© Peuples Noirs Peuples Africains no. 35 (1983) 24-40



UN NEGRE A L'ACADEMIE FRANÇAISE
SENGHOR DEMASQUE... L'AFRIQUE DUPEE

Mukendi NKONKO

M. Léopold Sédar Senghor, ancien président du Sénégal, chantre de la Négritude, spécialiste d'une certaine psycho-physiologie du Nègre, a été élu à l'Académie française.

Du point de vue français, le geste suscite certes des questions. Hommage aux mérites du plus grand écrivain africain ? Reconnaissance à un allié toujours fidèle ? Allié en quoi ?

Le geste des Académiciens de France ne peut être consi.déré comme un hommage aux mérites du plus grand écrivain africain francophone. Et pour cause. Cherchant parmi les plus grands on ne citerait certainement pas Sédar Senghor en premier, car sa poésie, très appréciée à juste titre, n'égale pas cependant le monument d'Aimé Césaire, comme ses élucubrations en psycho-physiologie ne valent pas l'érudition d'un Mudimbe.

On alléguerait peut-être son combat politique. Pourtant Damas aussi avait combattu, Césaire également. Parler de combat c'est poser un affrontement entre deux adversaires, deux idées, deux valeurs. Dans quel camp Léopold Senghor a-t-il combattu ? « Dis-moi qui te récompense et je te dirai qui tu es. »

Le but de cet article est de situer exactement le combat de Léopold Senghor à la lumière des idées qu'il a défendues [PAGE 25] relativement aux multiples problèmes de notre continent.

Chantre de la Négritude, Léopold Senghor a toujours réduit le problème de l'Afrique à une question d'identité culturelle, cette dernière entendue comme l'ensemble des valeurs d'une certaine essence nègre. Ainsi déclare-t-il : « Le problème de la culture, qui est fondamental pour nous... L'indépendance culturelle est la condition sine qua non de toutes les autres indépendances »[1].

Les définitions du terme Négritude sont légion. Louis Vincent Thomas en a compté dix[2]. Mais attachons-nous plus à découvrir la Négritude comme idéologie et phénomène de culture qu'à en saisir toute la substance conceptuelle. Nous parlons principalement de la Négritude senghorienne, différente de la Négritude socialiste de Jacques Roumain, J.S. Alexis et Langston Hughes, ou de celle anti-impérialiste d'Aimé Césaire[3].

Comment naquit la Négritude ? Vers les années 1931-1935, les étudiants africains vivant en Europe éprouvent « une sorte de désespoir panique » devant le sort si peu enviable de l'homme noir. Celui-ci se débat dans une servitude multiséculaire, politique, économique et culturelle. Les colonisateurs prétendent que ce malheureux n'a rien inventé, rien créé, qu'il a une mentalité prélogique, qu'il est inférieur à l'homme blanc auquel il doit s'assimiler pour trouver le salut. Les étudiants noirs rétorquent. Influencés par les littérateurs et leaders négro-américains, encouragés par les révélations de certains ethnologues sur la valeur du Nègre, ils veulent nier la négation dont ils sont l'objet. Sous l'influence du marxisme qui prônait la lutte des classes et la victoire finale du prolétariat pour l'égalité, ils se veulent égaux aux autres mais différents. Il s'agit pour eux de refuser en bloc les [PAGE 26] modèles européens et d'affirmer leur être noir, leur identité culturelle et raciale méconnue. C'est dans ce contexte que naît le mouvement, principalement littéraire, de la Négritude, sous la plume de Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire.

L'ESSENCE DU NEGRE

Pour Senghor[4], la Négritude est « un être-nègre », « une certaine vision du monde et une certaine manière concrète de vivre ce monde ». Notre poète entend déceler un « être nègre », il affirme l'originalité de la personnalité noire, de « l'âme noire », sa spécificité foncière par rapport à la personnalité européenne[5]. Cette spécificité de l'âme nègre dérive d'une essence noire particulière engendrée par l'impact du milieu et l'influence d'un certain genre de vie[6]. Le Nègre a donc une essence particulière, une physiologie [PAGE 27] propre, faite de communion avec la nature, de sensualité, d'émotion, d'intuition et de sensibilité[7]. Cette physiologie du Noir est à la base de sa métaphysique et de toute sa conception du monde. C'est elle qui sécrète sa vie sociale, sa littérature et son art[8]. La métaphysique du Nègre est existentielle. Reprenant l'argumentation du père Tempels[9] Senghor affirme que le thème central de l'ontologie du Noir est l'existence, la vie, qui du reste est identifiée à la force. Cette métaphysique est aussi unitaire[10]. L'univers est un et cette unité se réalise en Dieu vers qui convergent toutes les forces. Concernant la vie sociale, il faut souligner le rôle prépondérant de la religion qui sous-tend toutes les activités, et indiquer l'importance accordée à la solidarité et à l'esprit de dialogue[11].

En bref la Négritude est « l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir ». Ces valeurs sont : « un rare don d'émotion » – l'émotion est nègre comme la raison est hellène[12] –, « une ontologie existentielle et unitaire aboutissant, par un surréalisme mystique, à un art engagé et fonctionnel, collectif et actuel, dont le style est caractérisé par l'image analogique et le parallélisme asymétrique »[13], « sens de la communion, sens de la communauté, [PAGE 28] sens de l'image symbolique et du rythme »[14]. Ces valeurs constituent l'unique apport de la race noire « au rendez-vous du donner et du recevoir, en ce siècle de la civilisation de l'universel »[15].

Que faut-il en penser ? M. Senghor proclame que l'indépendance culturelle est la condition sine qua non de toutes les autres indépendances. Mais on voit mal comment son règne appuie cet avis. Parce qu'en fin de compte, nous pouvons supposer que cette indépendance culturelle a déjà été acquise. Senghor parle de la Négritude depuis plus de cinquante ans. En principe il a obtenu cette indépendance de l'esprit, d'autant plus qu'il disposait du pouvoir politique pour l'imposer au peuple. A-t-il ensuite conquis les autres indépendances ? Léopold Sédar Senghor ouvre l'interview accordée à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire en affirmant qu'en Afrique la culture se porte relativement bien. Mais ce que l'on peut se demander, c'est la raison pour laquelle cette relative bonne santé de la culture n'a pas influé sur l'état général du continent que M. Senghor lui-même appelle l'Afrique des incertitudes[16].

Au fond on devrait préciser ce que l'on entend par l'indépendance de l'esprit comme préalable, car si le problème d'identité culturelle demeure fondamental pour les civilisations, la conception de cette identité ne peut être que dynamique. Le défi de l'altérité – la vraie – et le droit à la différence doivent sous-tendre toute la marche historique d'un peuple, sans interruption. Il s'agit d'une identité en devenir, élaborée au fil des siècles. Mais chez notre heureux académicien, l'identité est fixée une bonne fois dans une essence immuable. Et on va voir cette conception statique au nom de laquelle on relègue au second plan le politique et l'économique. Pratiquement on nous suggère de continuer à endurer la détérioration des termes de l'échange avec leurs conséquences sociales, quitte à redécouvrir d'abord notre essence nègre. On peut également laisser les soudards étrangers faire la loi chez nous, comme dernièrement en Angola avec les reîtres [PAGE 29] sud-africains, en attendant l'indépendance de l'esprit. L'indépendance culturelle est, comme on l'a dit, une tâche jamais finie qui doit embrasser toute la sphère de l'existence, jusqu'à notre projet d'homme et de société. Le politique est l'instance dirigeante de la communauté, l'économique est la clé de son bien-être. Ces deux derniers facteurs ne peuvent Être négligés. Leur état défectueux signifie la désarticulation de la communauté. L'indépendance à ce niveau n'est pas une tâche à accomplir, mais un droit à arracher sans délai. Ainsi la condition sine qua non des indépendances n'est pas la culture – notre poète le prouve, qui n'a réalisé des exploits que dans la culture, et encore – mais une idéologie efficace, susceptible de dynamiser les efforts en vue des indépendances économique, politique, et culturelle. Il y a un piège à trop proclamer que l'indépendance culturelle est la condition sine qua non des autres indépendances, surtout si elle ne vient pas de nous, Négro-africains d'aujourd'hui. Notre culture est notre projet d'homme et de société, nos manières d'agir et de penser, l'ensemble des réponses que nous, hic et hune, donnons aux défis économiques, politiques et sociaux qui nous sont lancés. Léopold Sédar Senghor a suffisamment démontré que celui qui tient un discours réactionnaire sur l'identité culturelle pendant cinquante ans sans obtenir les autres indépendances a peut-être intérêt à ne parler que de l'indépendance culturelle, et d'une façon précise.

UNE THEORIE ABERRANTE

Cernons de près la Négritude en analysant d'abord les présupposés qui la sous-tendent.

M. Senghor présente la culture comme liée à la physiologie et à la psychologie. Les valeurs de civilisation du Nègre découleraient d'une « sensibilité », d'un « certain état d'âme », l'émotivité et le mysticisme sont constitutifs de l'« âme noire » et ils influent sur toutes les activités de l'homme noir. D'autant plus qu'il parle de la culture comme d'une réaction raciale de l'homme sur son milieu. Mais cette thèse de l'agrégé de grammaire est diamétralement opposée à l'avis autorisé des spécialistes des questions culturelles. Dans tous les manuels de sociologie et [PAGE 30] d'anthropologie, la culture est définie comme un phénomène non biologique, c'est-à-dire pas du tout inné mais acquis par la socialisation[17]. L'éminent anthropologue américain Melville J. Herkovits est formel sur ce point : « Ma première hypothèse voulait essentiellement que la culture fût acquise et non pas innée, si ce n'est dans la mesure où l'homo sapiens, dans son ensemble, est en mesure d'élaborer une culture en raison de son espèce et de son degré d'organisation. Autrement dit le facteur racial n'entre pas en jeu » (c'est nous qui soulignons)[18]. Dans un rapport publié par un groupe de savants qui ont étudié la question, on lit que « Le concept de race ne met en jeu que des facteurs biologiques... la plupart des classifications raciales de l'humanité qui ont été proposées n'incluent pas de caractères mentaux – c'est nous qui soulignons – parmi leurs critères taxonomiques ... les peuples de la terre semblent disposer aujourd'hui de potentialités biologiques égales d'accéder à n'importe quel niveau de civilisation »[19]. Nous voilà fixés : il n'existe aucun lien de causalité entre les phénomènes racial et culturel. Les valeurs de civilisation des Noirs ne découlent d'aucune essence raciale propre. Que Senghor ait écrit que l'émotion est nègre comme la raison est hellène dépasse les limites de l'entendement, à moins d'imaginer qu'il était alors sous le coup de son émotion caractéristique. Nous venons de lire que les classifications raciales n'incluent pas de caractères mentaux. Posons néanmoins quelques questions : Quel est le pourcentage de Nègres sur lesquels Senghor a fait ses tests de psychologie ? A quoi serait due cette émotivité spéciale ? A l'action du climat tropical et du milieu agricole et pastoral déclare l'éminent grammairien mué en psycho-physiologiste, qui prend soin de ne pas montrer comment le milieu physique entraîne des mutations psychiques héréditaires. A-t-on établi scientifiquement, de façon vérifiable, le lien causal entre le climat, l'activité agricole et la psychologie ? [PAGE 31]

Si l'émotivité découle du climat et de l'activité agricole, alors elle n'est plus caractéristique du Nègre seul mais de toutes les races qui vivent sous le climat tropical et s'adonnent à l'agriculture et à l'activité pastorale.

L'autre présupposé des assertions de l'ex-Guide est le caractère monolithe et homogène de la race noire, dans le temps et l'espace[20].

C'est une des convictions qui fondent l'essentialisme senghorien. Mais cette thèse est-elle vérifiée à partir des déterminations et des variations sociologiques, historiques et géographiques ou même de la diversité des tempéraments individuels ? Qu'y avait-il de commun entre Malcolm X, si violent, si haineux, si raciste[*], et Martin Luther King, si doux, si délicat, apôtre de la non-violence ? Idi Amin n'est-il pas plus proche de Staline que de Julius Nyerere ? Un poète noir américain ne s'est-il pas demandé :

    « Moi que trois siècles séparent
    Des lieux qu'aimèrent mes pères,
    Forêt d'épices, arbre à cannelle,
    Qu'est-ce que l'Afrique pour moi ? »[21].

Un témoignage de Peter Abrahams, Nègre d'Afrique du Sud, peut encore nous éclairer. Il parle de Richard Wright qui, se retrouvant en Afrique, s'y sent étranger : « la vue de jeunes hommes qui dansaient ensemble en se tenant les mains avait choqué le puritain en lui. Il me dit : j'étais noir et ils étaient noirs et cela ne m'a servi à rien ». Et Peter Abrahams de conclure : « le fait d'être noir ne suffit pas à vous faire pénétrer l'Afrique tribale »[22]. Ces témoignages réfutent à suffisance l'idée d'une essence noire monolithe. Les déterminations sociologiques, [PAGE 32] historiques et géographiques, l'histoire personnelle de chacun, la formation reçue, le tempérament individuel, etc. excluent cette hypothèse.

Que dire des valeurs que Senghor présente comme constitutives de l'être nègre ? Pour M. Senghor le Nègre est incurablement religieux, d'une religion avant tout émotive. Facteur racial ? Il nous faut alors laisser dans l'ombre l'expérience de ces innombrables Noirs agnostiques qui ne croient ni en Dieu ni au Diable. Les Frantz Fanon, Jacques Alexis, Marcien Towa, Mongo Beti[23], pour ne citer que les plus connus d'une masse innombrable. Peut-être que, selon lui, ils sont rebelles à l'essence... Un certain mysticisme et beaucoup de superstitions peuvent caractériser des peuples d'une certaine civilisation se trouvant à un stade précis d'évolution, mais il est aberrant de les rattacher à une essence raciale héréditaire. Il existe des Nègres athées et matérialistes, peut-être qu'il y en a toujours eu, même à cette époque idéalisée demeurée obscure pour nous, comme il existe de grands mystiques à travers le monde : les prophètes extatiques du Proche-Orient antique, les contemplatifs orientaux, les mystiques catholiques comme Thérèse d'Avila, Thérèse de l'Enfant Jésus, les adeptes des sectes du monde entier. Ici encore interviennent beaucoup de facteurs indépendants de la race : tempérament individuel, caractère populaire et étroit du milieu, expérience personnelle, etc. « L'émotion est nègre... » Il faudrait sans doute que tous les Noirs soient émotifs, et les plus émotifs, pour qu'on en arrive à un assertion aussi curieuse. Sûrement le poète a mené ses enquêtes. Il parle « des larmes versées par des héros implacables », d'une mère qui pleure à la vue de son fils revenant de France, des amis qui se rencontrent et s'expriment leur affection avec émotion. [PAGE 33] Mais où classer Lamartine qui revoit le lac du Bourget et revit les yeux humides l'amour volé par le temps jaloux ? Et Musset que George Sand a trahi... et dont le cœur saigne dans les poèmes exceptionnellement émouvants des Nuits ? Et Jésus qui frissonne à la vue de Marthe et Marie pleurant leur frère Lazare ? Et Napoléon qui pleure à la vue du portrait de « Maman Letizia » à Sainte-Hélène ? Et Lénine qui sanglote dans son château de Gorki sur la misère causée par sa maladie ? Où classer tous ces Noirs, qui semble-t-il, sont sorciers et « mangent » leurs proches sans s'embarrasser d'aucun scrupule et sans s'émouvoir devant les restes de leurs victimes ? Et tous ces Nègres bandits, assassins, tyrans qui torturent, tuent et empoisonnent leurs semblables de sang-froid ? Les soudards de Senghor, Père de la Nation, ont tiré sur des écoliers et des étudiants en 1968 et en 1973 sans s'émouvoir, Bokassa a déployé ses instincts de cannibale sur des enfants, Sekou Touré et Idi Amin se sont révélés des bandits sadiques. Tous les Nègres ne pleurent pas en revoyant leur parent qui revient de loin. La thèse de l'émotivité nègre se rattache à celle d'une épistémologie nègre propre : la connaissance par la raison intuitive, la communion à l'objet. Bergson aurait-il élaboré sa philosophie de l'intuition à partir d'observations faites sur les Noirs ? Deux occidentaux parmi d'autres, Sören Kierkegaard et Gabriel Marcel, ont exalté l'intuition au détriment de la raison. Où les classera-t-on ? A propos des Occidentaux au moins, nous citons des noms et nous savons à quoi nous en tenir. Mais concernant les Nègres ce sont foules anonymes et dispersées qui sont supposées déployer un mode de connaissance propre. La lecture des mythes, contes... africains nous convainc qu'il y a à l'œuvre chez le Noir la raison analytique et synthétique qui ne diffère en rien de celle d'un Jaune ou d'un Blanc utilisée dans ce domaine. D'où Senghor a-t-il tiré ses théories sur l'épistémologie nègre ? D'un précurseur du nazisme, Gobineau[24] et du père du primitivisme. Lévy [PAGE 34] Bruhl[25]. On sait que ce dernier est revenu sur ses idées en écrivant : « Du point de vue strictement logique, aucune différence essentielle entre la mentalité primitive et la nôtre dans tout ce qui touche à l'expérience courante ordinaire, transaction, etc. Pour la loi de la participation, j'affirmerai une fois de plus que la structure de l'esprit est la même chez tous les hommes » (c'est nous qui soulignons[26].

Senghor affirme que tous les Nègres possèdent, d'une manière spécifique, le sens de la communion et de la communauté, le sens de l'image symbolique et du rythme. Considérons le sens de la communion et de la communauté. Comment est-il vécu par les Nègres d'une manière spéciale ? Ce qui est certain c'est que ce sens de la communion et de la communauté est caractéristique de toute communauté villageoise essentiellement clanique. Il s'agit toujours d'entités sociales pas très vastes dont les membres, unis par des liens de sang, vivent dans une solidarité lignagère plus ou moins prononcée. C'est le cas par exemple des tribus indiennes d'Amérique. Quand Senghor présente le sens de l'image symbolique et du rythme comme spécifiquement réalisé par le Nègre, tous les Nègres donc, on est en droit de se demander ce que ce grand poète sait de l'essence même de la poésie, du moins de la poésie occidentale. Peut-on parler de poésie chez tous les peuples et toutes les races du monde sans penser au langage imagé, symbolique, musical ? Baudelaire est-il devenu nègre avec sa poésie des correspondances ?[27]. Tous les Noirs sont-ils des symbolistes à l'instar [PAGE 35] de Verlaine ?[28]. A quoi nous en tenir si l'on nous déclare que tous les Nègres sont des danseurs, des poètes romantiques et des symbolistes ? Où classer ces Noirs, ces Jaunes, ces Peaux-Rouges qui n'ont pas le sens de l'image et du rythme de l'art ?

L'essentialisme du « socialiste africain » est d'une gratuité aberrante. Les faits ne révèlent aucune essence noire universelle et immuable. Le problème de la culture n'a rien à voir avec la race. Il est plutôt lié aux variations sociologiques, géographiques et historiques qui sont si diverses et si dynamiques. il ressort de tout ceci que la pertinence des cultures ne se juge pas sur la base de leur fidélité à une essence quelconque, mais uniquement sur leur capacité à relever les défis sociologiques, géographiques et historiques.

Il saute aux yeux que la Négritude senghorienne est une vision partielle, réductrice et réactionnaire qui fausse gravement la saisie du problème de l'Afrique. A défendre avec un tel entêtement l'indéfendable, le promoteur de l'Interafricaine socialiste apparaît soit comme la victime volontaire d'une méprise inquiétante et, à la limite coupable, soit comme le défenseur d'une cause précise. Celle-ci peut être découverte si nous posons le problème de la Négritude en termes politiques, tant il est vrai que c'est dans le politique que se noue le destin d'un ensemble géo-historique et culturel. Alors les masques tombent, le nouvel académicien dévoile sa véritable face.[PAGE 36]

LA POLITIQUE DE SENGHOR

Un examen rapide de la « Prière de paix », l'un des rares textes où il effleure le problème socio-politique brûlant, nous donne une idée de sa pensée sur une éventuelle Révolution africaine[29]. Le poète analyse quelque peu froidement les crimes que l'Europe blanche a perpétrés sur l'Afrique pendant quatre siècles : la violence religieuse, l'invasion guerrière, le pillage culturel, la prolétarisation, le dressage violent, la traite avec cent millions de victimes. Mais il ne montre aucune préoccupation de répudier par tous les moyens ces crimes odieux, et de mettre fin à l'action de ceux que ni le nombre de victimes ni la durée de leur forfait ne découragent. Au contraire, il pardonne sans que les criminels se soient repentis pour arrêter leur besogne et panser les plaies qu'ils ont infligées. Bien plus, il implore le pardon de son Dieu qui au demeurant envoya un ange exterminateur sévir contre l'Egypte oppresseur d'Israël et libérer son peuple du joug. M. Senghor, plus clément que Jahvé, plus catholique que les papes, est ému: « Seigneur pardonne à l'Europe blanche. » Et encore : « Seigneur, j'ai un faible pour la France; de toutes les nations place la France à la droite du Père. » Nous sommes fixés. Ainsi, pour M. Senghor, l'idée d'une Révolution africaine est exclue. Tant pis pour l'Afrique. Spartacus n'affronte pas son oppresseur impénitent pour arracher ses droits, il implore pour lui toutes les grâces célestes et toute la gloire divine.

Ce n'est un secret pour personne que M. Senghor est le plus chaud défenseur de la francophonie dont il parle en termes très révélateurs : « Qu'est-ce que la francophonie ? Ce n'est pas, comme d'aucuns croient, "une machine de guerre montée par l'impérialisme français"... Si nous avons pris l'initiative de la francophonie, ce n'était pas pour des motifs économiques ou financiers... Et si nous avons besoin d'assistants techniques francophones de haute qualification, c'est qu'avant tout la francophonie [PAGE 37] est une culture... Vous le devinez, cependant, notre attachement à la langue ne serait pas si tenace s'il ne signifiait pas l'attachement à la culture »[30].

Nous devinons même davantage. Les propagandistes de la culture française en Afrique peuvent dormir sur leurs deux oreilles à Paris. Pour gagner l'Afrique à leur esprit de civilisation, qui est elle-même l'expression d'une façon de sentir, de concevoir et d'agir – c'est la définition que Senghor donne de la culture, et on sait qu'à son gré cette expression est raciale[31] –, ils ont des hommes dans la place. Finalement est-ce la différence à tout prix, le métissage ou l'immersion de la Négritude dans la francophonie ? Toujours est-il que les Nègres concrétisent avec ferveur leur attachement « tenace » à la culture française : la mémoire collective et la conscience des peuples noirs sont parasitées grâce à un enseignement européocentrique accepté.

La Négritude senghorienne est plus qu'un opium pour les Nègres, elle est plus meurtrière, plus sournoise, plus pernicieuse. M. Senghor n'a pas seulement scellé son attachement « tenace » à la francophonie en épousant une Française, il s'est toujours posé en fervent champion de la communauté franco-africaine. Plutôt Perdre son ciel que de dire non au référendum de 1958, à l'instar de l'ancien Sekou Touré. Et on sait son idée sur l'Union française, idée dont il n'est pas près de se départir: « Elle sera plus qu'un système économique, mieux qu'une dictature ou même un compromis politique : une symbiose des civilisations, un nouvel humanisme à l'échelle de l'univers... Nous rebâtirons Kaone, avec l'aide de l'Europe convertie à l'Afrique et qui aura gardé le génie de sa race. Kaone ne sera plus un misérable village, plein des seuls fantômes royaux; ce sera une banlieue "en dur", bruissant d'usines. Mais son cœur continuera de battre au rythme nègre, au rythme du tam-tam »[32]. M. Senghor entend donc cautionner la fameuse coopération, dictée par l'inégalité des races et imposée par une division internationale [PAGE 38] du travail essentiellement raciale, et à la limite raciste. Sa présentation caractérologique du métis Gaston Berger est éclairante sur ce point : « Ce que Gaston Berger doit à la France : les trois quarts de son sang et l'essentiel de son éducation. Il lui doit singulièrement ce besoin incoercible d'intelligibilité, cette lucidité dans l'analyse et cette clarté dans l'expression, qui sont l'héritage de Descartes. Et aussi ce goût de l'action, qui a toujours été le sceau de la France »[33]. .. « A son sang français il faut rattacher l'activité, la secondarité et la passion intellectuelle; au sang sénégalais l'émotivité et la polarité vénusienne »[34]. Alors on comprend que pour élever Kaone Péchiney et I.T.T. seules viennent avec le génie de leur race, et que sur les chantiers de travail le cousin de M. Senghor se contente d'être manœuvre, de battre le tam- tam et de rire béatement devant l'ingénieur d'I.T.T. M. Dupont pense et agit, donc il est. Sa pensée et son action lui rapportent du CFA à gogo qu'il rapatrie. A tout Seigneur, toute Puissance, tout profit. Alors il est compréhensible que M. Senghor ait envoyé des milliers de Sénégalais en France coopérer au « développement » de ce pays, en accomplissant les besognes les plus viles et en dansant entre deux coups de balai. Moussa Camara danse, donc il est, mais pour survivre il lui faut assumer la condition douloureuse du travailleur immigré en Europe.

On ne peut clore sans souligner que M. Senghor est également l'homme du Socialisme africain. Eh oui, le Socialisme de l'humanisme plénier, qui ignore les classes sociales dites inexistantes en Afrique, qui se fonde sur le dialogue et le communautarisme nègre, qui se déploie surtout dans les livres et les assises des partis, le socialisme qui ne connaît pas ces réalités. « La bourgeoisie nationale veut maintenir ses privilèges; les castes résistent à la transformation des structures foncières »[35]. « les marabouts se présentent comme de grands propriétaires terriens qui, directement ou indirectement, tirent des revenus substantiels de la terre en utilisant le travail fourni [PAGE 39] par les talibés (salariés). » Il y a aussi un véritable prolétariat ou même un sous-prolétariat dont la situation est particulièrement misérable, et qui fournit aux entreprises les manœuvres recrutés à la journée. Ce petit peuple suscite la crainte de la classe privilégiée et de l'administration à cause de sa possibilité de mobilisation et de violence éventuelle »[36]

Théorie partielle et partiale, idéologie burlesque chargée de brader l'Afrique, telle parait être la Négritude senghorienne. Le rôle historique de M. Senghor est, quoiqu'il s'en défende, de justifier la traite des Nègres, la colonisation et la coopération. Sa besogne consiste à bercer les « damnés de la terre » avec un galimatias justificatif d'une politique traîtresse, à préparer les Nègres à la servitude, bref à leur proposer une africanité de la misère, de la faiblesse et de l'impuissance. Il a beau clamer que ses pseudo-valeurs de la Négritude sont fortes et supérieures, l'africanité de la misère est symbolisée par Kaone, le misérable village qui, sans le génie de l'autre race, n'aurait jamais d'usine, serait condamné à la pauvreté, à la ruine et au dépérissement.

L'établissement du Nègre Senghor dans sa « Normandie natale », son élection dans le bastion de la francophonie nous éclairent sur ses discours ambigus tenus pendant cinquante ans. Nous nous étions toujours demandé quelle cause Senghor défendait et aujourd'hui la palme remise Par l'intelligentsia de l'une des nations les plus impérialistes, les plus colonialistes, les plus négrières du monde nous répond. Celui que nous croyions, bien naïvement, à l'avant-garde du combat pour la libération de l'homme noir, celui que nous croyions chef d'Etat pour contribuer à la Révolution africaine, a déclaré, peu après son admission parmi les arrière-petit-fils du comte de Gobineau : « Je suis un militant de la francophonie. J'ai toujours travaillé à défendre le maintien de la langue française, à l'enrichir. Mon plus grand rêve a été d'être un bon professeur, un professeur au collège de France. » [PAGE 40]

Nous voilà désillusionnés. L'ancien président sénégalais n'a jamais été militant de la Révolution africaine, même simplement culturelle et linguistique. Son plus grand rêve n'a jamais été de redonner aux Nègres le sens de la dignité, de leur restituer une culture propre et indépendante.

Léopold Sédar fut, en dépit de la couleur de sa peau, un mercenaire.

Mukendi NKONKO


[1] Cf. Authenticité et Négritude, in Zaïre-Afrique, no 102, 1976.

[2] Cf. Le socialisme et l'Afrique, t. I, Paris, Le Livre africain, 1966.

[3] Sur cette négritude socialiste et anti-colonialiste on peut consulter :

C. Souffrant, Une Négritude socialiste. Religion et développement chez Jacques Roumain, Stephen Alexis et Langston Hughes, Paris, L'Harmattan, 1978.

A. Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1971. Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1971.

[4] Sa pensée transparaît à travers de nombreuses conférences rassemblées dans :

Liberté 1 : Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964. Liberté 2 : Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Seuil, 1971. Liberté 3 : Négritude et civilisation de l'Universel, Paris, Seuil, 1977.

[5] M. Senghor est très explicite à ce sujet : « Les Négro-Africains, comme toutes les autres ethnies de la terre, ont un ensemble spécifique de qualités, dont l'esprit de culture, dans une situation donnée, a produit une civilisation originale, unique, irremplaçable. Sans doute, certaines de ces qualités ont-elles pu se rencontrer chez d'autres peuples, mais certainement pas toutes ensemble, certainement pas sous cet éclairage, dans cet équilibre et au même degré. » Qu'est-ce que la Négritude ?, in Liberté 3 : Négritude et civilisation de l'universel, p. 80. « N'ayant donc pu nier l'Art nègre, on a voulu en minimiser l'originalité sous prétexte qu'il n'avait le monopole ni de l'émotion ni de l'image analogique, pas même du rythme. Et il est vrai que tout artiste véritable est pourvu de ces dons, quels que soient son continent, sa race, sa nation. Il n'empêche, il a fallu que Rimbaud se réclamât de la Négritude, que Picasso fût ébranlé par un masque baoulé, qu'Apollinaire chantât les fétiches de bois pour que l'art de l'Occident européen consentît, après quelque deux cents ans, à l'abandon de la physeôs mimesis : de l'imitation de la nature. » Fonction et signification du premier festival mondial des Arts nègres, in Liberté 3 : Négritude et civilisation de l'universel, p. 59.

[6] « Ce qu'on a appelé "l'âme noire!", je veux dire la psychologie du Négro-Africain. Elle s'est formée sous l'effet du climat tropical et dans le milieu agricole et pastoral. » Eléments constitutifs d'une civilisation d'inspiration négro-africaine, in Liberté 1 : Négritude et Humanisme, p. 257. « Le milieu agit à la longue. C'est d'abord lui qui informe l'économie, puis la société, et finit par provoquer ces mutations physiques et psychiques qui deviennent héréditaires », ibidem, p. 54.

[7] « C'est ainsi que le Nègre se définit essentiellement par sa faculté d'être ému. » L'Afrique noire, la civilisation négro-africaine, in Liberté 1, p. 70. « Le Nègre est l'homme de la nature... il sent avant que de voir.. Là où la raison discursive, la raison-œil du Blanc s'arrête, la raison étreinte du Nègre va jusqu'à la sous-réalité de l'objet... le Négro-Africain est d'abord intuitif. » Qu'est-ce que la Négritude ?, in Liberté 3, p. 92.

[8] Cf. Qu'est-ce que la Négritude ? in Liberté 3, pp. 92 et suivantes.

[9] Cf. sa fameuse Philosophie bantoue, Elisabethville, 1949.

[10] Cf. Qu'est-ce que la Négritude ? in Liberté 3, pp. 92 et suivantes.

[11] Ibidem.

[12] Cf. Ce que l'homme noir apporte, in Liberté 1, p. 24.

[13] Ibidem.

[14] Cf. Authenticité et Négritude, in Zaïre-Afrique, n. 102, 1976, p. 83.

[15] Cf. Qu'est-ce que la Négritude ?, in Liberté 3, p. 97.

[16] C'est la « une » de J.-A. de janvier 1977.

[17] A moins que notre dilettante en psycho-physiologie ne les récuse tous!

[18] Cf. L'héritage du Noir. Mythe et réalité, Paris, 1962 p. 18.

[19] Cité par M. Towa, Léopold Sédar Senghor, Négritude ou Servitude ?, Yaoundé, 1971, p. 106.

[20] Assertion déjà réfutée par René Depestre pour qui « au cours d'une longue marche historique », l'homme noir s'est différencié au hasard des implications géographiques et des croisements culturels. Cf. C. Souffrant, Une négritude socialiste., op. cit., p. 154.

[*] La revue ne prend pas cette assertion à son compte (NDLR).

[21] Héritage Countee Cullen, in J. Wagner, Les poètes noirs des Etats-Unis, Paris, 1962, p. 157.

[22] Cité dans un livre que l'on lira avec profit, S. Adotevi, Négritude et Négrologues, Paris, 1972, p. 47.

[23] On peut consulter :

F. Fanon, Les damnés de la terre, op. cit.

J.S. Alexis, Lettre à Salgado, citée par Souffrant, op. cit., p. 68

M. Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle, Yaoundé, Clé, 1971.

Mongo Beti, Le pauvre Christ de Bomba expliqué, in P.N.-PA., no 10, 1981, pp. 104-134, Ces Nègres s'avèrent et s'avouent, qui athée et communiste, qui rationaliste et agnostique, souvent en dépit d'une formation religieuse reçue. Sans doute sont-ils rebelles à leur négritude!

[24] Dans son Essai sur l'inégalité des races humaines, il écrit : « Pour le Nègre au contraire, la danse est, avec la musique, l'objet de la plus irrésistible passion. C'est parce que la sensualité est pour presque tout sinon tout, dans la danse... Ainsi le Nègre possède au plus haut degré la faculté sensuelle sans laquelle il n'y a pas d'art possible, et d'autre part, l'absence des aptitudes intellectuelles le rend complètement impropre à la culture de l'art. » Cité par Cheikh Anta Diop, Nation nègre et cultures, Paris, 1955, p. 45.

[25] Il affirme de son côté : « L'activité mentale du primitif n'est pas un phénomène intellectuel ou cognitif pur... la connaissance est toujours colorée par le sentiment, pénétrée par l'émotion... l'idée, l'image, l'émotion, la passion se fondent avec l'objet dans une essence commune. » Cité par S. Adotevi, op. cit., p. 51.

[26] Cité par S. Adotevi, op. cit., p. 52.

[27] Notre poète ne se prétend pas, à première vue, aussi radical dans ses assertions. N'empêche qu'il recourt à une argumentation sans arguments et uniquement fondée sur l'expérience de tel artiste ou poète. Que Rimbaud se réclame de la Négritude ne nous convainc de rien, si ce n'est qu'il a sans doute lu et approuvé les phrases de Gobineau précitées. Si Picasso a été ébranlé par un masque baoulé, un esprit lucide et rigoureux n'en postulerait pas précipitamment le caractère singulièrement émotif de l'Art nègre parce que ce masque n'a pas été fabriqué par tous les Baoulés et, encore moins, par tous les Nègres, et que d'autre part Picasso a sûrement peint aussi un tableau qui a fortement ému l'un ou l'autre Nègre. C'est bien de savoir que Apollinaire a chanté des fétiches de bois, mais c'est encore mieux de savoir que ces fétiches ne sont ni le monopole ni la spécialité de la culture nègre et qu'ils ont été produits également par l'Occident rationaliste et chrétien, du moins au Moyen Age.

[28] Quelques informations sur le courant symboliste dans la poésie française : « 1) La poésie consiste à suggérer le rêve; 2) Emploi du symbole et appel à la musique... le rythme devient le régulateur suprême et pour reprendre le mot de Rimbaud il devient "instinctif". » Cf. Modèles français, t. II, 1954, pp. 403-404.

[29] Cf. Poèmes. Hosties noires, Paris, Seuil, 1948. Pour une large compréhension du problème que nous soulevons ici, on peut se rapporter à M. Towa, Léopold Sédar Senghor : Négritude ou Servitude , Yaoundé, Clé, 1971.

[30] Cf. La Francophonie comme culture, in Liberté 3, p. 80.

[31] Cf. La Francophonie comme contribution à la civilisation de l'Universel, in Liberté 3, p. 183.

[32] Cf. L'Afrique s'interroge : subir ou choisir ?, in Liberté 1, pp. 91-92.

[33] Cf. Gaston Berger ou philosophie de l'action, in Liberté 1, p. 381.

[34] Ibidem, p. 348.

[35] Cf. L.V. Thomas, Le socialisme et l'Afrique, t. 2. Paris, 1966, p. 36.

[36] Cf. institut international d'Administration publique, Encyclopédie politique et constitutionnelle, série Afrique, la République du Sénégal, Paris, 1968, p. 16. Toutes ces données sont corroborées par un témoignage plus récent : Moriba Magassouba, Quel socialisme pour les Sénégalais ?, in Demain l'Afrique, no 6, 1978.