© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 86-102



« LES SOLEILS DES INDEPENDANCES »
UNE IDEOLOGIE RETROGRADE

Matiu NNORUKA

INTRODUCTION

Prix de la revue Etudes françaises de Montréal en 1968 et publié par les Presses de l'Université de Montréal, Les soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma ne fut sérieusement découvert par la critique qu'en 1971 grâce aux éditions du Seuil à Paris qui le réédita. Et quel accueil par la critique de cette œuvre qui, d'emblée, fit hisser son auteur au palmarès des écrivains africains post-indépendances.

Tous s'accordent à désigner Les soleils des Indépendances comme un véritable roman de l'heure présente ayant pour thème non plus la lutte pour l'indépendance politique mais la critique virulente du régime politique installé dans certains pays africains depuis l'obtention des indépendances. C'est donc un jugement de ce régime auquel on demande le bilan des actions politiques menées depuis 1960.

De toute évidence (du moins selon certains) ce bilan est négatif, voire catastrophique. D'après le narrateur, « les Indépendances n'apportèrent à Fama (le protagoniste principal dans le roman) que la carte d'identité nationale et celle du parti unique »[1]. [PAGE 87]

C'est peu, mais la phrase est riche d'implications; elle est citée sans arrêt par les critiques littéraires et considérée, de surcroît, comme un énoncé-clé. Or nous voulons la revoir de plus près, la bien situer dans son contexte en repensant l'identité de celui qui, par l'intermédiaire du narrateur, émet ce jugement. Qui est Fama ? Cette question en appelle d'autres encore : Qui est cette nouvelle élite au pouvoir (devenue la cible de Fauta) dans la république imaginaire d'Ahmadou Kourouma ? Quels rapports y a-t-il entre les deux groupes dans l'échelle sociale surtout d'avant les Indépendances ? Quelles idéologies animent les deux groupes ?

Si nous voulons comprendre le sens des agissements de Fama dans le roman, il nous faut des réponses aux interrogations ci-dessus. Pour le faire, nous allons, dans la première partie de cette étude, interroger l'histoire de l'Afrique noire pré-coloniale afin de bien identifier les groupes sociaux que représentent Fama et la nouvelle élite au pouvoir dans la république de la côte d'Ebènes. La deuxième partie traitera des séquelles de la colonisation : la passation des pouvoirs aux indigènes à la veille des Indépendances. Lequel des deux groupes est-il mieux préparé pour prendre la relève, maintenant que les anciens maîtres colonisateurs plient bagages ? La troisième partie sera consacrée aux réactions de Fama devant ce que lui-même appelle le renversement de l'ordre « naturel ». Nous analyserons chacun de ses gestes. Pour conclure, nous examinerons le « cas Fama ». Nous verrons pourquoi nous considérons comme rétrograde l'idéologie que lui et ses semblables véhiculent à cette ère des Indépendances et de la marche en avant en Afrique et ailleurs.

L'HOMME FORT DU PASSE

Tous les chercheurs en histoire de l'Afrique noire précoloniale s'accordent sur l'existence dans cette partie du continent de deux classes sociales : les gens de condition servile – la classe dirigée – et les hommes libres – la classe dirigeante – comprenant les familles royales, les nobles, tous les hommes libres sans profession manuelle [PAGE 88] et les artisans[2]. De ce groupe vient l'homme fort du pays : à celui-ci appartient le pouvoir et la direction du pays; c'est lui qui gracie ou condamne. « Etre le chef de la tribu, avant la conquête des Toubabs, quel grand honneur, quelle grande puissance », nous dit le narrateur dans Les soleils des Indépendances, page 92.

Or, puisque l'action dans l'œuvre se déroule dans une partie du territoire auparavant connu sous le nom du Soudan français, signalons certains personnages historiques, hommes forts du territoire : Askia Mahammed, Sonni Mohammed Fari; des résistants tels qu'El Hadji Omar, Babemba, roi du Kénédougou, Naba Koutou, dit Wobgho, roi de Ouagadougou, l'Almamy Bokar Biro, Samory Touré, etc. Dans les romans nous sont familiers des noms comme celui du chef des Diallobé (L'Aventure ambiguë) ou encore de Saïf ben Isaac El Héït (Le Devoir de Violence) pour ne citer que ces deux-là.

Fama a partie liée avec ces personnages étant de la famille royale. Ahmadou Kourouma insiste à plaisir sur l'origine princière de son héros. « Dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou », Fama est né pour régner. S'il n'a pas pu accomplir ce devoir à cause de son cousin, Lacina, il ne cesse, cependant, de montrer (par des propos et des gestes) à ses auditeurs que dans ses veines coule un sang royal.

LES GENS DE CONDITION SERVILE

Selon son humeur, Fama appelle ces individus au-dessous de son groupe social tantôt « esclaves », « fils d'esclaves », tantôt « fils de chien », « bâtards » ou « damnés ».

Rangés historiquement sous l'étiquette de la classe dite inférieure par rapport à la caste dite supérieure à laquelle la tradition confie la direction et la destinée du pays, les esclaves se divisent en deux catégories : esclaves de naissance et esclaves-captifs de guerre. Il arrive même dans ce dernier cas, que toute une tribu devienne esclave [PAGE 89] si l'on en croit Cheikh Anta Diop en parlant de l'Askia Mohammed[3].

Peu importe leur origine, les deux catégories constituent la classe laborieuse à qui la tradition a enlevé toute liberté. « Propriétaires d'un seigneur, celui-ci peut les vendre ou les léguer; un esclave veut-il se marier, son maître paie la dot afin d'empêcher la revendication d'une liberté quelconque ainsi s'assurant que les enfants à venir lui appartiendront »[4]. Le lecteur du roman de Yambo Ouologuem, Le Devoir de Violence, se souvient, à ce propos, de la politique pratiquée par Saïf ben Isaac El Héït et ses notables à l'égard de leurs esclaves, Kassoumi et Tambira, par exemple[5].

Les esclaves ne vivent pas que pour se marier; ils travaillent le sol, paient les redevances; c'est aussi en leur sein que sont recrutés les pages et les soldats du roi, ou encore les domestiques au service de ce dernier et de ses femmes. Yambo Ouologuem dans son œuvre déjà citée évoque le réveil de ces esclaves au palais de Saïf et les occupations de chacun d'entre eux dès le petit matin.

Voilà le sort de cette catégorie d'hommes et de femmes : la catégorie constitue une classe à part, une caste sans droit de parole ni liberté d'expression. Comme on le voit, il y a idéologiquement un abîme historique entre cette catégorie et la classe dite dirigeante. L'une abrite en son sein des personnages anonymes sans référence sociale digne d'être mentionnée ni état civil; on dirait que le bon Dieu les a faits pour qu'ils courbent l'échine et obéissent aux ordres. L'autre classe, par contre, est socialisée avec sa lignée ou ascendance aristocratique dont la fondation se perd dans la nuit des temps, dynastie établie par l'ancêtre débarqué d'un pays étranger et qui crut, parce qu'imbu d'une mission civilisatrice, avoir reçu de Dieu l'ordre de dominer les autres. C'est ainsi que le narrateur nous présente l'ancêtre de Fama, le marabout Souleymane Doumbouya, « que par déférence on nommait Moriba »[6]. [PAGE 90]

L'abîme entre les deux classes est tel qu'un homme dit de classe inférieure, selon Cheikh Anta Diop, ne cherche pas à modifier sa condition sociale; il refuserait catégoriquement d'entrer, soit par le mariage, soit par d'autres moyens, dans une caste dite supérieure[7]. Tout brillant, tout courageux qu'il soit donc, un esclave reste toujours esclave. Cet état de choses provient de ce qu'on appelle traditionnellement la « division du travail basée sur l'hérédité ». Un mendiant, un esclave, un artisan ou un noble resteront tous ce qu'ils sont parce que leurs ancêtres remplissaient de telles fonctions, « un monopole déguisé par un interdit religieux ».

Mais comme l'a bien souligné Cheikh Anta Diop en parlant de l'esclave de la maison du père (équivalent de Mbare de L'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane) cet esclave « n'intéresse personne, ne trouve pas de protection particulière dans la société, il est aliéné sans compensation ( ... ). Son aliénation en Afrique est suffisamment importante, sur le plan matériel et moral, pour que la conscience de celui-ci soit vraiment révolutionnaire »[8].

SEQUELLES DE LA COLONISATION : LE MONDE A L'ENVERS

La tradition a, une fois pour toutes, assigné à chaque individu et à chaque famille le métier que chacun devrait faire et la place qu'il occuperait dans la société. La colonisation a cassé ce monopole institué pour le « bon fonctionnement de la société ». Désormais un homme peut faire tel ou tel métier non plus parce que « ses ancêtres remplissaient de telles fonctions », mais parce qu'il se sent capable d'assumer toute la technique et la science de ce métier et pratiquer celui-ci avec efficacité.

Vient ensuite l'instruction publique à l'occidentale, une autre séquelle de la colonisation ayant trait également à notre sujet.

Comme le maître colonisateur cherchait à pérenniser sa conquête (ce qui est le but de la « mission [PAGE 91] civilisatrice »)[9] sous le prétexte qu'il avait besoin d'indigènes « instruits »[10] pouvant l'aider dans les « tâches onéreuses » de l'administration, il bâtit les écoles et décréta que l'instruction serait désormais non seulement obligatoire mais, aussi gratuite à tous les niveaux et pour tous.

Les notables rejetèrent en masse l'idée. Pour Lat-Dyor Diop, résistant sénégalais du début de la colonisation, l'école établie à Saint-Louis par le gouverneur Faidherbe est une école d'otages, un établissement politique où les Africains subissent un lavage de cerveau. A ses yeux ces Africains sont donc des otages ou « victimes à l'avance désignées aux vengeances françaises »[11].

La position de Cheikh Hamidou Kane dans son, roman L'Aventure ambiguë ne diffère pas de celle de Lat-Dyor vis-à-vis de l'école d'alors. Chez Yambo Ouologuem, le même motif et d'autres considérations encore poussent Saïf ben Isaac El Héït et ses notables à refuser les écoles françaises, missionnaires ou laïques.

Cependant, comme réponse aux menaces de l'administration, les chefs et les notables envoient à ces établissements scolaires non pas leurs propres enfants[12] comme on le sait, mais ceux de leurs esclaves. « Depuis, Saïf décida que seuls les fils de condition servile seraient astreints à l'instruction française »[13]. [PAGE 92]

Ainsi astreints, ces enfants se trouvent inscrits malgré eux à l'école européenne. Celle-ci fera, au fil des années, l'objet de commentaires par les écoliers et leurs parents, chacun l'appréciant à sa manière. Ces derniers, moins bornés que les notables, verront en l'établissement autre chose qu'une « école d'otages ». Le lecteur se rappelle à ce sujet la réflexion du père[14] du narrateur dans le premier roman de Laye, L'Enfant noir. « Je veux que tu saisisses ta chance, dit-il à son fils, tu as su saisir la précédente, saisis celles-ci aussi, saisis la bien. Il reste dans notre pays tant de chose à faire... Oui je veux que tu ailles en France... On aura besoin ici, sous peu, d'hommes comme toi... »[15].

Dans Le Devoir de Violence, Kassoumi nourrit sans cesse l'espoir « d'abreuver ses enfants de culture blanche pour mieux les élever parmi les Noirs »[16]. Quant à son fils aîné, Raymond Spartacus, il a décidé dès le départ de faire de ses études à l'école « l'arme de son émancipation ».

La prise de position de chacun des deux groupes sociaux sur l'école européenne sera déterminante dans l'échiquier politique à la veille de l'indépendance politique des pays africains.

Qui dit indépendance politique dit entre autres choses fin de l'isolement et du régionalisme d'un pays, ouverture et insertion de celui-ci au monde extérieur et aux organismes internationaux. C'est un événement qui, par [PAGE 93] son ampleur, appelle d'autres connaissances, d'autres savoir-faire, bref, d'autres valeurs que l'Afrique traditionnelle a ignorées jusqu'alors. Très peu d'indigènes sont préparés pour la tâche. Saïf ben Isaac El Hëit dans Le Devoir de Violence comprend bien le problème. C'est la raison pour laquelle il place en avant ceux que le narrateur nomme dans le contexte du roman « les rejetons mêmes de la civilisation française : les fils de serfs, formés à l'école chrétienne et missionnaire »[17].

Dans Les soleils des Indépendances c'est la même raison inavouée de la part du narrateur qui a mené au pouvoir les fils d'esclaves, inavouée parce que n'étant pas explicite. Pourtant le lecteur averti comprend quand le narrateur dévoile le curriculum vitae de Fama :

    « Fama Doumbouya... Père Doumbouya, mère Doumbouya, dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem Panthère... », p. 9, « né dans l'or, le manger, l'honneur et les femmes. Eduqué pour préférer l'or à l'or, pour choisir le manger parmi d'autres, et coucher sa favorite parmi cent épouses », p. 10.

En conclusion ce même « Fama demeure analphabète comme la queue d'un âne ».

Malgré ce curriculum vitae semblable à celui d'un prince de l'ère pré-coloniale, Fama est persuadé qu'on lui a volé son poste de président de la République auquel il a droit. « Où a-t-on vu un fils d'esclave commander ? Les fils d'esclaves au pouvoir n'est-ce pas le monde à l'envers ? », ne cesse-t-il de demander à tous ceux qui veulent l'entendre.

REACTION D'UN MALE ATTEINT DANS SA VIRILITE

On a raison de comparer, du point de vue idéologique, les rapports homme/femme aux rapports maître/esclave, car dans les deux cas ce sont des rapports dominant/dominé. Soutenu par la tradition, l'homme, partout sous tous les cieux, voit d'un mauvais œil ces rapports inversés [PAGE 94] en faveur de la femme. C'est la raison pour laquelle dans Xala de Sembene Ousmane, les compagnons d'âge du vieux Babacar (père de N'Goné) n'apprécient guère l'emprise de sa femme sur lui. « Ils disaient que chez Babacar, c'était sa femme qui enfourchait les pantalons »[18].

C'est le même ressentiment qu'éprouve la noblesse représentée par Fama devant ce renversement des rôles (entre le maître et l'esclave) occasionné par l'indépendance politique. Celle-ci a fait de l'ancien maître une victime, dirions-nous. Car avant et pendant la colonisation la noblesse jouissait de maints avantages. Le nouveau régime installé dès l'Indépendance ne cache pas, par contre, sa volonté de réduire ces privilèges. De là les intrigues et la révolte de Fama qui refuse catégoriquement de reconnaître le changement survenu dans la vie politique de son pays.

Mais de quoi exactement Fama accuse-t-il « les fils d'esclaves et de bâtards », alias « enfants des Indépendances » ?

Il y a d'abord sa remarque à propos de « la carte d'identité nationale et celle du parti unique ». Quoi que l'on en pense, l'importance de la carte d'identité nationale pour un pays devient de plus en plus d'actualité. Récemment, le Nigeria a expulsé les immigrants illégaux de son sol. Un des reproches que l'on faisait à Ecowas à la suite de cette expulsion c'est de ne pas, avoir, dès le départ, encouragé les pays membres à fournir à leurs ressortissants des cartes d'identité nationales leur permettant de voyager sans problème dans d'autres Etats membres.

Quant au problème du parti unique, notons, malgré nos réserves, que celui-ci est un choix politique au même titre que le bi-partisme ou le multi-partisme. De plus, un homme comme Fama, qui regrette la disparition de la chefferie, ne doit pas se plaindre du parti unique.

A l'exception de ces deux reproches de Fama au régime, il n'y a rien d'autre qui, en dernière analyse, ne soit pas déjà connu. Dans sa diatribe contre le Nègre et sa malédiction congénitale, par exemple, il ne fait que reprendre la fameuse thèse coloniale sur le Noir descendant de [PAGE 95] Cham, fils maudit d'Abraham, donc assujetti au Blanc. D'emblée, Fama glisse de la critique du régime politique de son pays à l'attaque de la race noire face à laquelle il éprouve une certaine supériorité raciale comme on le verra plus loin.

    « Damnation! Bâtardise! Le nègre est damnation, les immeubles, les ponts, les routes de là-bas, tous bâtis par des doigts nègres, étaient habités et appartenaient à des Toubabs. Les Indépendances n'y pouvaient rien! Partout, sous les soleils, sur tous les sols, les Noirs tiennent les pattes; les Blancs découpent et bouffent la viande et le gras », pages 18-19.

De cette idéologie est née, il faut le rappeler, la partition en quartier nègre et quartier blanc, des centres urbains en Afrique colonisée.

Puisque le Nègre est damnation, sont considérés comme malédiction tout ce qu'il touche, ce à quoi il préside y compris « Les Indépendances » auxquelles Fama attribue tous ses maux, vrais ou faux. Si Fama devient vautour ou fait bande avec les hyènes, c'est la faute aux Indépendances. S'il arrive en retard aux obsèques, c'est la faute aux Indépendances. Une incartade d'un griot à son égard est attribuée aux « Soleils des Indépendances ». Si la race malinké devient stérile parce que le négoce et la guerre n'existent plus, c'est la faute aux Indépendances. Si les rues sont sans égouts ou grouillent de nécessiteux[19], c'est encore la faute aux Indépendances. On peut continuer de multiplier ce genre d'exemples.

Fama ne voit que le noir chez le Nègre : « quartiers nègres sans soleil », « cimetière de la ville nègre pareil au quartier noir avec ses toits de tôle grisâtres et lépreux sous un soleil malpropre, gluant ».

Refusant donc le présent[20] parce qu'idéologiquement se [PAGE 96] croyant au-dessus des dirigeants actuels, le héros d'Ahmadou Kourouma se réfugie dans le passé; et quel passé! D'abord l'âge d'or de sa dynastie où ses ancêtres commandaient et où lui-même était à deux pas d'être consacré chef. Ce passé est évoqué sous différentes formes : rêves ou retours en arrière et événements vécus.

Sur ce dernier point, rappelons l'accueil princier à son égard des habitants de Binda et, bien entendu, de Togobala. Symbole du passé glorieux, l'accueil fait oublier à Fama ses ennuis du moment. A plus de trois reprises dans ses rêves, sa terre natale est évoquée par opposition à la capitale qui symbolise le présent, la nouveauté, voire l'insécurité. La terre natale indique par contre l'enfance, la mère, la tradition, la sécurité. Dans chacun de ses rêves ou flash-back, Fama se déguise avec apparat et est entouré des esclaves, « des griots et des griottes qui chantent la pérennité et la puissance des Doumbouya ».

Ceci étant dit sur le passé glorieux des Doumbouya pour lequel Fama éprouve une nostalgie évidente, examinons un autre passé, pour lequel il a une fixation surprenante : la période coloniale.

Si Fama participe à la lutte contre la colonisation française, c'est pour des raisons absolument subjectives : pour se venger surtout de la spoliation de sa chefferie. Sinon le héros de Kourouma se sentait parfaitement à l'aise à l'époque coloniale. N'était-il pas dans le négoce, activité commerciale protégée par les occupants français. On ne sait pas exactement ce qu'il vendait. Mais rappelons qu'un personnage du même nom (Doumbouya) dans Le Devoir de Violence est négrier. Quoi qu'il en soit, Fama et les Français étaient à l'époque coloniale les deux exploiteurs du peuple. Leur dispute, selon le narrateur, est semblable à celle entre la petite herbe et le fromager. Celle-là « grognait parce que celui-ci absorbait tout le soleil ».

Souhaiter le retour du colonisateur français ! C'est un comble. Fama nous démontre à plusieurs reprises qu'il le souhaite au besoin en complotant et en tuant tous ceux qui représentent le gouvernement actuel pour mettre fin à ce régime de bâtards. Voilà pourquoi il « dégaine son [PAGE 97] couteau » à la moindre occasion « pour répandre les entrailles des fils de chien ».

Fama n'est pas seul dans cette haine implacable contre les fils d'esclaves au Pouvoir[21]. Le père de Diakité, riche notable de la République populaire de Nikinai, s'en prend également aux représentants de son gouvernement. Comme on le voit, qui se ressemble s'assemble.

La colonisation et l'indépendance ont bouleversé l'ordre établi. Devant ces esclaves qui échappent à son emprise et qui en plus la ridiculisent[22], la noblesse éprouve une jalousie bien compréhensible, elle est en colère parce que n'étant plus en mesure de commander comme jadis; voilà pourquoi elle est comme castrée et atteinte dans sa virilité. Fama n'est-il pas matériellement, moralement et physiquement impuissant ?

LE « CAS FAMA »

Avant d'analyser le « cas Fama », examinons tout d'abord le « cas Ahmadou Kourouma ». On a l'impression qu'il a fait avec son héros un bout de chemin. Comme celui-ci, il est nostalgique du passé africain, du moins celui des Malinké. On le constate grâce à ces références incessantes aux valeurs culturelles malinké (la Négritude ?) en dépérissement : chefferie, cérémonie des funérailles, respect envers les vieux et les chefs, divination, etc. Mais les pratiques sociales anciennes ne sont valables à notre avis que si elles ne cherchent pas à conserver le statu quo et à maintenir, par là, la masse dans l'ignorance pour mieux l'exploiter.

Comme son héros vis-à-vis des anciens esclaves, Ahmadou Kourouma distingue énormément entre les Malinké et les non-Malinké, à tel point que ce geste, s'il est bien analysé, frise un peu le tribalisme, voire la ségrégation. [PAGE 98] Il n'y a pas de doute, tous les Malinké sont musulmans et tous « les Bambaras, des incroyants, des cafres ». Fama, un Malinké, ne dit pas ses prières dans n'importe quelle mosquée. Voilà pourquoi après son altercation avec le « fils de chien de Bamba », il se dirige, malgré la distance, vers « la mosquée des Dioulas » alors que la « mosquée des Sénégalais » est tout près, « sur la place du marché ». La distinction mosquée des Dioulas et mosquée des Sénégalais n'est-elle pas déjà révélatrice ?

Il y a également une thèse coloniale sur les Bambaras que Ahmadou Kourouma semble avoir exploitée. Les négriers, on s'en souvient, ont étiqueté les Nègres : selon eux, les Noirs du Cayor sont des esclaves de guerre qui machinent les révoltes. Ceux de la côte de l'or et d'Ouidah (Dahomey) de bons cultivateurs mais portés au suicide. Les Kongolais sont gais et bons ouvriers. Quant aux Bambaras, ils sont doux et robustes mais stupides.

Sous la plume d'Ahmadou Kourouma, les Bambaras (du moins ceux décrits dans Les soleils des Indépendances), n'ont pas changé d'image. Ce sont eux qui sont désignés comme « bâtards », « fils de sauvages », etc. Rappelons la description de ce douanier bambara qui demande à Fama de montrer sa carte d'identité :

    « Un bâtard, un vrai, un déhonté de rejeton de la forêt et d'une maman qui n'a sûrement connu ni la moindre bande de tissu, ni la dignité du mariage, osa... sortir de sa bouche que Fama... ne pouvait pas traverser sans carte d'identité », pages 103-104.

On sait que la situation sera sauvée grâce à l'intervention du « chef de poste, un Malinké, donc musulman ».

Balla, le vieil affranchi, est certainement Bambara eu égard à son portrait : « Balla l'incroyant, le Cafre » est fétichiste parmi les Malinké musulmans. L'odeur que le vieux dégage est comparée à « la puanteur de l'anus d'une civette ». Bref, Ahmadou Kourouma ne cesse de ridiculiser tous les personnages non Malinké alors qu'il nous présente les Malinké comme des gens bien mais devenus, hélas, victimes du système depuis la colonisation et les Indépendances.

Finalement quand il s'agit de vrais Malinké, le romancier [PAGE 99] prend son temps pour les décrire en donnant à chacun d'entre eux un état civil hors du commun et élogieux. Le seul personnage malinké ayant quelque défaut de caractère se nomme Nakou[23]. Mais ce défaut de caractère est dû à son jeune âge et à son long séjour à l'étranger, selon l'auteur. On voit là une tentative de défendre le personnage.

Revenons maintenant à Fama. Comme son créateur, Fama se trompe d'époque. Voilà pourquoi il veut à tout prix retarder les aiguilles de l'horloge. Bakary, son ami, le dit bien. Fama « croit que tous les hommes sont des sujets du Horodougou ». C'est de cette idée démodée que provient une partie de ses ennuis.

Non seulement Fama se considère comme le maître de tout le monde, il éprouve surtout au fond de lui-même (consciemment ou inconsciemment) une certaine supériorité raciale envers les autres, en particulier envers les Bambaras. Comment pourrait-il en être autrement alors que le fondateur de sa dynastie, Souleymane Doumbouya, donc son arrière-grand-père, nous est présenté comme « un grand marabout arrivé du nord » ? Selon le narrateur, celui-ci « se distingue par sa taille de fromager et par son teint – il était plus haut, plus clair que tous les hommes du village ». Le « coursier sans tache » sur lequel il était arrivé à Togobala sera la couleur favorite de Fama au cours de ses chevauchées, réelles ou imaginaires.

Le fameux rêve concernant Nakou recèle la même idée de supériorité raciale qui caractérise Fama. Le singe qui « grimpe les hommes l'un après l'autre comme le chien monte sa chienne », est une caricature des gens au pouvoir. Fama sera épargné dans ce jeu que joue le singe pour montrer la distance[24] entre lui et le cynocéphale. [PAGE 100]

Ce n'est pas seulement le geste du singe mais aussi la personne de celui-ci qui répugnent à Fama et cette « femme entièrement voilée de blanc » qui surgit de la fumée et qui devient de surcroît compagne et interlocutrice valable de Fama. Tous deux méprisent le singe et le désignent comme un « monstre ». Voilà le même langage dont se servaient les colonisateurs au moment de la campagne de dénigrement des autochtones nègres de l'Afrique. On présentait ces derniers à l'opinion publique européenne comme des sauvages qu'il fallait domestiquer.

Fama vit dans une époque révolue et par conséquent juge les gens qui l'entourent d'après les valeurs culturelles de cette époque-là. Il reproche au régime actuel sa bâtardise[25]. Mais les valeurs du passé qu'il propose comme alternative ne sont plus acceptables eu égard au contenu de ces valeurs et à la place qu'y occupent « les fils d'esclaves ». Mais ce n'est pas pour cette raison seulement que nous estimons comme rétrograde l'idéologie que le vieux incarne.

On doit juger un homme d'après ses valeurs. Fama juge ses « anciens sujets » d'après leur origine[26]. Voilà pourquoi il rejette les bons gestes du président de la République d'Ebènes : celui-ci, en le libérant de la prison, lui demande « d'oublier le passé et de ne penser qu'à l'avenir, cet avenir que nous voulons tous radieux ». Mais Fama est un homme du passé.

Le héros d'Ahmadou Kourouma aurait donné un sens à sa vie, à l'instar de Diamourou et de sa fille Matali, soit en écoutant Bakary, son meilleur ami, soit en acceptant le compromis proposé par Babou selon lequel « Fama resterait le chef coutumier, Babou le président officiel » pour le bon fonctionnement de la vie politique de Togobala. Malheureusement Fama veut tout ou rien; d'ailleurs Babou est fils d'esclave.

Malgré les apparences, Ahmadou Kourouma démontre [PAGE 101] que les idées qui animent son héros sont bel et bien rétrogrades. D'abord, d'après lui, les Indépendances indiquent la remise en question du vieil ordre, la reprise en main par les autochtones des affaires de leur pays et la mise à la porte inévitable des colonisateurs/exploiteurs et des étrangers indésirables. C'est bien entendu dans ce sens que se comprend mieux le fameux oracles ni prédisait déjà à Bakary plusieurs siècles auparavant les circonstances qui mettraient fin à la dynastie Doumbouya. C'est également dans ce sens que l'on comprend l'histoire que raconte Sery au sujet des Dahoméens et des Sénégalais. Fama est aussi un étranger, en dernière analyse, sur cette terre de Horodougou et il doit céder sa place aux indigènes selon le schéma tracé par le romancier.

Vient ensuite sa stérilité. Parce que ses idées sont stériles[27], Fama est frappé lui aussi de stérilité, ce qui signifie qu'il ne peut avoir un descendant[28] de son espèce pour continuer la propagation de ses idées.

Avec sa mort ainsi qu'avec celle de Balla, l'esclave affranchi qui, par fidélité, est resté attaché aux pratiques sociales anciennes, avec leur mort, entendons bien, disparaît le vieil ordre, c'est-à-dire un autre mode de vie, une autre idéologie, celle précisément que nous appelons l'idéologie rétrograde. Chercher à mourir dans [PAGE 102] son village natal comme le fait Fama est une idée qui appartient aux générations passées. Point n'est besoin de signaler que cette idée avait empêché maints jeunes gens, surtout en Afrique, d'aller à la découverte des autres hommes et des autres terres.

Les soleils des Indépendances est supposé être la critique du régime politique installé dans certains pays africains dès l'obtention des Indépendances. Seulement le personnage par lequel cette critique se fait laisse à désirer parce qu'il ne représente pas la vraie masse opprimée mais un ancien groupe de privilégiés, maintenant déchus. De plus, à cette époque-ci des Indépendances et de la marche en avant, on doit se garder de baser la critique d'un homme sur son appartenance ethnique ou religieuse. C'était une arme utilisée avec succès par les colonisateurs dans leur politique qui consistait à « diviser pour mieux régner ». C'est également une des causes de la déstabilisation des régimes politiques en Afrique et ailleurs.

Matiu NNORUKA
University of Ilorin
Nigeria


[1] Ahmadou Kourouma, Les soleils des Indépendances, Ed. du Seuil, Paris, 1970, p. 23. Toutes nos citations seront tirées de cette édition.

[2] Cheikh Anta Diop, L'Afrique noire pré-coloniale, Ed. Présence Africaine, Paris, 1960, p. 7.

[3] Cheikh Anta Diop, L'Afrique noire pré-coloniale, Ed. Présence Africaine, Paris, 1960, p. 116.

[4] Cheikh Anta Diop, idem, p. 116.

[5] Le Devoir de Violence, Paris, Seuil, 1968, pp. 82, 57 et 64.

[6] Les soleils des Indépendances, p. 99.

[7] Cheikh Anta Diop, op. cit., p. 7.

[8] Cheikh Anta Diop, idem, p. 10.

[9] Paul Gaffarel, historien exotique français n'a pas mâché ses mots quant au moyen le plus radical de propager cette civilisation : l'école, Le Sénégal et le Soudan français, onzième éd., Lib. Delagrave, Paris, 1920, p. 69.

[10] Signalons au passage que du point de vue idéologique, le gouvernement d'alors « a évité que l'enseignement des indigènes ne devienne un instrument de perturbation sociale». Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire d'hier à demain, Ed. Hatier, Paris, 1972, p. 441. « L'essentiel, selon le Guide de L'Européen aux colonies, n'est pas de produire, par l'instruction publique, des Noirs capables de diriger, mais des Noirs capables de nous aider dans l'utilisation de leur continent. Leur éducation doit par conséquent être purement manuelle et professionnelle », cité par Joseph Ki-Zerbo, « Histoire et conscience nègre », dans Présence Africaine, no oct-nov. 1957, pp. 63-64.

[11] Paul Gaffarel, op. cit, p. 141.

[12] Yambo Ouologuem, op. cit, p. 64.

[13] Ibid., p. 60. Dans L'Aventure ambiguë, cette situation se trouve inversée en ce sens que la Grande Royale opte pour l'envoi à l'école française des enfants des nobles. L'analyse de son raisonnement appelle deux remarques : Primo, la classe dirigeante entend perpétuer ses privilèges grâce à la nouvelle technique que l'école française mettra à la disposition de l'élite diallobé. Secundo, en excluant les fils d'esclaves, la noblesse veut montrer que ces derniers ne sont pas assez intelligents « pour conjurer le risque » que l'instruction française pourra engendrer.

[14] Malgré son métier, le père du narrateur fait partie de la classe ignorée et rejetée par la société. Il le dit à son fils : « Vois-tu, je n'ai pas eu comme toi un père qui veillait sur moi... Les oncles auxquels on m'avait confié m'ont traité plus en esclave qu'en neveu ... Chez les Syriens où ils m'ont placé, j'étais simple domestique et tout ce que je gagnais je le leur remettais fidèlement », L'Enfant noir, Plon, coll. Poche, Paris, 1953, pp. 139-140. En plus étant forgeron, il n'a pas le même statut que les autres fidèles à la mosquée. Cf. Camara Laye, écrivain guinéen, par M. et S. Battestini, et Roger Mercier, Nathan, Paris, 1964, p. 4.

[15] Camara Laye, op. cit., p. 184; cf. également M. Nnoruka, La problématique du héros romanesque dans le roman négro-africain d'expression française, thèse de doctorat, Université Laval, Québec, 1972, pp. 128-129.

[16] Yambo Ouologuem, op. cit., p. 145.

[17] Idem, p. 188.

[18] Sembene Ousmane, Xala, Présence Africaine, Paris, 1973, p. 15.

[19] Sa haine contre le régime en place crée un trou dans sa mémoire au sujet des « rues sans égouts » et des nécessiteux. Il s'est bien accommodé de l'un comme de l'autre à l'époque coloniale. De plus, il oublie que les infirmités physiques et matérielles font partie de la foi et que l'Islam les combat autrement.

[20] Ce refus du présent domine le comportement de Fama. Bakary, son meilleur ami, a tenté en vain de l'amener à changer d'avis sur ce point, à « accepter le monde et à se chauffer avec ces nouveaux soleils ».

[21] Par contre Sery, apprenti chauffeur, Diamourou, Balla – représentants du peuple considèrent l'Indépendance comme un bien. Cependant, si Balla hésite, c'est qu'il voit dans cette Indépendance une certaine contradiction : L'Indépendance, qui l'a libéré en mettant fin à son esclavage chez les Dombouya, menace, du même coup, son commerce.

[22] Est révélateur à ce sujet le « je m'enf... de Doumbouya ou des Konaté » crié par un garde au poste des douanes séparant la côte des Ebènes de la République socialiste de Nikinai, p. 104.

[23] Malinké comme Fama, Nakou est l'ancien ministre considéré comme la tête du complot visant à renverser le régime actuel.

[24] Cette « distance » qui sous-entend le racisme est maintenue tout le long du roman. Un autre exemple en est la scène où Fama décide de franchir la frontière par force. Vassoko tente de l'attraper. Mais le narrateur avertit « Un Doumbouya ne se laisse pas saisir comme un lièvre épuisé ». « On sait que Fama meurt non pas à la suite du coup de fusil tiré par la sentinelle bâtarde, mais à la suite de l'attaque du caïman sacré qui fonce sur lui comme une flèche. »

[25] De nos jours, il n'existe pas de culture qui soit à l'abri des influences étrangères, donc de la bâtardise.

[26] Fama n'est pas seul dans cette habitude de juger les hommes d'après leur milieu ou origine. Un vieillard dans Les nouveaux contes d'Amadou Koumba de Birago Diop demande à Djabou N'Daw, héros du conte du même nom : « Ton grand-père et son père et ton père ont-ils jamais dit ou fait quelque chose qui nous étonnât ? », Ed. Présence Africaine, 1961, p. 108.

[27] Rappelons cette injonction de l'assemblée des Malinké de la Capitale à Fama. « Assois tes fesses et ferme ta bouche. Nos oreilles sont fatiguées d'entendre tes paroles », p. 14. Même les siens en ont marre de Fama.

[28] Dans son œuvre, Emancipation féminine et roman africain, Arlette Chemain-Degrange a fait une analyse intéressante sur la « stérilité » de Salimata. « Salimata vouée à la maternité, dit-elle, est condamnée à la stérilité », Nouvelles Ed. africaines, Dakar, 1980, p. 339. Contrairement à l'analyse du critique, nous pensons que « le stérile, le cassé, l'impuissant c'est Fama » et non pas Salimata. Les fantasmes inhibiteurs dénombrés par Arlette Chemain-Degrange et qu'Ahmadou Kourouma dresse tels des spectres devant Salimata ont justement comme objectif d'empêcher celle-ci d'être fécondée par quiconque et de priver ainsi Fama d'un successeur (même bâtard). La preuve c'est qu'en apprenant l'arrestation de Fama, Salimata retourna consulter Abdoulaye, le marabout qu'elle avait poignardé avec le couteau rouge de sang du coq sacrifié. « Abdoulaye ne la crispait plus, ne puait plus Tiécoura », p. 184.

Plus loin le narrateur ajoute : « Salimata supportait un autre homme... Peut-être allait-elle avoir un enfant ? », p. 192. Salimata n'est donc stérile qu'avec Fama.