© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 46-50



L'EXODE AFRICAIN

E. KALAMBAY

Au moment où l'expérience de plus de vingt ans d'indépendance démontre que l'Afrique est condamnée à l'impuissance aussi longtemps qu'elle demeurera tronçonnée en petits Etats et que l'attitude rationnelle nous fait un devoir de nous convertir en militants de l'Unité Africaine, voici que le Nigeria ou du moins ses responsables politiques repoussent à la frontière les Ghanéens dont le seul crime est d'être Ghanéens... Quelle malédiction, quelle honte pour l'Afrique!!!

A Aflao (frontière entre le Togo et le Ghana), le retour des expulsés ne s'est pas fait en douceur, ils ont vécu un véritable cauchemar, ils ont pratiquement tout perdu, sans parler des coups que bon nombre d'entre eux devaient subir. Des femmes furent renversées sous l'œil curieux des caméras de la télévision occidentale, quelle infamie! Mais il fallait bien encaisser le choc. Avant d'arriver au Bénin, des milliers de gens ont été dépouillés de leurs biens dans l'indifférence générale. On avance le chiffre d'un à deux millions d'hommes, de femmes et d'enfants à être concernés par les mesures d'expulsion. Le scandale nigerian est pour le moins révoltant. A défaut de s'attaquer avec succès au grand capitalisme étranger, les responsables nigerians versent dans le chauvinisme le plus étroit. Faut-il par ailleurs rappeler que le Nigeria s'est déjà illustré (entre 1967 et 1970) dans ce qu'il a été convenu d'appeler « l'indigénisation ». Les perspectives de cette politique ont été résumées en ces termes : « La politique d'indigénisation du secteur privé vise à l'extension d'une propriété autochtone par l'utilisation des moyens de pression, d'action ou de contrôle dont dispose le gouvernement qui intervient, soit pour [PAGE 47] écarter ou interdire l'intervention de sociétés étrangères dans certains domaines de l'activité économique, soit pour contraindre des firmes étrangères à une liquidation totale ou partielle de leur droit de propriété sur le territoire national. ( ... ) Il y eut plusieurs versions successives du décret sur la promotion des entreprises qui obligatoirement devaient être transformées en entreprises nigerianes, dans une proportion variant de 60 à 100 %. Dans les autres entreprises est exigée une participation nigeriane d'un minimum de 40 %. Dès 1974, des capitaux d'un montant de 150 millions de dollars avaient été transférés de mains étrangères à la propriété nigeriane. ( ... ) L'indigénisation poursuivie au Nigeria sous les auspices d'un gouvernement militaire, a coïncidé avec les progrès rapides de la production pétrolière ( ... ), ce qui permettrait une forte augmentation des salaires et des rémunérations de toute espèce, autorisée par le gouvernement pour les emplois du secteur public et acceptée en 1975 par les entreprises privées. Une hausse de 30 à 100 % pour des emplois qui précédemment étaient relativement bien rémunérés, a été qualifiée par certains commentateurs ( ... ) de "Pourboire abusif" accordé à des éléments privilégiés, afin de les inciter à ne plus marchander leur soutien au gouvernement militaire »[1]. Comme il fallait s'y attendre ces acquisitions n'ont pas bénéficié à la grande majorité silencieuse. L'indigénisation ne procède pas d'une entreprise authentique de nationalisation, mais correspond simplement au souci de confier à la bourgeoisie locale et subalterne le pouvoir détenu jusque-là par les étrangers. Les masses, à leur tour mystifiées par la petite bourgeoisie, dirigent leur appétit contre leurs propres frères africains préalablement affectés du statut d'étrangers, selon la logique de répartition territoriale de l'Afrique fixée par les colons. Cependant le Nigeria de janvier 1983 n'est pas le seul à avoir été pris dans cet engrenage. [PAGE 48]

QUELQUES EXEMPLES PARMI D'AUTRES

La Côte-d'Ivoire : au lendemain de « l'indépendance », la Côte-d'Ivoire n'a pu s'empêcher de pratiquer la chasse aux sorcières. Les Dahoméens et les Voltaïques qui tenaient de petits commerces furent l'objet de manifestations d'hostilité de la part de leurs frères ivoiriens. Ces manifestations de haine se sont soldées par la mise à sac des magasins appartenant aux « étrangers » et leur expulsion du territoire.

Le Sénégal: au Sénégal, les boucs émissaires désignés étaient les Soudanais. Les manifestations anti-soudanaises se sont multipliées, certaines couches de la population sénégalaise ont saisi l'occasion qui leur était offerte par leurs dirigeants, pour se débarrasser des Soudanais qui les gênaient, semble-t-il, dans le secteur commercial et administratif.

Le Zaïre : au Zaïre, des mesures furent prises contre les Sénégalais installés à Kinshasa et au Shaba. Pour justifier leur expulsion, on accusa les Sénégalais de tous les maux[2].

J'avais cru avec quelque naïveté que l'Afrique avait franchi cette étape du retour scandaleux au chauvinisme, mais le démenti vient aujourd'hui des responsables nigerians qui décident d'expulser des femmes et des hommes dont la culpabilité n'est pas sérieusement établie dans la mévente du pétrole nigerian encore moins dans la crise économique et sociale que traversent tous les Etats.

Mais le capital humain n'est-il pas un des moyens pour combattre la crise !

L'UNITE AFRICAINE EST-ELLE ENCORE POSSIBLE ?

Au vu du spectacle que nous offre l'Afrique néo-colonisée, les perspectives d'avenir paraissent sombres. Un grand théoricien qui n'est autre que Frantz Fanon a écrit [PAGE 49] que « l'Unité Africaine, formule vague mais à laquelle les hommes et les femmes d'Afrique étaient passionnellement attachés et dont la valeur opératoire était de faire terriblement pression sur le colonialisme, dévoile son vrai visage et s'émiette en régionalismes à l'intérieur d'une même réalité nationale. La bourgeoisie nationale, parce qu'elle est crispée sur ses intérêts immédiats, parce qu'elle ne voit pas plus loin que le bout de ses ongles, se révèle incapable de réaliser la simple unité nationale, incapable d'édifier la nation sur des bases solides et fécondes. Le front national qui avait fait reculer le colonialisme se disloque et consomme sa défaite »[3].

Fanon est l'un de ceux qui ont sacrifié leur vie à une cause juste – la libération de l'homme –, mais je continue à penser que l'Unité Africaine constitue le mot d'ordre de l'histoire pour sortir l'Afrique du cercle infernal. Ce mot d'ordre traduit une intention avant d'être mouvement irréversible de l'histoire vers la libération intégrale de l'Afrique. Malgré les expulsions du Nigeria, qui pourrait se permettre d'oublier que les frontières coloniales ont été tracées au gré des diverses puissances coloniales en compétition pour le partage de l'Afrique ? Qui pourrait se permettre d'oublier que les frontières, issues du partage de l'Afrique n'ont tenu aucun compte des populations concernées, ni des affinités culturelles ou régionales ? Les Africains ne sont-ils pas chez eux en Afrique malgré les divisions territoriales artificiellement créées pour les besoins de la « Mère-Patrie » ? L'année 1983 sera marquée d'une pierre noire pour l'Afrique et les expulsions auxquelles on assiste à l'heure actuelle favorisent de mille manières un racisme qui nous rappelle les périodes les plus dramatiques de la colonisation. Aujourd'hui dans l'Afrique dite « indépendante », il n'est plus étonnant d'entendre prononcer par un Africain des réflexions du genre : « Rentrez chez vous ! Vous n'avez rien à faire ici, etc. » Cette situation nouvelle pour l'Afrique nous déshonore alors que nous sommes réputés pour nos traditions séculaires d'accueil et de bonne convivialité ! Faut-il rappeler que, par une espèce d'ironie du sort, les expulsions du Nigeria ont coïncidé avec les grèves des travailleurs immigrés dans l'Automobile française ? [PAGE 50]

La presse à sensation s'en est donné à cœur joie. Le but inavoué de la publicité réservée à cette triste affaire a été de montrer que les travailleurs immigrés font la grève en France alors que chez eux ils se heurteraient à une situation encore plus critique.

Allons, chers Frères, il est temps de nous rendre à l'évidence: nous sommes comptables de nos actes devant le Tribunal de l'Histoire. Soyons lucides et déterminés, seule l'Unité Africaine peut nous permettre d'affronter avec quelque chance de succès les problèmes modernes, le développement économique et social pour la promotion de l'homme. La réalisation de cette entreprise revient naturellement aux « Damnés de la Terre » et non à ceux qui ont jeté l'Afrique en pâture aux puissances étrangères. Dans d'autres termes, le passage dialectique de l'intention à l'acte dépend de ceux qui, au Nigeria et ailleurs, sont en train de croupir sous la botte des militaires au service d'autres fins.

    « Celui qui vit encore ne doit pas dire : jamais !
    Ce qui est assuré n'est pas sûr.
    Les choses ne restent pas ce qu'elles sont.
    Quand ceux qui règnent auront parlé
    Ceux sur qui ils régnaient, parleront.
    Qui donc ose dire : Jamais ?
    De qui dépend que l'oppression demeure ?
    De nous
    De qui dépend qu'elle soit brisée ?
    De nous »[4].

Oui, si nous voulons rompre les chaînes de misère qui nous lient, nous ne pouvons plus compter que sur nos propres efforts, à condition que nous cessions de creuser nos propres tombes... La victoire de l'ennemi sur nous dépendra de notre complicité !

E. KALAMBAY


[1] Sayre (P. Schatz), Nigerian Capitalism, Berkeley and Los Angeles University of California Press, 1977, cité par Sklar (L Richard), Revue Esprit, septembre 1979, p. 17.

[2] Enumération non exhaustive : le Gabon a été oublié (N.D.L.R.).

[3] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, p. 104.

[4] Bertold Brecht, Eloge de la Dialectique, Ed. L'Arche, 1966.