, il faisait l'objet d'une [PAGE 109] poursuite, conduit dans un camp de concentration, il voulut s'évader, l'arme à la main, et fut abattu.. Il avait bien le droit de haïr les caïds et les pieds-noirs » (p. 125).

Dans Nostalgie, le poète compare les travailleurs immigrés à des arbres tropicaux transplantés dans des terres moins favorisées par les conditions climatiques :

    « Tu meurs de l'implantation
    Tels les cocotiers et les bananiers
    Meublant les rives d'Antibes
    Ces arbres implantés et stériles » (p. 186).

Doit-on voir dans ce poème les conseils prodigués par l'ancien implanté que fut l'auteur lui-même aux générations à venir ? Le voyage te (femme ou homme des générations à venir) rendra stérile. Et la terre de ton pays ne pourra profiter du sang qui coule dans tes racines...

B - La France :

Synonyme de paradis, de paradis sur terre, la France n'est qu'a quelques heures d'avion et à quelques jours de bateau des rives ouest- africaines...

Dans La Noire de.... Diouana :

    « La France, elle martelait ce nom dans sa tête » (p. 163).

Et le narrateur d'exposer l'idée très répandue selon laquelle, en France

    « On y faisait fortune » (p. 165).

Pour sa part, Nafi, dans Lettres de France, voyait deux avantages majeurs au mari qu'on lui offrait :

    « Il était beau sur la photo et il habitait en France » (p. 78).

Par contre, quand cette même Nafi arrive en France, elle déchante bien vite. Le monde qu'elle avait imaginé [PAGE 110] est loin d'être celui qui se présente à elle. Cette France qu'elle construisait dans son esprit n'était-elle pas en fait un Sénégal paradisiaque ? En fait, le nouvel environnement de Nafi est pour elle :

– totalement étranger. Il est le théâtre de choses que l'on ne fait pas dans son pays natal :

    « ... donc obligation de fermer tout le temps la porte comme il est de règle dans ce pays » (p. 76).

    « Et les femmes tendent leur linge de la veille » (p. 77).

– et de plus déplaisant :

    « J'aime pas la France. C'est ça la France... Mes murs ! Je ne connais pas d'autres horizons » (p. 110).

    « Dans ce pays, il n'y a pas de voisin. Je suis étrangère ici. Les Noirs, mes voisins, sont pires que les Blancs » (p. 111).

La découverte de la France par Nafi correspond également à une découverte du monde des adultes, de la vie et de ses épisodes sordides.

Demba, son vieux mari, l'envoie plaider sa cause dans le but d'obtenir malgré son grand âge un emploi sur le prochain bateau en partance :

    « Tu verras le chef de l'armement... Les Blanches font cela pour leur mari. Pourquoi pas nous » (p. 84).

Tous les éléments semblent se liguer contre Nafi pour lui rendre la vie impossible :

    « J'ai été voir le capitaine d'armement. Humiliée j'étais. Ce monsieur m'a reçue. Il croyait que j'étais la fille de Demba » (p. 85).

Lorsqu'elle confie ses malheurs à Arona qui pour elle constitue un des rares rayons de soleil qui éclaire sa vie et qu'elle affirme ne pas aimer la France, Arona la reprend en ces termes : [PAGE 111]

    « Tu ne connais rien de la France » (p. 112).

En fait, ce que Nafi n'aime pas et Arona n'y peut rien, c'est la France qu'elle vit.

De la même manière, Diouana, dans La Noire de... en arrive à se faire une idée tout aussi incomplète sur la France et cela du fait des limites que ses employeurs imposent à sa vie. Tive Correa, avant son départ du Sénégal, l'avait prévenue, et elle-même avait pu constater ce que vingt ans de France avaient fait de sa personne :

    « Il était parti, riche de sa jeunesse, plein d'ambition, et en était revenu telle une épave » (p. 171).

    « Les jeunes confondent vivre en France et être domestique en France » (p. 172).

Le premier contact avec la France n'avait été qu'une projection de ses rêves, de ce qu'elle s'attendait à trouver :

    « C'est beau ! Toute l'Afrique lui apparaissait comme un taudis sordide » (p. 174).

Mais cet émerveillement initial fait bien vite place à une réalité toute différente. Et cette expérience est à rapprocher de celle vécue par Nafi dans Lettres de France :

    « De la France... La Belle France... elle n'avait qu'une vague idée, une vision fugitive : le jardin français en jachère, les haies vives des autres villas » (p. 175)

et ce malgré un décor apparemment plus joli :

    « Chacun vivait sa vie, isolé, enfermé chez lui » (p. 175).

Dans Chaïba, le narrateur nous apprend que le héros du même nom :

    « aimait une certaine France » (p. 125)

mais : [PAGE 112]

    « haïssait foncièrement les caïds et les pieds-noirs » (p. 125).

Cette France-là est, de toute évidence, celle du monde ouvrier.

C - Madame Baronne :

Voilà un personnage qui n'est jamais directement mis en scène, mais que le lecteur parvient sans difficulté à se représenter à la suite des réflexions que Nafi, dans Lettres de France, fait à son sujet. Et pourtant ces réflexions sont peu nombreuses.

Madame Baronne nous est présentée comme :

    « Une femme très gentille qui tient une épicerie en bas. Je lui tiens compagnie, ou le contraire est vrai » (p. 82).

Madame Baronne est la première personne sympathique que rencontre Nafi en France. C'est une Française, mais quelle sorte de Française ?

    « Madame Baronne est communiste » (p. 106).

Demba, le mari de Nafi, lui trouve :

    « un grand cœur » (p. 106).

Ces caractères, on les retrouve également chez Arona. La correspondante de Nafi apprend de plus que Madame Baronne

    « est la seule avec qui j'ai du plaisir à causer... Avec elle, les choses sont simples » (p. 106).

Madame Baronne entreprend une sorte d'initiation politique de Nafi sans en avoir l'air :

    « Mme Baronne a sans doute deviné ma solitude. Elle me harcèle de ses invitations. Je ne veux pas y aller » (p. 110). [PAGE 113]

Mais elle s'y rend cependant quelquefois et c'est alors pour apprendre :

    « qu'il y a deux morales : une pour les riches et l'autre pour les travailleurs. En y réfléchissant bien, je trouve qu'elle a drôlement raison » (p. 92)

ou bien :

    « qui était Boussac » (p. 107).

D - Relations « normales »

Mises à part celles que Nafi peut entretenir avec Madame Baronne dans Lettres de France, les seules autres relations existant entre Noirs et Blancs dans Voltaïque et que l'on peut considérer comme normales se situent :

a) à un niveau commercial :

Dans Lettres de France, le commerçant est tout ce qu'il y a de plus aimable avec Nafi et Arona – qui sont avant toute autre chose des clients :

    « J'en suis très heureux pour vous, Monsieur, et pour vous aussi » (p 102).

b) ou à un niveau subconscient :

Tel le Blanc que connaît Arona, toujours dans Lettres de France et qui serre la main de Nafi, toute surprise :

    « Quand un Blanc, qui sans doute connaît Aruna, lui posa cette question : "C'est ta femme ?" "Non, c'est la femme d'un vieux."... Le Blanc quand même me serra la main » (p. 96).

E - La noix de kola :

Qu'apporte l'Africain au Français dans son pays ? Son travail ? Il n'est pas récompensé à sa juste valeur... Sa présence ? Elle est rarement considérée comme enrichissante... [PAGE 114] Dans Lettres de France, le vieux Demba, avec dérision, constate que :

    « Les Blancs commencent à connaître les bienfaits de la noix de kola » (p. 80).

III - N – B :

Malgré le fait qu'elle soit elle-même habillée à l'européenne, Sakinétou, dans Devant l'histoire d'une part et Nafi dans Lettres de France d'autre part déplorent les emprunts faits aux coutumes des Blancs :

    « Toi avec ton amour du théâtre... Cela est pour les Blancs » (p. 11).

    « Quelques-uns n'ont-ils pas abandonné un, deux, trois, quatre ans, leurs épouses au pays, et ici, couchent avec des Blanches ? » (p. 104).

Dans Le Voltaïque, le narrateur partant de l'exemple du :

    « riche roi africain qui envoya son fils étudier Europe » (pp. 190-191)

nous apprend que ce dernier retrouva son fils dédaigneux :

    « des mœurs et coutumes ancestrales » (pp. 190-191)

et finit par s'en prendre aux :

    « bourgeoises de ces messieurs » (p. 191)

qui :

    « se font enlever les signes faciaux » (p. 191).

IV - Madame Baronne et Mme P... :

Pour terminer cette analyse, et sans revenir sur ce [PAGE 115] qui a déjà été dit au sujet de ces deux personnages centraux, j'aimerais faire les remarques suivantes :

– Madame Baronne a un nom. Elle n'a pas connu l'Afrique. Elle n'a pas d'employés. Elle n'a pas de préjugés raciaux. Elle est communiste et au travers des relations qu'elle a avec sa voisine africaine, elle apparaît sympathique au lecteur.

– Mme P... se cache derrière l'initiale chère à Sartre. Elle a sévi en Afrique. Elle a eu de nombreux employés. Elle est pleine, bien qu'elle s'en défende, de préjugés de toutes sortes, qui éclatent au grand jour à travers les réactions de ses enfants. Ses intérêts sont tout ce qu'il y a de plus égoïstes. Elle est perçue, par le lecteur, comme l'archétype du Blanc colonialiste.

Daniel VIGNAL
Department of French,
Ahmadu Bello University,
Zaria.


[*] Présence Africaine, Paris, 1982.