© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 103-121



V.Y. MUDIMBE OU LE REVE DU PROMONTOIR
ET LE BLOCAGE DANS L'ASCENSEUR SUR « L'ECART »
[1]

Th. MPOYI-BWATU

Mudimbe appartient aujourd'hui, à ce qu'on peut nommer à tort ou à raison, l'« Establishement » zaïrois. Du moins sur le plan universitaire et intellectuel. Cette position privilégiée qui est la sienne et qui, à elle seule, exigerait tant de développements (le procès des institutions zaïroises et de leurs leaders) ne nous occupe pas ici. En tous les cas, si elle peut contribuer à accumuler un savoir, dans le domaine de la production littéraire, elle ne fait pas forcément accéder au privilège du talent. Il s'avère que malgré (ou à cause de) la marque accidentelle de l'appartenance au cercle « aristocratique » du savoir d'un pays précis, Mudimbe ne manque ni de talent, ni d'ambition dans l'affirmation des critères de production de ce savoir. Par ailleurs, il semble doué pour s'exprimer sur plusieurs registres. L'écriture en est le lien nécessaire. Et comme pour lui « ... /... les impératifs de l'écriture rencontrent ceux de la révolution... »[2], il est donc presque indispensable de tenter une approche de l'homme dans l'écrémage du contenu global de son écriture. Mudimbe revendique la révolution en pétition de principe et voudrait la fonder en écriture. Cette écriture, son écriture [PAGE 104] est diverse en son cheminement. « L'écart » en constitue aujourd'hui le terme provisoire[3]. Avant d'en arriver là, prenons-la dès le début, afin d'en déterminer les présupposés « théoriques » (et/ou « subjectifs ») et d'épingler les réalités sur lesquelles elle débouche.

L'œuvre de Mudimbe, à ce jour, tourne autour d'une dizaine d'ouvrages et se subdivise en deux pôles :

* Le pôle « théorique » (essais) :

    – « Réflexions sur la vie quotidienne » (1972)[4];
    – « Autour de la nation » (1972)[4];
    – « L'autre face du Royaume » – « Une introduction à la critique des langages en folie » (1973)[5].

* Le pôle « poétique » (au sens de la linguistique « textuelle ») :

    – poèmes : trois recueils :

      – Déchirures (1971)[4];
      – Entretailles, précédé de Fulgurances d'une lézarde (1973)[6];
      – Les fuseaux parfois... (1974)[6].

    – romans :

      – « Entre les eaux » (1973)[7];
      – « Le bel immonde » (1976)[7];
      – « L'écart » (1979)[7].

A mi-chemin entre ces deux pôles, on peut ajouter un journal, relation d'un voyage dans l'Amérique noire :

    – « Carnets d'Amérique » (1976)[6].

De tous ces ouvrages, « L'autre face du Royaume » semble être comme l'objet précieux constitué en phare distillant sur tout le reste un éclairage particulier. L'ouvrage porte en sous-titre une indication qui est déjà tout un programme : « une introduction à la critique des langages [PAGE 105] en folie ». Mudimbe, en avant-propos, précise la nature de l'indication. Il entend poser des jalons de ce qui pourrait permettre aux Africains d'« entreprendre chez eux un discours théorique qui soit producteur d'une pratique politique ». L'ethnologie est un cadre particulier lui servant de tremplin pour atteindre ce projet/procès plus général, car, dit-il, la démarche ethnologique « quelles que soient les intentions des chercheurs, est, hier comme aujourd'hui, soutenue par un cadre idéologique « européen ». Autrement dit, tout regard occidental sur les Autres sera toujours ethnocentrique.

Seulement la fine intelligence, servie par son immense culture, qu'applique Mudimbe à l'analyse des auteurs qu'il dénonce, ne saisit rien de concret. La montagne accouche d'une souris. C'est exactement le sens de l'image dont il est question dans les pages 102-103.

Il s'agit de l'ascenseur dans lequel est bloqué le chercheur africain... Aux yeux de Mudimbe, c'est une métaphore de la prison dans laquelle s'enferme celui-ci...

Laissant aux « techniciens » (détenteurs du savoir occidental sur ce qui se passe dans la « prison ») tout loisir de monter ou de descendre à n'importe quel étage. L'image est saisissante et on ne lui enlèverait rien de son romanesque, si on n'était, hélas, obligé de constater qu'en fin de compte notre auteur se prive lui-même des moyens d'en scruter les fondements concrets et concrètement décelables. Curieusement, il retombe, pieds et poings liés, dans le piège qu'il dénonce chez le chercheur africain : « Coupé de la réalité concrète qui devrait nourrir et vivifier sa pensée, l'exercice de sa liberté se limite ainsi au développement soit d'un discours pour ou contre les modèles conçus hors du champ d'observation, soit d'une parole narcissique tournant et retournant ses rêves pour les intégrer au monde clos et dérisoire de sa cabine. De là, probablement une tendance à privilégier la logique des contenus discursifs qui lui permettent de se valoriser comme être pensant, intelligent, libre. Il l'est assurément, mais sa liberté serait pleinement réelle s'il se décidait à quitter l'ascenseur, à étendre le domaine de son expérience comme sujet et à fonder son discours à partir d'une analyse d'un vaste concret, comparant ses observations à celles d'autrui pour détecter occultations éventuelles, généralisations hâtives, influences idéologiques, etc. » [PAGE 106]

Justement, on le lui accorderait volontiers, si lui-même donnait son aval à cette démarche pour le moins prudente. Or c'est le contraire qui se produit et il ne cesse de s'enfermer encore davantage dans des ambiguïtés inutiles ou de faux paradoxes en se voulant encore et toujours un digne fils de l'« Autre face du Royaume ». La connotation vaguement religieuse de l'expression indique assez la nature presque mystique de l'assertion. Dès lors, il ne peut que naviguer entre le rêve du promontoire et la sortie impossible de l'ascenseur. Pour essayer de montrer de quelle manière l'enfermement dans l'ascenseur est obtenu, il me semble qu'il faut expliquer l'image du promontoire. Cette image est celle dont se sert Mudimbe dans l'entretien déjà signalé plus haut. Alors qu'on lui demande de s'expliquer sur la soi-disant « double appartenance culturelle » qui a caractérisé les écrivains négro-africains d'une certaine période, Mudimbe répond qu'il s'agit pour lui de savoir qu'il est issu d'un ensemble social particulier (en l'occurrence le Zaïre) et que par ailleurs, il est « le fruit de rencontres nombreuses et complexes ». Se référant à une réflexion de Marc-Aurèle qu'il qualifie de « belle » il dit : « ressembler au promontoire, sur lequel sans cesse se brisent les vagues. Lui, il reste debout et autour de lui viennent mourir les bouillonnements du flot » (p. 114).

Ceci me paraît une indication propre à faire comprendre le mécanisme tacite ou qui se voudrait explicite sur lequel fonctionne une certaine fiction de Mudimbe. La fiction comme on le sait s'origine dans le désir. Et je crains qu'entraîné dans la dérive du désir par une sorte de folle sarabande, il ne succombe, perdant de vue un certain nombre de problèmes primordiaux.

Un critique nigerian[8] a posé, avec pertinence, les préalables à une analyse serrée de la thématique qui court sur l'ensemble de l'œuvre de Mudimbe. Il voit dans celle-ci une opposition portant sur un double thème : le thème de l'africanité et le thème de l'occidentalité. Fondamentalement, ces deux thèmes ne se situent nullement sur un plan d'égalité. Et le critique affirme : « L'africanité ne doit son existence et sa mise en lumière qu'à l'occidentalité. » [PAGE 107] De sorte que l'africanité ne constitue qu'une toile de fond sur laquelle se déploie l'impérialisme culturel occidental. Le rapport est inégal en ce que l'africanité le subordonne à l'occidentalité. Ce que révèle l'analyse en fin de compte, c'est qu'il n'y a pas de choix parce que Pierre Landu, le personnage principal du roman, a déjà, dès le départ, choisi le camp occidental. Cette conclusion générale de l'analyse ne relève pas du tout d'une prise de position idéologique de la part du critique (en opposition, bien entendu, avec celle qui se dégage du roman), mais bien plutôt d'une analyse minutieuse du point de vue narratif, qui est celui-là même du récit. C'est-à-dire que les armes de la critique sont dans l'objet même de la critique, comme dirait M. Serres. Le texte lui-même fournit les moyens de son analyse. Autrement dit, il y a un problème de sincérité qui est posé par l'usage du « je » narratif : « Le discours de Pierre est foncièrement suspect, car le personnage est à la fois participant et observateur, accusé et juge. Il décrit ses activités et explique les raisons de ses actes. Nous ne comprenons, ne voyons que grâce à Pierre. Son discours est donc nécessairement subjectif et pose le problème de l'auto-justification et de la franchise » (p. 70).

Le problème de la subjectivité est un problème réel. Il se concrétise dans le roman, à travers le prisme du « je ». Dans « Entre les eaux », comme dit Echim, « le "Je" énonciation est un "je" qui s'affirme, qui se découvre et qui s'analyse ».

On va voir comment dans « l'Ecart », le « je » ruse avec ses masques. Dans cet ordre d'idées, Mudimbe est, avec quelques autres jeunes auteurs africains[9] l'un de ceux qui tentent de renouveler la technique de narration dans le roman africain. Le point de vue auquel on se place pour raconter un récit recouvre toute son importance. Réfléchir sur le point de vue, c'est poser les conditions de surgissement de la subjectivité; on fait assumer à celui qui raconte la responsabilité de ses perceptions ainsi que les jugements qu'il est amené à porter sur celles-ci. Le point de vue, c'est une prise de parole située dans la conscience du personnage. Le personnage est en procès.[PAGE 108]

Ce procès, cependant, il ne peut pas avoir lieu dans n'importe quelles circonstances. Par exemple, il ne faudrait pas que l'« auteur » lui fasse tricher. Dans le cas de Mudimbe, il est certain que l'entreprise d'élucidation du procès de ses personnages souffre d'ambiguïtés remarquables.

Dans « Entre les eaux », le « je » narrateur fait le procès de sa conscience, on pourrait même dire qu'il s'agit là d'un type de conscience dans le sens traditionnel du terme, avant la phénoménologie. Il est vrai que dans le cas présent, le personnage est un prêtre. L'enseignement qu'il a reçu ne le détermine pas à agir sur l'extérieur mais l'a modelé de façon à ce que l'extérieur constitue une menace pour sa personnalité. L'idéalisme de ce type de conscience vient du fait que la conscience agit en intériorité. Dès lors, au moment où commence le roman, il y a déjà un acquis de la conscience que ne peut modifier aucun événement extérieur. Dès le départ, est inscrit dans le processus même de la mentalisation, l'échec qui fera que Pierre Landu finira dans un monastère. Cet échec explique les limites de la technique narrative consistant à prendre comme foyer la conscience du narrateur. Le monde ne se dévoile pas en même temps que la lecture que l'on en fait. Il y a un mensonge quelque part, car, comme on sait, les voies de la conscience sont impénétrables. Dans « le bel immonde », par contre, il y a un jeu entre trois instances : le « je », le « tu », le « il » ou « elle ».

Les deux expériences montrées sont vérifiables ou du moins peuvent manifester leur fausseté ou leur vérité dans l'opposition du « je » et du « tu ». Par ailleurs, ici, il y a un « il » ou « elle », instance révélatrice du « je » et du « tu ».

Autrement dit, si la réalité d'« Entre les eaux » était d'abord située dans la conscience du personnage, nous avons ici, au départ, dans « Le bel immonde » la réalité du Concret social qui nous est donnée en tant que telle. En fonction de cette réalité concrètement massive, les deux personnages (le ministre et la prostituée), « je »/ « tu » vont s'opposer dans leurs intérêts. Je dirais même par la force des choses. L'épaisseur tangible du concret social (« il »/« elle ») en s'interposant entre ces deux subjectivités subvertit leur stratégie commune. Comme [PAGE 109] on le voit, l'accès au concret social détermine les Comportements de sorte que la conscience se détermine autrement, notamment en se refusant tout enfermement dans un « Moi, ronronnant dont les turpitudes n'ont aucune visée.

Ces brèves indications marqueront la permanence des thèmes dans les ouvrages de Mudimbe. « L'écart » qui va nous occuper à présent, les reprend tout en les canalisant, en les orientant dans une direction que je qualifierais volontiers de « misanthrope ». Nous retrouverons par ce biais, l'image du promontoire. L'opposition entre africanité et occidentalité est toujours présente et l'africanité toujours subordonnée à l'occidentalité, mais d'une façon légèrement plus subversive qui tendrait à abolir complètement toute nécessité de recours à la subordination. Il y aurait comme un désir de lumière qui proviendrait de l'africanité. Mais fondamentalement, il y aurait comme l'écho d'un désir de « neutralité », de revendication hautaine d'un promontoire, qui instituerait le règne d'une existence à la limite a-historique.

Mais qu'en est-il du récit ?

Le texte se présente sous la forme d'un journal tenu par Ahmed Nara. Il est précédé d'un « avertissement » non signé. Le texte final est le fruit d'un regard (celui du narrateur) qui n'intervient dans le corps du récit que par des points d'interrogation (?) qui traduisent une perplexité quant à la justesse du terme utilisé. En effet, dans l'Avertissement, nous apprenons que le narrateur s'est fait remettre un journal par l'un des personnages qui, lui, intervient dans le récit: Salim. Celui-ci avait reçu le même journal d'Aminata, sa collaboratrice et l'amie de Nara. Les seuls liens entre Nara et le narrateur, se situent au niveau de l'amitié entre Salim et le narrateur. Ce dernier n'a pas connu Nara. Il s'est contenté de rencontrer les personnages dont parle Nara dans son journal, à l'exception d'Isabelle Colmeur, le personnage européen. Il a donc décidé sans l'accord de l'auteur du journal de publier ce dernier parce que, dit-il, « au dommage mineur que j'infligeais aux rêves d'écriture d'Ahmed Nara, je pouvais substituer la force et la violence folle d'une existence singulière » (p. 13). C'est ce qui explique le ton « entre le journal et le roman » du texte, appelé récit par le narrateur (le titre « l'écart » est de lui également) sans [PAGE 110] doute à cause de la précision suggestive du patronyme Nara.

Au-delà du jeu de miroir Nara/narrateur, il y a de la part de ce dernier, au travers d'un journal, la volonté de saisir une subjectivité à vif, avec ses côtés « coq-à-l'âne », traduisant un vécu profond qui voudrait s'objectiver dans la pratique de l'écriture.

Le journal se subdivise en sept parties, correspondant, d'après le narrateur, à sept cahiers d'écolier et équivalant à sept jours (c'est-à-dire à une semaine entière jour pour jour : du 7 au 14 septembre). Il se présente comme une sorte de flash-back sur la vie d'Ahmed Nara, parce qu'au moment où commence l'histoire, nous savons qu'il est mort. C'est ainsi que nous ne pouvons qu'apprécier davantage l'importance de la fatigue sur laquelle commence le récit : « La fatigue... Ma fatigue... lourde, pesante... Comme hier, avant-hier, il y a un mois... »

Dès la première page du récit, nous sommes installés dans la perception de Nara. A l'instar de la première phrase, ce n'est pas à la cohérence d'une existence que le récit va nous convier, mais à la brisure d'une vie, à son éclatement. Il ne s'agit pas d'un itinéraire linéaire, mais tout en zig-zag, tout en pointillé... La fatigue va produire, dans la conscience, un effet de diffraction qui va morceler l'existence. Nara note à propos de sa fatigue : « Comme hier, avant-hier, il y a un mois... , les points de suspension sont importants. La fatigue peut remonter loin... Peut-être même dès la naissance. On verra plus loin que la fatigue module quelque chose comme la solitude... Le récit démarre ainsi sur l'éclatement de l'environnement matériel où vit Nara... Dans la chambre d'hôtel où il vit, rien n'est au point : le climatiseur est déréglé, la rampe d'escalier est inachevée, les murs sont atteints d'éczéma, la dalle est décolorée, craquante... S'y ajoute la moisissure du plafond qui suinte par temps de pluie... et pour couronner le tout, des rats... Bref, c'est un univers en pleine décomposition. C'est ce qui permet à Nara de se prémunir contre la décomposition en allant puiser dans un... « Précis de décomposition » de son maître Cioran.

Progressivement, on apprend tout de même ce qu'il fait. C'est un jeune historien africain. On ignore de quel pays exactement. Il est passé de la mosquée au collège [PAGE 111] catholique pour faire des études universitaires dans une ville française qui ressemble beaucoup à Paris. C'est une formule prudente parce que Paris n'est désignée que de façon métonymique. On cite des rues (Roger Collard, Gay Lussac), le boulevard Saint-Michel, le Jardin du Luxembourg... Il y a même la Bibliothèque nationale...

Nara a connu lors de ses études universitaires, Isabelle Colmeur, une Française... A son propos, il dit : « Isabelle incarnait l'Europe » (p. 37). Mais son activité principale s'effectue à la Bibliothèque nationale, où il prépare une thèse sur les Kuba (un groupe ethnique zaïrois). C'est là qu'il a rencontré Aminata, une Africaine avec qui il entretient des rapports assez ambigus, elle est pour lui, à la fois mère et amante... Progressivement, il s'établira entre Isabelle et Aminata un rapport d'opposition : « Isabelle, l'endroit d'Aminata; l'envers, force noire d'un symbole » (p. 147). Parallèlement à cela, Nara, qui a peu d'amis, fréquente néanmoins un groupe de militants communistes : Camara, Soum et leurs compagnes Marie-Astrid et Tania... leurs rapports ne sont pas des plus faciles... Il existe entre eux un certain malentendu qui ne débouche tout de même pas sur l'incommunicabilité, parce qu'ils continuent de se voir dans un café dont la dénomination est un clin d'œil : « Le Soleil Rouge ». Tous les épisodes de leur rencontre, de même que le café lui-même, sont situés dans une ville imaginaire : Krishville. C'est, dans le roman, le seul endroit dénommé topographiquement. A telle enseigne qu'on pourrait, à la limite, considérer toutes les rues apparaissant dans le roman comme des rues de KrishvilIe et faire de la Bibliothèque nationale, une bibliothèque de Krishville. Ça pourrait très bien se concevoir sur le plan imaginaire. Mais ce ne serait là que tissu imaginaire. Autant dire une simple impression. Il s'avère, en fin de compte, que tout ce que Ahmed Nara relate dans son journal, c'est le résultat d'une confession (d'une psychanalyse) faite à un certain Dr Sano (si bien nommé). On croit savoir que si Nara avait cessé de travailler à sa thèse pendant neuf mois, c'était pour se livrer à cette séance de psychanalyse. On s'explique ainsi qu'une fois de retour à la bibliothèque, il se met à rédiger son journal pour noter tout ce qu'il a raconté à Sano. On s'aperçoit que les séances avec Sano, n'ont pas eu d'effet positif sur lui. Aussi, peut-on dire, entreprend-il une entreprise [PAGE 112] de dévoilement à travers son journal : manière de se fixer soi-même sur soi sans passer par la médiation d'un tiers.

Tout ce qui précède n'est que l'indication d'une ébauche de récit. Ce n'est peut-être pas le plus important. Si Nara raconte des faits dans son récit, il voudrait surtout dire des choses. C'est à cela qu'il faudrait peut-être s'attacher. Contrairement à Echim (voir plus haut) qui fait le partage entre l'africanité et l'occidentalité (partage qui n'est pas faux), je partirai, en ce qui me concerne, du problème de la subjectivité.

Une suggestion de Mudimbe, lui-même, destinée à une discipline différente, mais s'appliquant à la littérature, dans l'essai mentionné plus haut, m'apporte le découpage que je voudrais suivre pour l'analyse de « L'écart ». En effet, il dit ceci : « La manière la plus raisonnable, sans doute aussi la plus prudente, de comprendre l'objectivité est d'en faire, à la suite de P. Ricœur, un écart entre une bonne et une mauvaise subjectivité » (p. 93).

Il s'agit donc d'établir « un écart entre une bonne et une mauvaise subjectivité », dans un premier temps, et puis de voir, dans un deuxième temps, s'il y a éventualité d'un dépassement de cette bipartition.

1. LA MAUVAISE SUBJECTIVITE

1. Elle a les couleurs de la nuit, étendue aux ténèbres, elle a des allures de rat et mène à la mort. C'est exactement là les termes de Nara devant Sano, lorsque ce dernier apparaît pour la première fois dans le récit.

« Connnaissez-vous la nuit, Dr Sano ? Non, n'est-ce pas ? Moi, je la connais bien : je l'ai rencontrée. Et tôt. J'ai six ans, Dr Sano... » (p. 29).

Suit alors le récit d'une punition reçue injustement. Oublié après avoir été enfermé par sa mère dans un réduit à outils, Nara n'en sortira qu'à la nuit tombée. Entre temps, son père sera mort, victime d'un accident du travail... Il n'aura de son père que l'image d'un gros rat dans un lit.

A cette image de la nuit prenant son origine dans la petite enfance, s'adjoint celle du passé de Nara lui apparaissant comme « un cimetière immense ». Ce jugement [PAGE 113] a lieu lors de la confrontation avec les « Toubabs ». Il était allé chez ces derniers dans l'intention de « percer les arcanes des lieux de la science, afin de remuer cette terre apparemment ferme » (p. 31).

Mais ce qu'il découvre en réalité, c'est qu'il est marqué par la couleur de sa peau. C'est ainsi qu'il confie à Isabelle : « Isa, être Africain, c'est d'abord prendre conscience que l'on est une chose... pour les autres » (p. 117) ou encore «( ... ) Je suis la raison du racisme des autres; le sens, parce que j'existe et que je suis là... »

Si celle-ci se démarque de ses congénères, elle ne pouvait « ni me rejeter, ni cracher sur ses frères... Elle me sommait, aimablement, de comprendre qu'il ne pouvait y avoir de culpabilité collective, que jamais aucune race n'avait... » (p. 37).

Le sens de la nuit se précise sur le plan individuel. Si Nara et Isabelle peuvent agir comme deux sujets autonomes par rapport à des préjugés ambiants, il reste que Nara, en tant qu'individu et de par sa vie avec Isabelle, voit sa subjectivité déterminée de par le fait que « Isabelle incarnait l'Europe... » (p. 37).

2. Dans le même ordre d'idées, on trouve dans les relations de Nara avec ses camarades l'intériorisation par eux de la nuit des préjugés

– soit négativement en leur enlevant tout caractère spécifique, par l'adoption d'une idéologie progressiste : « Nara, ne l'oublie jamais : être nègre, ça n'a rien d'exceptionnel. Etre prolétaire, oui. Les prolétaires sont exceptionnels » (p. 45);

– soit positivement, en reprenant tels quels ces préjugés vis-à-vis d'eux-mêmes : « Tu as l'agilité d'un chauffeur de taxi nègre. C'est un compliment. – Soum, tu es un drôle de raciste, pour un Africain. Tu te détestes à ce point ? – Pour la révolution, on s'accommode de ce qu'il y a. J'en ai vu, du peuple... Mais le noir!... c'est une affaire... Recolonisable pour le mettre sur les rails. Regarde devant toi, vieux frère... J'aimerais vivre la recolonisation avant de crever » (p. 119).

Et plus loin : « Qu'allons-nous faire après le dîner, croyez-vous ? Comme toute la République, le samedi soir, sur la piste... ollé...; trois : baiser... baiser... toujours [PAGE 114] baiser... Comme des bêtes en chaleur. Alors les enfants, pour réussir un changement, on peut attendre. Ou mieux encore, il faudrait désapprendre à ce peuple de fainéants à voler, danser, baiser... » (p. 120).

En même temps, sous prétexte de critiquer une des sources de l'aliénation de ses frères, un des camarades ne fera que mettre le point sur l'un des préjugés consécutifs à cette aliénation : « La plus grande catastrophe de ce pays, Nara, c'est Jésus-Christ. Il a réconcilié en lui tous les échafaudages de l'irrationalité africaine... » (p. 134).

3. La religion étant avec la science et le pouvoir colonial proprement dit les trois instances primordiales de l'assombrissement (c'est le cas de le dire) de la subjectivité africaine.

– la religion est épinglée en tant qu'alibi justificateur de la misère du peuple. Il y a le catholicisme qui se voudrait une charité... Il y a l'Islam, abandonné par Nara dès son jeune âge. Il y a le protestantisme qui ne vaut pas mieux...

– la science fait l'objet d'une attaque corrosive à l'endroit des africanistes. Vansina, un exemple d'africaniste, auteur de l'ouvrage « Les Anciens Royaumes de la savane » devient sous la plume de Nara, Dansine, auteur de « Les Anciens Royaumes de la Kavana ».

Et il poursuit : « Ce qu'il écrit, sous couvert de la réserve scientifique, est parfaitement étonnant. Il n'y a qu'en histoire africaine que l'on peut considérer l'exercice du silence et l'art de l'allusion comme témoignages de prudence » (p. 66).

L'Afrique devient ainsi l'objet de toutes les formes de mystifications parce que : « L'Afrique vierge et sans archives reconnues par leurs sciences est un terrain idéal pour tous les trafics » (p. 66).

Dès lors la voie aux affrontements est ouverte, de par cette mystification même. C'est ce que Nara confie à son camarade :

– « Salim, je serai cruel... J'aimerais être un historien nègre. Je ne peux le devenir en vérité sans être méchant à mon tour... , (p. 67). [PAGE 115]

– Quant au pouvoir colonial, cela se passe de tout commentaire. Il a imposé la religion et invoqué le recours de la science.

L'investigation que nous avons entreprise établit nettement que la mauvaise subjectivité résulte des éléments « objectifs » imposés de l'extérieur à la conscience de Nara. Elle se précise davantage lorsque l'on examine la métamorphose d'Aminata. Elle s'oppose à Isabelle comme le jour à la nuit. Isabelle, c'est l'Europe, Aminata, l'Afrique justement, en tant que « l'envers, face noire d'un symbole », Aminata assume le rôle métaphorique de la nuit, des ténèbres. On sait que dans l'esprit de Nara, les rats renvoient à la nuit de sa petite enfance associée à la mort de son père. Sur le plan affectif, on voit Aminata répondre aux manques de Nara et cela commence par la métamorphose d'Aminata en rat : « Aminata, sais-tu qu'il y a des rats chez moi ? – Oui, tu me l'as déjà dit. Pourquoi ? – Je pense à mon père... Il y avait une espèce de mince anneau clair autour du museau énorme alangui sur les draps. Le poil y était ras... "Je ne comprends pas..." Non, tu ne peux pas comprendre... Je cherche à te dire quelque chose de ton corps dans ce taxi qui nous emporte. Je te touche et redoute tes reculades. Non, tu me laisses faire... La douceur du velours est-elle semblable à celle d'une robe de rongeur ? »

« Tu sais, Aminata, tu es ma souris... » (p. 73).

La mauvaise subjectivité est déterminée de l'extérieur et pour s'en débarrasser, il s'agit d'opérer quelques aménagements. Ce qui nous amène à notre seconde distinction :

II. LA BONNE SUBJECTIVITE

1. Elle apparaît dans l'activité autour de laquelle tourne l'existence même du journal de Nara : ses recherches sur l'histoire kuba. Elle surgit au coin d'une interrogation soulevée par l'état de fatigue – « Que faire ? Au moins, de noter ainsi quelques venelles où m'entraîne mon impuissance m'occupe et me console de pouvoir encore nommer des envies. Comme celle qui, depuis quelques années, me rive aux ethnies qui, sous les tropiques, sont emprisonnées par les rivières Sankuru au Nord, le Kasaï, [PAGE 116] à l'Ouest, la Loukibu, à l'Est; la Lulua, au Sud et la forêt de Dibese au Sud-Est » (p. 26).

Un peu plus loin, l'envie est donnée comme une intention dont la concrétisation se livre en un processus méthodologique : « J'aimerais repartir de zéro, reconstruire du tout au tout l'univers de ces peuples : décoloniser les connaissances établies sur eux, remettre à jour des généalogies nouvelles, plus crédibles, et pouvoir avancer une interprétation plus attentive au milieu et à sa véritable histoire » (pp. 26-27).

La volonté de table rase ainsi affirmée permet de faire aboutir la revendication sur le plan conceptuel du retour à une pratique centrée sur le sujet qui produit lui-même son propre discours. Sur le plan existentiel, cela revient à assumer sa propre subjectivité. Elle serait ainsi moins sujette à des truquages perturbateurs.

2. Cette revendication s'infiltre subrepticement dans le fil du récit comme quête de paternité, de sa propre paternité. Nara a disparu pendant neuf mois, le temps de brûler en sa propre gestation, d'éprouver les douleurs de l'accouchement. Pour lui, en tous les cas, une vie nouvelle pointe à l'horizon. L'entreprise de narration de ce processus de naissance est à mettre au crédit d'une découverte qu'il croit essentielle : l'avènement de la vérité...

La rencontre avec Aminata est de l'ordre d'une recherche de paternité dont le but est de s'affranchir de la nuit du passé... Ce n'est donc pas un hasard, si Aminata se considère comme une mère et le considère lui comme un fils. Mais le fils refuse cette subordination en l'abolissant dans une sorte de transgression : il se veut fils/amant et fait d'elle une mère/maîtresse. La paternité qu'il retrouve, ce n'est point du tout celle dont il s'offusque en entendant les fils d'Aminata, qui vit sans homme, l'appeler papa...

3. La subjectivité est rendue encore plus vraie lorsqu'elle s'enracine profondément dans une culture : en discussion très vive, avec Soum, son camarade communiste, Nara s'épuise à invoquer le recours des mythes et la force constituante d'une idéologie au sens non conceptuel : « Comment notre peuple vivrait tous ses désirs, s'il ne pouvait avoir en plus d'architectes et de constructeurs, des passionnés de la culture qui puissent, à l'occasion, [PAGE 117] chercher et trouver les gradients secrets de nos traditions... » (p. 45).

Et un peu plus loin : « Ne fallait-il pas accepter le passé ? Et comment le dire, ce passé, si nous ne pouvons le remonter patiemment, couche après couche ? » Remonter couche après couche, c'est la définition même de l'entreprise de Nara. Elle s'est découverte dans la distinction factice que j'ai établie entre une bonne et une mauvaise subjectivité (les termes « bonne » et « mauvaise » étant par ailleurs vagues; dans tous les cas, ils n'induisent ici aucun jugement de valeur : ce sont des termes stratégiques ou opératoires, si l'on préfère). Cette distinction fait percevoir qu'il y a tiraillement entre les deux pôles. En même temps, on peut y voir le jeu du désir. Je me propose de dépasser le stade de la simple dualité pour entrevoir l'ultime détermination qui agit en soubassement à cette force visible de l'iceberg.

III. LE JEU DU DESIR

Celui-ci est d'abord un « je » du désir, c'est-à-dire qu'il est conséquence d'une parole en sa singularité.

1. Elle s'inscrit dans l'opposition Isabelle/Aminata - Europe/Afrique. On l'a déjà noté plus haut. Elle tend à sa résorption par la « jonction entre Isabelle et Aminata ». Elle intervient dans une phrase « Isabelle. Aminata » (p. 152).

Elle s'élève au niveau symbolique du feu. C'est le feu de la vérité, le feu du miracle kuba . « Et il y a le miracle kuba. Il me sauvera d'Isabelle, de mes mensonges. Je pourrai alors brûler » (pp. 146-147).

La force de l'histoire kuba, c'est de révéler une vérité qui emporte les mensonges de l'Europe. Arrivé à ce stade, dans sa quête, Nara peut naître à la vie et se permettre d'initier Isabelle à la vérité kuba, où elle pourra rejoindre Aminata... « Isabelle implore les anciens pour toi, selon la vieille formule kuba... » (p. 156).

2. Seulement ce miracle a lieu la nuit du jour même où Aminata découvrira la mort de Nara. On peut jurer qu'il n'a pas su supporter la force de révélation de ce miracle. [PAGE 118]

C'est en tous les cas le sentiment qu'il donne en relatant ses derniers entretiens avec Sano : « Dr Sano, j'habite l'épouvante – Rencontrez-vous quelque chose ? N'importe quoi. Une voix, un geste, une massette ou des sirènes ? – Juste le soleil... Et encore... – C'est-à-dire ? – Comme des rayons. Des illuminations. Elles brûlent. Je me demande comment je ne prends pas feu. – Vous n'êtes pas de feu ? – Non. Je ne pense pas. J'eusse aimé être le feu. – Vous comprenez, Dr Sano ? L'intensité de la vérité détruit... – La vérité détruit ? – Elle absorbe, Dr Sano, consume, use jusqu'à extinction. La vérité est épuisante, Dr Sano » (pp. 145-146).

Il s'avère qu'il s'agissait bien là d'un jeu de l'imaginaire, d'un jeu du désir parce que sur le plan des faits, les mensonges continuent et que faire d'autre sinon se prémunir contre ceux-ci en se barricadant dans une prison tour d'ivoire, retourner tout en haut d'un promontoire.

D'où sa solitude apparente et sa fuite de tout ce qui peut la contrarier.

– Isabelle et Aminata, c'était une manière de présenter une alternative : il y a chez lui un certain dégoût des femmes : « ( ... ) mon dégoût pour un sexe de femme s'inscrivait ainsi, interrogation vive, au travers de mes larmes d'humilié... » (p. 59).

– On croit comprendre qu'il est homosexuel : « L'anus offert à l'explosion d'amants de rencontre. Et puis le goût des hommes... » (p. 151).

– S'il consent à discuter avec des communistes, c'est parce qu'il est sensible à la misère, et non parce qu'il voudrait adhérer à une idéologie : « J'ai l'émotion facile, c'est tout. La misère m'emballe. Ils savent la nommer, au parti communiste... » (p. 95).

En effet, il a horreur de la politique : « Le jeu de l'envers et de l'endroit. C'est de la politique, ça. Vous êtes un politique, Dr Sano ? Je hais les politiciens – Je l'admets – Parce que je peux écrire aussi avec mon sang. Il suffirait d'une coupure, un porte-plume et une feuille blanche... C'est cela, l'encre rouge... Rien que cela, Dr Sano... » (pp. 152-153).

Lui, il« préfère le goût de la bière à celui du sang... » (p. 93). [PAGE 119]

Et toutes ces détestations sont énoncées sous le contrôle d'un maître absolu, Cioran. Le titre même du livre « L'écart » est une allusion non voilée à un livre de Cioran : « Ecartèlement ». C'est ainsi que chaque partie du journal est émaillée d'une citation de Cioran. La solitude apparaît comme le rempart contre les vicissitudes de la vie. Elle est même contenue dans la première citation de Cioran dans le récit : « Lorsque la solitude s'accentue au point de constituer non pas tellement notre donnée que notre unique foi, nous cessons d'être solidaires avec le tout : hérétiques de l'existence, nous sommes bannis de la communauté des vivants, dont la seule vertu est d'attendre, haletants, quelque chose qui ne soit pas la mort.. (p. 15).

Il est dit dans l'« Avertissement » que le titre « L'écart » ramasse l'interrogation de Nara. En même temps, il se voudrait comme une sorte d'inventaire des années 1970 (la datation de Nara est en pointillé : 197...). Autrement dit l'interrogation porte sur la décennie ayant suivi les « indépendances » africaines. Ne pas préciser la nationalité de Nara, c'est élargir justement la portée générale de son interrogation. Il y a donc un élément extérieur (repérable historiquement) qui nourrit la solitude de Nara. La solitude de Nara n'est compréhensible que si on la situe dans les conditions historiques où elle s'éclôt. Et l'un des révélateurs de ces conditions historiques est justement la politique ! Nara a décrété une fois pour toutes qu'il la haïssait. Et je me suis efforcé de mener une investigation destinée à faire voir comment il rejetait le phénomène politique. On pourrait du reste tenter une analyse beaucoup plus rigoureuse où même le style, qui se voudrait flamboyant, évacue ce même phénomène. Nara rejette le monde extérieur et subordonne l'univers environnant à ses interrogations. Tout cela défile au tamis de sa conscience et n'est qu'épiphénomène. Ça ne l'ébranle pas en profondeur. Si la chronologie s'embrouille, si les épisodes de sa vie apparaissent dans le désordre, s'il y a l'obsession de la jonction Isabelle/Aminata, c'est que la vraie structure de sa conscience est ailleurs. Elle est de l'ordre du Désir comme je le disais plus haut. Si avec Lacan, on peut constater que le sujet humain est profondément divisé, on peut affirmer avec le même Lacan que l'ordre du désir, qui est celui de l'Inconscient, est extrêmement [PAGE 120] structuré, comme le langage. Et la littérature est le lieu royal oùu s'exerce le Désir. Mais en suivant ses pentes, on tombe sur la société sans laquelle la réalité littéraire débouche non seulement sur le vide, mais à la limite sur le non-sens. La littérature dans les sociétés africaines est imprégnée de social et de politique. Cela ne veut nullement dire qu'il faille voir dans la littérature africaine un reflet du social et du politique. C'est une vision des choses qui a la vie dure et certains ne cessent de s'y morfondre. La littérature est un terrain mouvant. Elle ne se saisit du réel que pour produire un effet de réel et non pour le restituer. Le social et le politique s'infiltrent dans le texte pour s'y fondre, et donner naissance à une société imaginaire.

C'est sur le plan imaginaire que j'ai voulu me situer pour donner des indications sur le mécanisme de fonctionnement du roman de Mudimbe. Je suis donc en droit en restant toujours sur le même plan de faire quelques remarques.

Nara fait de la solitude, son unique foi. Sa hantise de la mort n'en est que le prolongement. Il s'isole ainsi sur un promontoire. Il vit un idéal qui, comme dit Valéry, est une manière de bouder. La bouderie est un signe de non-croyance menant tout droit au scepticisme. Celui-ci est au cœur du raccourci de l'aphorisme tel que le pratique Cioran. Seulement, le scepticisme, dans le cas de Nara, résulte d'un échec sur le plan personnel qu'il voudrait représentatif d'une certaine condition de l'Africain. Ou plus précisément de l'« intellectuel » africain. La représentation de cette condition s'est opérée par le refus du politique. C'est Isabelle, en sa qualité d'Européenne, qui l'en a détourné : « Dis-moi, Dr Sano, pour quel usage une révolution en Afrique ? SSoum est généreux : il travaille pour que nous entrions en un état de vacances ininterrompues... Mais il désespère... En Afrique, l'espérance est innommable... Elle s'investit dans des lumières douteuses et truquées... C'est Isabelle, qui, je crois, m'a appris ces vocations pantelantes de sang... » (p. 131).

Le refus du politique trahit le refus de l'insertion dans le social, lieu des contradictions à l'origine notamment de la violence politique. D'où le recours au conformisme avec la complicité de Cioran : « Il est vain de refuser ou d'accepter l'ordre social : force nous est d'en subir les [PAGE 121] changements en mieux ou en pire avec un conformisme désespéré, comme nous subissons la naissance, l'amour, le climat et la mort » (p. 130).

Le fait qu'il soit désespéré prouve bien qu'on entend se situer en un lieu où toutes les contrariétés de la vie sociale sont abolies. Le refus du politique projette dans un imaginaire où il se crée un univers dont la réalité est donnée comme la seule susceptible de protéger de toute atteinte sociale.

Dès lors, une question se pose. Naviguant entre le promontoire et l'enfermement dans sa propre vision (dans l'ascenseur), Mudimbe voudrait-il faire passer ses propres limites pour la réalité collective d'une catégorie d'individus privilégiés qui se disent « intellectuels » tout en vivant dans des pays où l'accession au politique est la condition de l'accession au culturel ? Ou bien se contenterait-il uniquement d'en faire un pur jeu de l'imaginaire ?

Une chose est sûre : ce type de littérature est nécessaire pour rendre compte de la manière dont les tourments d'un vécu profond peuvent être à l'origine du refus de l'accession au concret social.

Th. MPOYI-BWATU


[1] Présence Africaine, Ed.

[2] Entretien avec Marc Rombaut dans « Poésie 1 (no 43-44-45) janv.-juin 1976 : Nouvelles poésie négro-Africaine »

[3] Il y a eu depuis L'Odeur du Père, Présence Africaine, 1982. Et jugeant qu'il ne peut plus s'accommoder du « mobutisme », Mudimbe s'est réfugié aux USA.

[4] Ed. du Mont Noir, Kinshasa.

[5] L'Age d'Homme, Lausanne.

[6] Ed. Saint-Germain-des-Prés, Paris.

[7] Présence Africaine, Ed.

[8] K. Echim, « Entre les eaux : la problématique du choix? », in Peuples noirs-Peuples africains, no 14, mars-avril 1980, pp. 59-72.

[9] Je pense à Yodi Karone avec Le Bal des Caïmans ou à Sony Labou Tansi pour La vie et demie.