© Peuples Noirs Peuples Africains no. 35 (1983) 1-6



LE P.S. CONTRE « PEUPLES NOIRS
PEUPLES AFRICAINS » ?

P.N.-P.A

Le pouvoir français a-t-il décidé de réduire au silence Peuples noirs-Peuples africains ?

C'est ce que donnerait à croire une agression sournoise dont nous sommes l'objet depuis deux ans, qui a donc commencé début 1982, c'est-à-dire au lendemain de l'avènement des socialistes, alors que la droite de Giscard d'Estaing nous avait laissés paraître librement pendant quatre ans, de 1978 à 1981. La manœuvre dont la finalité est manifestement de nous torpiller est conduite par une certaine Mademoiselle Cattin, un très modeste fonctionnaire de l'administration fiscale, appartenant au secteur Saint-Ambroise dans le 11e arrondissement de Paris. Il ferait beau voir qu'en décidant de s'attaquer à une publication aussi vulnérable soit-elle, Mademoiselle Cattin ne se soit pas sentie encouragée par quelque instance du pouvoir, en l'occurrence du Parti socialiste.

Tout a donc commencé début 1981 avec la multiplication soudaine par Mademoiselle Cattin, sans doute conseillée dans la coulisse, des exigences paperassières précédant une opération qui, auparavant, s'effectuait rapidement, sans soupçon ni palabres : le remboursement du crédit de T.V.A. Expliquons-nous.

Les publications comme Peuples noirs-Peuples africains ne doivent que 4 % de T.V.A. à l'Etat; mais toutes les factures que nous réglons (fabrication, publicité, fournitures de matériel, etc.) comportent un chapitre T.V.A. dont le montant varie entre 7 % (imprimeur) et 18,6 % (publicité). Aux publications de récupérer la différence auprès du fisc selon des modalités établies par la loi. Il ne s'agit [PAGE 2] donc pas d'une faveur, mais d'un droit. Répétons-le : cette récupération s'est effectuée sans aucun conflit sous Giscard d'Estaing, pendant quatre ans, et qui plus est, par les soins du même fonctionnaire, Mademoiselle Cattin, qui connaît parfaitement notre statut et notre situation.

Lors de cette première escarmouche pourtant, nos très vives protestations eurent raison de la mauvaise volonté de Mademoiselle Cattin. Ce n'était sans doute que partie remise dans son esprit.

Le fait est que, début 1983, la même comédie recommença lorsque nous eûmes déposé notre dossier en vue de récupérer la T.V.A. afférente à notre exercice 1982. A la demande de Mademoiselle Cattin, il nous fallut adresser par la poste et à deux reprises des précisions inhabituelles. Puis, sur une convocation du fonctionnaire, il fallut aller dans son bureau pour fournir des explications qu'elle jugeait nécessaires. Nous obtînmes cette fois l'assurance formelle que, compte tenu des conditions extrêmement difficiles dans lesquelles nous travaillions, on n'allait pas nous imposer la tracasserie d'une nouvelle formalité.

Il n'en tut rien, car, un mois plus tard, on nous convoqua à nouveau. Le prétexte était le suivant : le fisc nous avait fait remplir un formulaire désuet; nous devions aller en remplir un autre, seul réglementaire désormais. Autant dire qu'il avait fallu plusieurs semaines à ce fonctionnaire pour s'apercevoir qu'elle nous avait fait commettre une erreur grossière; et elle nous demandait une nouvelle fois de déranger notre emploi du temps pour réparer une erreur commise par elle.

Nous étions à l'évidence en présence d'une provocation. Comment y répondre ? Fallait-il nous prêter à un jeu manifestement conçu pour n'avoir pas de fin au risque d'être amenés peu à peu à détourner nos énergies des tâches requises par la publication de la revue ?

Nous avons préféré nous passer des 8 000 F que l'Etat nous devait; nous en avions les moyens. Mais nous avons informé Mademoiselle Cattin que son attitude nous obligeait à adopter une tactique de boycott à l'égard de l'administration fiscale avec laquelle nous interrompions toute relation jusqu'à ce que les sommes en litige nous soient remboursées conformément à la loi. Ceci se passait au mois d'avril de cette année. C'est dire que nous [PAGE 3] n'avons fait aucune déclaration trimestrielle, ni rempli aucune autre des formalités paperassières auxquelles les publications comme la nôtre sont soumises régulièrement, jusqu'au 14 septembre où nous avons reçu de Mademoiselle Cattin une sommation par laquelle elle prétend nous faire payer dans les trente jours, tenez-vous bien, une somme de 6 000 F. Pourquoi ? vous demandez-vous.

Voici la raison alléguée par Mademoiselle Cattin puisque nous avons omis d'envoyer notre bilan au montent voulu, on a dû nous taxer forfaitairement sur nos bénéfices. Oui, vous avez bien lu, bénéfices ! La revue est censée faire des bénéfices qui justifient un impôt forfaitaire de 6 000 F, plus sans doute que n'importe quelle revue d'opinion française. Plus sans doute que la revue Les Temps Modernes elle-même, qui tire à dix mille exemplaires. C'est la plus savoureuse manifestation de mauvaise foi qu'il soit possible d'imaginer, surtout de la part d'un fonctionnaire qui traite notre dossier depuis maintenant six ans. Tant qu'elle y était, on se demande bien pourquoi elle s'est arrêtée en si bon chemin. Pourquoi pas 60 000 F ou 600 000 ou 6 millions, tant qu'à écrire n'importe quoi ? Ce n'est pas à M. Hersant que le fisc aurait témoigné tant d'aménité, au lieu de s'écraser devant ses défis successifs.

Nous ne répondrons pas à cette nouvelle provocation de Mademoiselle Cattin. Bien entendu nous ne paierons pas cette somme ni aucune autre. Nous n'irons pas plaider notre dossier dans les bureaux du fisc. Nous ne prendrons pas davantage un avocat, du moins à ce stade de l'affaire. Nous continuerons à publier la revue, sans nous troubler. Il est clair que c'est la le piège que nous tend le pouvoir : nous laisser intimider ou user de telle sorte que, d'une façon ou d'une autre, nous en venions à renoncer à la mission que nous nous sommes assignée, c'est-à-dire la publication d'une revue qui tasse entendre enfin la voix africaine de l'honneur et de la dignité.

Nous ne sommes pas disposés à faciliter leur besogne aux jésuites. Si le pouvoir socialiste veut tuer Peuples noirs-Peuples africains, il lui faudra assumer jusqu'au bout son rôle à la fois risible et détestable.

Nos amis doivent savoir que cette affaire n'a rien de fortuit; elle forme avec d'autres manœuvres qui l'ont [PAGE 4] précédée, aussi mesquines les unes que les autres, une série continue et calculée. Par exemple, on nous a d'abord exclus, mais nous seuls, des rubriques spécialisées y compris dans les journaux dits de gauche. C'était un ostracisme sans précédent qui nous infligeait un tort moral considérable, sans parler du dommage matériel. En effet, qui irait prendre au sérieux une revue dont les publications n'étaient jamais signalées nulle part ?

Malheureusement, cela n'a pas suffi à nous étrangler, et ceux qui se sont figuré que, sans public donc sans argent, Peuples noirs-Peuples africains n'allait par tarder à mourir de sa belle mort comme tant d'autres publications africaines, se sont vite aperçus qu'il leur fallait déchanter.

Ensuite on a imaginé de nous priver de sommes que la loi nous attribue. Que nous engagions une longue procédure pour les recouvrer, se disait-on, ou que nous nous bornions à nous indigner, c'était en tout cas une belle occasion de nous user en émotions inutiles.

Cela non plus n'a pas suffi. On aurait dit au contraire que l'arbitraire administratif et l'acharnement de nos sournois persécuteurs stimulaient notre ardeur et notre désir de perfection et d'efficacité stoïque.

On a donc décidé de nous frapper à la trésorerie, organe particulièrement sensible d'une publication bien résolue à sauvegarder son indépendance quoi qu'il arrive. Cette technique fait partie de l'arsenal familier de l'impérialisme quand il a décidé d'éliminer un adversaire extrêmement gênant.

Car pour être gênants, nous sommes gênants; ce n'est pas à nos lecteurs que nous ferons l'injure de l'apprendre, eux qui ont eu tout loisir d'en juger depuis bientôt six ans par l'abondance et la justesse de nos informations et surtout par la pertinence et la profondeur de nos analyses concernant les méthodes du néocolonialisme en Afrique dite francophone. S'ils n'ont été surpris ni par la chute de l'ex-dictateur du Cameroun, Ahmadou Ahidjo, ni par ses ubuesques tentatives pour reprendre le pouvoir, ni par sa fuite récente c'est que nous les avions fréquemment instruits de la fragilité de son pouvoir derrière sa façade de stabilité; c'est que nous avions patiemment ici même démonté les mécanismes de sa tyrannie sanguinaire dont le silence des [PAGE 5] médias français était la clé de voûte. Pendant le même temps, les grands magazines soi-disant africains se bornaient à reproduire les clichés intéressés que diffusait la propagande d'officines spécialisées au service des multinationales et des dictateurs noirs, leurs instruments. N'est-il pas plaisant de voir aujourd'hui les mêmes magazines, soudain éclairés par on ne sait quel miracle, accabler des qualificatifs les plus ignominieux le héros de stabilité et d'excellente gestion économique qu'ils encensaient encore il y à peine dix mois ? Belle gestion économique en effet que celle qui avait érigé la dilapidation des tonds publics en méthode de gouvernement. Nos lecteurs savent que sans la pression du courage, de l'intelligence, de la curiosité que nous n'avons cessé d'exercer ici, par exemple en révélant les vrais mobiles et les calculs secrets du petit dictateur, les développements dont le Cameroun vient d'être le théâtre n'auraient sans doute pas été aussi précipités.

Mais ce que nous avons fait pour le Cameroun[1], nos lecteurs savent que nous l'avions déjà fait pour la Centrafrique du ci-devant Bokassa; ils ne doutent pas un instant que nous le ferons demain pour le Gabon d'Omar Bongo et pour d'autres néo-bantoustans. Ils savent que nous n'aurons point de cesse que nous n'ayons déjoué [PAGE 6] les unes après les autres toutes les stratégies déployées en Afrique dite francophone et ailleurs pour remplacer des tyrannies usées jusqu'à l'os par des façades rajeunies qui laisseraient intacts les aménagements échafaudés de longue main par les éternels oppresseurs des Noirs. Ils savent que c'est précisément cela que redoutent nos adversaires.

Comme nous l'avons toujours dit, si les tyrannies francophones ont pu être érigées, si elles ont pu se maintenir si longtemps, c'est tout simplement que l'Afrique dite francophone avait été délibérément plongée dans le silence que relayait périodiquement le mensonge. Néocolonialisme et libre débat sont absolument incompatibles. C'est ce libre débat que nous nous sommes efforcés tant bien que mal d'instaurer à Peuples noirs-Peuples africains, entre autres objectifs.

Tribune trop modeste, revue confidentielle ! chuchotent hypocritement les prétendus spécialistes de l'Afrique. Pas si confidentielle que cela. Sinon pourquoi toutes ces tracasseries ? Conscience professionnelle ? Voire.

Rappelons quand même au P.S. que, il y a de cela onze ans, M. Marcellin, alors ministre de l'Intérieur à Paris, crut pouvoir sans danger punir un certain Mongo Beti d'avoir rompu la loi du silence voulue par la maffia des intérêts dominants d'Afrique francophone en publiant un livre intitulé « Main basse sur le Cameroun ». Il interdit donc l'ouvrage par décret, envoya ses policiers saisir ce qui restait d'exemplaires chez l'éditeur, adressa mille menaces à l'auteur.

Il fallut introduire instance sur instance, aller de tribunal en tribunal, changer d'avocat quand il arriva qu'on eût affaire à un aigrefin, se ruiner en consultations et en frais de procédure. Le tout dura quatre longues années. Mongo Beti est toujours là, son livre dans le commerce. Et quand on évoque aujourd'hui l'affaire, c'est pour la plus grande honte de M. Marcellin qui la déclencha.

C'était une terreur, M. Marcellin. Quand on a triomphé de cet homme-là, on est assuré de gagner contre beaucoup d'autres.

Nous tiendrons nos lecteurs au courant des suites de ce conflit.

P.N.-P.A


[1] Ce n'est d'ailleurs pas fini. On est frappé par le silence du nouveau président sur des sujets qui tiennent à cœur à tous les Camerounais : le pétrole, les crimes de l'ancien dictateur sur la personne de patriotes vénérés, la nécessité d'élections libres pour assainir la situation politique, la libération des détenus politiques et la légalisation de l'U.P.C.

Que veut dire ce silence sinon que M. Paul Biya compte faire de l'ahidjoïsme sans Ahidjo ? En ce cas, on peut lui prédire une désaffection rapide des masses qui l'applaudissent actuellement, voyant surtout en lui l'homme qui a chassé Ahidjo du pouvoir.

Sans prise de position courageuse et radicale de sa part M. Paul Biya peut s'attendre dans les mois qui viennent à un coup d'Etat militaire d'inspiration impérialiste. L'un au moins des généraux qui viennent d'être promus, un obligé de l'ambassade américaine de Paris, passe pour l'instrument de Washington.

Ainsi, pourquoi laisser manifestement répandre dans l'opinion populaire camerounaise que le montant estimé des détournements opérés en vingt-cinq ans par l'ex-dictateur est de 900 milliards de francs CFA ? Le caractère astronomique de cette estimation ne mérite-t-il pas que le nouveau chef de FEtat en fasse l'objet d'une déclaration publique et solennelle ?