© Peuples Noirs Peuples Africains no. 36 (1983) 18-33



GUINÉE ÉQUATORIALE :

UNE NOUVELLE CONSTITUTION FASCISTE

Max LINIGER-GOUMAZ

Les manipulations constantes de la Constitution par Macias Nguema sont connues. Après que la Guinée Equatoriale ait démarré son indépendance avec une Loi fondamentale élaborée par une Conférence constitutionnelle réunissant, outre des interlocuteurs espagnols, toutes les tendances politiques, et toutes les ethnies du pays, Macias Nguema fit illégalement abroger divers articles de ce texte, dès 1971. La plupart des articles éliminés portaient sur les libertés fondamentales. En 1973, Macias Nguema fait adopter une nouvelle Constitution remplaçant la Constitution démocratique de 1968, afin – écrit la Commission Internationale des Juristes[1] – de donner à son régime un semblant de base constitutionnelle. Conséquence de ce viol par un président élu au suffrage universel, mais ne jurant que par son clan fang des Esangui : un « énorme vide juridique ». Le pays restait alors gouverné par des règlements purement arbitraires. Aussi, de plus en plus d'Equato-Guinéens, en particulier les cadres et quasiment toute l'intelligentsia – dont les étudiants envoyés aux études à l'étranger – préférèrent prendre leurs distances et se mettre à l'abri hors du pays. Un an après la publication de la Constitution dictatoriale de 1973 naissait à Genève l'Alianza Nacional de Restauración [PAGE 19] Democrática (A.N.R.D.) qui, dix ans plus tard encore, poursuit avec le même dynamisme la lutte contre l'autocratie du clan de Mongomo.

Intervient en août 1979 le coup d'Etat « de la Liberté » – cette révolution de palais des complices de Macias Nguema emmenés par Obiang Nguema, depuis des années vice-ministre des Forces armées. Il faudra au Conseil Militaire Suprême près d'un an pour penser abroger la Constitution de 1973 : un an durant, les centurions du clan de Mongomo se sont donc complus à poursuivre dans l'illégalité de leur oncle. Puis, jusqu'en août 1982, « le pays fut dirigé sans Constitution par un Conseil Militaire Suprême présidé par le colonel Obiang Nguema ». La Guinée Equatoriale était donc sans conteste « dirigé » par une bande de hors-la-loi. Voulant faire croire qu'ils étaient décidés à revenir à la légalité, les nguemistes, après avoir fait composer par quelques-uns des leurs une « Loi fondamentale » copiée sur les modèles gabonais, chiliens et turcs, ont appelé le peuple à un vote obligatoire sur ce nouveau texte.

Mais hélas, « cette nouvelle Constitution a un grave défaut » elle est le produit d'une vingtaine de vétérans du régime de Macias Nguema. « Aucun représentant du peuple, aucun organisme politique, syndical, social ou communautaire n'a pu participer à sa préparation. » A aucun moment il n'y a eu débat public ni participation de l'opposition. Le Rapporteur spécial de la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies avait pourtant clairement recommandé en 1980 et 1981 la formation d'une assemblée constituante chargée de préparer un texte qui ait l'adhésion de la majorité du peuple équato-guinéen. « Si on considère qu'aucune campagne politique n'a été organisée pour expliquer au corps électoral tes implications d'un vote favorable ou défavorable à la nouvelle Constitution, on peut se demander si son nouveau libellé reflète véritablement la volonté du peuple de Guinée Equatoriale. »

Il s'agit en fait d'une ébauche de Constitution fondée sur un système présidentiel puissant, essentiellement appuyé sur les pouvoirs « extrêmement étendus » de l'exécutif. Le type même de la dictature. On prévoit une chambre unique de 45-60 députés élus au suffrage universel direct et à bulletin secret (art. 116). Mais ses moyens de [PAGE 20] contrôle sont très limités et le président peut la dissoudre (art. 121), tout en n'étant pas responsable devant elle.

Foin de la séparation des pouvoirs. Les membres de la Cour suprême, qui est censée être la plus haute autorité judiciaire, sont nommés et peuvent être révoqués par le président (art. 147). Plus loin, le chapitre III énumère toute une série de droits tels que ceux prônés par diverses conventions, déclarations et pactes internationaux. Mais ce n'est là que de la poudre jetée aux yeux du peuple exsangue de Guinée Equatoriale, « étant donné les pouvoirs que la Constitution confère au président pour suspendre le chapitre III ». De nombreux articles – tel celui qui affirme le droit à l'intégrité physique et qui interdit la torture – sont énoncés, mais pour des cas que la loi devra déterminer. Les articles portant sur les droits des citoyens, valables en tant que tels, peuvent cependant être suspendus par le président (sans, bien sûr, en référer au Parlement (d'ailleurs lui aussi composé en principe de complices du régime nguemiste) en vertu de ses pouvoirs exceptionnels.

Côté droits politiques, le texte fait silence sur les partis politiques. Depuis des années pourtant, l'Alianza Nacional de Restauración Democrática demande de participer à l'élaboration d'une Constitution qui permette le retour à la démocratie. Mais Obiang Nguema et ses acolytes font la sourde oreille. A Genève, en avril 1982, devant la presse internationale intéressée par la Conférence des pays donateurs organisée par le P.N.U.D., il a prétendu tout ignorer de l'A.N.R.D. A tout prix on cherche à écarter l'opposition de la gestion des affaires du pays. L'article 90 exige qu'une personne ait « résidé dans le pays pendant dix ans avant de pouvoir présenter sa candidature aux élections présidentielles. Etant donné que toute l'intelligentsia est réfugiée à l'étranger, souvent depuis 1969, on comprendra que les héritiers de Macias Nguema préfèrent les tenir à distance. Comme sous l'« unique miracle », les nguemistes ne craignent rien tant que les compatriotes instruits, et ont la phobie de ce qu'ils taxent d'« intellectuel »[2]. Pas de doute donc : les nguemistes visent à « se maintenir au pouvoir indéfiniment et d'institutionnaliser [PAGE 21] un système qui leur donne le contrôle absolu sur la vie politique du pays ». La vie économique aussi, à eux qui saignent la Guinée Equatoriale depuis quinze ans par une corruption élevée à l'état d'institution. Quant au droit d'association, donc la faculté de former des syndicats, des partis politiques, il est simplement éludé. Le droit de grève, lui, est à tel point limité que les conventions de l'O.I.T. – dont la Guinée Equatoriale est membre depuis début 1982 – sont violées tant dans l'esprit que dans la lettre.

La Commission Internationale des Juristes souligne dans son étude « un des aspects les plus préoccupants de la Constitution d'Obiang Nguema : elle est assortie de trois dispositions transitoires et d'une "disposition additionnelle". Or, cette dernière suspend l'application de l'article 89, et la Constitution elle-même nomme le colonel Obiang Nguema président de la République pour la première période de sept ans ». C'est par une méthode identique que Macias Nguema a été proclamé par les siens « président à vie », en juillet 1973 : alors que l'article 42 de la nouvelle Constitution prévoyait alors des élections présidentielles tous les cinq ans, l'article 49 désignait l'oncle d'Obiang Nguema Presidente vitalicio par abrogation de l'article 42.

La technique des « dispositions additionnelles » utilisée par Obiang Nguema – souligne la Commission Internationale des Juristes – rappelle « ce qui s'est fait au Chili où, en 1980, le régime militaire a réussi à faire approuver une Constitution assortie de toute une série de dispositions transitoires qui prévoyaient que la Constitution n'entrerait pleinement en vigueur qu'en 1997 et que le général Augusto Pinochet resterait au pouvoir jusqu'en 1989. De la même façon, en novembre 1982, en Turquie, le général Evren a fait approuver par voie de référendum une Constitution qui le nomme président pour les prochaines sept années »... « les dispositions transitoires arrêtent également que jusqu'à l'élection de la Chambre des Représentants pour laquelle, d'ailleurs, aucune date n'a été fixée, le président disposera de tous les pouvoirs législatifs. En outre, le président peut demander à la Cour Suprême de reconsidérer ses décisions judiciaires « jusqu'à ce que le pays dispose de juges de carrière et de procureurs dûment formés ». On fait évidemment silence [PAGE 22] sur les nombreux juristes que possède le pays dans la diaspora. Et la C.I.J. d'affirmer qu'« il s'agit là de pouvoirs extraordinaires et tout à fait exagérés, même pendant une période transitoire, d'autant plus qu'aucune limite n'a été prévue pour cette transition ».

Inutile de passer en revue la totalité de la « Loi fondamentalement dictatoriale » d'Obiang Nguema. Bornons-nous à quelques réflexions, dans quatre axes différents.

A. La Constitution d'Obiang Nguema reproduit celle de Macias Nguema

Pas besoin de longs discours pour démontrer la continuité de la dictature et du pouvoir népotique de Guinée Equatoriale. Une simple comparaison entre quelques éléments des Constitutions de Macias Nguema et d'Obiang Nguema suffiront, soit :

a) Constitution du 23 juillet 1973 (abrogeant la Constitution démocratique du 22 juin 1968).

b) Constitution (Loi fondamentale) du 15 août 1982 (abrogeant elle aussi la Constitution démocratique du 22 juin 1968).

On va constater qu'il s'agit, en fait, d'un seul et même document, à peine modifié par des formules de style. Comme base de comparaison, nous suivrons la numérotation des articles de la Constitution de 1973 :

Article 1, al. 1

a. La Guinée Equatoriale est une République démocratique et populaire, souveraine, indépendante et indivise...

b. La Guinée Equatoriale est un Etat souverain, indépendant, démocratique, unitaire et républicain...

Des mots.... des mots.... des mots...

Article 2

a. Tout le pouvoir appartient au peuple qui l'exerce à travers le parti unique et les organes de l'Etat.

b. La souveraineté réside essentiellement et exclusivement dans le peuple qui l'exerce à travers le suffrage, et de celui-ci émanent les pouvoirs publics. [PAGE 23]

or, le Conseil d'Etat, chargé par le texte d'août 1982 de garantir la vie démocratique – comme le Conseil de la République antérieurement – est composé de membres tous désignés par le président de la République (art. 101, al. 2). Un an après le référendum, ce Conseil n'était toujours pas formé.

Article 8

a. La Guinée Equatoriale est membre des Nations Unies et de l'organisation de l'Unité africaine; elle respecte les chartes principales.

b. L'Etat Equato-guinéen réaffirme son adhésion à la Charte des Nations Unies, de l'Organisation de l'Unité africaine et du mouvement des pays non alignés.

Ainsi, pour le simple motif que le pays est membre de ces organismes internationaux, on veut faire croire qu'on en respecte les principes et les chartes.

Article 42

a. L'élection du président de la République et des députés de l'Assemblée nationale populaire a lieu tous les cinq ans.

b. Le président de la République est élu au suffrage universel direct et secret (art. 89)... Les élections présidentielles sont convoquées au bout de la septième année du mandat (art. 91).

On semble s'être inspiré du mandat de sept ans adopté par la France, à l'image aussi de ce qui se fait au Chili et en Turquie

Article 49

a. L'Assemblée nationale populaire sera composée de 60 députés proposés par le parti au suffrage universel secret.

b. La Chambre des Représentants du peuple est composée d'un minimum de 45 et d'un maximum de 60 représentants du peuple, élus pour cinq ans (art. 116).

Sous Macias Nguema, l'Assemblée nationale n'a pratiquement jamais siégé. Avec Obiang Nguema, la situation est encore plus simple : entre 1979 et 1982 le pays a vécu [PAGE 24] sans Constitution et sans aucune représentation populaire, et depuis août 1982 aucune élection n'a encore eu lieu pour former la Chambre des Représentants.

Article 67

a. Les fonctions judiciaires émanent du peuple et sont exercées par le Tribunal populaire suprême et les autres tribunaux civils et militaires.

b. La justice émane du peuple et est administrée au nom du chef de l'Etat par les juges et magistrats (art. 138).

La justice émane donc du peuple, et les juges émanent du chef de l'Etat, qui est le « détenteur suprême du pouvoir exécutif » (art. 92, al. n). La dictature, c'est précisément l'absence de séparation des pouvoirs. Mais en Guinée Equatoriale, ce pouvoir – c'est-à-dire Obiang Nguema - dispose de la faculté extraordinaire de demander à la Cour suprême de reconsidérer ses décisions judiciaires « jusqu'à ce que le pays dispose de juges de carrière et de procureurs dûment formés négligeant les juristes équato-guinéens nombreux de la diaspora. Pas étonnant que la Commission Internationale des Juristes soit réduite à qualifier de tels pouvoirs comme « tout à fait exagérés, même pendant une période transitoire, d'autant plus qu'aucune limite n'a été prévue pour cette transition ».

Article 68

a. Tous les juges sont nommés par le président et révocables par lui.

b. Le président de la Cour suprême et les membres qui la composent sont librement nommés par le président de la République (art. 146).

Le pouvoir personnel de Macias Nguema a donc été reconduit par son neveu Obiang Nguema. La liberté n'est pas du côté du peuple, mais du dictateur, qui nomme « librement » qui il veut.

De quoi donner des frissons à tous les démocrates. Obiang Nguema, qui a collaboré avec son oncle depuis 1968, au sein de l'armée, au sein du parti, au sein des administrations et même au sein des centres de torture, [PAGE 25] ose, à la fin de cette « Constitution » d'août 1982 s'intituler : auteur et exécuteur de la glorieuse action du 3 août 1979 qui a restitué au Peuple sa vraie liberté, et qui est à l'origine de la démocratie du pays (p. 25).

A l'art. 1, al. 3, la bande de hors-la-loi que sont une fraction des Esangui de Mongomo affirme qu'aucune fraction du peuple ou individu ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale. Décidément, ils osent écrire n'importe quoi.

Et dire que ce pouvoir népotique sanguinaire est représenté aux Nations Unies et reçoit la visite des Jean-Paul II, Juan Carlos Ier d'Espagne et autres grands de ce monde! Comment ne se rendent-ils pas compte qu'Obiang Nguema = Macias Nguema ? Simplement parce que la forêt d'okoumé et le naphte de la terrasse continentale équato-guinéenne voile leurs yeux prétendument démocrates. Et puis, les Soviétiques ne sont pas loin, avec leur base à Sao Tomé. La stratégie prime les droits de l'homme.

B. Obiang Nguema : « L'Etat, c'est moi »

Un homme qui ne parvient à s'élever au rang de président de la République que par des années de lâcheté, de violences, puis par une disposition additionnelle collée à une Constitution faite sur mesure par une vingtaine de complices[3] – à l'insu du peuple – n'est pas un démocrate.

Avec quels instruments Obiang Nguema se permet-il de gouverner ? La Loi fondamentale d'août 1982 dit que c'est la loi qui décide, entre autres, de

– la peine de mort,

– des possibilités de violation du courrier,

– du droit des Equato-Guinéens d'entrer et de sortir librement de leur pays, etc. [PAGE 26]

Il convient donc de savoir qui établit les lois.

La Chambre des Représentants (le Parlement), qui devrait être élue au suffrage universel et obligatoire, n'est toujours pas en place. De plus, le président de la République se réserve le droit de dissoudre cette Chambre (art. 121). Quant au président du Parlement, il est désigné par le président de la République et dix autres comme membres du Conseil d'Etat, organe collégial suprême. Ce Conseil d'Etat est censé exercer le haut contrôle du développement démocratique de la vie politique et sociale de Guinée Equatoriale, et de veiller sur la constitutionnalité des lois.

Comme les membres de ce Conseil d'Etat sont désignés par le président de la République (art. 101), on peut s'attendre à ce qu'ils aient de la démocratie et de la constitutionnalité la même ignorance qu'Obiang Nguema, dont ils viseront à protéger le pouvoir. La justice, de même est, elle aussi, au service de la dictature. Ses membres ne sont-ils pas nommés « librement » par le président de la République ? Révocables et responsables devant le chef de l'Etat, sont-ils en mesure d'exercer librement leur fonction? Quels beaux jugements en perspective!

Le seul pouvoir véritable en Guinée Equatoriale est donc le président de la République, qui est simultanément le détenteur suprême du pouvoir exécutif, selon l'art. 92, et le premier magistrat de la nation, selon l'art. 141. D'où cet art. 92/c qui lui donne le droit d'édicter les décrets-loi, comme cela se fait dans le pays depuis 1968. Le président, qu'il soit Macias Nguema ou Obiang Nguema est donc la loi.

Par conséquent, puisque c'est la loi qui décide de la peine de mort, de la censure, des libertés de mouvement des citoyens, etc., et que la loi c'est Obiang Nguema, la peine de mort, la censure, la liberté de circulation relèvent de son « bon » vouloir. Obiang Nguema ment donc en prétendant par sa Constitution familiale, à l'art. 1 que « la souveraineté réside essentiellement et exclusivement dans le peuple », puisque, selon lui : l'Etat, c'est lui.

C. Les travailleurs opprimés de Guinée Equatoriale

Depuis juillet 1972 sévit en Guinée Equatoriale le travail [PAGE 27] obligatoire. Dans cette petite dictature du Golfe de Guinée, le despote Macias Nguema – devant la résistance populaire à son pouvoir familial de type haïtien – a fait envoyer des milliers de gens dans les plantations de cacaoyers.

En août 1979, Macias Nguema a été renversé, puis éliminé, par ses neveux, dont Obiang Nguema, actuel « président de la République »; pour parvenir à ce poste, Obiang Nguema a fait organiser un plébiscite, en août 1982. Le texte de ce plébiscite de l'héritier du dictateur antérieur était joint à un texte de Constitution, rédigé par des vétérans de la dictature. Le tout confondu a été soumis au vote populaire obligatoire. Aucune assemblée constituante n'a été réunie, contrairement à ce que recommandaient tant la Commission des droits de l'homme des Nations Unies que le bon sens démocratique. Les milieux ouvriers, en particulier, n'ont pas pu s'exprimer. Au point que la soi-disant Loi fondamentale d'août 1982 représente donc fondamentalement la poursuite de la dictature antérieure.

Les syndicats restent interdits, au même titre que les partis ou mouvements politiques. La famille au pouvoir ne craint rien autant que les opinions, les idées, elle qui depuis quinze ans honnit les intellectuels, de l'instituteur à l'universitaire. Craindre les idées, c'est aussi craindre la démocratie qui est précisément faite du débat d'idées.

Quelques exemples pour montrer l'absence de démocratie en Guinée Equatoriale, à travers les questions de travail. L'article 20/12 stipule que « Les associations ou sociétés dont les fins ou les activités sont contraires à la bonne entente et à l'harmonie des groupes ou ensembles ethniques, ou qui attentent à l'esprit d'unité nationale sont interdites ». Comme la revendication sociale, les exigences corporatives, les programmes des partis pourront toujours être taxés de « contraires à la bonne entente » et attentant à « l'esprit d'unité nationale », la dictature les étouffe. Les Equato-Guinéens sont donc assurés d'être unis dans le silence.

Pourtant, l'article 20/2 de la Loi fondamentale accorde le « Droit de communiquer ou de recevoir librement l'information véridique par tout moyen d'information ». Le Pouvoir, bien sûr, décidera de ce qui est véridique ou non. Certes, à l'article 20/10 on prévoit le « Droit de [PAGE 28] présenter des plaintes ou pétitions aux autorités, mais en aucun cas au nom du peuple, et recevoir les observations ou réponses pertinentes conformément à la Loi ». Mais justement, il vise à diviser pour régner, puisque ce qui fait la solidité d'un mouvement, en particulier ouvrier, c'est précisément l'union. Cela suppose des porte-parole. Ceux-ci sont donc interdits par la Loi. Dans un pays où la tête procède par décrets-loi, la Loi, c'est ce que veut la tête. Et quand cette tête est fasciste, démocratie où es-tu ?

La Constitution d'Obiang Nguema dit, à l'article 36 (idem à l'article 52), que le travail est un devoir personnel et social. Certes, à l'article 20/11 on assure qu'« Aucune personne ne peut être obligée de réaliser un travail gratuit ou forcé, sauf exception prévue par la Loi ». Par exemple par un décret-loi présidentiel... Le travail est donc un devoir que la Loi peu, d'exception, rendre obligatoire. Voilà comment il faut lire ce papier torché à Akonibe en mai-juin 1982. D'ailleurs, l'article 58 interdit le droit de grève...

Et pourtant, on cherche à se montrer conciliant avec les travailleurs. A ce titre, l'article 53 dit : « En toute relation de travail est interdite toute condition qui empêche l'exercice des droits fondamentaux du travailleur. » Alors que, précisément, ces droits ne sont nulle part garantis. Ce qui explique pourquoi, début 1983, le travail obligatoire a repris dans les cacaoyères.

En octobre 1980, à Mogadiscio, la Conférence de l'Union Syndicale Africaine votait une résolution demandant à Obiang Nguema et à sa junte « de prendre les mesures nécessaires afin de restaurer le fonctionnement normal des syndicats dans le pays en conformité avec les Conventions 87-98 de l'O.I.T. ». Or, début 1982, la Guinée Equatoriale était admise à l'O.I.T. Mais rien n'est venu, depuis, concrétiser les droits des travailleurs, violés depuis quinze ans maintenant. Mieux : par un décret du 2 janvier 1981, comme pour gifler l'Union Syndicale Africaine, Obiang Nguema instituait un carnet de travail qui, à l'instar de l'Afrique du Sud, limite les déplacements des travailleurs. Quand on sait que depuis octobre 1982 le ministre du Travail est un parent d'Obiang Nguema, Angel Ndong Micha, on ne doit pas s'attendre à une quelconque amélioration de la condition des travailleurs. Alors que l'Union Générale des Travailleurs de Guinée Equatoriale [PAGE 29] reste depuis l'indépendance condamnée à l'exil (dans le cadre de l'A.N.R.D.), les Equato-Guinéens qui n'ont pas fui à l'étranger continuent à être opprimés par le même pouvoir. Pour certains travailleurs, la journaliste espagnole I. Olivares a dû utiliser, en qualifiant les conditions de travail fin 1982, l'expression : « infrahumaines ».

Qu'ajouter à un si triste bilan, sinon cet élément de la conclusion tirée par la Commission internationale des Juristes, dans son document remis à la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies en janvier 1983 :

« Il est regrettable que la Guinée Equatoriale ait laissé passer cette chance d'adopter une Constitution qui aurait fait avancer le pays sur la voie de la véritable démocratie. Lorsque la Commission des droits de l'homme a discuté en 1982 le plan d'action proposé par le secrétaire général des Nations Unies dans le cadre de l'assistance dans le domaine des droits de l'homme, ses membres ont insisté à plusieurs reprises que, pour garantir le retour à la démocratie, le gouvernement devrait permettre à tous ceux qui le désirent de rentrer chez eux, et qu'il devrait même les encourager à le faire; cela devrait s'appliquer à tous ceux qui aspirent légitimement à participer politiquement à la reconstruction nationale; les partis politiques et les organisations syndicales devraient pouvoir se constituer librement. Rien de tout ceci n'a été réalisé. »

D. L'astuce démocratique nguemiste : on donne d'une main, on reprend de l'autre

A la lecture du texte issu des travaux de l'équipe d'Akonibe, on pourrait être tenté de se laisser gagner par son apparence de légalité. En effet, l'originalité de cette troisième Constitution nguemiste provient :

1. de la longue énumération des droits reconnus à toute personne;

2. des nombreuses garanties destinées à assurer le respect des droits de l'Homme, tels que l'Habeas corpus et l'Amparo[4]; [PAGE 30]

3. de l'organisation constitutionnelle démocrate avec un chef issu du suffrage universel;

4. du pouvoir judiciaire soumis à la légalité.

Nous avons déjà souligné plus haut combien la loi fondamentale d'Obiang Nguema est trompeuse. Comme l'écrit dans une analyse de ce texte un professeur de la Faculté de Droit de l'Université de Yaoundé (Cameroun), Joseph Owona[5], « d'apparence et à première vue, les institutions établies par la Loi fondamentale de 1982 établissent un projet démocratique articulé autour des principes universellement reconnus comme tels et autour d'une organisation constitutionnelle émanant du peuple ». Mais précisément, dans le texte sur mesure rédigé à Akonibe, les ngemistes fixent simultanément les limites à cette démocratie en annulant par de nombreux dispositifs significatifs les droits de l'homme proclamés. Comme des diables se débattant dans un bénitier.

Le professeur Owona a démonté avec intelligence ce modèle d'hypocrisie. « Les Droits de l'Homme proclamés – remarque-t-il – buttent contre le "constitutionnalisme des devoirs" et l'institutionnalisme de la légalité d'exception. Le schéma d'organismes constitutionnels représentatifs est fortement tempéré par les astuces d'un constitutionnalisme rédhibitoire », c'est-à-dire fait d'articles qui s'annulent par leurs contradictions. Et d'ajouter qu'il y voit la marque de la double tradition jacobine et franquiste, ainsi que la légalité d'exception insufflée aux institutions. Comment pourrait-il en être autrement pour un régime qui ne peut exister que hors-la-loi ?

Le fait d'accorder une importance particulière aux devoirs (tout le chapitre III de la Loi fondamentale) relève d'une philosophie « nationale-paternaliste ». Après l'énumération des devoirs de l'Etat suit celle des devoirs du citoyen. Ce dernier se doit, notamment

– d'honorer la patrie,

– de prester du service militaire,

– de vivre pacifiquement, [PAGE 31]

– de respecter les emblèmes nationaux, le chef de l'Etat, le gouvernement,

– de respecter et se conformer à la Loi fondamentale,

– de payer des impôts, etc.

Et il est prévu, à l'art. 37, que « la loi peut à tout moment étendre cette liste de devoirs ». Pour J. Owona, une telle démarche s'apparente à celle de Constitutions contemporaines marxistes, léninistes, etc., comme celles de la Chine populaire et de l'U.R.S.S. Relevons ici en passant combien ces deux pays, qui interdisent le débat politique hors le parti communiste, ressemblent au Chili et à la Turquie, où dominent des juntes de droite qui interdisent le débat politique hormis leur cadre fasciste. La Commission Internationale des Juristes et le professeur Owona ont, sans le vouloir, confirmé par leur analyse du même texte que les extrêmes se touchent. Comme l'écrivait le rapporteur spécial de la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies, en 1981 : « Il n'y a pas de bonnes dictatures. »

En plus de la constitutionnalité des devoirs, le texte frappe par une institutionnalisation de la légalité d'exception qui « pèse lourdement sur les Droits de l'Homme octroyés ». Selon Owona, le président équato-guinéen est, parmi les chefs d'Etat africains, « celui qui a les coudées les plus franches pour recourir à la parenthèse de la légalité ordinaire par l'état d'exception ou d'urgence ou le recours aux circonstances exceptionnelles. Point de consultation préalable avec un quelconque organe constitutionnel, point de condition restrictive pour le recours au pouvoir de crise, point de réunion de plein droit de la Chambre des Représentants ». L'astuce consiste dans l'invention... d'un constitutionnalisme qui restreint, annule et anéantit le processus de démocratisation des institutions apparemment amorcé. Ces astuces sont au nombre de deux :

– l'omnipotence d'une présidence pré-instituée

– l'adjonction d'organes constitutionnels dépendants.

Cela conduit à ce que nous avons ébauché plus haut, soit :

– une présidence nominative (l'article additionnel dérogeant à l'élection normale du président);

– un président législateur (aussi longtemps que la [PAGE 32] Chambre n'est pas désignée, Obiang Nguema assume un pouvoir législatif intérimaire, un rien différent de celui assumé en tant que chef du Conseil Militaire Suprême, sans Constitution aucune);

– un président, autorité de révision des décisions de Justice (le pouvoir judiciaire étant donc aux ordres du président);

– un président garant de la continuité de l'Etat (la passation des pouvoirs entre le Conseil Militaire Suprême, complètement hors la loi, et le gouvernement d'octobre 1982 s'étant fait sous la même autorité).

Enfin, la Loi fondamentale d'août 1982 ajoute deux organes de consultation :

1. Le Conseil national du Développement économique et social, organe technique consultatif, composé de trente membres désignés par le président de la République pour cinq ans.

2. Le Conseil d'Etat, organe collégial suprême de l'Etat, garant des valeurs suprêmes, dont le président de la République nomme le président ainsi que les membres non statutaires. Mais en fait il nomme aussi, bien qu'indirectement, les membres statutaires : le président de la Haute Cour de Justice et le ministre de la Défense. « Par cet organe – écrit le professeur Owona – le président de la République influe sur tout le processus d'élection du chef de l'Etat. » Donc il décide de sa propre élection, « ce qui ne fait que renforcer son omnipotence constitutionnelle ».

Et le professeur Owona de conclure que dans la troisième Constitution nguemiste coexistent, dialectalement :

a. « la "Constitution programme" octroyant des Droits universellement reconnus et esquissant une apparence de régime représentatif... »

b. « la "Constitution rédhibitoire" et "transitoire" annulant la première par le recours au "Constitutionnalisme des devoirs..." ».

Plus simplement, cela veut dire que la seconde Constitution comprise dans cette loi fondamentale corrompt l'autre, « et tache toute la crédibilité du processus de démocratisation amorcé ».

Obiang Nguema a qualifié la Constitution d'Akonibe de « totalement impartiale ». On sait maintenant ce qu'il faut [PAGE 33] en penser. Le 15 août 1982, jour du référendum constitutionnel, l'Alianza Nacional de Restauración Democrática soulignait déjà, par son communiqué 4/1982, les contradictions de ce texte. Au même moment, au sein de la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies, le professeur C.M. Eya Nchama déclarait : « Il est vrai que nombre de faits qui se passent en Afrique aujourd'hui résultent du colonialisme du passé et des interventions militaires du présent. ( ... ) » Les coupables sont « de nombreux dirigeants africains qui méprisent les droits humains les plus élémentaires de leur peuple. ( ... ) Il en coûterait [pourtant] beaucoup moins cher à certains Etats africains de tenter un effort de réconciliation de tous leurs habitants plutôt que de payer des mercenaires chargés de protéger l'oligarchie du moment ». Et précisément, Obiang Nguema, dans ses moindres faits et gestes, est encadré par les « mercenaires » marocains. Aussi comprend-on bien la question posée par C. Nvo Okenve dans El País au lendemain du référendum : si Obiang Nguema ne met en question son poste de chef de l'Etat :

– Pourquoi n'a-t-il pas convoqué des élections libres pour la présidence ?

– Pourquoi n'a-t-on pas restitué la liberté au peuple pour qu'il puisse s'exprimer sur une assemblée constituante ?

N'allongeons pas. Il est trop évident que l'establishment nguemiste se moque du peuple équato-guinéen, comme d'ailleurs du reste du monde. Obiang Nguema a déclaré, lors de la conférence de presse à l'ouverture de la Conférence des pays donateurs d'avril 1982, à Genève : « Pour ce qui a trait aux tribunaux, nous respectons l'indépendance judiciaire en Guinée Equatoriale. C'est-à-dire que les tribunaux doivent agir avec liberté, avec indépendance... »

De la poudre aux yeux.

Max LINIGER-GOUMAZ
Prof. Ecole Supérieure de Cadres,
Ecole Polytechnique Fédérale,
Lausanne
[6].


[1] Déclaration écrite, présentée par la C.I.J. à la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies, Genève, 31 janvier 1983.

[2] L'emploi de ce terme était interdit sous Macias Nguema.

[3] Il s'agit de MM. Andrés Nco Ivasa, Batho Obama Nsue Mengue, Teofilo Sitoka Buiyaban, Policarpo Mensui Mba, PascuaI Ela Aseka, Alfredo Tomas King, Eloy Elo Nve Mbengono, Leoncio Edjang Avaro, Constantino Ochaga Nve Bengobesama, Julio Ndong, Ela Mengue, Adolfo Ndong Micha Mia, Francisco Garcia Bernico, Silvestre Siale Bileka, Sotero Si Ondo, Leoncio Rondo Macoso, Narciso Messeguer Buambo, Manuel Maye Ndong, Lucas Beholi Melango, Juan Micha Nsue Nfumu. Jacinto Obama Eyene.

[4] Habeas corpus : garantie des libertés individuelles et de protection contre les arrestations et détentions arbitraires. Amparo : protection contre des actes arbitraires des autorités.

[5] J.Owona, « La Guinée Equatoriale et la démocratisation : l'astucieux recours à un "constitutionnalisme rédhibitoire" de 1982 », Le Mois en Afrique, Revue politique africaine, Paris, pp. 52-68.

[6] Vient de paraître : Max Liniger-Goumaz, De la Guinée Equatoriale. Eléments pour le dossier de l'Afro-fascisme, Les Editions du Temps, Genève, 1983, 272 p., 8 photos, 5 index. FF 96. (Commandes à : Les Editions du Temps, 1349 La Chaux, Suisse.)