© Peuples Noirs Peuples Africains no. 35 (1983) 123-155



LA REVANCHE DE GUILLAUME ISMAEL DZEWATAMA

Mongo BETI

Ce roman est la suite de « Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama ».

*
*  *

I

– Veuillez me pardonner l'extrême indiscrétion de cette démarche, madame, commença Michèle Mabaya Caillebaut à peine Guillaume qui l'avait introduite se fut-il éclipsé en refermant la porte derrière lui. Si, si, si, l'extrême indiscrétion, voilà, c'est le mot, exactement. Madame, je vous surprendrai peu en vous signalant que nous ne sommes par tout à fait des étrangères l'une pour l'autre. Je vous épargnerai pourtant le rappel des circonstances qui nous ont réunies antérieurement pour en venir tout de suite à l'essentiel. Voilà. Je suis Maître Michèle Mabaya-Caillebaut, comme vous savez sans doute, présidente d'une association de femmes d'origine européenne qui, comme vous, avaient épousé un Africain, mais se sont retrouvées bien vite séparées de leur mari : il avait fait on ne sait quelle bêtise politique; on était venu l'arrêter, on l'avait emmené, il avait disparu. Vous en savez là-dessus autant que moi désormais. Voilà.

Elle poursuivit longtemps ainsi, avec sa voix douce et obstinée de prédicante. Il y a seulement trois ans, ces femmes baissaient les bras, éperdues de solitude et d'exil; elles s'en retournaient dans leur pays. Elles se sont à la longue regroupées, bataillon bien timide encore, mais dont la vaillance s'affermit lentement au fil des campagnes. Elles se proposent, certes, de soutenir leurs maris dans l'épreuve de la prison, plus affreuse ici que nulle [PAGE 124] part ailleurs; mais elles veulent aussi obtenir la reconnaissance de leurs droits matériels et moraux, bafoués dans toutes les occasions.

Devina-t-elle le doute et la lassitude dans l'œil de son interlocutrice ? Elle entreprit de lui dévoiler patiemment de vastes étendues d'espérance. L'Association des Epouses Etrangères des Disparus, A.E.E.D., était persuadée que des succès éclatants couronneraient un jour ses efforts; encore fallait-il inventer une stratégie appropriée.

– Mais là nous pataugeons, comme dans un marécage. Voilà, c'est un vrai marécage.

Après bien des fiascos, l'A.E.E.D. allait expérimenter une nouvelle méthode de guerre dont elle augurait monts et merveilles. Pour rien au monde, le dictateur ne souhaiterait se priver de la protection intéressée de l'Occident; mais c'est vrai aussi que cette protection n'était pas inconditionnelle; c'est du moins ce que devait s'imaginer le tyran; la sympathie de l'Occident serait compromise si les violences du régime faisaient l'objet d'un déballage dans l'opinion : il fallait que la dictature dissimule à tout prix ces violences.

– C'est un art dans lequel nous devons reconnaître qu'il est passé maître, avec l'aide de ses nombreux amis agissant sur place, et qui forment une vraie muraille de Chine, jamais franchie jusqu'ici. Comment la contourner et lancer une campagne de dénonciation en France par exemple ? Voilà, une campagne. Il faut que notre longue marche débouche sur une campagne de dénonciation.

– Puis-je vous interrompre, madame, et vous poser une question ? fit enfin Marie-Pierre sortant tout à coup, par un sursaut qui semblait l'avoir miraculeusement réveillée, de la torpeur de son long désespoir.

– Mais bien entendu, madame, au contraire... fit l'avocate.

Mais la jeune femme venait de s'élancer avec une vivacité affolée vers la grande salle voisine où un vacarme naissant semblait appeler d'urgence un gendarme. Elle revint bientôt, rassérénée, le visage détendu mais toujours immobile.

– Excusez-moi, dit-elle en refermant la porte, je ne reconnaissais pas les cris d'enfant que vous entendez; cela m'arrive avec mon propre fils quand il crie de douleur; alors sa voix me semble vraiment étrangère. J'ai [PAGE 125] eu peur qu'il n'ait encore pris un coup. Mais non, c'est l'enfant de Séverine, une amie africaine, qui criait. C'est curieux, n'est-ce pas ? Ce n'est pas grave.

L'avocate lui rappela qu'elle avait demandé à poser une question.

– Ah oui, j'ai découvert très lentement, madame, et à mes propres dépens, la vérité des choses d'ici. Mieux informée à mon départ de Lyon, je me serais sans doute mieux armée pour nous défendre, mon mari, mon fils et moi-même.

– Nous en sommes toutes là, madame; notre association est justement née de la préoccupation d'éviter ces réveils trop cruels à nos amies.

– Il reste des aspects du problème que je saisis encore si mal. Vous avez dit que cette dictature de tortionnaires jouit de la protection intéressée de gouvernements occidentaux, là je vous suis sans peine. Mais qu'elle ait des amis chez nous, c'est ce qui m'intrigue encore.

– Voilà. Le dictateur est saisi de panique à la moindre critique dans un journal. C'est normal : deux fléaux dévorent le pays, la répression sanglante et la corruption. Quels frissons d'horreur si leur étendue était ébruitée dans les organisations humanitaires. Et quels risques de tarissement pour la manne des subventions qui repartent presque aussitôt, mais subrepticement, pour les coffres-forts genevois.

– Répression sanglante, corruption, il n'en est jamais question là-bas, c'est vrai; en vous écoutant, je crois entendre Jean-François; je ne l'écoutais alors que d'une oreille, mais c'est ce qu'il me disait aussi.

– Exactement. Pourquoi cette réserve de la presse ? Il faut bien que les directeurs et les propriétaires des journaux soient influencés par certains intérêts. Vous voulez savoir lesquels ?

L'avocate esquissa brièvement, avec une éloquence saisissante, la puissance des deux firmes qui dominaient l'économie locale, l'une coloniale mais de plus en plus florissante, la C.F.A.O., Compagnie Française d'Afrique Occidentale, plutôt obscure mais cotée à la Bourse de Paris depuis la dernière guerre, dont on rencontrait le sigle à tous les coins de rue des villes; l'autre, une multinationale française bien connue, Péchiney. Péchiney, expliqua-t-elle, possédait une énorme usine d'aluminium à [PAGE 126] cent kilomètres de là. Pourquoi cette usine si loin de l'Hexagone ? C'était tout bête : des capitaux d'origine indéterminée avaient édifié là au lendemain de la guerre un barrage, théoriquement destiné à l'électrification des villages africains. Puis ce généreux dessein avait été mystérieusement différé : Péchiney cherchait de l'énergie à très bas prix; la firme avait fait main basse finalement sur le barrage et construit son usine. S'il avait été tenu par Jean-François, Marie-Pierre aurait accusé ce discours d'exagération partisane; elle buvait religieusement le sermon de Maître Mabaya-Caillebaut.

– Pas étonnant qu'à l'extérieur on ne se doute de rien, articula pensivement Marie-Pierre. Personne ne saura que Jean-François a été molesté cruellement lors de son arrestation ni qu'on le torture sans doute en ce moment.

– Exactement. Les organisations humanitaires sont en quelque sorte intoxiquées par le silence : il n'est point de tempête sans éclairs ni fracas, se disent-elles. Il est vrai que rien ne ressemble autant à la bonace que le silence. Que ne fait-on de nos jours avec le silence, la plus belle conquête des tyrannies modernes.

– Mais la presse française, madame, notre presse, c'est pourtant bien la même qui a combattu tant de guerres coloniales, en Indochine, en Algérie, au Maroc, d'autres encore sans doute. C'est sa tradition.

L'avocate sourit longuement avant de lui révéler, non sans avoir d'abord hésité, une vérité que lui avait aussi enseignée son propre mari.

– Oui, les Africains sont plus perspicaces dans ces questions-là que nous. Mon mari affirmait d'ailleurs que nous ne sommes pas doués pour l'analyse politique, nous autres Français. Je crois que c'était une boutade. Mais, c'est vrai, nous ne devons rien espérer de ce côté-là.

La presse, exposa-t-elle, n'avait découvert l'absurde cruauté des aventures coloniales qu'après la Deuxième Guerre mondiale : elles étaient alors, à l'évidence, perdues d'avance, sauf aux yeux des fous. Son mari disait que tout conduisait alors aux désastres que l'on a connus -. les lois de la stratégie, certes, mais aussi la vigilance des consciences écorchées par l'hitlérisme, l'hostilité des opinions publiques, l'inadéquation des moyens mis en œuvre. Selon son mari encore, aussi longtemps qu'un statu [PAGE 127] quo colonial semblait viable, la gauche et sa presse se gardaient bien de le combattre, l'exaltant au contraire comme le symbole d'une mission du Destin, d'un appel de Dieu. Son mari appelait cet état d'esprit l'effet Schweitzer. Lutter contre la dictature en Afrique, était ressenti par les maîtres des medias comme une tentative de frustrer la France de sa mission historique; c'était faire le lit de Moscou.

Elle posa tout à coup sur la jeune femme son long regard amical et triste tandis que les doigts de ses deux mains pianotaient virilement sur le bois du modeste bureau de Marie-Pierre.

– Tout la difficulté est là, madame : convaincre l'opinion qu'on ne travaille pas pour Moscou en combattant ces régimes atroces. Au contraire.

Parlant tout à coup comme si elle méditait à haute voix, l'avocate égrène de sombres prédictions; on y voit l'homme blanc sous divers masques et toujours mesquinement entêté à multiplier traverses et impasses sur le chemin où s'avancent les peuples noirs conduits par leurs élites modernes. Les nations dominantes ont su mettre tant de génie à préserver et à enrober leurs privilèges ici que, selon l'avocate, elles n'y renonceront assurément pas sans livrer durement bataille. En face l'on est aussi prisonnier, d'une névrose contraire mais non moins tyrannique. Ah, l'indépendance économique, voilà leur obsession de tous les instants.

– Vous croyez vraiment ? intervint Marie-Pierre, n'est-ce pas une vision utopique des diplômés africains ? Je vous assure que j'en suis revenue, moi qui les connais bien, allez. Combien en ai-je côtoyé à Lyon, plus maigres qu'un ascète hindou, intarissables comme des illuminés, ne jurant que par Marx, n'ayant à la bouche que les noms de Mao, Che Guevara, Frantz Fanon. Et puis je débarque chez eux et qu'est-ce que je retrouve ? D'abominables satrapes, cupides, arrivistes, jouisseurs, insensibles. Ce n'étaient plus les mêmes hommes.

– En apparence seulement, madame, en apparence. Auriez-vous deviné une semaine seulement avant son arrestation que votre mari était un opposant ? L'odieux visage que vous leur avez vu n'est qu'un masque, croyez-moi.

– Je voudrais en être certaine, déclara Marie-Pierre en [PAGE 128] grimaçant; car qui nous dit qu'on ne nous reprochera as de confisquer une affaire qui ne nous concerne qu'indirectement ? Allons-nous nous substituer aux intéressés ? Nous aurions bonne mine si on nous désavouait. M'a-t-on assez souvent fait comprendre que je suis une étrangère. Alors, après tout, hein ?

L'avocate exposa, toujours avec patience et gravité que, de toutes façons, les élites africaines modernes, qu'elles fussent associées au pouvoir ou qu'elles fussent dans l'opposition, ne bénéficiaient d'aucun crédit à l'extérieur de l'Afrique. C'était une inconséquence de l'Occident chrétien de ne prêter attention au discours d'un ambassadeur que s'il parle au nom d'organisations disciplinées et menaçantes. Livrées à elles-mêmes malgré les partis uniques ou peut-être à cause d'eux, les foules africaines, allaient, elles, à la dérive, et semblaient bien incapables de menacer les intérêts de l'Occident; aussi leurs porte-parole naturels faisaient-ils figure de pantins, non d'épouvantails. Les intellectuels, eux, agaçaient carrément.

– Avez-vous observé combien les intellectuels noirs irritent chez nous ?

– Pas tous, objecta Marie-Pierre; et Senghor alors ?

– Oui, mais Senghor mis à part ? C'est comme si les Blancs se sentaient mal à l'aise à l'idée que les Noirs puissent vraiment s'émanciper. L'émancipation des Noirs n'est peut-être pas une idée neuve en Europe, mais c'est toujours une perspective effrayante. Non, croyez-moi, personne ne veut encore les prendre au sérieux. On fait toujours plus de cas de ce que dit un Européen s'il peut démontrer qu'il a séjourné serait-ce quelques semaines seulement en Afrique. Eh oui, les Français aiment bien entendre parler de l'Afrique à condition que ce soit par un Blanc. C'est là que vous intéressez l'A.E.E.D., madame, excusez-moi d'être un peu brutale, mais c'est sans aucun cynisme. Et si vous me trouvez trop bien informée à votre sujet, dites-vous que c'est pour la bonne cause.

Elle félicita Marie-Pierre, fonctionnaire titulaire, pour la très sage précaution qu'elle avait prise de se faire mettre en disponibilité; dans la même situation, la plupart des femmes n'accomplissent aucune formalité, ce qui équivaut à une démission par étourderie. Marie-Pierre retrouverait aisément son emploi à son retour en France; il faudrait toutefois solliciter un poste auprès du ministre [PAGE 129] avant la fin de l'année scolaire en cours. Etant donné son échelon, le septième, elle aurait un salaire d'environ six mille francs.

– Eh bien, ce n'est pas si mal, hein ? commenta Maître Mabaya- Caillebaut, avec, pour la première fois, un soupçon d'enjouement dans la voix; en comparaison, que valent les deux cent mille francs CFA que vous verse le collège du Christ-Roi ? Une misère, malgré la parité officielle, si l'on tient compte du pouvoir d'achat réel du franc CFA ici. Voilà.

L'avocate fit alors une pause qu'elle mit à profit pour envelopper à nouveau Marie-Pierre de ce long regard à la fois attristé et volontaire, comme glacé, qui annonçait chez elle la transition vers un point capital, une ficelle du prétoire.

– D'autre part, madame, reprit-elle, dites-vous bien ceci : en demeurant ici, vous ne serez d'aucune utilité pour votre mari. Je vous parle d'expérience, doublement : n'oubliez pas que je suis à la fois avocat-défenseur et épouse, peut-être devrais-je dire veuve d'un prisonnier politique. Il restera au secret un an, deux, trois, quatre ? Tout dépendra de la fantaisie du dictateur, seul maître, avec ses conseillers occultes, des dossiers des prévenus politiques.

– Mais enfin, madame, vous avez bien fait quelque chose, vous avez écrit, vous vous êtes présentée, des gens ont intercédé, vous avez...

– Comme vous, madame, murmura avec douceur l'avocate, comme vous depuis un mois que le vôtre a disparu.

– Et alors ?

– Comme vous, vous dis-je ! Comme vous, rien, rien, rien, rien... Je n'ai pas reçu un mot de réponse, pas une, pas un appel. Rien, vous dis-je, rien... Renoncez à toute illusion, madame. C'est un processus irrémédiable, une sorte de fatalité, le mur. Mais je ne suis pas venue vous proposer de vous suicider de désespoir, bien au contraire. Voilà.

L'avocate exposa, avec cette obstination grave, hiératique dont elle ne se départissait pas, que l'A.E.E.D. avait formé le projet de faire de Marie-Pierre sa représentante en France, avec comme mission principale sinon exclusive d'informer avec persévérance les organisations humanitaires [PAGE 130] de la situation désastreuse des droits de l'homme dans cette tyrannie africaine que la France protégeait.

– On s'est toujours syndiqué dans ma famille, mais sans jamais vraiment militer, sauf peut-être mon frère Philippe, qui s'est découvert chrétien un beau matin, objecta mollement Marie-Pierre; moi-même je me suis occupée de trouver des logements pour des réfugiés politiques de l'Est; mais c'était il y a très longtemps, après l'insurrection hongroise, je crois; je venais d'entrer à l'université. Je découvrais la tragédie de l'exil; cela m'a marquée. Mais militante des droits de l'homme, je n'aurais jamais pensé à cela, par exemple. Et puis je n'ai pas d'aptitude.

– Voyons, madame, fit l'avocate, quand on a l'habitude de la parole, ça ne doit pas être bien difficile d'exposer aux gens ce que vous avez observé ici.

Les deux femmes un instant parurent se jauger en silence, comme des adversaires avant de s'affronter. La grande salle voisine leur offrit une heureuse diversion; il y régnait maintenant une effervescence légitimement inquiétante. Marie-Pierre bondit de nouveau et, en ouvrant la porte mitoyenne, laissa s'engouffrer un tapage assourdissant. L'avocate admira sa navigation impavide au milieu de la foule grouillante de ce petit champ de foire; elle aborda une Africaine habillée à la mode des élégantes locales; l'Africaine lui donna une accolade comme Marie-Pierre lui présentait ses regrets de ne pas pouvoir passer un moment avec elle aujourd'hui, car elle recevait une visite importante.

– Je suis navrée, Séverine, mais ce n'est que partie remise, tu sais bien, acheva-t-elle.

– Ce n'est rien, va, répondit l'Africaine qui rit sans à-propos, je peux attendre; nous autres en Afrique, on n'est jamais pressé, on a tout le temps.

La jeune femme fit lentement le tour de plusieurs groupes d'adolescents querelleurs auxquels elle s'adressait en brandissant l'index comme une maîtresse d'école. Enfin elle alla se pencher longuement sur un jeune enfant mulâtre, sans doute son fils.

– C'est toujours aussi bruyant ? demanda l'avocate en tâchant de dissimuler son apitoiement, quand Marie-Pierre l'eut rejointe.

– Toujours, non; enfin disons presque toujours dans [PAGE 131] la journée. La nuit, en revanche, est parfaitement calme, au moins à l'intérieur. A l'extérieur, c'est une autre affaire.

– Ce n'est pas la meilleure résidence pour vous, ne put s'empêcher de dire l'avocate. Je me serais chargée de vous trouver mieux et plus calme, si vous aviez dû rester.

L'avocate, en disant ces derniers mots, désignait du regard le crépi des murs nus où l'humidité de toutes origines avait tissé une tapisserie ésotérique, l'indicible dénuement du mobilier et d'une bibliothèque réduite à une douzaine de manuels scolaires en pile sur un modeste bureau de bois d'une sinistre vétusté.

– Oh, ce n'est pas grave, déclara la jeune femme qui devinait la part non exprimée des réflexions de l'avocate; je sais maintenant qu'on n'a pas besoin de grand-chose finalement. S'il n'y avait que la pauvreté...

– Que vais-je dire aux autres ? Acceptez-vous ?

Marie-Pierre déclina la proposition de l'avocate, d'un ton ferme, presque tranchant, mais avec de longues phrases à la fois courtoises et passionnées, qui dissimulaient mal une protestation à la limite de la révolte. Elle n'allait tout de même pas abandonner son mari à la première épreuve. Peu lui importait où il se trouvait et même qu'il fût mort. Comment la jugerait-il s'il apprenait un jour sa désertion quelques semaines seulement après les débuts de son calvaire ?

– Je ne veux pas lui donner une seule raison de douter de moi. Je lui ai juré de m'en tirer, lui absent, et non de me défiler.

– Unis pour le meilleur et pour le pire, je vois, protesta l'avocate à son tour. On a son petit orgueil, hein ?

– Oh non, madame ! Vous êtes bien restée, vous. Je veux rester, moi aussi, comme s'il était toujours là. Mieux peut-être. Je ne sais pas. C'est une chose que je ne peux pas encore exprimer, mais que je ressens vraiment. Dans le naufrage d'une existence, que convient-il de sauver à tout prix ou en priorité ?

L'avocate se leva en soupirant.

– Réfléchissez encore, madame, conseilla-t-elle tandis que les deux femmes traversaient la grande salle, désertée soudain par la marée d'enfants et d'adolescents qui s'y agitaient quelques instants auparavant. [PAGE 132]

Parvenues sur la terrasse, elles se tinrent debout côte à côte, hésitant à se quitter, surprises aussi par la scène qui s'offrit à leur méditative contemplation.

Dans une course chaloupée, Jean-Paul, le fils de Marie-Pierre, sillonnait la cour, galopant derrière une volée d'enfants de tous âges qui, à coups de pied, se disputaient une boule de chiffons en guise de ballon de football. Dans leur sillage zigzagant mais en retrait gambadaient aussi les deux aînés de la horde, Raoul et Guillaume, arbitrant en apparence la partie, mais excitant surtout le chahut, stimulant l'ardeur de Jean-Paul dont le style, tout en pitreries primesautières, les mettait dans une folle joie. Ils interrompaient sans cesse le match pour accorder un coup-franc au plus jeune des champions. Jean-Paul se mettait en position n'importe comment, quand il voulait bien s'en donner la peine, ignorant la contrainte de l'appartenance à l'un des deux camps. Les injonctions courroucées des arbitres au bord de l'apoplexie sommaient le mur d'aller se former le plus loin possible à moins qu'il ne fût envoyé au diable. Le plus jeune champion n'avait pas attendu la fin de ces préparatifs ni cessé de trépigner et de hurler, trop heureux de justifier le surnom de Sioux donné par Raoul; il s'était élancé dans une direction imprévisible, sans se préoccuper du coup de sifflet. Presque aussitôt le Sioux s'essoufflait, ses genoux s'entrechoquaient, ses « jambes s'entremêlaient on ne sait comment, Jean-Paul s'étalait dans la poussière, dont sa bouche se gorgeait à la manière des héros antiques. On le relevait crachant à la fois les larmes, la terre et d'horribles imprécations.

Or Séverine venait d'entrer en lice, rêvant pour son rejeton des lauriers que l'admiration universelle répandait sur le Sioux; Séverine s'approchait de celui-ci et mettait debout son rejeton, un enfant malingre que portaient péniblement des membres à l'ossification tardive et qui s'arquaient sans grâce vers le bas. Surprise et morosité semblaient aussitôt glacer et pétrifier les combattants ainsi que les arbitres.

Les derniers feux du jour rougeoyaient encore à l'horizon lointain. Du côté opposé, les ombres de la nuit s'étaient brusquement confondues avec le ciel d'orage, gonflant d'une poignante mélancolie les âmes avides de vérité et d'amour. [PAGE 133]

– Réfléchissez encore, murmura une dernière fois avant de s'éloigner Maître Mabaya-Caillebaut.

II

Après l'arrestation du procureur, la vie n'avait montré ni la cruauté prophétisée par Jean-François ni la clémence espérée par son épouse. Marie-Pierre fut précipitée dans maints désastres où elle pensa périr et auxquels seuls de miraculeux impondérables lui permirent de survivre. Mais, à l'ordinaire, elle fut si bien cuirassée d'intrépidité stoïque qu'elle triomphait d'événements excédant l'endurance humaine, aurait-elle cru la veille encore.

La scène de l'arrestation fut d'une barbarie qu'elle devait toujours qualifier de biblique, faute d'un terme plus atroce. Pourtant ni la nouveauté de l'horreur ni les larmes roulant en cataractes sur son visage ne l'obligèrent à fermer les yeux ni à détourner le regard. Qui n'a pas vu de ses propres yeux une multitude de poings s'abattre interminablement comme des gourdins sur un être aimé, des coups de crosse lui cabosser le visage, le sang gicler en geyser sur ses lèvres fendues, glouglouter dans sa bouche encombrée soudain de dents fracassées et rougies, celui- là ignore l'expérience du désespoir. La victime n'avait montré aucune velléité de résistance. Le capitaine Maïkano et ses bourreaux semblaient accomplir un sacrifice dont le rituel avait été fixé d'avance, inexorablement, par une divinité d'un autre âge. Apparemment leur mission était non de préserver la cité de la contamination en en retranchant le pestiféré, Socrate ou Sacco et Vanzetti, mais de le châtrer par l'humiliation et la mutilation.

Le cauchemar avait été insoutenable pour toute la maisonnée : Guillaume, Sarka et même la nurse avaient tenté de livrer bataille aux androïdes dont chacun, d'une seule pichenette, les dispersait comme fétus. Marie-Pierre seule était demeurée immobile, pétrifiée à la fin surtout par la honte d'une poltronnerie qu'elle découvrait et qui lui paraissait une tare d'enfant gâté.

– Ainsi donc, se disait-elle, moi que tout, au fond, protège, je n'ai pas même le geste de révolte animale, d'indignation viscérale de ces malheureux exposés au pire.

Le capitaine Maïkano était revenu au début de l'après-midi. aux côtés cette fois du divisionnaire qu'il accompagnait [PAGE 134] comme dans ses visites d'autrefois. L'homme qui avait emmené Jean-François quelques heures plutôt, après l'avoir méthodiquement molesté, partait un visage inexpressif, point féroce comme on s'y serait attendu, ni goguenard, ni comblé par la satisfaction de quelque instinct sadique, plutôt vaguement ennuyé peut-être, sans doute indifférent, comme celui d'un robot. Le divisionnaire, qui parlait d'une voix administrative, déclara à Marie-Pierre que la villa avait été louée à un haut personnage qui avait exprimé le désir d'en prendre possession immédiatement. Il avait obtenu, lui Alexandre Tientcheu, que cet emménagement fût différé de vingt-quatre heures, par égard pour la situation de la jeune femme. Ce fut la seule allusion qu'il consentit au malheur de ses amis d'hier.

– Vous avez donc encore quarante-huit heures, madame... Ceci vaut pour les deux voitures.

Et il la vouvoyait !

Sitôt après le départ des serviteurs de la dictature, Guillaume et Raoul surprirent Marie-Pierre en la pressant de leur dire comment allait se faire le déménagement auquel ils voulaient s'atteler sans délai, avec leurs amis de Niagara. Quoi qu'elle fît, elle se les figurait ordinairement à l'image de ce qu'elle croyait être le commun des Africains, des gens très sympathiques cela va de soi, mais finalement peu actifs, dépourvus de tout sens de l'initiative. Sarka lui-même, en qui elle avait toujours vu un mélange de gugusse sournois et de jean-foutre, ne se montra plus que le front plissé par la recherche des solutions les plus appropriées, chuchotant à part soi pour se pénétrer de ses tâches, comptant sur ses doigts dans l'acharnement des inventaires. Marie-Pierre s'accommoda bientôt de cette transformation qu'elle mit au crédit du malheur. Elle était bien incapable d'imaginer que l'univers de la villa, avec ses contraintes insolites, ses rites souvent déroutants, ses usages venus d'ailleurs, avait été pour eux un monde fantastique, une succession ininterrompue d'ébahissements où ils s'engourdissaient comme dans des accès de léthargie. Avec la certitude et l'impatience de retourner à Niagara où était leur vraie vie, leur esprit se débridait subitement, leur pétulance devenait torrentielle.

Le trio familier fut vite rallié par un bataillon de va-nu-pieds, le regard fuyant et l'allure dégagée des athlètes [PAGE 135] sauvages, que Marie-Pierre ne reconnut pas, bien qu'elle fût pour eux une figure quotidienne. C'étaient les habitués des éternelles parties de football dont retentissait le terrain vague voisin à toute heure du jour, et où Guillaume avait été autrefois assidu. On avait oublié les rancœurs, confondu les camps pour prêter main forte à Iscariote, devenu entre temps l'enfant prodigue,

Il ne fallut pas deux journées pour tout évacuer à Niagara, sous la direction de Marie-Pierre qui trouva là une heureuse diversion à son tourment et à ses larmes. Les meubles, les appareils ménagers, les livres furent entassés tant bien que mal dans un pavillon de pisé appartenant au groupe compact de dépendances qui se pressaient derrière la maison, selon l'usage. La pièce qui lui avait été attribuée, et dont Guillaume lui fit les honneurs, était à peine aussi vaste que la cuisine de la villa d'où elle venait d'être chassée, et c'est dans cet espace exigu qu'elle allait passer ses journées avec son fils. El Malek parut tandis qu'elle achevait son installation. Il était venu dans une vieille deux-chevaux, le véhicule sans doute le plus délabré du monde, qu'il rangea dans la cour extérieure.

– Regarde, fit-il en désignant l'antiquité du doigt dès qu'il fut aux côtés de Marie-Pierre, voilà mon cadeau de noces; tu en auras bien besoin, même si ce tacot ne démarre que les jours pairs. Parce que pour aller d'ici à ton bahut, ça ne sera pas forcément de la tarte, surtout quand il tombe des cordes, comme souvent ici, tu as pu l'observer. Malheureusement, c'est tout ce que je peux faire pour toi. Je peux aussi passer te voir de temps en temps dans mes périodes de quille. Mais ça, j'ignore si tu l'apprécieras. Ah oui, je voulais te dire : Si Adam et Eve n'avaient pas été chassés du Paradis par un vieux schnock barbu qui se prenait pour le Créateur, avoue que c'eût été bien fâcheux : Malraux n'aurait jamais écrit la Condition Humaine ni Lester composé Tickle toe. Qu'est-ce que tu en penses ?

– Bof ! répondit la jeune femme, puisque tu le dis...

Le moment était bien mal choisi pour flatter l'instinct de calamité et de souffrance chez une femme déjà encline à se raidir devant l'injustice quand la plupart des gens s'affaissent dans la résignation à moins qu'ils ne s'épuisent dans les vains trépignements de la révolte. [PAGE 136]

Le tourment des conjectures tragiques que lui procurait le sort mystérieux de son mari déroba longtemps à Marie. Pierre la réalité qui l'environnait. Elle avait donc navigué dans une brume qui amortissait l'éclat des voix et des éclairages, l'aspérité des angles, l'acuité des odeurs. Tout le monde avait paru se résigner trop vite à la disparition de Jean-François, même Guillaume, pour qu'elle n'y vît pas le signe d'un drame irréversible. Elle ignorait encore combien, dans les tyrannies, la détention d'un opposant ressemble à la mort qui en est d'ailleurs souvent la conclusion : on s'est hâté d'oublier, on est impatient de voir la jeune veuve en faire de même; on blâme secrètement les rigueurs de sa désolation; on se dérobe aux questions que les feux de l'angoisse allument dans ses yeux et sur ses lèvres.

En fait, seule l'accoutumance avait ainsi émoussé les élans de la compassion dans la plupart des cœurs. Bien rares désormais les familles qui, après tant d'années d'une sanguinaire autocratie, n'avaient pas connu l'épreuve traversée par Marie-Pierre et les siens. A la longue on s'était aménagé une réserve de parades qui, en meublant le temps, écartaient les tourbillons des sinistres obsessions. Marie-Pierre et Guillaume s'initièrent sans tarder à ces rites du malheur sous la direction du mulâtre Raoul qui faisait déjà figure de vétéran.

Il s'écoula d'abord une dizaine de jours pendant lesquels une tradition maintenant établie prescrit que la famille abattue, abîmée dans sa malédiction, sollicite humblement des informations auprès des plus hautes autorités. Ce serait un crime de s'adresser à celles-ci directement, par la correspondance ou en se présentant en personne. On doit recourir à l'intercession d'amis que le disparu, comme tout homme de bon sens, doit avoir cultivés dans les cercles dirigeants.

Marie-Pierre n'avait pas jugé indispensable d'interrompre durablement son travail au collège du Christ-Roi; les démarches d'usage furent donc effectuées par Guillaume en compagnie de Raoul dont le père subissait pour la sixième fois les rigueurs du pouvoir. Comme il fallait s'y attendre, l'enfant trouva partout porte close. Cependant on en est à la troisième semaine après le coup d'Etat avorté. Les rumeurs attendues commencent à filtrer; elles évoquent l'état de santé lamentable des victimes, [PAGE 137] désignent comme leur lieu de détention la maison d'arrêt de la Brigade Spéciale Mixte, immense bâtisse carrée élevée au milieu d'un terrain vague dans le périmètre de la garnison, suggèrent des filières secrètes où s'informer amplement moyennant finance.

Enfin, sans que le gouvernement ait daigné faire aucune communication publique, il se propage l'on ne sait comment que le temps est venu de vérifier les rumeurs en sacrifiant au rite suivant dans le cycle des cérémonies mystérieuses déclenchées par chaque crise politique. La famille du détenu va stationner chaque jour sur l'esplanade de la B.S.M., tandis que l'un de ses membres prend rang dans une file s'étirant jusqu'à une barrière. Là un homme en uniforme, assis à une table de bois, accueille les visiteurs sans jamais desserrer les dents. Le visiteur tend une gamelle à l'homme en uniforme en articulant le nom du prévenu auquel il la destine, car la B.S.M. ne nourrit pas ses pensionnaires. Ordinairement, l'homme en uniforme se lève, souvent après avoir consulté une liste, gagne un portique sombre où il disparaît un bref instant, revient enfin portant un ballot de linge et une gamelle qu'il remet au visiteur, en échange de celle que celui-ci lui a tendue, sur laquelle l'homme en uniforme colle aussitôt une étiquette.

Parfois l'homme en uniforme remet le linge et la gamelle au visiteur et refuse la gamelle de ce dernier : te détenu a été emmené dans un camp du Nord, il est peut-être mort de maladie ou a été exécuté. Libre au visiteur de s'adresser ailleurs pour en avoir le cœur net. Parfois encore l'homme en uniforme cherche longuement sur ses listes le nom articulé par le visiteur; puis, de guerre lasse, lève vers lui un regard lisse en secouant la tête en signe de dénégation : le prévenu n'a pas encore été inscrit parmi les pensionnaires de la B.S.M., mais rien n'empêche cette éventualité de se réaliser un jour.

La première fois que la famille du procureur se rendit à la maison d'arrêt de la B.S.M., Marie-Pierre s'était fait accorder la journée par Sœur Dorothée pour être de l'expédition. Elle tint à faire le chemin à pied, comme tout le monde, désespérant ses proches, scandalisant jusqu'à la consternation Edouard, devenu chef de clan à son corps défendant et contraint d'exercer au moins les simagrées de l'autorité. Agathe, revenue juste la veille de [PAGE 138] l'arrière-pays, s'était chargée du ballot de linge propre. Guillaume avait dû se battre avec sa belle-mère pour lui arracher la gamelle qu'il s'évertuait à porter avec une aisance ostentatoire. Raoul marchait en serre-file de cette cohorte qui alignait en outre un nombre indéterminé d'obscurs partisans issus de deux maisonnées décidément foisonnantes.

Sous le soleil de poix bouillante de janvier, l'esplanade était envahie d'une foule que l'affectation confirmée avec insistance d'hommes prestigieux grandis de surcroît par leur tentative malheureuse rendait inhabituellement compacte. Aucun compte n'avait apparemment été tenu de cette situation, hormis la disposition de la file, orientée dans le sens de la longueur de l'esplanade. Un unique uniforme officiait comme d'habitude près de la barrière, sans se départir de la cadence ordinaire. Il était à craindre que l'opération ne se prolonge jusqu'au milieu de la nuit, à moins que, l'arbitraire coutumier aidant, elle ne s'interrompe sans égard pour la souffrance des familles. A force de s'allonger, la file, avec les heures, prenait des formes étranges évoquant tantôt les replis du boa tantôt une piste montagneuse en lacets.

Le malheur commun n'avait pas ôté aux resquilleurs l'habitude d'avancer leurs affaires au détriment des pauvres gens; leurs entreprises trop hardies se transformaient en échauffourées qui agitaient la queue de secousses agaçantes. Des doutes imprudemment répandus étreignirent tout à coup les accompagnateurs rassemblés en petits groupes à travers l'esplanade. Des informations se donnant pour fraîches prétendaient que la plupart des prisonniers avaient été évacués la nuit précédente vers les sinistres camps du Nord. D'autres confidences, venues soi-disant de source sûre, apprenaient qu'un nombre considérable avait déjà péri sous la torture. Les longues années du désarroi le plus cruel, l'exil et la faim pour un grand nombre qui avaient abandonné leurs villages lointains pour assister un parent, la brûlure d'un ciel implacable mirent peut-être le comble à l'exaspération d'être jetés au rang du plus vil bétail. Un concert spontané de gémissements s'éleva bientôt de la foule accablée, s'enfla imperceptiblement en lamentations, creva en invectives.

La compagnie de Marie-Pierre avait délégué deux représentants dans la file dont elle se bornait à observer dis [PAGE 139] traitement les évolutions. On avait eu garde de ne pas trop s'éloigner de l'enceinte de béton où l'on supputait que Marie-Pierre devrait bientôt s'appuyer à bout de forces. On ne s'était point inquiété d'un rassemblement qui se tenait non loin, autour d'une jeune femme sanglotante, effondrée dans la poussière, jambes écartées sans pudeur, échine calée contre le béton comme pour faire ressort; deux jeunes enfants pleurant aussi à mi-voix se pressaient contre elle.

La mère n'avait pas cessé de toiser Marie-Pierre; ses regards, comme courroucés par un profanation, détaillaient la mise à l'africaine : un fichu noué très court derrière la tête et dissimulant entièrement les cheveux, une banale robe de cotonnade imprimée descendant au-dessous du genou et pincée à la taille, des jambes nues, des sandales de plastique. Elle se dressa brusquement avant que les siens aient pu la retenir et vint se planter sous le nez de Marie-Pierre vers qui elle entreprit d'aboyer les plus sanglantes injures.

– Maudits Blancs, hurlait la harengère, quand donc vous en retournerez-vous enfin chez vous pour de bon ? Nous croyions être débarrassés de vous avec l'indépendance, je t'en fous ! Laissez les pauvres Noirs en paix chez eux. Mais l'argent, il vous en faut toujours plus, toujours plus. La vie des hommes, leurs souffrances, est-ce que ça existe pour vous ? Eh bien, prenez-le, ce maudit argent, ramassez tout, mais de grâce ! partez. Laissez-nous enfin en paix chez nous. C'est votre faute...

Les proches de la furie l'eurent vite rattrapée et, sans donner à Marie-Pierre et à son camp le loisir de se ressaisir de leur stupéfaction, l'empoignèrent; ils l'entraînaient déjà loin de la Lyonnaise, mais la tigresse ne cessait de se débattre, elle leur échappa à la fin.

Sa deuxième attaque ne surprit pas moins la famille du procureur et ses alliés que la première; la furie fut sur Marie-Pierre en quelques secondes et lui administra un maître soufflet avant de la culbuter dans la poussière en lui saisissant vivement les jambes pour la soulever de terre et la laisser retomber comme une bûche. Marie-Pierre était condamnée à n'être qu'un jouet entre les griffes de la tigresse sans Agathe qui n'avait pas perdu la férocité, la prestesse et l'allègre agressivité des adolescentes africaines. Il lui suffit d'un coup d'œil pour mesurer [PAGE 140] le péril, d'un bond pour sauter au centre de la mêlée, d'un coup de tête administré un peu à l'aveuglette dans le bas-ventre de la furie pour lui ôter le souffle, d'une savante torsion de la joue pour la mettre à genoux et lui faire lâcher prise alors que l'ultime mouvement de sa manœuvre n'était pas encore décisivement engagé. Voilà comment, au lieu de s'étaler, Marie-Pierre se retrouva simplement assise sur son séant dans la terre rouge. Non loin d'elle, confortablement installée à califourchon sur le thorax de la tigresse, Agathe l'abreuvait de la terre qu'elle arrachait au sol en le labourant de ses doigts.

La rixe, de proche en proche, s'était communiquée à une portion admirable de l'esplanade, ainsi qu'il arrive souvent en ces occasions où il faut bien reconnaître que le genre humain n'offre pas toujours le plus beau spectacle dont sa nature puisse être le thème principal. Guillaume et Raoul eurent ainsi la chance de pouvoir expérimenter sur le commun des mortels quelques-unes des perversions dont ils avaient eu le mauvais goût jusque là de n'user que sur les stades de football, telles que doigts vivement enfoncés dans l'œil, coups de coude dans le foie, discrètes torsions des organes génitaux. Seul Edouard demeura constamment invisible à ce moment-là de la journée. Ce fut bien pis encore pour la réputation d'abattage et d'autorité nécessaire au chef de clan lorsque les hordes d'uniformes glauques armés de gourdins et de fusils se mirent de la partie en donnant furieusement la chasse à la foule de miséreux dont la galopade débandée et les clameurs d'effroi grondèrent sur l'esplanade jusqu'à la nuit tombante.

Il fallut s'en retourner, à pied comme on était venu, sans avoir pu accomplir le pieux devoir d'assistance à un parent prisonnier de la Brigade Spéciale Mixte.

La jeune femme avait trop présumé de ses forces. A peine eut-elle assez d'énergie, une fois revenue chez elle, pour prendre des nouvelles de son fils que, la nourrice, un monument de fidélité, d'abnégation et de mutisme, venait de coucher et veillait après l'avoir fait manger à son heure.

– Il ne fallait pas rester, ma fille, lui dit Marie-Pierre d'une voix grelottante, merci mille fois. A demain.

Elle s'alita en proie à une cruelle migraine et à un frisson de plus en plus pénétrant qui la persuadèrent qu'elle [PAGE 141] allait trépasser de mort subite, ainsi qu'il arrivait toujours aux Blancs en Afrique dans les livres et les magazines de son enfance. Pourquoi toujours se gausser de la mythologie ? On dit avec raison qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Les mythes expriment toujours quelque vérité, allez !, détournée peut-être, et encore.

Dans ce cas, que deviendrait Jean-François, pauvre petit bonhomme qui n'a jamais fait de mal à personne ? Bah, Guillaume et Raoul se chargeraient de sa protection et même l'éduqueraient, à leur façon évidemment. N'importe, ils en feraient certainement un homme, un authentique enfant de l'Afrique, au lieu d'un bâtard écartelé entre deux cultures à jamais hostiles, deux mondes condamnés à s'entrexterminer, n'en déplaise aux marchands d'illusions. Un bâtard, oui, c'est le triste sort auquel était voué ce malheureux enfant innocent avec l'éducation qu'elle n'aurait pas manqué de lui infliger. Alors mourir pour mourir, autant en finir tout de suite. Au moins elle ne verrait plus le triste spectacle de gueux se battant entre eux, au lieu de tourner leurs poings vers l'ennemi commun. Qu'est-ce qu'elle avait bien pu faire à cette atroce mégère ? Elle ne lui avait pourtant rien dit, rien, mais alors ce qui s'appelle rien. Dire qu'il faut encore perdre son temps et son énergie dans des affaires si mesquines. Ah, mourir... Pourvu que Guillaume et Raoul prennent bien soin de Jean-Paul, pauvre petit bonhomme innocent...

Elle s'endormit avec près de 39o de fièvre, mais un sourire d'extase sur les lèvres.

Tôt le lendemain, à l'heure de mettre l'enfant sur le pot, elle se leva non sans étonnement. Elle se sentait d'attaque comme à l'accoutumée, se souvenant à peine de sa migraine et de sa fièvre. C'était un jour sans classe pour elle au collège. Elle vaqua à ses besognes habituelles en attendant Guillaume.

Elle ignorait maintenant tout de la vie de l'adolescent, hormis qu'il passait avec Raoul les heures qu'il ne consacrait pas à Marie-Pierre et à Jean-Paul et qu'il dormait sans doute chez le mulâtre. Il n'allait plus à l'école, faute d'argent pour acquitter le prix d'un enseignement de qualité. Il eût perdu son temps dans un établissement commun; les maîtres y étaient rarement payés, fréquemment [PAGE 142] absents, leur incompétence légendaire, les effectifs extravagants.

Elle préparait souvent les repas pour trois adultes; le petit réchaud à gaz faisait parfaitement l'affaire, avec ses deux brûleurs; c'était un des rares témoins de sa défunte aisance qui eût trouvé un emploi à Niagara, avec ses livres de classe et le plus vulgaire de sa garde-robe. Mais les deux lascars déclinaient toujours son invitation, prétendant qu'ils venaient de manger, sans plus d'explication. Et, ma foi, Guillaume ne semblait pas se porter plus mal. Les adolescents, en revanche, lui offraient sans cesse des fruits, des laitues, des régimes entiers de bananes et de plantains. Raoul exposait qu'un sien cousin était dans le commerce de ces denrées et l'approvisionnait généreusement; il ne rassurait guère Marie-Pierre.

Mais la mise de Guillaume, de moins en moins soigneuse, de plus en plus terne et grise, à la limite de la crasse, témoignait d'une transformation poignante pour la belle-mère impuissante à tous égards. Il semblait chaque jour un peu plus haillonneux, gai, pourtant, sans cesse en mouvement, sans cesse gesticulant, courant, sautant, un vrai diable. Il paraissait tantôt au milieu d'une bande où l'on se bousculait à l'envi, tantôt flanqué de l'inséparable Raoul. Il tournait évidemment à l'enfant des rues, au voyou. Bientôt il ferait un mauvais coup.

Il était maintenant midi largement passé et les deux adolescents tardaient toujours. A bout de patience Marie-Pierre tendit l'oreille dans l'espoir de reconnaître leurs intonations dans le brouhaha de conversations qui lui parvenait de la grande salle voisine, de l'arrière-cour et des dépendances, tous lieux où grouillait une nombreuse population sur laquelle les laborieuses explications de Guillaume et de Raoul n'avaient jamais réussi à l'éclairer vraiment. Un besoin inné de simplifier lui chuchotait que la tribu de son mari avait tout bonnement reconstitué ici les strates des générations et les ramifications concentriques des cousinages. N'avait-elle pas observé, croyait-elle, que les plus jeunes obéissaient sans discussion aux plus âgés, le sexe féminin de même au sexe masculin et que, concomitamment, tout se partageait à portions égales ?

Finalement, Marie-Pierre parut dans la grande salle. Des enfants perchés épaule contre épaule sur le bord [PAGE 143] de la longue table se tenaient penchés au-dessus d'une sorte d'écuelle dans laquelle ils plongeaient tour à tour une cuillère métallique. La cadence, d'abord vive mais disciplinée, se ralentit soudain quand les enfants l'eurent aperçue. C'était la première fois qu'elle surprenait leur repas. Ils étaient embarrassés apparemment, non de la curiosité étrangère, à laquelle Marie-Pierre avait observé qu'ils se prêtaient volontiers, mais d'avoir enfreint une prescription, sans doute celle de ne jamais trahir leur appétit. C'était en effet un trait constant du comportement enfantin ici que de manger sans voracité, mais au contraire avec des gestes volontairement lents, un rien solennels. Guillaume en avait toujours usé ainsi à la villa, même si le temps pressait, et Marie-Pierre se souvenait que ses remontrances les plus vives n'y pouvaient rien.

Comment réparer maintenant le dommage de son intrusion ? Allait-elle leur faire ses excuses avant de s'enquérir de Guillaume ? Encore aurait-il fallu qu'elle fût assurée d'être comprise. L'expression sans doute un peu hagarde de ses yeux devait inquiéter les enfants, qui se consultaient mutuellement du regard, le geste suspendu. A la fin, ils s'esclaffèrent l'un après l'autre, de proche en proche, d'un rire de gorge qui sonnait comme le coassement d'un peuple de grenouilles. Elle rit, elle aussi, sans effort, comme par contagion. En même temps, elle s'approchait des plus petits et faisait à chacun une caresse sur la joue.

Ils reprirent leur repas comme elle leur tournait vivement le dos. Marie- Pierre venait de reconnaître le babil de son fils qu'elle croyait en promenade avec sa nourrice; celle-ci avait simplement emmené l'enfant dans l'arrière-cour; Marie-Pierre ne désapprouva pas cette inspiration. Il était temps que Jean-Paul entame l'exploration de cette humanité qui était son peuple. Des adultes, hommes et femmes, accroupis ou penchés autour de l'enfant, lui faisaient dire des mots, parfois des phrases entières en bantou, peut-être des obscénités; car, à chaque réussite de Jean-Paul dans cet exercice qui semblait l'émoustiller, une hilarité équivoque s'emparait de ses pédagogues improvisés.

Parlant à travers la fenêtre, Marie-Pierre demanda à la nourrice si elle avait vu Guillaume depuis ce matin; [PAGE 144] l'autre fit non de la tête, car c'était là son unique langage.

– Nous sommes là, madame, n'ayez pas peur, Zorro est arrivé, sans se presser, débita d'une traite une voix malicieuse qui fit tressaillir la jeune femme.

– Oh, les sacrés garnements ! s'écria-t-elle, comme elle le faisait à la villa, quand ils n'étaient pour elle que des gamins qu'elle maternait.

Raoul et Guillaume affichaient des airs de gravité bien propres à exciter la raillerie.

– Qu'avez-vous ? leur demanda Marie-Pierre, qu'est-ce que ces airs d'enterrement ?

Ils lui exposèrent des décisions qu'avait arrêtées une mystérieuse assemblée générale. Marie-Pierre n'irait plus à la maison d'arrêt de la B.S.M., car elle ne supportait pas le soleil.

– Je ne supporte pas le soleil maintenant, voyez-vous ça, et depuis quand ? protesta la jeune femme.

– Nous, fit Raoul, on est seulement les porte-parole de la majorité, vous comprenez, madame ?

Bien entendu, on lui donnerait un compte rendu fidèle de chaque visite faite par la famille ou un délégué de celle-ci à la B.S.M. Marie-Pierre serait informée aussi vite que possible de tout événement nouveau concernant le sort de Jean-François.

– De toutes façons, acheva Raoul, vous n'auriez pas pu venir avec nous tout à l'heure. Vous savez pourquoi ? A toi de jouer, Zam.

Guillaume transmit à Marie-Pierre un message venant d'une Michèle Mabaya-Caillebaut, qui demandait à la rencontrer d'urgence, dès aujourd'hui si possible, et même sans délai. Elle était dans les parages. Un seul geste de Marie-Pierre et elle accourrait en une seconde.

Marie-Pierre avait donc reçu l'avocate pendant que le reste de la famille se prêtait au supplice de l'attente au soleil pour être autorisée à lire dans la mimique d'un mercenaire aux allures de bouffon que Jean-François était bien détenu à la maison d'arrêt de la B.S.M.

On lui dissimula néanmoins que le linge sale remis par l'homme à l'uniforme glauque portait de larges traces de sang.

Le malheur n'est peut-être pas aussi effroyable qu'il paraît de loin, se disait-elle alors. Elle se figurait que le plus dur était fait, pareille au voyageur tremblant dans [PAGE 145] les ténèbres au fond d'un bois et qui vient de longer une auberge mal famée sans être détroussé. Elle avait vu molester et emmener l'homme qu'elle aimait sans mourir de désespoir. Précipitée d'une élégante villa dans un cloaque grouillant de nègres pouilleux, elle n'éprouvait aucun sentiment d'infamie. Elle avait été giflée avec haine, sans raison, jetée à terre et piétinée sur la place publique et elle tendrait volontiers l'autre joue aujourd'hui. Au lieu du noble gazon qu'il foulait naguère dans ses jeux innocents, elle voyait son enfant s'ébrouer dans la terre souillée de pisse, de crachats et de crottes de chien; elle avait entendu son père rêver pour lui de réussite, et il était fêté par les gueux, mais elle jugeait qu'il avait rencontré son vrai destin. Que pouvait-il lui arriver désormais qu'elle n'affrontât victorieusement ?

III

Le fait est que maintenant on s'offrait de tous côtés à la hisser hors de ce que chacun tenait apparemment pour un abîme. Sarka, le domestique dont elle s'était séparée à leur commune satisfaction depuis qu'elle n'était plus en mesure de lui verser des gages, lui rendit une visite mémorable. Elle le trouva en train de pérorer dans l'arrière-cour, entouré de badauds que séduisaient son bagout et le clinquant de son élégance. Son discours agaçait Marie-Pierre par la pertinence rigide d'un leçon laborieusement apprise, à moins qu'elle ne découvrît enfin un personnage jusque-là masqué.

– Je suis toujours au chômage, lui avoua-t-il devant témoins, et même si vous me payez seulement la moitié, j'aimerais travailler de nouveau chez vous, mais pas ici, madame. Ici, ce n'est pas bon pour vous. Les Noirs, ce n'est pas aussi bien que vous autres.

– Nous autres qui ? demanda Marie-Pierre, nous autres les Blancs ?

– Oui, répondit Sarka, oui les Blancs, c'est mieux que les Noirs. Avec les Noirs, c'est toujours des histoires : la paie ne vient pas; il y a des odeurs, il y a des voleurs, il y a la saleté. Non, ce n'est pas bon pour vous ici. Le maire, c'est mon cousin; il a des maisons à louer, dans des bons quartiers, les prix sont raisonnables. Vous voulez que je vous présente, madame ? Ici, vous aurez des maladies et des embêtements, surtout pour le petit. [PAGE 146]

Sarka voulait amener Marie-Pierre à s'engager fermement.

– Le maire, c'est mon cousin, madame, vous ne voulez pas que je lui parle de vous ?

– Plus tard, Sarka, se borna à répondre Marie-Pierre, revenez me voir.

Succédant pour ainsi dire à Sarka, Monsieur Makouta, au cours d'une visite qui, d'abord, fit grand plaisir à Marie-Pierre, lui tint le même langage, à peu près mot pour mot. C'est aussi se que lui répétait sans cesse Sœur Dorothée au collège.

Quelle est, se disait Marie-Pierre, cette compassion qui se garde bien d'aborder le vrai chagrin d'une épouse éplorée ? Que ne plaint-on mon mari détenu arbitrairement, sans doute torturé ? Que ne me propose-t-on d'intercéder pour lui, de s'enquérir de son sort ? N'est-il pas plus préoccupant que mon séjour dans une hutte de bidonville ?

A ces réflexions toujours plus amères, la colère s'accumulait dangereusement dans cette âme loyale. Elle fut surprise dans ces dispositions par la visite d'Hergé Xourbes, le dernier personnage qu'elle eût songé à rencontrer ici.

– Rien dans ce ghetto n'est convenable pour vous ni pour votre enfant, madame, lui déclara cet homme aussi audacieux que mystérieux. Les organismes accrédités ne demandent pas mieux que de trouver une issue à votre impasse. Eventuellement, ils le feraient contre votre volonté d'ailleurs, notez bien; car c'est une question d'honneur et de dignité. Bien sûr, l'idéal serait que vous regagniez immédiatement la France où vous aurez vite oublié ce qu'il faut bien appeler une erreur de jeunesse, comme chacun en a commis, Dieu merci. Mais nous comprenons vos raisons; il faut laisser le temps faire son œuvre, n'est-il pas vrai ? En attendant, les représentants de la République s'en voudraient de vous abandonner aux aléas d'une promiscuité dont personne ne peut se féliciter, voyez-vous ? C'est notre mission de protéger nos ressortissants...

– Monsieur, articula Marie-Pierre d'une voix qui tremblait à force d'émotion contenue, faites-moi grâce de vos salades, je vous prie. Je ne vous demande qu'une faveur : dites-moi où est détenu mon mari et ce qu'il devient. Je vous somme de répondre à ces deux questions, qui sont [PAGE 147] précisément de votre compétence : où est détenu mon mari et que devient-il ?

– Madame, répondit Hergé Xourbes, je crains que, comme tant d'Européens dépassés par la marche de l'Histoire, vous ne soyez victime d'un fâcheux malentendu. L'époque est bien révolue, Dieu merci, où nous exercions ici un empire sans limite. Ces peuples ont maintenant des gouvernements souverains, madame, et nous nous devons de respecter une indépendance dont ils sont férocement jaloux, comme vous avez pu l'observer vous-même. Il va sans dire que nous déplorons certains abus mineurs dont la jeunesse de nos partenaires n'a, hélas ! pu faire l'économie. Si contrariantes que soient pour nous ces petites déviations, il ne nous reste plus qu'un rôle à jouer, celui de spectateur désolé mais impuissant, peut-être parfois aussi de modeste conseiller, en retrait, très en retrait de la scène, chère madame.

– Aurez-vous bientôt fini de faire le singe ? demanda Marie-Pierre en élevant la voix à dessein. Je n'ai jamais pu savoir qui vous êtes au juste, mais vous allez répondre sérieusement à mes questions ou déguerpir sans délai : où, est mon mari ? Et comment est-il traité ?

Marie-Pierre s'était postée de biais dans l'embrasure de la porte d'entrée et faisait face au visiteur; elle tendit tout à coup la main vers la terrasse pour lui rappeler son verdict d'ignominieuse expulsion, à moins que le diplomate ne daignât s'abaisser à répondre aux questions qui lui étaient posées.

– Mais, madame, fit le diplomate en simulant la courtoisie enjouée, combien de fois vais-je vous expliquer que nous ne pouvons répondre des libres décisions d'un gouvernement souverain et légitime ?

Vais-je enfin pouvoir le faire, moi aussi, mon coup d'éclat ? se disait Marie-Pierre. Ah, devenir un loup, juste une fois, juste l'instant d'un seul petit coup d'éclat.

– Eh bien, monsieur, sortez, sortez d'ici, tonna sourdement la jeune femme. Sortez, vous dis-je.

Deux frissons blêmes zigzaguèrent sur le front étroit du visiteur; il ignorait manifestement quelle contenance convenait le mieux à cette circonstance. Voilà une chipie qui semblait résolue à aller jusqu'à l'emploi de moyens déplaisants, et même, qui sait ? de voies de fait pour lui infliger l'infamie d'un vidage en règle au vu et au su [PAGE 148] de tout un bidonville africain, mésaventure inédite dans les annales de la diplomatie universelle. Ah, que faire pour planter là ce condottiere en jupons sans perdre la face ? Et, au fait, puisque condottiere il y avait, où étaient ses troupes ?

La réponse ne tarda point. La partie de football passionnée dont la cour retentissait à l'arrivée du visiteur et où le talent du Sioux avait fait merveille comme d'habitude, venait de s'interrompre avec les premiers éclats de voix de Marie-Pierre; ses vedettes s'étaient sournoisement répandues sur la terrasse où elles se tenaient maintenant presque coites, déployées comme pour une embuscade, l'œil torve orienté en direction de la grande salle. Ce n'étaient, il est vrai, que de très jeunes gens et même, pour le plus grand nombre, des enfants. Mais y a-t-il rien de plus imprévisible ni de plus impitoyable que cet âge-là, surtout dans un bidonville ?

Assurément, c'était ce qu'on appelle dans les chancelleries une situation fluide, qu'il convient de ne surtout pas laisser s'envenimer.

– Eh bien, madame, mon Dieu, comment dirais-je ? Oui, en somme, vous me mettez à la porte, si j'ai bien compris, c'est bien ça ? balbutia le diplomate.

– Vous comprenez vite, monsieur. Félicitations.

Le diplomate, en tenue tropicale, se résigna sans condition à enjamber le seuil. La partie charnue de son personnage se trouva un moment à la portée de Marie-Pierre. Cette femme, décidément grande au moral autant qu'elle l'était au physique, leva son pied à mi-hauteur et, imitant un geste dont son enfant était familier, l'envoya rebondir sur l'arrondi du postérieur du diplomate, qui n'en crut pas ses fesses, mais se garda d'interrompre son pas devenu le point de mire des regards de tout un bidonville. Quelques huées juvéniles et dédaigneuses saluèrent la retraite sans honneur du diplomate, et la vie reprit son cours monotone et attristé à Niagara.

Marie-Pierre conta par le menu tous ces événements à El Malek quand il reparut flanqué de sa jolie compagne, après une brève éclipse; elle pensait que ses commentaires l'aideraient à s'y reconnaître dans la tornade confuse d'événements et d'opinions qui l'emportait. Il préféra la sermonner sur les dangers qui les guettaient à Niagara, elle-même et surtout son enfant. [PAGE 149]

– Tous les microbes qu'il s'est mis à bouffer du jour au lendemain, comment ça va se terminer à ton idée ? Il n'est pas immunisé dès la naissance, lui. Il n'y a pas de sécurité sociale ici, ma grande. Le malade qui n'a pas de fric, eh bien, il crève, point final. Je t'ai laissée faire, mais, si tu veux savoir, je n'ai jamais cru à la femme blanche qui se mue en sous-développé nègre. Crois-moi, tu ferais mieux d'accepter le logement du collège, surtout pour ton moutard.

– Assez, flûte et zut et merde, va te faire foutre ! éclata Marie-Pierre.

– Pardon ?

– Je dis : va te faire foutre. Ton enfant ! ton enfant ! ton enfant !... Vous ne connaissez que ce refrain-là. Il en meurt combien ici sur cent, de nouveau-nés ? Rappelle-moi le chiffre officiel.

– Entre deux cents et trois cents sur mille.

– Et que font les mères des petits morts ?

– D'autres enfants, pardi.

– Alors je ferai comme elles. Je ferai un autre bébé.

– Ah bon ? Si c'est ainsi que tu le prends, comme disait déjà l'autre, qu'avons-nous besoin de témoins ? N'empêche que, de plus, tu tombes dans tous les pièges. Tu ne veux pas entendre parler de tes protecteurs naturels de l'ambassade ? Bon. Note bien qu'à ta place, j'en ferais autant. Mais quelle idée de foutre ton pied au cul d'un minable provocateur.

Il lui expliqua que Hergé Xourbes était un agent du S.D.E.C.E. comme tous les diplomates français, y compris l'ambassadeur lui-même; comme aussi quatre-vingts pour cent des assistants techniques et environ soixante pour cent des coopérants.

– Le S.D.E.C.E., qu'est-ce que c'est ?

– Mais, ma parole ! tu es plus innocente qu'un nouveau-né. Le S.D.E.C.E., c'est votre C.I.A. Même philosophie, si on peut dire, mêmes méthodes, mêmes moyens, illimités comme de juste. La C.I.A., te dis-je ! En plus rancunier quand même peut-être. Ton coup de pied au cul du minable, tu pourrais avoir à le payer, et cher, très cher. Ecoute. Imagine que ces beaux jeunes gens te butent ici, ou plutôt qu'ils te fassent buter par un tueur sordide – par-ce que, eux, pas fous, ils ne se mouillent [PAGE 150] pas. Et qu'est-ce que tu crois qu'il arriverait ? Ils escamotent le corps. Tu as disparu, c'est tout, sans doute bouffée par un crocodile ou des cannibales. Ou bien, quand c'est des raffinés, ils maquillent le cadavre avant de l'expédier à la famille. Accident d'avion ou de je ne sais quoi. Les demeurés que sont les tiens (les gens ordinaires sont tous des demeurés pour ces génies-là) n'y verraient que du bleu. Tu ne me crois pas ? C'est arrivé mille fois, cette histoire-là. Oui, il arrive quand même qu'un cave se rebiffe, comme on dit, qu'il flaire du louche. Alors, s'il est jeune, un frère par exemple, il se met en tête de vouloir la vérité. Il se démène, il tempête, il ameute les signataires de pétitions, organise des meetings. La presse va se saisir de l'affaire ? Penses-tu 1 Nos génies sont des malins : ils ont placé dans chaque rédaction, à la rubrique idoine, un right man at the right place. Lui, sa mission, c'est d'étouffer. Ou, si le scandale affleure quand même, on ne sait jamais, de déformer. Tiens, le coup d'Etat, ce fut un sacré drame, ça. Eh bien, pas un écho dans la presse de chez toi. Il y a ici un bureau de l'A.F.P., la seule agence ayant un correspondant permanent chez nous, avec Tass, l'agence soviétique. Elles n'ont pas envoyé une seule dépêche, ni l'une ni l'autre. Et pourtant tout le monde est au courant. Et si jamais, par un hasard miraculeux, l'affaire venait quand même à filtrer, il y a une explication prévue déjà : tu la connais, conflit tribal. Pas à dire, ils sont fortiches, ces petits génies-là. Tu n'es pas tellement à l'abri, tu vois.

– Tu es donc venu me conseiller de m'écraser, comme tes compatriotes le font habituellement. Comme toi. C'est précisément ce que j'avais résolu depuis toujours. C'est pour rien que tu t'es donné tout ce mal, mon pauvre ami. Je sais bien que c'est le pot de terre contre le pot de fer.

El Malek se mit à considérer Marie-Pierre comme s'il la rencontrait pour la première fois. Son manège dura de longues minutes qui parurent une éternité aux deux femmes; elles savaient l'une et l'autre que c'était là le symptôme d'une gestation aux effets imprévisibles.

– Tu as dit : comme moi ? Ta charmante insinuation m'a donné une idée. Au fond ça tient peut-être debout de vivre là au milieu des gueux. Ce n'est pas une si mauvaise idée.

Elle expliqua à Marie-Pierre que la popularité quelle [PAGE 151] s'était faite parmi les jeunes va-nu-pieds du faubourg était pour elle comme un bouclier dont elle allait se couvrir contre ses ennemis, à condition de l'étendre aussi à d'autres couches. Marie-Pierre ne devait jamais se laisser perdre de vue par ses partisans imberbes. Raoul et Guillaume, ses deux chefs d'état-major, devaient être informés de ses moindres déplacements de façon que, si son absence se prolongeait, les adolescents sachent où aller s'enquérir d'elle. A ce prix, elle échapperait peut-être aux représailles d'Hergé Xourbes et de ses amis.

– Nous trouverons peut-être mieux par la suite, reprit-il après un instant de réflexion. Au fond, qu'est-ce que tu es, maintenant que j'y pense tout à coup ? Une dingue, oui, une dingue. Une illuminée, si tu préfères. Tu ne le savais pas ? Eh bien, je te l'apprends; entre amis, il faut bien s'aider. D'illuminée à sorcière, il n'y a pas loin, tu es bien d'accord ? Non, sorcière fait trop Moyen Age; il faut trouver quelque chose qui soit très Nouveau Testament; c'est actuellement la source de vos mythes les plus pervers, ceux qui fascinent les foules. Disons donc : prophète, non prophétesse. Eurêka. Tu seras la prophétesse blanche des misérables Noirs de Niagara. Voilà une image qui fera un malheur dans les medias chez toi. Tu seras connue sur toute la planète, comme Schweitzer. Si, si, si. Des journalistes arriveront des Etats-Unis pour t'interviewer – les vrais journalistes sont Américains, tu sais bien. Avec une telle puissance, qu'est-ce qu'on ne ferait pas ? On pourrait humilier impunément les minables provocateurs du S.D.E.C.E. Ils ne te font pas de cadeau, eux. La bonne femme qui t'a agressée à la B.S.M., c'était eux, qu'est-ce que tu crois ! C'était un coup monté. Des griefs comme ceux débités par cette hystérique, ce n'est pas le discours de la femme du peuple ici; ne t'en fais pas, elle récitait une leçon. Et la B.S.M. elle-même, qu'est-ce que c'est, à ton idée ? Une succursale du S.D.E.C.E. Attends un peu.

Il tourna plusieurs fois autour de Marie-Pierre, avant de déclarer :

– Tu es belle, tu es grande, tu es blonde, tu as les yeux bleus, tu as de grandes jambes fuselées. Ma chère, tu es Evita toute crachée. Voilà, ça sera ton truc : il faut que tu sois une Evita Peron à l'africaine. Tu sais au moins qui était Evita Peron ? [PAGE 152]

Marie-Pierre, qui se retenait mal de pouffer, fit signe de la tête que non.

– Ah, c'est pas vrai, gémit El Malek, elle ignore qui était Evita. Comment peut-on ignorer qui était Evita ? Enfin peu importe, tu sera notre Evita, la Rédemptrice blanche des descamisados noirs. Tu ne vas pas me dire que tu ignores qui étaient les descamisados ? C'est pas vrai, elle ne sait pas qui étaient les descamisados...

– Qu'est-ce qu'il a ? Il a bu ? fit Marie-Pierre en se tournant vers la jolie compagne d'El Malek.

– Non, enfin pas plus que les autres jours, presque pas. Il est comme ça depuis qu'ils ont cessé de venir l'arrêter chaque soir. Il fait n'importe quoi, c'est la vérité même. Maintenant, on dirait que eux ont peur de lui. Hier, dans le hall de la fac, devant tout le monde, il a engueulé le ministre, il l'a insulté comme un domestique, vrai. Je croyais qu'on allait venir le soir même pour l'arrêter. Mais rien ne s'est produit, c'est la vérité, madame. Ils ont maintenant peur de lui.

Marie-Pierre put à peine dissimuler l'émerveillement que lui procura cette réplique d'une personne d'habitude si réservée, qui n'était peut-être que craintive. Le chant déroutant de ses intonations, au lieu d'obscurcir son français, l'épiçait au contraire d'une originalité farouche. Rassérénée après une longue et cruelle époque de tourment, elle lui sembla une fleur brusquement épanouie sous l'effet d'un soleil magique.

– Qu'est-ce que je te disais ! s'écriait triomphalement El Malek; je les impressionne, moi aussi. Tu sais ce qu'on enseigne chez nous aux enfants qui sont pris de panique quand ils se trouvent nez à nez avec un chien méchant ? Par exemple le chien-loup d'un colon ou d'un coopérant ? A faire face. On leur dit : ne tourne jamais les talons, mon petit bonhomme, il te donnerait la chasse sans pitié. C'est pareil avec Hergé Xourbes et compagnie. Si tu t'enfuis, ils te pourchassent. Regarde-les droit dans les yeux, ils reculent en bougonnant. Mais attention, il y a la manière. Tu connais le mot du type qui avait manqué son suicide cinq fois et à qui on expliquait comment s'y prendre pour ne plus se rater ? « En matière de suicide, je ne me laisserai conseiller que par les gens qui parlent d'expérience », dit-il. Eh bien, j'en suis un autre. Homo expertus... [PAGE 153] Homme d'expérience en latin macaronique. De quoi ? cicéronien, tu veux dire.

L'autre jour, c'était usu doctus vir seul qui était cicéronien.

– Oui, cicéronien des mauvais jours.

Avec lui, il fallait toujours s'attendre à une nouvelle pitrerie; il ne guérirait jamais. C'était sa malédiction. Et pourtant, elle succombait toujours à la tentation de compter sur ce personnage, de le prendre au sérieux.

El Malek, du moins, confia à Marie-Pierre stupéfiée qu'il avait des nouvelles on ne peut plus rassurantes des prisonniers, et de source sûre encore. Les consignes du secret étaient appliquées avec une extrême rigueur, mais depuis les arrestations il n'y avait pas eu et il ny aurait pas de mauvais traitements, et pour cause. Les rumeurs alarmantes de tortures étaient une intoxication des agents du pouvoir chargés de briser la combativité des familles en terrorisant la foule. Il ne voulut pas en dire davantage pour le moment.

La jeune femme, après en avoir été un moment tentée, s'abstint finalement d'informer El Malek de la démarche de Michèle Mabaya-Caillebaut ainsi que de l'aventure peu rassurante où voulaient l'entraîner Guillaume, Raoul et Agathe.

Agathe était revenue la veille d'une expédition de ravitaillement dans l'arrière-pays avec un message suppliant de la vieille maman de Jean-François. Se prétendant à quelques mois et peut-être seulement à quelques semaines de sa fin, elle demandait comme dernière faveur accordée à une agonisante de poser son premier et dernier baiser sur le front du fils de son enfant bien aimé qu'elle ne reverrait jamais. Suivaient d'obscures considérations tenant à la religion chrétienne ainsi qu'à la morale commune des nations, et bénissant à l'envi le précepte ancestral du pardon à ceux qui nous ont offensés. Du moins l'identité de la personne offensée échappait à toute équivoque, et ce détail émut Marie-Pierre jusqu'au ravissement. Quant à l'offense, elle consistait dans l'accueil que la famille de Jean-François n'avait pas craint de réserver à Marie-Pierre, comme des gens sans cœur, en proie à la stupidité bien plus qu'à la haine.

Raoul dont la diabolique pénétration semblait lire dans les sentiments secrets de Marie-Pierre, quand elle ne [PAGE 154] devançait pas ses réflexions, n'avait pas manqué d'ajouter le grain de sel de ses commentaires.

– C'est vrai, ce que dit la vieille, madame, avait-il gravement opiné; et vous n'avez rien à craindre, nous vous accompagnerons, vous comprenez ?

– Qui donc vous ? lui avait demandé Marie-Pierre avec vivacité.

– Guillaume, moi, et les autres, si vous voulez.

– Les autres ? Quels autres ?

Raoul avait balbutié une réponse dont Marie-Pierre ne se rappelait plus la lettre, tandis que désormais, après la visite d'El Malek et les sophismes dont il l'avait abreuvée selon l'accoutumée, sa portée se découvrait à elle.

– Ils ont raison, songeait-elle, il ne faut pas que je persiste à résider dans la ville africaine; je vais y devenir folle à force de me trouver mêlée à des histoires de fous. Rédemptrice blanche des déshérités africains ! Et puis quoi encore ! Pourquoi pas la Vierge Noire de Tolède et autres balivernes ?

C'est pourtant une autre considération qui détermina précipitamment la jeune femme à abandonner la ville africaine où un incident répété lui révéla qu'elle n'y avait pas été adoptée et que d'ailleurs elle-même ne s'en accommoderait jamais.

Bien que la maison et les pavillons attenants qui lui servaient de dépendances ne fussent clos d'aucune enceinte proprement dite, leur agglomération compacte en carré abritait l'arrière-cour et ses habitants des regards indiscrets. On partageait son intimité avec ses proches, un nombre somme toute restreint de gens, à défaut de pouvoir se l'approprier intégralement comme l'eût souhaité Marie-Pierre. Force était pourtant de s'aventurer plusieurs fois par jour hors de l'enclos, derrière les pavillons, pour recourir aux douteuses commodités d'une petite construction légère et basse, envahie d'ouragans de mouches grondant dans la pénombre, au milieu d'une houle d'exhalaisons aussi pestilentielles que nauséabondes où chaque fois la jeune femme pensait s'asphyxier.

Comme si le supplice de la nature ne suffisait pas, bientôt il lui fallut endurer l'absurde malignité des humains chaque fois qu'elle se hasardait hors de l'enclos après le lever ou avant le coucher du soleil, inconvénient qu'on ne peut toujours éluder. A ces moments précis, [PAGE 155] d'affreuses mégères, sécrétées par l'une ou l'autre des familles voisines, parfois par les deux familles, s'attroupaient au bon endroit; elles se mettaient à caqueter à gorge déployée en l'apercevant non sans lancer dans la direction où il le fallait des œillades qui ne laissaient aucun doute sur le thème de leurs échanges passionnés, ponctués de rires et d'étranges cris de guerre.

D'abord Marie-Pierre se blâma de grossir démesurément quelques coïncidences malencontreuses. Mais le harcèlement devint plus flagrant au fil des jours, à mesure que le doute se dissipait. Marie-Pierre songea alors à s'ouvrir de cette persécution inattendue à Guillaume et à Raoul, mais ne tarda pas à y renoncer, cédant comme elle allait le faire souvent à un réflexe de pudeur inconsidéré mais invincible. Elle s'en fit une hantise, un cauchemar permanent. Elle ne pouvait plus s'assoupir sans se trouver environnée de bacchantes au visage de suie luisante, roulant des yeux comme des billes de loto. la bouche déformée par le sarcasme. Elle sombra dans une mélancolie qui alarma son entourage. Un soir elle se surprit à rêver de la vie que mènerait Jean-Paul entre Guillaume et Raoul, ses tuteurs, une fois qu'elle serait morte quant à elle. Le lendemain, elle fit par à Sœur Dorothée de sa décision de venir habiter au collège, comme elle l'en pressait.

– A la bonne heure, ma fille, s'écria cette Canadienne frivole, quoique couverte de voiles, vous ne serez pas malheureuse chez nous, allez. Vous aurez deux grandes pièces pour vous seule. Pour vous seule et pour votre Jean-Paul. Deux grandes pièces et une cuisine. Vous en disposerez à votre guise. Vos jeunes amis pourront vous rendre visite à toute heure. Quant à la nourrice, rien n'empêche qu'elle dorme chez vous, quand c'est nécessaire. Ce n'est pas le bonheur, cela peut-être, hum ? Alors que demande le peuple ?

– Le peuple, je ne sais pas, mais moi je demande qu'on me rende mon mari, fit Marie-Pierre en fondant en larmes.

– Un caprice déjà, voyez-vous cela ! gronda Sœur Dorothée en faisant asseoir Marie-Pierre; allons, allons, allons, du calme. Calmez-vous donc.

(à suivre)

Mongo BETI