© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 122-128



DAVID DIOP :
POETE DE LA LIBÉRATION

Ambroise Kom

L'unité est l'un des éléments fondamentaux de l'art, qu'il s'agisse de la poésie, de la peinture ou de la musique. Aussi, le créateur doit-il souvent sacrifier tout ce qui est accessoire et qui ne s'accorde pas à la thématique centrale de son œuvre. En poésie, langage, style et structure seront dépouillés pour garantir le maximum d'effet sur le lecteur. C'est sans doute du principe d'unité qu'il s'agit lorsque dans « Suite du débat autour des conditions d'une poésie nationale chez les peuples noirs », David Diop écrit que « la forme n'est là que pour servir l'idée »[1]. L'essentiel, d'après lui, consiste donc à rendre son message dans un style approprié. Il faut pétrir la langue et plier la forme pour la mettre au service de l'idéologie, c'est-à-dire de la libération des exploités. Violence des mots, style tranchant, mouvements éclatants sont autant de « coups » qui doivent se répercuter dans la conscience du lecteur et le pousser à la révolte.

Coups de pilon, son œuvre unique, s'organise autour de trois lignes de force : dénonciation du colonialisme, réhabilitation du continent noir et appel des opprimés à la lutte. Chez Diop, les trois moments de la démarche correspondent aussi aux divisions du temps : le passé, le présent et l'avenir. L'évocation du passé prend fin avec l'arrivée des colonisateurs qui font subir le présent à l'Afrique. Pour Diop l'avenir ne commencera que le jour [PAGE 123] où l'homme noir aura triomphé de l'oppression et retrouvé son identité.

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Autrefois, l'Afrique n'était point, contrairement aux prétentions de ceux qui l'ont transformée en enfer, une terre de péché peuplée de primitifs. Sans verser dans le romantisme ou dans un sentimentalisme excessif, Diop affirme les valeurs originales du continent noir, continent dont les problèmes donnent force et vitalité à sa poésie. Afrique, source de l'identité de l'homme noir, où qu'il se trouve : « Auprès de toi j'ai retrouvé mon nom/Mon nom longtemps caché sous le sel des distances » (« Auprès de toi », p. 32).

Afrique, mère-patrie de tous les Nègres, « O mère mienne qui est celle de tous » (« A ma mère », p. 19) ; mère souriante et paisible, gardienne de l'amour. Afrique, mère protectrice qui, comme un arbre, protège de son ombre les valeurs ancestrales :

    Cet arbre là-bas
    Splendidement seul au milieu de fleurs blanches et fanées
    C'est l'Afrique ton Afrique qui repousse
    Qui repousse patiemment obstinément
    Et dont les fruits ont peu à peu
    L'amère saveur de la liberté (« Afrique », p. 33).

Robuste et fort, on le voit, l'arbre résiste aux forces de destruction, déploie ses ressources régénératrices et, inlassablement, fait naître de nouvelles pousses.

L'Afrique, mère nourricière aux fruits convoités de tous, est aussi synonyme d'humanité, de respect de la vie et de sécurité (« Celui qui a tout perdu »). L'arbre est également la source distributrice de l'énergie nécessaire à l'émergence du peuple noir bafoué, peuple dont Diop révèle l'essence dans « A ma mère », « A une danseuse noire » et « Rama Kam, beauté noire ».

Pourquoi donc tant de figures féminines ? Le sourire paisible et réconfortant ainsi que la patience de la mère [PAGE 124] sont symbole d'amour, de dignité et de confiance en soi. La beauté sensuelle de la femme n'a rien à envier à une quelconque race supérieure. La jeune fille est danse, pur mouvement, expression passionnée de la joie de vivre et de la chaleur humaine.

Est également symbole de vie l'inaltérable beauté de Rama Kam, beauté naturelle et sans artifice : « Me plaît ton regard de fauve / Et ta bouche à la saveur de mangue / Rama Kam » (« Rama Kam », p. 37). Les nombreuses sonorités en « am » (Rama Kam, Tam-Tam) connotent sans doute une vie qui se déroule au rythme sourd du tam-tam. Les trois poèmes créent un climat particulièrement chaud et sensuel. Le vocabulaire est minutieusement choisi à cet effet : chair, bouche, hanche, seins, reins, etc. « La vérité, la beauté, l'amour », écrit Diop, « C'est la femme qui passe sensuelle et grave » (« La route véritable », p. 21). Diop se dit né pour battre, mais aussi pour « Caresser le bronze mouvant des Négresses » (« Témoignage », p. 55).

Dans l'Afrique d'autrefois, amour, lumière et rythme s'associaient constamment. C'est dans des « Cases de lumière » que l'on aime. Et la lumière des cases appelle la chaleur, une chaleur des plus maternelles. Musique, danse et rythme se fondent dans un univers lumineux et chaud. On dirait que les mots de Diop dansent à ce même rythme que ressent le corps nègre dans son sang et dans sa chair.

« A une danseuse noire » résume les trois ordres de relation – individuel, social et cosmique – qu'entretient l'individu avec son entourage. A la manière de la danseuse qui, « Par la magie des reins recommence le monde », l'individu se situe en dehors des frontières de l'espace et du temps. On sait qu'en Afrique l'individuel et le social sont intimement liés. La mère, la danseuse et Rama Kam symbolisent l'Afrique d'autrefois, terre de beauté, de joie et de paix.

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Soulignons cependant que si Diop s'attarde à l'évocation du passé, c'est surtout pour mieux l'opposer à la situation qui prévaut maintenant, à l'heure des colonies, [PAGE 125] c'est-à-dire des assassinats, des viols, des tortures, du vandalisme. L'homme blanc renverse totalement l'ordre naturel des choses : adieu à la tranquillité, adieu au bonheur, adieu à la vie. C'est le sens de « Celui qui a tout perdu » (p. 44), poème dont la structure (deux strophes) traduit bien la rupture entre les deux époques. La première strophe est entièrement consacrée à l'heureux passé tandis que la deuxième, introduite par l'adverbe « puis » décrit l'enfer créé par la situation coloniale. Aux éclats de joie succède le silence; le soleil éclipse; l'uniforme de guerre couvre la beauté nue des enfants; le grincement des chaînes remplace le son du tam-tam. On détruit, on asservit pour mieux piller. Hommes sans cœur, les colonisateurs se vautrent dans la rapacité matérielle, le ravage spirituel, le carnage et les barbaries de toutes sortes. On a affaire à des vautours, des hyènes, des monstres qui disent posséder la science et la technologie mais qui sont dépourvus de sentiment : « Hommes étranges qui n'étiez pas des hommes / Vous saviez tous les livres vous ne saviez pas l'amour » (« Les vautours », p. 20).

Mais il y a plus anachronique encore : ces « savants » qui transforment le continent en gigantesque abattoir tiennent entre les mains un « livre » qui prêche l'amour. S'agit-il de l'amour de faire des martyrs ?

    Le Blanc a tué mon père
    Car mon père était fier
    Le Blanc a violé ma mère
    Car ma mère était belle
    (« Le temps du martyre », p. 43).

Mots concrets, syntaxe simple, langage économique et style clair accentuent la brutalité des oppresseurs. Dans « Souffre pauvre nègre », le poète revient sur les droits sexuels illimités que s'arroge l'occupant : « ... ta case branlante est vide/Vide de ta femme qui dort/Qui dort sur la couche seigneuriale » (p. 46). La répétition et l'enchaînement des vers – le dernier mot d'un vers devient le premier du vers suivant – symbolise sans doute le maillon de la chaîne des négriers. Du reste, les mots qui reviennent sans cesse sont : sang, sueur, travail, esclavage, tous des termes qui se rapportent à l'exploitation physique; exploitation qui paraît normale aux yeux du colonisateur [PAGE 126] tant il est convaincu d'avoir affaire à un être inférieur et attardé, à un sauvage qu'il faut domestiquer. On retrouve là l'essentiel du mythe du nègre paresseux, malhonnête, médiocre et laid que Diop reprend avec ironie dans « Un Blanc m'a dit ». Le Noir serait la personnification du péché et l'esclavage une pénitence qui pourra pourtant pas le racheter compte tenu de l'énormité de ses fautes. D'ailleurs, l'esclavage tout comme le péché est lié à la pigmentation de la peau. L'esclavage fait donc partie du destin du Nègre et il convient que celui-ci l'assume totalement :

    « ( ... ) ta couleur emprisonne ton sang
    Dans l'éternité de l'esclavage
    ( ... )
    Et ton avenir, monstre, damné, c'est ton présent de honte.
    (« Un Blanc m'a dit », p. 47)

En somme, qu'est-ce que le peuple noir à ce moment précis de l'histoire ? Diop répond : « Le peuple que l'on traîne/Traîne et promène et déchaîne ( ... ) » (p. 51) comme un chien en laisse. Un peuple-objet qu'on fait travailler jusqu'au sang pour faire vivre grassement les autres; un peuple-otage, victime innocente des ruses, des méchancetés et des conspirations des nantis.

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Mais c'est aussi un peuple qui peut « hurler ». Et c'est précisément pour l'inviter à hurler avec énergie et à refuser irrévocablement la soumission que Diop offre au lecteur une vision « rouge », un tableau macabre et accablant des méfaits de l'esclavage, du colonialisme et des mystifications des exploiteurs. Révolte et libération telle est la voie de l'avenir. Voie pleine d'embûches certes mais combien exaltante! N'est-ce pas le sens du cri de ralliement que lance Diop dans « Ecoutez camarades... » (p. 30). A noter la valeur de l'impératif et le langage gauchisant qu'utilise le poète pour inviter les Noirs de tous les coins du monde à s'unir dans la cause commune. [PAGE 127]

Malgré les multiples arrestations, les brutalités et les révoltes avortées telles que celles de Martinsville et de Madagascar; malgré les sévices physiques et les tortures déjà subies le maître-mot de l'opprimé doit être « persévérance ». Le choix du vocabulaire est particulièrement judicieux dans « Ecoutez Camarades... ». Dès les premiers vers, Diop parle d'incendie, de crépitement, donc le feu, élément destructeur par excellence. De plus, le poème gronde comme un ouragan dévastateur, ou comme le cœur d'un volcan prêt à cracher ses laves.

Courbé, écrasé, le peuple noir s'éveillera comme un volcan en éruption. Aux termes tels « par-delà », « ardente clameur », « lumière » qui soulignent tous une sorte d'élévation, suivent des verbes comme « éclater » et « écraser » qui accentuent le mouvement ascendant. Le moment venu, le peuple noir dévastera autant que les laves du cratère. Mais à l'inverse du volcan dont l'éruption constitue la fin de l'activité, l'explosion du Nègre correspondra à la phase purificatrice. Elle le libérera du joug colonial, étape importante dans la reprise en main de sa destinée.

On retrouve la flamme purificatrice dans « Liberté » (p. 56). Le Noir brûle les traces de la domination pour revivre et pour mettre fin à la hantise de l'angoisse. Vive le renouveau : « Voici que s'élève grave/La flamme multicolore de la Liberté nègre » (p. 57). Liberté nègre car il s'agit d'une liberté tout à fait spéciale, conquise au prix de nombreux « cadavres amoncelés ».

Diop ne doute point, on le voit, qu'une action positive et collective amènera des lendemains heureux. Se relever et crier NON, voilà la condition essentielle à laquelle l'homme noir retrouvera sa dignité. Le peuple noir se définira dans la violence car il a toujours été violenté. Justement, la poésie de Diop plonge le lecteur dans un univers où violence du vocabulaire, style incisif et dépouillé à l'image même du dépouillement de l'Afrique semblent le conditionner à un soulèvement général. Thèmes et style se fusionnent, se conjuguent et se renforcent. [PAGE 128]

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L'œuvre de Diop, fait appel aux sentiments et invite à une prise de conscience des enjeux fondamentaux. On pourrait comparer sa poésie à un vaccin. A la manière des anticorps qui nous immunisent contre telle ou telle maladie, Diop nous injecte la violence pour nous préparer à mieux y résister. Coups de pilon est une œuvre percutante qui développe une logique sans faille. Son but : regrouper les opprimés et singulièrement le peuple noir pour l'inciter à amorcer, sans plus tarder, sa longue marche vers la libération, condition essentielle de la prise en main de son avenir. A ce titre, Coups de pilon est d'une vibrante actualité !

Ambroise Kom


[1] David Diop, Coups de pilon (Paris, Présence Africaine, 1973), p. 14. Toutes nos références renvoient à cette édition.