© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 51-62



CINEMA AFRICAIN ET DEVELOPPEMENT[1]

Biny TRAORE

Au lieu de cinéma africain et développement, on eût pu dire : littérature et développement; peinture et développement; musique et développement; médecine et développement, etc. Mais qu'à cela ne tienne ! Nous avons choisi de parler ici de cinéma africain et développement pour répondre aux exigences des manifestations imposantes du VIIIe Fespaco qui se déroulent actuellement dans notre capitale. Il va donc s'agir d'un article qui veut, tout naturellement, apporter une contribution à la compréhension des films africains et de leurs fonctions, et ce en rapport avec les aspirations profondes de nos populations, en l'occurrence les problèmes de développement socio-économique, politique et culturel.

Pour écarter toute ambiguïté dans cette approche de notre sujet, il nous paraît nécessaire de faire une mise au point sur la sémantique du mot développement.

Ce n'est pas le développement lui-même du cinéma africain qui nous intéresse directement. Ce que nous entendons par « développement », ici, c'est tous les problèmes socio-politiques, économiques et culturels que posent les films africains et qui, renvoyés aux Africains par le biais de l'image, visent à leur épanouissement, à leur émancipation, à l'augmentation ou à l'amélioration de leur situation socio-matérielle et culturelle, soit en présentant des acquis que la « lecture » des films permet de conserver ou de consolider, soit en présentant, dans [PAGE 52] une perspective utopique (désirs rêvés), ce qu'il faut que l'homme réalise concrètement pour accroître son potentiel économique et culturel, et partant, son bonheur.

La population des films africains, en augmentation constante et rapide étant déjà très nombreuse, on comprend que, pour les besoins de nos réflexions, nous ne puissions que nous confier à un tout petit échantillon. Nous retiendrons les films suivants : Toula (Niger), Adja-Tio, L'herbe sauvage (Côte-d'Ivoire), Baara (Mali), L'exilé (Niger), En résidence surveillée (Sénégal).

Comme angles d'attaque au traitement de notre sujet, nous partirons des dimensions suivantes :

– Le développement socio-économique.
– L'aspect politique.
– Le développement culturel.
– les limites du cinéma africain comme moyen de dynamisation du processus du développement socio-économique et culturel.

I – LE DEVELOPPEMENT SOCIO-ECONOMIQUE

De tous temps, l'infrastructure économique – même dans sa phase la plus rudimentaire – a été au cœur des problèmes afférents à l'épanouissement de l'homme. L'art, qui est une manifestation spirituelle et culturelle de l'homme, et de surcroît un élément de la superstructure des sociétés, n'a jamais omis de refléter – depuis les peintures rupestres jusqu'à nos jours – d'une manière dialectique, l'infrastructure économique.

Le cinéma africain, dans le témoignage qu'il apporte sur nos sociétés et les messages qu'il nous renvoie, dans la perspective du vécu ou de l'utopie, comporte force dimensions inhérentes aux aspects socio-économiques; des films comme Toula, Adja-Tio, L'herbe sauvage, Baara, comportent de fortes dimensions socio-économiques.

Toula et Adja-Tio posent les problèmes de développement socio-économique en mettant en concurrence ou en confrontation des dimensions modernes et traditionnelles (du développement).

Dans Toula, on pose le problème du développement dans la perspective du modernisme et du traditionalisme. [PAGE 53]

Nous sommes dans un pays du Sahel. Une grande partie du bétail est détruite par les effets délétères de la sécheresse; les hommes sont sur le point de périr à leur tour faute d'eau. Dans cette situation récessive, dégradante, que faire pour passer à la situation « expansive », « méliorative », c'est-à-dire normale, viable ? Le film, expose deux solutions antagonistes : une solution de type cartésien et une autre de nature superstitieuse. Le but assigné des deux côtés, c'est de trouver l'eau. Les adeptes de la solution superstitieuse procèdent à un sacrifice humain émouvant.

Même si l'eau vient à la suite de ce sacrifice, il est évident que le réalisateur de Toula (comme nous l'a confié l'un des acteurs principaux), ne partage pas cette solution macabre et irrationnelle, ni d'ailleurs le public.

Quant aux adeptes de la solution cartésienne, ils creusent des puits ou vont à la recherche de points d'eau.

C'est cette solution de l'effort, du combat, située à l'antipode de la solution superstitieuse, qui emporte l'approbation du réalisateur, et sans conteste, du public. Pour augmenter les chances de survie de l'homme dans son espace vital, pour l'amener à accroître son assise économique, le réalisateur de Toula, sans nier les forces de la tradition, suggère à son public (sahélien !), de les dépasser (souvent) pour permettre une heureuse résolution de ses problèmes socio-économiques.

Adja-Tio pose le problème du développement socio-économique sous un double angle :

– conservatisme et modernisme,
– médecine traditionnelle et moderne.

Concernant le premier point, le réalisateur présente une famille de pêcheurs où le métier (ou la profession) se transmet de père en fils. Mais dans le contexte de la société du film, la pêche n'arrive plus à faire vivre les gens. Que faire ? La famille est composée de deux couples dont l'un est conservateur et l'autre, plus lucide, aspire au changement. Le couple qui incarne les idées modernes choisit de passer de la pêche à la plantation de café et de cacao non sans avoir subi les diatribes du couple conservateur, paresseux. En fin de compte, le couple qui incarne les idées modernes sur l'agriculture triomphe, mais au prix de la mort du héros du film empoisonné [PAGE 54] par le couple qui s'accroche au conservatisme anti-progrès

Adja-Tio, comme on le voit, pose le problème de la mutation du développement agricole (en Côte-d'Ivoire). Il exhorte le public (ivoirien) à l'effort, tout en condamnant la paresse.

Dans le second point, le réalisateur amène le public à réfléchir sur la médecine traditionnelle et moderne. Le héros du film, à la suite de l'effort fourmi dans les travaux champêtres, tombe malade pendant plus d'un an. La médecine traditionnelle se révèle incapable de le guérir pendant tout ce temps. Transféré dans un hôpital moderne, il recouvre la santé. Comme on le voit, Adja-Tio ne cherche pas seulement à tracer les voies pour l'accroissement des conditions socio-matérielles de l'homme, mais aussi il cherche à lui assurer une bonne santé physique, sans laquelle le développement et le bonheur sont compromis. Le message du film enseigne que l'Africain doit savoir se tourner vers la médecine moderne à temps et quand il le faut; beaucoup de gens meurent à la campagne faute d'avoir compris cela. Bref, Toula et Adia-Tio s'inscrivent dans la lignée des films de propagande, de sensibilisation ou d'intervention, en vue d'un mieux-être de l'homme africain. C'est en cela qu'ils contribuent à son développement, c'est-à-dire à l'amélioration de ses conditions socio-matérielles et de sa santé. Ils l'amènent surtout à réfléchir, à remettre en cause certains acquis eu égard à l'évolution, et à trouver les justes solutions pour être heureux.

Le problème du développement dans L'herbe sauvage de Henri Duparc associe le témoignage sur les succès acquis et les débats. En effet, le film, toutes proportions gardées, tente, à sa façon, de témoigner sur quelques aspects de la réalité socio-économique de la Côte-d'Ivoire. Quand on regarde bien derrière ou sous les images, on constate que le réalisateur, sur le développement, défend une thèse et en réfute une autre. En d'autres termes, il défend la thèse qui fait du développement capitaliste (de la Côte-d'Ivoire) un succès miraculeux, et combat la thèse tiers-mondiste qui veut que la Côte-d'Ivoire pays exploité dominé, à économie extravertie, soit vouée à la ruine à brève ou à longue échéance. Voyons comment le réalisation cherche à convaincre le public sur ces deux thèses. [PAGE 55]

Pour justifier la solidité de la thèse sur le succès du développement capitaliste ivoirien, le réalisateur présente d'un bout à l'autre du film, des images « expansives » sur le « miracle ivoirien ». Au début, nous voyons un défilé interminable sur le succès du développement urbain. Les édifices présentés n'ont souvent rien à envier à ceux de Paris ou de New York. Sur le plan de l'amélioration de la santé, on nous présente un hôpital moderne avec un personnel propre, aimable, compétent, qui arrive à guérir des malades inscrits à l'article de la mort.

Mais le principal problème du développement que traite le film ivoirien, c'est le développement agro-industriel. Le spectateur voit à vol d'oiseau d'immenses plantations de palmiers. Il voit les images de la récolte, le stockage, le travail à l'usine où on transforme les noix de palmier en huile et l'huile en savon. Dans le film, le succès du développement social et agro-industriel repose sur la compétence des cadres, à tous les niveaux, sur la bonne coopération avec les pays étrangers, notamment capitalistes.

Voyons maintenant comment le réalisateur démolit la thèse tiers-mondiste qui veut que la Côte-d'Ivoire (comme la plupart de nos pays), soit un pays qui court à la ruine parce que économiquement exploité par les pays du centre capitaliste. Pour ce faire, il passe par le biais de la technique cinématographique. Mais il faut une fine sagacité pour pénétrer le secret de l'idéologie du réalisateur. Présentons les faits puis tirons les conclusions.

Au début du film, on voit une femme – le docteur ou l'épouse du P.-D.G. de la S.E.P. (Société d'Exploitation pour les huiles de Palme), François Kakou – les traits tirés, un pistolet à la main. Elle prend un ascenseur, entre dans un bureau, tire sur un homme (son mari), ressort et entre dans un autre, et tire sur une secrétaire (la maîtresse de son mari).

Dans la tradition classique, des actions de ce genre reviennent à la fin de l'œuvre. C'est le cas par exemple du film de Costa Gavras, L'état de siège. On voit des images funèbres au début puis à la fin du film. C'est aussi le cas de Baara où l'image de deux hommes traversant au ralenti des flammes se voit au début puis à la fin du film.

Dans L'herbe sauvage, c'est le contraire qui se passe.

Le réalisateur brise ou viole la tradition classique. Aux trois quarts du film, l'action du début se répète, mais [PAGE 56] dans l'ordre inverse des meurtres : la maîtresse est d'abord tuée, ensuite l'amant. Le film continue son déroulement, et s'achève sur la réconciliation entre le P.-D.G. de la S.E.P. avec sa femme qui étaient au bord du divorce. Qu'est-ce que cela veut dire ? Dans le film, l'image macabre du début, qui se répète plus loin aux trois quarts du film se révèle être un rêve, ce qui, en tout état de cause, semble vouloir dire que ceux qui croient que la Côte-d'Ivoire va échouer dans son développement économique se trompent. Ils ne sont pas réalistes. Ils rêvent. Certes, il y aura des difficultés, symbolisées par celles que les deux couples présentés dans le film rencontrent mais, pense le réalisateur, tout finira par entrer dans l'ordre de la même façon que les deux couples qui étaient au bord du divorce ont pu opérer une heureuse réconciliation.

Comme on le voit, L'herbe sauvage montre les acquis d'un développement en devenir d'un pays (la Côte-d'Ivoire). Il pose implicitement le débat autour de l'économie de marché et de l'économie planifiée (type socialiste). En effet la vision de l'économie de marché, présentée dans le film, renvoie, indirectement à celle planifiée, et non présentée, dans le film.

Sur le plan culturel, on a une cohabitation, une espèce de symbiose entre d'une part la culture traditionnelle et d'autre part, celle occidentale qui se renforce.

L'herbe sauvage, qui semble appuyer les thèses du développement du régime en place, est cependant un film problématique, puisque le spectateur est amené à réfléchir sur l'opportunité de cet engagement, et, le cas échéant, à en prendre le contre-pied. Il ouvre donc les débats sur les modes de développement dans nos pays, ce qui ne peut manquer de perfectionner nos vues en la matière.

Baara tranche quelque peu avec les trois films que nous venons de voir. Le problème essentiel posé est le développement des forces productives, ou en d'autres termes le début d'une industrialisation, et la naissance d'un prolétariat combatif face à une bourgeoisie autochtone naissante, égoïste, exploiteuse. Dans L'herbe sauvage, les ouvriers ne s'organisent pas pour lutter contre un patron exploiteur. Tout semble se passer de façon harmonieuse.

Dans Baara, les ouvriers sont exploités. Les conditions [PAGE 57] de travail sont dures. Pour vivre mieux, ils tentent de s'organiser pour défendre leurs intérêts face à un mode de développement économique inégalitaire. Le réalisateur de Baara analyse les conditions d'une bonne lutte pour l'amélioration de la vie des ouvriers. Il prône l'alliance entre les cadres honnêtes, non corrompus, et les ouvriers.

A cet effet, il nous montre le rôle du cadre patriote, dans le développement des luttes de classes. Il est simple, humble, affable, il se range du côté des ouvriers exploités sans toutefois chercher à monopoliser la parole. Dans les réunions, il laisse les ouvriers s'exprimer. C'est eux qui connaissent le mieux leurs conditions de vie. Son rôle à lui est de relancer les débats quand ils s'épuisent, de les interrompre s'ils tournent à la confrontation pour les aiguiller sur un terrain plus fertile, plus conciliant.

Au total, Baara, tout en présentant un type le développement basé sur l'exploitation d'une classe (déshéritée) par une autre riche, possédante, trace la voie à suivre pour un développement équilibré à travers un développement de lutte de classes où les cadres honnêtes, non corrompus, intelligents, s'allient aux exploités pour revendiquer la justice sociale...

Les films dont nous venons de faire l'analyse (sélective) montrent que le cinéma africain se préoccupe du développement socio-économique de nos pays. Ce qu'il montre en la matière, c'est des acquis qu'il faut consolider ou des projets qu'il faut réaliser pour accroître le bien-être des Africains.

Le public africain qui regarde les films cités plus haut ou du même genre acquiert des idées sur les conditions de son épanouissement, et ce faisant, trouve l'énergie nécessaire à la résolution de ses problèmes. Le cinéma apparaît ainsi comme un lieu où l'on reçoit des leçons pour l'amélioration de notre condition de vie, ainsi que de nos capacités de compréhension, et de nos aptitudes à travailler plus efficacement.

II – L'ASPECT POLITIQUE

Nombreux sont les films africains qui posent des problèmes politiques qui sont du reste toujours associés (ou presque) aux problèmes du développement socio-économique. [PAGE 58] C'est le cas de L'exilé d'Oumarou Ganda et de En résidence surveillée de Paulin Soumanou Vieyra.

Les pays africains, d'une façon générale, vivent sous des dictatures militaires ou civiles. Il y a peu de régimes démocratiques. Mais il y a çà et là de véritables propensions à la démocratie.

Feu Oumarou Ganda, pour renforcer ces propensions, ou pour bouder les régimes fascistes ou dictatoriaux, traite dans L'exilé le problème de la démocratie. Il revient sur le passé pré-colonial africain pour nous présenter un royaume « paradisiaque », où le roi Damouré a réussi à édifier une démocratie « pure ». Le roi est juste et étend la justice à tout le monde. Il ne prend jamais seul les décisions concernant la collectivité.

Il réunit toujours son peuple, et lui fait voir les vertus de la liberté d'expression. Une morale rigoureuse régit les actions des sujets : le respect de la parole donnée (il s'agit de ce qui va dans le sens du bien). Cette morale peut s'apparenter aussi à l'honnêteté intellectuelle. En regardant L'exilé, on est frappé par la stabilité du peuple, l'obsession pour tout le monde de rester fidèle aux règles de la société, tant l'homme ne voit pas la nécessité de protester, n'étant pas opprimé.

En résidence surveillée pose à peu près le même problème que dans L'exilé mais de façon différente. Le réalisateur part de la description d'un régime néo-colonial.

L'économie est extravertie, c'est-à-dire dépendante des capitaux étrangers; l'inflation bat son plein. Le peuple vit difficilement tandis qu'à côté les dirigeants se vautrent dans un luxe insolent... Le régime est oppressif de surcroît. L'aliénation a atteint un degré tragique. De hauts cadres sont rendus fous, certains mêmes se suicident...

Face à ce régime néo-colonial, qui pratique une politique d'acculturation et de dépendance, l'opposition se bat pour l'indépendance totale. Pour cela, elle revendique l'identité culturelle, l'usage de nos langues dans l'administration, une démocratie issue de nos anciennes manières de nous gouverner... Cette voie, dans le film, apparaît comme la voie du salut du peuple dans sa majorité.

Les puissances capitalistes voient là un danger pour leurs intérêts. Aussi, organisent-elles un coup d'Etat en se servant de la couche corrompue de l'armée pour empêcher [PAGE 59] toute évolution démocratique allant dans le sens de l'intérêt général des populations autochtones.

Le film de Paulin Soumanou Vieyra, comme on le voit, fait une autopsie des régimes néo-coloniaux africains, et dans cette situation, trace une voie d'espoir qui est celle suivie par l'opposition anti-impérialiste, non corrompue, et résolument patriotique...

Au demeurant, comme on le voit, que ce soit sur le plan du développement socio-économique on politique, le cinéma africain cherche à nous faire prendre conscience de nos difficultés, à montrer les voies de l'espoir, ou à présenter des acquis qui restent toujours à consolider. Ce qui fait que le cinéma peut participer du développement socio-économique ou politique, c'est qu'il présente des images où on lit ce qu'il faut faire pour le bien-être de l'homme, et ce qu'il ne faut pas faire. Par là, il nous aiguillonne et nous met sur la voie de notre bonheur, un bonheur qu'il faut toutefois mériter par un combat courageux, acharné, soit contre la nature, soit contre les forces d'oppression et d'exploitation. Il nous donne l'intelligence et l'énergie pour mener ce combat. En somme l'effet qu'il produit sur nous ressemble à celui de la musique traditionnelle des griots pendant les travaux champêtres, effet qui atténue la fatigue, augmente l'énergie, le tout aboutissant à une plus grande rentabilité dans le travail.

III – LE DEVELOPPEMENT CULTUREL

Si on définit la culture comme l'ensemble des manières d'être d'un peuple, de ses croyances, de ses activités artistiques et techniques, etc., alors on peut dire que le cinéma, qui est lui-même un élément de la superstructure, participe du développement culturel de l'homme africain. Comme dans le cas au développement socio-économique et politique, le cinéma pose des problèmes culturels qui vont dans le sens de l'épanouissement de l'homme, de son émancipation. Un film comme Notre fille (Cameroun) pose le problème de l'aliénation culturelle. L'héroïne, qui copie le mode de vie de l'Occident, apparaît comme une étrangère dans son milieu. Elle est comique. Le film prône une manière d'être soi-même, rejoignant par là les thèmes [PAGE 60] vétustes de la Négritude. Sur ce plan, le film camerounais fait réfléchir.

Il nous amène à découvrir en nous, autour de nous, les méfaits de l'acculturation et à nous conformer à un mode de vie plus fidèle à notre être.

Djeli (Côte-d'Ivoire) nous invite aussi à nous remettre en cause. L'Afrique est, dans une certaine mesure, une société à « castes ». Dans les pays mandés, les nobles et les griots ne se marient pas. Mais les mutations intervenues dans nos pays depuis la colonisation jusqu'à nos jours ont brisé les frontières entre les différentes ethnies, qui se retrouvent dans le même moule social. Faut-il continuer d'être rigoureux sur les tabous imposés par les « classes sociales » alors que les frontières de ces classes apparaissent de moins en moins visibles dans l'univers de nos villes ? Faut-il continuer à perpétuer la castration des hommes en matière d'affection et de relations alors que leurs désirs se trouvent au-delà ?

Djeli nous fait réfléchir sur ces problèmes inhérents à notre culture. Ce faisant, il va dans le sens de la reconnaissance de fait de nos aspirations (ou de certaines d'entre elles) qui sont jusqu'ici prisonnières des tabous. Notre culture traditionnelle, confrontée avec l'évolution d'aujourd'hui, a besoin de faire des concessions pour permettre à l'Africain de suivre sans dommages les lois de l'évolution.

Bref, les films africains aiguisent ou développent notre intelligence, augmentent nos connaissances, et de ce fait nous rendent plus sages, nous donnent les capacités de construire des sociétés de notre choix.

IV – LES LIMITES DU CINEMA AFRICAIN COMME MOYEN DE DYNAMISER LE PROCESSUS DU DEVELOPPEMENT

Pour bien cerner les limites du cinéma africain en tant qu'instrument de développement, il faut forcément se situer dans le cadre global de la situation socio-politique de l'Afrique par rapport à l'extérieur.

Sur ce plan, l'Afrique, dans sa quasi-totalité, est néocolonisée. La domination extérieure continue de s'exercer sur des points clés comme : [PAGE 61]

– la politique,
– l'économie,
– la culture.

Cette domination extérieure se fait par le biais de la bourgeoisie nationale qui joue le rôle subrogé des pays capitalistes dans nos pays. Nous entendons par pseudo-bourgeoisie nationale les hommes qui ont la responsabilité de la gestion de nos pays mais qui n'ont ni les moyens, ni la volonté de mener une politique de dignité et d'indépendance réelle de nos pays, qui se contentent de la domination extérieure, pourvu que, à leur tour, ils aient les moyens de vivre luxueusement, de dominer le reste des masses ou d'aider à les dominer.

Cette réalité fondamentale est quasi absente dans nombre de nos films. C'est par exemple le cas de Toula, d'Adja-Tio, L'herbe sauvage... dans ces films, on ne nous présente pas la domination extérieure comme pouvant constituer un frein pour notre développement. On ne nous présente pas non plus la pseudo-bourgeoisie nationale corrompue, aliénée, dans ses actions de soumission à l'extérieur et d'oppression des masses populaires. Ce sont là pourtant des aspects que nos films doivent montrer pour mieux jouer leur rôle de conscientisation et de développement.

Quelques films cependant s'attaquent à ces genres de problème. C'est le cas de En résidence surveillée et de L'Exilé. Dans ces beaux films, on dénonce la domination étrangère, la pseudo-bourgeoisie nationale, surtout dans En résidence surveillée. On prône dans ces films un développement authentiquement africain.

Mais le problème qui se pose ici est de savoir si ce genre de films peut s'émanciper en Afrique à l'heure actuelle. La domination politique et économique actuelle est un handicap. Même quand des films de ce genre arrivent à voir le jour, ils sont souvent soumis à la censure, partielle ou totale, ou distribués très parcimonieusement. Cela leur ôte toute efficacité formatrice. Par exemple, le public voltaïque a perdu de vue très longtemps le beau film de Sembene Ousmane, Xala.

Au total, pour que le cinéma africain puisse jouer pleinement son rôle de développement des Africains, il faut qu'il soit décolonisé, que les cinéastes puissent s'exprimer librement sur les vrais problèmes qui concernent la majorité de nos populations. Cela, on le voit, ne peut se faire [PAGE 62] que dans un contexte politique débarrassé de toute domination extérieure, et de toutes velléités des dirigeants de se substituer à l'ancien maître. Le rôle actuel du cinéma africain se doit d'aider les Africains à arriver à ce stade.

CONCLUSION

Le cinéma africain évolue dans un contexte socio-politique global qu'il ne contrôle pas. Des forces extérieures l'enchaînent ou tentent de l'enchaîner, de l'étouffer ou de le détourner de ses vrais objectifs qui sont de servir les intérêts socio-matériels et culturels de la majorité des Africains.

C'est pourquoi, afin de mieux aider les Africains à se développer, notre cinéma se doit de chercher, coûte que coûte, les voies de son affranchissement. Ce n'est que libéré des contraintes extérieures et intérieures que le cinéma africain, parti des réalités concrètes de notre vie, pourra fournir à son publie des sujets de réflexion qui vont l'exciter et le conduire sur les voies d'un développement pertinent et harmonieux. On le voit tout naturellement à ce stade de l'analyse, le cinéma africain doit être décolonisé pour mieux jouer son rôle de conscientisation des Africains et, partant, de leur développement sur tous les plans.

Est-il besoin de dire que la décolonisation, la vraie décolonisation du cinéma africain, condition sine qua non pour une participation efficace au développement de nos pays, passe par une vraie libération (politique, économique, culturelle), de nos pays par rapport à l'Occident capitaliste et impérialiste ?

Biny TRAORE
Professeur au lycée Ouezzin
Coulibaly Bobo-Dioulasso


[1] Cet article a été publié dans deux numéros de L'Observateur lors du XVIIIe Fespaco.