© Peuples Noirs Peuples Africains no. 36 (1983) 34-54



FIRMES TRANSNATIONALES (F.T.N.) ET
DEVELOPPEMENT

Firmin C. KINZOUNZA

INTRODUCTION GENERALE

La F.T.N. désigne une entité composée :

– d'une part, d'une société unique dénommée « société-mère »;

– d'autre part, d'une ou plusieurs sociétés filiales.

Cette hiérarchie se matérialise par le contrôle juridique (transfert direct des bénéfices) et économique (transfert indirect des bénéfices) exercé par la société-mère sur la (ou les) société(s) filiale(s).

Au sein d'une telle entité, il n'existe pas de contradictions entre les opérations des composantes du groupe qui obéissent toutes à un plan d'action global.

Quant au concept de développement, il peut être appréhendé comme un processus cumulatif de transformations des structures politico-juridiques, économiques et culturelles dans le sens du progrès; ainsi entendu, le développement englobe des transformations positives aussi bien quantitatives (exemples : accroissement du P.N.B., du nombre de médecins par habitant, etc.) que qualitatives (exemple : amélioration du bien-être social); en conséquence, le développement englobe nécessairement la croissance qui rend compte de ses aspects quantitatifs. C'est pourquoi, l'on peut avoir une situation de croissance sans développement selon notamment le mot de [PAGE 35] S. Amin qui qualifiait ainsi la situation de la Côte-d'Ivoire[1] mais jamais de développement sans croissance.

I. LE PROBLEME

Un développement ainsi défini est devenu la préoccupation « officielle » des gouvernements des pays lumpencapitalistes, c'est-à-dire, les pays où le mode de production capitaliste n'est pas le fruit d'une évolution interne[2].

D'après les gouvernants des pays lumpencapitalistes d'Afrique en général, de la zone franc en particulier, leurs pays manquant de capitaux et de technologie, le problème est de les trouver et de les combiner. Ce schéma simpliste s'appuie sur le rôle central joué par l'entrepreneur (au sens de J.A. Schumpeter[3]) dans le développement capitaliste des sociétés occidentales; l'entrepreneur capitaliste possède les facultés suivantes : innovation technique ou adaptation, lancement des affaires, offre de capital, acceptation du risque et direction des affaires[4]. Avec la complexité des activités économiques, toutes ces facultés sont éclatées et sont assurées, soit par des individus, soit par des groupes économiques. Dans les pays lumpencapitalistes d'Afrique, il n'existe pas d'individus ou de groupes économiques capables de posséder chacune (ou la totalité) des facultés précitées; dans ces conditions, grâce aux relations économiques internationales, les pays lumpencapitalistes vont pouvoir bénéficier par le truchement de l'investissement privé direct étranger en provenance des pays capitalistes du « paquet » composé du capital-argent, de la technologie, des capacités managériales et [PAGE 36] d'ingénierie qu'offre en bloc la F.T.N. Plus généralement, les activités des F.T.N. auront un impact multiforme sur l'économie des pays lumpencapitalistes : élévation du niveau de revenu, de l'épargne et des compétences techniques, influence positive sur le budget et la balance des paiements, création d'emplois nouveaux, introduction de technologies nouvelles... à telle enseigne qu'elle y jouera le rôle central dévolu jadis à l'entrepreneur dans le développement des pays capitalistes de l'Europe occidentale.

Qu'en est-il dans la réalité ? En d'autres termes, la F.T.N. joue-t-elle ou peut-elle jouer dans les pays lumpencapitalistes d'Afrique le rôle tenu jadis par l'entrepreneur dans les pays capitalistes ?

II. LA REALITE VERSUS LES MYTHES

Pour répondre à la question posée, il y a lieu de voir si la F.T.N. contribue au développement des pays lumpencapitalistes par un double apport en capital-argent et en technologie.

A – La contribution des F.T.N. en capital-argent :

D'un point de vue méthodologique, il y a lieu de distinguer :

– d'une part, l'entrée (ou flux) du capital-argent;

– d'autre part, le sort des revenus générés par l'entrée du capital-argent.

Ce mouvement est appréhendé statistiquement au niveau de la balance des paiements.

1) Le flux du capital-argent :

Dans les balances des paiements des pays lumpencapitalistes, le poste relatif à l'entrée des capitaux est « gonflé » :

– soit par les profits réinvestis; ceci constitue une aberration dans la mesure où, non seulement ces derniers sont générés dans leur grande majorité par des ressources [PAGE 37] locales, mais encore, ils ne sont pas disponibles pour l'économie du pays hôte puisque faisant partie de l'espace intégré de la F.T.N. qui en décide l'utilisation;

– soit par le rachat des affaires locales; ceci est également une aberration dans la mesure où il est posé que la valeur de ces rachats équivaut au total des capitaux étrangers investis; en effet, en dehors du cas des filiales-ateliers (filiales se situant à un stade donné du processus de fabrication. Exemple : filiale d'assemblage des pièces détachées) où le contrôle total du capital est de rigueur, dans le cas de la filiale-relais, la contribution en capital-argent de la F.T.N. représente une petite portion des capitaux requis car, dans la majorité des cas, le capital provient des ressources du pays hôte. Ainsi, dans le cas de l'expansion des compagnies existantes, le pays hôte fournit non seulement des capitaux empruntés, mais aussi les fonds produits par les investissements existant déjà (réserves d'amortissement et une portion des profits) dans le pays hôte.

Enfin, il y a également surévaluation de l'entrée du capital chaque fois que la société-mère vend à sa filiale (ou à ses filiales) :

– soit des machines à des prix plus élevés que ceux du marché,

– soit des machines déjà amorties mais qui sont traitées fiscalement comme neuves et donc susceptibles de bénéficier des stimulants fiscaux y afférents.

2) Le reflux des capitaux (la sortie des revenus des investissements des F.T.N.) :

Lorsque des tentatives d'évaluation du reflux des capitaux existent, c'est en général dans le sens restreint de la rentabilité des capitaux investis, établie sur la base des documents comptables des F.T.N.

Dans cette optique, pour les statistiques officielles (F.M.I., B.I.R.D., Commissions Economiques Régionales, O.C.D.E ., ... ), le taux de rentabilité des investissements étrangers désigne le rapport suivant :

(Profits rapatriés + réinvestissement des bénéfices) divisé par le total des actifs étrangers [PAGE 38]

Dans cette formule, les « profits rapatriés » désignent l'ensemble des profits légalement rapatriés. N'y est donc pas prise en compte une fraction importante des « transferts directs et indirects des bénéfices » imputable à l'évasion fiscale y afférente et consécutive à la planification fiscale internationale.

Rappelons que la spécificité des transferts directs et indirects des bénéfices dans la stratégie d'optimisation fiscale des F.T.N. consiste en ceci que, d'emblée, c'est un moyen utilisé pour la minimisation de la dette fiscale à l'échelle mondiale; cela incite la F.T.N. à résoudre correctement le problème du lieu d'implantation de la filiale et des modalités, à la fois de son contrôle et de son financement au moindre coût fiscal. Plus précisément, le problème posé est celui du transfert du profit des sociétés filiales à la société-mère à travers différents systèmes fiscaux. Les transferts directs des bénéfices des sociétés filiales vers la société-mère se matérialisent par la distribution de dividendes des premières vers la dernière: c'est donc le reflet du contrôle juridique de la (ou des filiales) par la société-mère grâce à la participation au capital; quant aux transferts indirects de bénéfices, ils sont l'expression du contrôle économique exercé par la société-mère sur la (ou les) société(s) filiale(s) par des moyens tels que : les licences, les brevets, les rémunérations des services (commissions, honoraires, etc.), les prêts. En conséquence, les transferts indirects des bénéfices se manifestent sous les formes suivantes : redevances, intérêts, etc.

A ces modalités, il y a lieu d'en ajouter d'autres telles que :

– la manipulation du prix des marchandises;

– et la déclaration de services gratuits ou à des prix anormaux.

a) La manipulation du prix des marchandises :

Elle se fait :

a1) soit par réduction des bénéfices imposables au pays d'origine de la F.T.N. obtenue par minoration des ventes ou augmentation du montant des achats. [PAGE 39]

Si la F.T.N. opte pour la minoration de ses ventes son effort portera sur les opérations d'exportation :

– soit par réduction des prix unitaires;

– soit par fausse déclaration des quantités réelles (en moins);

– soit par fausse dénomination de la marchandise (marchandise déclarée de qualité ou de valeur inférieure);

– soit par absence de déclaration.

Si la F.T.N. opte pour l'augmentation du montant des achats, son action portera sur les opérations d'importation :

– soit par majoration des prix unitaires;

– soit par fausse déclaration (en plus) des quantités;

– soit par fausse dénomination de la marchandise (qualité de valeur supérieure).

En conséquence, à l'exportation, le prix global déclaré en douane sera inférieur à la valeur réelle des marchandises sorties; à l'importation, ce sera l'inverse. Ces différentes opérations, à l'importation comme à l'exportation peuvent être simples et directes si elles ont lieu entre fournisseurs et destinataires réels; elles peuvent être complexes par l'introduction dans le circuit d'un (ou plusieurs) intermédiaire(s) (les sociétés spécialisées) dont le rôle sera : soit celui de la simple boîte aux lettres destinée à masquer l'identité du destinataire réel; soit de prélever une partie du bénéfice pour mieux dissimuler l'importance du transfert final;

a2) soit par remboursements indus de T.V.A.

Dans cette hypothèse, l'entreprise ne réduit pas le montant de ses ventes à l'extérieur. Au contraire, elle l'exagère. Sans doute, cette manipulation se traduirait-elle par une augmentation fictive des résultats imposables, génératrice d'un supplément d'impôt sur les bénéfices, qui annulerait l'avantage obtenu. C'est pourquoi, ce type d'opération est souvent combiné :

– soit avec une minoration symétrique des ventes sur le marché national par dissimulation d'une fraction des quantités vendues et par diminution du prix unitaire (les ventes sans factures ainsi consenties ouvrent en outre des possibilités de fraude à la clientèle); [PAGE 40]

– soit avec une majoration fictive des achats par le truchement d'un taxateur de complaisance dont le rôle est limité à la fourniture de factures portant mention d'une T.V.A. déductible (celle-ci, bien entendu, n'est jamais payée par le taxateur qui disparaît rapidement, mais est incluse par l'entreprise dans des déductions ou sa demande de remboursement).

b) Les manipulations ayant trait aux déclarations de services gratuits ou à prix anormaux :

Elles sont de même nature que celles portant sur les marchandises; toutefois, eu égard à l'absence de support naturel, elles conduisent encore plus fréquemment à des opérations fictives et portent généralement :

b1) soit sur la majoration abusive des charges à déduire; celle-ci s'effectue :

– soit par la prise en charge des dépenses exposées en totalité ou en partie pour le compte de la société étrangère (dépenses d'administration générale; frais d'études, de recherche, de publicité; honoraires d'audition; frais de main-d'œuvre, de formation professionnelle; assurances; frais d'entretien de biens situés à l'étranger, etc.).

– soit par la rémunération à un prix excessif de services fournis par la société étrangère (intérêts à taux trop élevé; redevances d'un montant exagéré pour utilisation de brevets, marques, procédés ou techniques; rémunération de techniciens, etc.).

Par ailleurs parfois, les diverses redevances versées à l'entreprise étrangère ne peuvent porter que sur des opérations fictives (ex. : intérêts versés sur emprunts à l'étranger mais dont les fonds proviennent en réalité de transferts préalables et irréguliers de l'entreprise nationale);

– soit sur minoration, voire l'abandon des recettes; ce type de manipulation, au profit de l'unité étrangère du groupe, porte généralement sur les opérations suivantes :

    * prêts consentis à un taux d'intérêt trop faible ou nul;

    * octroi gratuit d'une caution ou d'une garantie, redevances d'un montant trop faible ou nul pour utilisation de [PAGE 41] brevets moyens, procédés et techniques appartenant à la société-mère (le surplus étant souvent versé à un organisme situé dans un « paradis fiscal ») et mise à la disposition gratuite de la société filiale du personnel de la société-mère.

Si l'évaluation des transferts indirects des bénéfices s'avère impossible, il n'en demeure pas moins que les montants comparés aux profits officiellement déclarés sont énormes alors que ceux-ci le sont déjà; ainsi :

– d'après le président J.F. Kennedy[5], le flux des capitaux en provenance des pays lumpencapitalistes et en direction des U.S.A. s'éleva en 1960 à 1300 millions $ U.S. contre 200 millions pour le mouvement opposé;

– d'après le président S. Allende, les profits réalisés en 1972 au Chili par les F.T.N. nord-américaines étaient plus de cinq fois supérieurs à ceux réalisés ailleurs et notamment aux U.S.A.[6];

– d'après l'économiste G. Rosenthal, alors que le flux des capitaux dans les pays du marché commun de l'Amérique centrale s'était accru entre 1960 et 1971 de 344 %, le reflux atteignit 982 %[7];

– en Afrique (zone franc) enfin, d'après le professeur Samir Amin :

    * d'une part, en Afrique Equatoriale (Congo, Cameroun, Gabon, R.C.A. et Tchad) de 1961 à 1967, le flux des capitaux privés s'est élevé en moyenne, par année, à 19 milliards de F CFA courants et le reflux à 44,2 milliards[8];

    * d'autre part, en Afrique de l'Ouest, la situation se présente comme suit: [PAGE 42]

Pour la période ultérieure (1968 à 1975-1976), les statistiques publiées dans la revue « La zone franc » par le Secrétariat du comité monétaire de la zone franc font apparaître les mêmes tendances. En effet[9] :

– au niveau du flux et du reflux des capitaux et des revenus des investissements, le deuxième courant s'est avéré supérieur au premier; en d'autres termes, pendant la période retenue, il est sorti de la zone franc (bloc Afrique subsaharienne) plus de capital-argent (sous forme de capitaux privés ou publics à long terme et de revenus des investissements) qu'il n'en est rentré;

– au niveau de la rentabilité des capitaux :

    * si l'on considère le total des actifs étrangers, le taux de rentabilité des investissements étrangers le plus élevé a été enregistré au Gabon en 1968 avec 95,8 %; le plus faible au Tchad avec 5,4 %. [PAGE 43]

    Quant au taux moyen de rentabilité des investissements étrangers, il atteint son niveau le plus élevé en 1968 (soit 47,5 %) et le plus faible en 1975 (soit 23,6 %);

    * si l'on considère uniquement les capitaux privés à long terme, le taux de rentabilité des capitaux privés le plus élevé a été enregistré au Gabon en 1971 (soit 743,8 %) et le plus bas au Tchad en 1976 (soit 8,8 %).

    Quant au taux moyen de rentabilité des mêmes capitaux, le taux le plus élevé a été de l'ordre de 204,2 % en 1971; le plus bas de l'ordre de 45 % en 1974.

En conséquence, il apparaît que les estimations officielles aboutissent toutes dans les pays lumpencapitalistes à des sous-évaluations des revenus des investissements; une évaluation proche de la réalité devrait tenir compte de tous les mouvements de capitaux tant internes qu'externes; on aboutirait alors à la formule suivante dans le calcul de la rentabilité annuelle des investissements.

Dans le cas concret de la Colombie (pays d'Amérique latine), en appliquant cette formule, l'économiste C. Vaitsos arrive, dans le cas des filiales des F.T.N. spécialisées dans l'industrie pharmaceutique, à un taux plancher de 38,1 % et un taux plafond de 962,1 %, alors que le taux moyen de profit déclaré de ces filiales ne s'élevait qu'à 6,7 %.

Au terme de cette analyse, il ressort clairement que la contribution en capital-argent des F.T.N. au développement des pays lumpencapitalistes relève du mythe; en effet, ce sont plutôt les pays lumpencapitalistes qui contribuent au financement de la croissance des pays capitalistes [PAGE 44]

B – La contribution en technologie des F.T.N. au développement :

Le problème du « transfert de technologie » saisi sous l'angle de l'entrée de celle-ci dans les pays lumpencapitalistes s'articule, dans la théorie économique dominante, autour de la thèse néo-classique de « la croissance transmise »[10], toutes choses égales par ailleurs. Dans ce cadre théorique, la technologie apparaît comme une marchandise à transférer des pays capitalistes vers les pays lumpencapitalistes par le truchement essentiel des F.T.N.

Lorsque l'on se situe au niveau des apparences immédiates, force est de reconnaître l'existence d'un mouvement de technologie des pays capitalistes vers les pays lumpencapitalistes, par le canal des F.T.N. essentiellement.

Ce mouvement, fondé sur la conception de la technologie comme marchandise, présente les deux caractéristiques suivantes[10bis] :

– d'une part, la circulation de la marchandise – technologie au sein de l'espace intégré société-mère – sociétés filiales de la F.T.N.;

– d'autre part, la circulation de la marchandise – technologie de l'espace intégré des F.T.N. vers les P.S.T. (Potentiels scientifiques et techniques) des pays africains.

L'origine territoriale (les pays capitalistes) de ce double mouvement de la technologie détermine la nature de la technologie transférée. [PAGE 45]

1) La circulation de la technologie au sein de l'espace de la F.T.N. (ou « circulation internalisée de technologie »)

Elle se manifeste sous deux formes :

– d'une part, l'assistance technique de la société-mère à ses filiales;

– d'autre part, la délocalisation de la recherche.

a) L'assistance technique de la société-mère à ses filiales :

Contre paiement de royalties (et/ou d'autres types de rémunérations), la filiale peut bénéficier dans toutes ses activités de production et de circulation des marchandises, des services de la société-mère.

Exemples :

– revues techniques éditées par le groupe;

– séminaires de recyclage et de perfectionnement;

– missions d'ingénieurs en provenance de la maison-mère ;

– voyages des dirigeants au centre;

– télex, téléphone, etc.

– circulation de technologies incorporées dans les biens d'équipement.

b) La délocalisation de la recherche :

Il y a lieu de distinguer deux types de délocalisation de la recherche :

– d'une part, la délocalisation fondée sur les spécificités du marché local;

– d'autre part, la délocalisation fondée sur la spécialisation internationale.

Dans le cas des pays africains de la zone franc :

– l'assistance technique de la société-mère à ses filiales s'inscrit ici comme ailleurs dans le cadre global de la maximisation du taux de profit du groupe par le biais de la politique des transferts indirects des bénéfices et de la tendance à l'homogénéisation des services techniques fournis aux différentes unités du groupe;

– la délocalisation de la recherche ne se rencontre surtout que dans l'adaptation des produits aux marchés locaux; c'est le cas, au Congo, des usines productrices de boissons non alcoolisées (« Pulp Orange », « Spur Cola », [PAGE 46] etc.) ou localisées (« Cola Rhum », etc.). En revanche, l'adaptation des technologies aux dotations locales en facteurs est inexistante de même que la spécialisation internationale des laboratoires au sein des unités des F.T.N.[11].

2) La circulation externe de technologie

D'une manière générale, le transfert de technologie recouvre implicitement ce deuxième aspect de la circulation de la technologie, en l'occurrence les modalités de passage du savoir et du savoir-faire de l'espace intégré de la F.T.N. au P.S.T. du pays hôte.

A ce niveau de l'analyse il y a lieu de rappeler que le P.S.T. désigne l'ensemble des moyens humains et matériels propres à la production, la diffusion, la collecte et l'application des connaissances scientifiques et techniques; ces composantes du P.S.T. du pays d'accueil entraînent les relations suivantes P.S.T. des pays hôtes-filiales des F.T.N. dans le cadre de la circulation externe de la technologie :

– la politique de la filiale dans les domaines du recrutement et de la formation professionnelle;

– les relations entre la filiale et les centres d'enseignement et de recherche locaux, quel que soit leur statut juridique;

– les relations de la filiale avec les fournisseurs locaux;

– et, enfin, les connaissances techniques véhiculées par les produits vendus sur le marché local par la filiale.

Dans les pays africains de la zone franc en général, au Congo en particulier, il est rare, voire impossible, qu'il y ait :

– des relations entre les filiales et les centres d'enseignement et de recherche locaux car les travaux de recherche sont effectués en général, soit par la société [PAGE 47] mère, soit par d'autres filiales du groupe; de ce fait, par exemple les étudiants congolais inscrits en quatrième année de chimie n'ont pas, comme leurs homologues français l'opportunité de tester leurs connaissances sur le terrain avant leur recrutement définitif;

– des relations de la filiale avec les fournisseurs locaux sous forme de sous-traitance (rappelons qu'en Asie du Sud-Est, le recours à la sous-traitance locale est chose courante);

– la formation professionnelle, celle dispensée par les F.T.N. au niveau des cadres se limite en règle générale aux cadres subalternes. En Côte-d'Ivoire, par exemple, en 1979, 82 % du personnel de direction et 72 % des cadres étaient non africains. Plus on descend dans la hiérarchie et plus le pourcentage des non-Africains décroît[12];

– au niveau des produits vendus sur le marché local par le truchement des distributeurs ou des notices d'utilisation et d'entretien, ils peuvent permettre aux utilisateurs autochtones de se familiariser avec les connaissances scientifiques et techniques importées.

En conséquence, s'il y a bien transfert de technologie tant sur le plan interne que sur le plan externe, la politique des pays africains en la matière (mise en place de mécanismes d'incitation et de stimulation de l'investissement considéré comme un tout, un « package », à l'opposé des pays du Pacte Andin, par exemple)[13] tend à ne pas rompre avec cette tendance dans le sens de la maîtrise de la technologie et de l'ingénierie importées; dans cette optique, le problème du transfert de technologie se réduit à celui de son coût jugé excessif qui accroît le déficit de leurs balances des paiements respectives. Il y a donc simple achat (et non achat-acquisition) par l'appel à la F.T.N. sous les formes générales suivantes :

– contrats « produits en main » ou « monitorage »; dans ce cas, le maître d'ouvrage (en général un organisme public) confie à un entrepreneur « contractant » (en général [PAGE 48] une société d'ingénierie) la responsabilité de concevoir le produit, définir le processus de fabrication, choisir l'équipement, construire et équiper l'usine, sélectionner et former le personnel local;

– contrats « clefs en main »; ici, le maître d'ouvrage charge un entrepreneur général ou maître-d'œuvre de construire et d'équiper une entreprise et de la lui livrer en état de marche. Le contrat peut porter sur toutes les phases du projet, y compris les études de faisabilité et les études techniques générales, ou ne commencer qu'au terme de l'une de ces deux étapes. Dans ce dernier cas, le maître d'ouvrage effectue lui-même, par l'intermédiaire d'un bureau d'ingénierie de son pays ou d'une firme étrangère, les études nécessaires à l'élaboration du projet;

– et les accords de licence; ils portent pour l'essentiel sur les brevets et les marques de fabrique.

Ainsi, tant pour la contribution en capital-argent qu'en technologie des F.T.N. au développement des pays lumpencapitalistes, le bilan est globalement négatif.

En effet, au bout d'une certaine période, le capital-argent local de même que la technologie endogène auraient dû prendre le relais du capital-argent et de la technologie importés d'après le schéma néo-classique de la transmission de la croissance; dans la pratique, cela se serait traduit par le passage, grâce aux activités des F.T.N., des « gains de produit »[14] (contribution de l'investissement à l'élévation du revenu national pour les mécanismes de multiplication et donc des recettes fiscales futures liées à l'élévation du produit), aux « gains de structure » (contribution de l'investissement au rééquilibrage direct et indirect de la balance des paiements, ses répercussions sur l'emploi et sur la formation professionnelle et, surtout, sa contribution à une meilleure différenciation et intégration de l'économie considérée; enfin, sa contribution à la réalisation de plans organisés). [PAGE 49]

III. QUE FAIRE ?

En partant de l'hypothèse du rôle central de la F.T.N. dans le développement des économies d'Afrique subsaharienne, nous sommes arrivés à la conclusion que la F.T.N. qui devait y introduire dans un même paquet la technologie et le capital-argent l'a fait mais en créant d'autres formes de dépendance plutôt qu'en suscitant les conditions de la disparition de sa contribution.

L'histoire économique nous enseigne que dans le cas du financement du développement « la masse d'épargne dont les pays avaient besoin pour leur croissance et pour leur industrialisation était engendrée à l'intérieur de chaque pays »[15]; l'étude du professeur G. Ngango sur « Les investissements d'origine extérieure en Afrique noire francophone : statut et incidence sur le développement » confirme cette vérité historique : « Au terme de cette étude de l'investissement d'origine extérieure en Afrique noire francophone et à Madagascar, le mot final débouche logiquement sur cette règle d'or que Ragnar Nurske avait tirée de son travail sur les problèmes de la formation du capital dans les pays sous-développés, à savoir que le capital est créé à domicile, il surgit nécessairement de l'intérieur, faute de quoi le développement ne peut s'ensuivre. Cette affirmation découle non seulement de l'histoire économique du passé des nations aujourd'hui développées, mais se trouve également vérifiée négativement aujourd'hui par l'histoire qui se déroule sous nos yeux et plus particulièrement par l'histoire post-coloniale des économies de l'Afrique francophone et de Madagascar. ( ... )

L'Afrique actuelle, celle que nous avons tenté d'autopsier sous l'angle de l'investissement étranger, est en train de vérifier négativement, c'est-à-dire en fournissant une expérience tout à fait contraire de celle de l'Europe, cette [PAGE 50] constante du développement économique et social des nations : l'Afrique ne se développe pas parce que, entre autres, l'essentiel de son investissement n'est pas engendré par elle-même mais injecté de l'extérieur.

C'est à cette constatation que conduit logiquement notre examen de l'investissement d'origine extérieure. Les structures d'accueil de cet investissement et son statut sont tels que seul l'investisseur étranger en tire réellement profit.

Les garanties de droit commun et de droit spécial sont vraiment exorbitantes.

Les transferts libres des capitaux et des revenus joints aux garanties du statut de l'entreprise et de son personnel expatrié permet aux investisseurs étrangers de drainer vers leurs métropoles l'essentiel des résultats de leur production, laissant le pays hôte complètement exsangue.

Le système fiscal laxiste dont l'essentiel des dispositions remonte à 1920 est par lui-même une source d'avantages énormes, sans parler des avantages financiers, juridiques ou fonciers, économiques et sociaux.

Les maigres résultats glanés par les Etats africains et malgache pour maintenir leur croissance à un niveau au moins végétatif, les quelques revenus distribués aux travailleurs africains, les faibles effets de développement sur les secteurs privés et publics autochtones, rien de tout cela ne saurait atténuer, encore moins éviter cette condamnation de l'investissement étranger en Afrique noire, dans l'état actuel de ses mécanismes et de son fonctionnement : l'Afrique n'y a point son compte.

Au contraire, on constate un processus systématique de strangulation des économies réceptrices, à mesure que cet investissement s'accroît et se ramifie à l'infini[16].

Dans le domaine de la maîtrise des technologies, il semble que de manière consciente (volonté politique clairement affirmée) ou spontanée, les pays non initiateurs des technologies devraient passer par les stades suivants : [PAGE 51]

Ici également, l'Histoire économique nous enseigne que les institutions politiques ont joué un rôle fondamental dans l'acquisition de nouvelles technologies : « Il est évident que le changement révolutionnaire dans la technique britannique au XVIIIe siècle s'est réalisé dans une économie libérale sans que le mouvement ait eu à s'en mêler. (...)

Mais l'introduction de la technique mécanisée dans les autres pays ne se réalisa pas d'une façon économiquement aussi automatique. [PAGE 52]

Une action plus ou moins poussée des gouvernements fut nécessaire (...) »[17]; là où en Afrique, il y a une politique technologique, « il existe un écart entre la politique proclamée dans ce domaine et la traduction de cette politique en un plan d'action visant à renforcer la capacité technologique nationale »[18].

En effet, dans tous les pays africains de la zone franc, en règle générale, « la politique en matière de transfert de technologie" présente les mêmes caractéristiques fondamentales :

1 – tout d'abord son inexistence en tant que politique autonome. La technologie est importée, soit incorporée aux équipements, soit intégrée à l'investissement étranger, les deux méthodes étant parfois confondues dans la mesure où l'investissement peut se faire en équipement;

2 – ensuite, le recours systématique à l'investissement étranger, favorisé par de nombreux avantages de natures diverses, pour assurer le développement du pays »[19].

Enfin, non seulement des politiques distinctes sur le transfert de technologie sont inexistantes, mais encore les politiques en cours des gouvernements africains renforcent, plutôt qu'elles ne tendent à corriger, le statu quo : « En fait, certaines des politiques menées tendent à perpétuer cet état de choses plutôt qu'à y remédier. Ainsi les décisions en matière d'investissement et la sélection des projets sont souvent déterminées par les conditions de financement offertes par l'investisseur/partenaire extérieur, qui choisit aussi presque toujours la technologie. Il s'ensuit que le fournisseur de la technologie [PAGE 53] impose les conditions du transfert et détermine les sources futures de facteurs de production intermédiaires ainsi que les divers éléments de la technologie. La source des machines est toujours liée au partenaire étranger. Dans certains cas, les machines et la technologie se révèlent désuètes. Toutefois, lorsqu'on s'efforce d'y remédier, on a tendance à passer à l'autre extrême et à choisir une technologie ultra-moderne, ce qui entraîne des problèmes d'échelle, de niveau de qualification, d'utilisation de la capacité et de pénurie de marchés »[20].

Les pays du COMECON reçoivent des prêts des pays de l'Ouest; en outre il existe des filiales de F.T.N. sur leur sol (ex. : usine Fiat en U.R.S.S.). Les caractéristiques fondamentales de ce double apport en capital-argent et en technologie sont les suivantes :

– il existe un environnement politique, économique et culturel favorable à la contribution de ces apports étrangers à la poursuite de la croissance;

– les apports étrangers sont « planifiés » : ils s'inscrivent dans un cadre précis;

– les apports étrangers constituent toujours un appoint : la contribution locale est toujours supérieure.

Ces caractéristiques devraient être érigées en principes par les pays africains en ce qui concerne l'attitude à observer vis-à-vis de la contribution étrangère au développement... Il apparaît alors que les F.T.N. ne contribuent pas au développement des pays africains non pas parce qu'elles sont originaires de pays impérialistes mais parce que certaines conditions n'ont pas été réunies du point de vue du pays hôte[21] avant d'y faire appel ; ces conditions sont d'ordre politique, économique et social. Toutefois, la condition politique constitue en quelque sorte le préalable dont dépendra tout le reste; en effet, pour que les changements escomptés se produisent, « il faut que les gouvernements soient décidés à transformer les comportements [PAGE 54] et les institutions prédominants et aient le courage de prendre les mesures qui s'imposent et d'en assumer les conséquences »[22].

Firmin C. KINZOUNZA
Docteur d'Etat ès Sciences Economiques
Directeur de l'Ecole Nationale d'Administration
et de Magistrature à Brazzaville


[1] Samir Amin, Le développement du capitalisme en Côte d'Ivoire, Minuit, Paris, 1967.

[2] Voir F.C. Kinzounza, Développement inégal et combiné et industrialisation des pays lumpencapitalistes (Essai sur la critique des fondements théoriques des codes africains des investissements), thèse d'Etat ès Sc. Eco., Nice, octobre 1980, pp. 5-6.

[3] J.A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1979 (édit. originale, 1942).

[4] U.N. (Department of Economic and Social Affairs), Process and problems of industrialization in underdeveloped countries, New York, 1955, p. 30.

[5] Déclaration in « O estadode Sao Paulo ». 12-4-1963.

[6] Cf. Le Monde des 16-17 janvier 1972.

[7] Cité par R.J. Barnett et R.E. Muller, Global reach – The Power of the multinational corporations, Simon et Schuster, New York, 1974, p. 161.

[8] S. Amin, « L'évolution économique des pays de l'U.D.E.A.C. de 1960 à 1968 » in S. Amin et C. Coquery-Vidrovitch, Histoire économique du Congo, Anthropos, Paris, p. 177.

[9] Cf. F.C. Kinzounza, Développement inégal et combiné ..., thèse citée, pp. 147-152.

[10] D'après cette thèse les pays africains dans le processus d'acquisition des moyens autonomes de financement de leur développement, seront :

– dans un premier temps, emprunteurs jeunes de capitaux;
– dans un deuxième temps, emprunteurs évolués de capitaux;
– dans un troisième temps, prêteurs jeunes de capitaux; et
– dans un quatrième temps, prêteurs évolués de capitaux.

Ce schéma est transposé au domaine de l'acquisition de moyens technologiques autonomes (cf. M. Bye, Relations économiques internationales, Dalloz, Paris, 1971, p. 247).

[10bis] Pour plus de détails cf. notamment : C.A. Michalet, Le Capital mondial, P.F.U., Paris, 1976.

[11] Rappelons qu'une F.T.N. ne recourt à la spécialisation des laboratoires dans ses différentes unités que si non seulement le pays hôte dispose d'un P.S.T. de haut niveau mais encore que, soit de son propre chef, soit sous la pression du gouvernement local, elle décide d'exploiter cet avantage à son profit.

[12] Cf. F.C. Kinzounza, Développement inégal et combiné ..., thèse citée, p. 170.

[13] Voir Junta del Acuerdo de Cartagena, Andean Pact Technology Policies, International Development Research Centre, Ottawa, 1976.

[14] Cf. M. Lassudrie-Duchêne, « Les techniques d'attraction des capitaux privés dans les économies en voie de développement », in Annales Africaines, Université de Dakar, 1962, pp. 356-369.

[15] A.K. Cairncross, « The contribution of foreign and indigenous capital to economic development, in The role of agriculture in economic development », Cuernavaca, Mexique, 19-30 août 1961, Londres, Oxford University Press, 1963, pp. 156-158.

[16] G. Ngango, Les investissements d'origine extérieure en Afrique noire francophone : statut et incidence sur le développement, Présence Africaine, Paris, 1973, pp. 393-394.

[17] M. Lévy-Leboyer, « Rapport de synthèse », in L'acquisition des techniques par les pays non-initiateurs, Pont-à-Mousson, 28 juin - 5 juillet 1970, Editions du C.N.R.S., Paris, 1973, p. 615.

[18] O.N.U.-C.E.A., Mission interinstitutions chargée d'étudier la question de la création d'un centre régional africain pour le transfert, l'adaptation et la mise au point des techniques, 23 août 1977, E/CN-14/ECO/122/Add. 1, p. 13.

[19] G. et J.C. Fritz et al., « Problématique politique », in E.P. Judet, Ph. Kahn, A. Ch. Kiss et J. Touscoz, Transfert de technologie et développement, Librairies Techniques, Paris, 1977, p. 97.

[20] O.N.U.-C.E.A, Mission interinstitutions..., op. cit, p. 13.

[21] Au point de vue des F.T.N., les codes des investissements constituent des instruments juridiques leur garantissant la sécurité et la rentabilité (cf. F.C. Kinzounza, Développement inégal et combiné..., thèse cit., pp. 54-58).

[22] G. Myrdal, Asian drama – An inquiry into the poverty of Nations, Peligm Books, Middlesex, 1968, p. 1909. Voir aussi P. Borel, Les trois révolutions du développement, Editions ouvrières, Paris, 1968.