© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 129-136



TCHICAYA U'TAMSI :
POESIE MODERNE, PERSONNELLE ET PASSIONNELLE

A.G. ADEBAYO

Tchicaya U'Tamsi est le poète le plus représentatif de la nouvelle génération des poètes de l'Afrique. Il partage les traits principaux qui caractérisent cette génération des poètes africains modernes tels que Lamine Diakbaté, Cheikh Ndao et Charles Nokan. Parmi ces traits, citons la révolte dans le discours théorique et dans la pratique même de l'écriture, la volonté d'être un poète nouveau, le refus de toute poétique, le refus d'un faux militantisme, la création d'une poésie tout à fait personnelle de par son inspiration et de par son intention. C'est dans ces perspectives que nous voudrions aborder notre poète, Tchicaya U'Tamsi.

Notre poète refuse d'être étudié à la lumière de quelconque idéologie ou école littéraire. En 1965 au cours du Festival des Arts Nègres à Dakar, il a ceci à dire :

    I have said before that my Negritude was unconscious or at least involuntary... The way to analyse African writing today is perhaps to follow a method of literary criticism very common in the nineteenth century; which involves defining a man's position first by reference to his works and only afterwards by reference to other criteria[1]. [PAGE 130]

Tchicaya refuse d'être associé au mouvement de la Négritude mais cela n'importe, ses préoccupations le rapprochent de ce mouvement. Comme Senghor, sa poésie est fortement enracinée en Afrique. Il parle de la terre, de la faune, des fleurs, des souffrances africaines. Il manque, néanmoins à U'Tamsi, la confiance et l'optimisme senghoriens à l'égard du passé, du futur, et de l'avenir de l'Afrique.

Notre poète démontre une frustration à outrance qui provient du fait qu'il ne peut pas retrouver son identité spirituelle par rapport au passé, au présent et à l'avenir. Tournant son regard vers le passé, il ne voit que disgrâces : la traite et le colonialisme. En ce qui concerne le présent, la tragédie congolaise et le sort tragique des Noirs partout dans le monde se présentent à ses yeux. Dans l'horizon se trace déjà une voie sans issue. Tout cela a influencé les choix de l'univers poétique, des images et des symboles de Tchicaya U'Tamsi. Sa poésie est caractérisée par la souffrance, la frustration, l'agonie, un va-et-vient entre l'espoir et le désespoir, les savanes, les forêts et le fleuve congolais.

Sa poésie est aussi circonstancielle parce liée aux contingences historiques. Né Congolais, Tchicaya possède une seule passion : celle d'un seul et grand Congo, dont il croyait la réalisation possible sous l'égide de Patrice Lumumba. Il avait même lutté aux côté de Lumumba dès l'Indépendance du Congo-Léopoldville. De 1959 à 1961, U'Tamsi avait témoigné, avec le monde entier, la tragédie congolaise et cela, ajouté à l'assassinat de son héros Lumumba, l'avait frappé en plein cœur. De cette agonie est sortie son œuvre brûlante et passionnelle faite de six recueils de poésie dense et exigeante.

Le titre du premier recueil, Le Mauvais Sang, fait référence à ce préjugé des Blancs que les Noirs sont congénitalement inférieurs aux Blancs. Dans le dernier poème du recueil, Le Mauvais Sang, le poète accepte son sort avec une ironie mordante comme l'avait fait Aimé Césaire avant lui :

    Je suis homme, je suis nègre
    Pourquoi cela prend-il le sens d'une déception
    Très pur le destin d'un crapaud[2]. [PAGE 131]

Dans ce même poème, il se moque du rôle destructeur du colonialisme dans son pays :

    Ça y est ce sont bien les tracteurs
    Qui s'engueulent sur ma savane
    Non c'est mon sang dans mes veines
    Quel mauvais sang[3].

Selon U'Tamsi le mauvais sang du nègre n'empêche pas les Blancs d'exploiter les ressources des Noirs !

Feu de Brousse continue cette critique du colonialisme mais elle va plus loin en ceci : le recueil est une véritable descente en soi. Le poète s'est déjà rendu compte que, de par son « mauvais sang du nègre », il est condamné à jouer un rôle inférieur dans le monde. Il dramatise donc son exil, sa solitude, son viol, le viol de sa terre natale et de sa race entière par les impérialistes. Il le fait sur un ton violent qui va à l'opposé du langage classique et solennel de Senghor et qui est encore plus acerbe que celui de David Diop. Ecoutons-le :

    N'ayant pas trouvé d'hommes
    Sur mon horizon
    J'ai joué avec mon corps
    l'ardent poème de la mort
    j'ai suivi mon fleuve...
    Je me suis ouvert au monde...
    où grouille des solitudes...
    Au soleil
    Ouvrez ma chair
    Au sang mûr des révoltes[4].

« Le Forçat » du même recueil élabore sur le même thème de l'exil : exil loin de son pays et de son peuple. Il parle aussi des préjugés dont il souffre en France en tant que nègre. [PAGE 132]

    Je ne puis plus goûter à aucun fruit
    sans que je ressente les crachats
    et les pacotilles de naguère[5].

Partout où va le nègre, les relents de la traite et du colonialisme avec toutes leurs disgrâces le suivent.

Le troisième recueil A Triche Cœur (1965) a pour sujet principal la recherche effectuée par le poète de son identité ou de l'arbre de sa généalogie. Il s'agit d'un voyage à travers temps et fleuves qui l'amène aux forêts, aux villages, aux rives du Congo et même aux derniers des navires transporteurs des esclaves.

« L'Etrange Agonie » qui nous rappelle le spleen aigu et pathologique de Baudelaire est le paroxysme de la douleur mentale qui résulte de cette recherche, de son mal du pays, du viol de son pays par la traite et par les colons. Il en arrive au point où il imagine le passage d'un corbillard dans sa tête, ce qui est en réalité, une hallucination enfantée par la pensée de cette « terre congolaise sanglante » :

    Mais oui je délire
    Attachez une pierre à ma mort
    Que j'ai lourde sur le cœur[6].

Cette recherche de l'arbre de sa généalogie aboutit à une impasse car il arrive à cette triste conclusion :

    « Je suis un homme sans histoire »

et plus tard dans le même poème (« Le Corbillard ») il constate que :

    « Je ne sais rien de ce que raconte l'orage. »

Où commence le Congo, l'histoire de Congo :

    Je n'en sais rien mais rien
    et j'ai tiré prétexte de ma carie dentaire [PAGE 133]
    pour me taire
    décemment[7].

Avec le recueil Epitomé, le poète assume pleinement la passion de son peuple et de tous ceux qui souffrent. Le deuxième titre du recueil témoigne de la nature de son contenu : Les mots de tête pour le sommaire d'une passion. Il y enregistre les sentiments douloureux qu'il avait éprouvés au moment du drame congolais pendant les années 1960 quand il était rédacteur en chef du journal, « Le Congo ». Sa façon à lui de témoigner est évidente dans ses commentaires et sous-titres tels que :

    La presse du soir : Des morts et des
    blessés – Couvre-feu!
    On lit à Paris une pièce de Césaire
    Et les chiens se taisaient...
    La presse : Panique à Bruxelles
    Le Congo en est la cause.
    La presse
    Un calme mort hante Léopoldville.
    Puis 1959
    De riches météorites
    descendirent sur terre
    A Kin à Kinshasa[8].

De retour à Paris, Tchicaya avait éprouvé intensément la fausseté des sourires qu'il était obligé de donner en tant que diplomate alors qu'il souffrait à la pensée de son pays, engagé dans l'hécatombe à ce moment-là. Il souffrait aussi de l'insouciance des gens autour de lui à l'égard de la tragédie se déroulant à seulement cinq mille kilomètres de là. Il réfléchit avec amertume :

    La conscience du monde se tait avec moi
    Sur le drame de Léopoldville

puis avec son ironie morbide caractéristique qui prend à l'estomac, il dit : [PAGE 134]

    Je dîne ce soir d'un plat de viande
    Pourquoi n'est-ce pas la chair
    de mes frères en holocauste ?[9].

Dans le poème « Viatique », nous constatons que pour être malheureux, le poète n'en est pas moins militant. Il s'identifie avec les siens et se révolte contre ceux (qu'ils soient Blancs ou Noirs) qui veulent déchirer son pays. Pas pour lui le pardon senghorien de l'Occident. Il affirme :

    Nous étions gens de nuit
    Nous eûmes le destin que nous eûmes congénitalement
    Et moi
    J'oublie d'être nègre pour pardonner
    Je ne verrai plus mon sang sur leurs mains
    C'est juré...
    Si la farce continue à la prochaine mort
    Qu'on me brûle mon épine dorsale...
    Assez de scandale sur ma vie
    C'est dit qu'on me laisse la paix
    d'être Congolais[10].

Bien que le poète voie un rapprochement entre sa passion et celle du Christ (les deux ne souffrent-ils pas à l'intention de leurs peuples ?) il dénonce le dernier pour avoir trahi le nègre.

La religion chrétienne conseille la patience alors que les Blancs ravagent l'Afrique. Dans « Le Contempteur », le poète demande au Christ des comptes de sa collusion avec les bourgeois et il le blâme de sa placidité :

« Que tu es sale Christ d'être avec les bourgeois », dit-il. Au nom de tous ceux qui souffrent pour être gens de couleur, le poète devient le bourreau du Christ :

    On m'a déjà tué en ton nom
    trahi puis vendu...
    Christ je crache à ta joie
    Le soleil est noir des nègres qui souffrent
    de Juifs morts qui quêtent le levain de leur pain [PAGE 135]
    Que sais-tu de New Bell
    A Durban deux mille femmes
    Que sais-tu de Harlem[11].

Ce recueil qui est le plus important à notre avis, l'est, pour beaucoup de raisons : il est le plus fortement enraciné dans le terroir africain du fait qu'il est le sommaire du calvaire du Congo. Là aussi, nous constatons que la forme et le contenu du recueil sont indissociables l'un de l'autre. Plus que les autres ce recueil démontre une insouciance des lois de la ponctuation pour traduire le jaillissement de la passion du poète. Si la forme est difficilement saisissable, si les idées ne sont pas enchaînées, si les images sont violentes et disloquées, c'est que tout reflète la passion que l'auteur désire nous communiquer. Il s'agit d'une passion douloureuse et difficile à communiquer, rendue en une forme qui lui est propre.

L'Arc Musical est une œuvre de maturité, moins hermétique, plus rythmée et plus universelle qu'Epitomé. Le poète célèbre les thèmes de la solitude, de la nostalgie, de la souffrance, de la mort et de la vie. Le reste de la douleur qu'il avait éprouvée jadis apparaît encore en filigrane. L'image dominante est le sang, le sang tellement versé qu'

    Un cri ne peut passer
    à moins d'être sanglant
    de promettre son sang ![12].

Le cri du poète maintenant est celui de la paix, de l'amour, de la fraternité et de la communion de tous les hommes :

    La terre refusant ce cri –
    à moins d'être sanglant
    c'était : assez de sang !...
    La seule révolution possible sera celle qui
    Nous apportera une année lumière nouvelle
    Oui, avec des spasmes moins torrides
    L'amour, l'amour, enfin assouvi![13]. [PAGE 136]

Tchicaya U'Tamsi va progressivement depuis la parution de son premier recueil, de l'hermétisme à la simplicité, selon l'intensité de sa passion. Comme il en est de Césaire et de David Diop, la poésie est plus féconde lorsque Tchicaya est animé d'une passion brûlante et captée sur le vif comme c'était le cas dans A Triche cœur et dans Epitomé. Son dernier recueil est une œuvre de réflexion qui manque du feu qui caractérise les autres. Le poète se rapproche de Césaire (dans Cahier d'un retour au pays natal) et de David Diop en ce qui concerne la révolte contre le monde occidental et l'acceptation de leur destin du nègre. Néanmoins U'Tamsi les dépasse en ceci : sa poésie échappe à tout classement rigoureux, sa poésie est à la fois moderne, artistique, personnelle et passionnelle.

Mme A.G. ADEBAYO
University of Ibadan
Ibadan, Nigeria.

REFERENCES

1. Gerald Moore, Tchicaya U'Tamsi : Selected Poems with Introduction, Heinemann, 1970.

2. Gerald Moore, Surrealism on the River Congo», in African Literature and the Universities, Ibadan Caxton Press, 1965.

3. Ngandu Nkashama, « La Poésie et la Révolte du poète africain », in Revue Ouest-Africaine des Langues Vivantes, sept. 1976.

4. Ed. King and Ogungbesan, A Celebration of Black and African Writing, Zaria, Ahmadu Bello University Press, 1975.

5. Tchicaya U'Tamsi, Le Mauvais Sang, Feu de Brousse, A Triche Cœur (Réédition), Paris, P.-J. Oswald, 1970. (Toute citation vient de cette édition.)

6. Tchicaya U'Tamsi, L'Arc Musical, précédé de Epitomé, Introduction de Claire Céa, P.-J. Oswald, 1970.

7. Wilfred Cartey, Whispers from a Continent : The Literature Of Contemporary Africa, London, Heinemann, 1971.


[1] Ed. Gerald Moore, African Literature and the Universities, « The Writers Speak », p. 62.

[2] Tchicaya U'Tamsi. « Le Signe du Mauvais Sang ». in Le Mauvais Sang, Feu de Brousse, A Triche Cœur, Réédition, P.-J. Oswald, 1970, p. 45.

[3] Ibid., p. 48.

[4] Tchicaya U'Tamsi, « Présence », in Le Mauvais Sang, Feu de Brousse, A Triche Cœur, p. 69.

[5] Ibid

[6] Tchicaya U'Tamsi, « L'Etrange Agonie », in Le Mauvais Sang et al. p. 126.

[7] « Le Corbillard », in Le Mauvais Sang.

[8] Tchicaya U'Tamsi, « Le Congo », in Epitomé.

[9] Ibid.

[10] Tchicaya U'Tamsi, « Viatique », in Epitomé

[11] « Le Contempteur », in Epitomé.

[12] U'Tamsi, L'Arc Musical.

[13] Ibid.