© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 39-45



BANTOUSTANS A GOGOS :
CHRONIQUE DES INDÉPENDANCES MORT-NEES

P.N.-P.A.

ET SI LES DECHETS DE SEVESO AVAIENT ETE TRANSFERES DANS UNE REPUBLIQUE AFRICAINE FRANCOPHONE ?

Y a-t-il un homme de bon sens, noir ou blanc, que l'affaire des déchets de Séveso ne remplisse à la fois de stupéfaction et d'effroi ?

Résumons d'abord le film de cette Apocalypse douce. Le 10 juillet 1976, un accident se produit à Séveso, près de Milan, dans une usine de produits chimiques appartenant à la multinationale suisse Hoffmann-Laroche, à la suite de quoi un poison appelé dioxine, dont la toxicité est estimée par certains savants à dix mille fois celle de la strychnine, se répand à l'air libre, imprégnant le sol, la végétation, les objets, contaminant surtout les gens – sans cependant provoquer de décès dans l'immédiat, du moins autant qu'on sache. Pour apprécier le désastre, que l'on songe que les savants italiens ordonnèrent aussitôt non seulement de démolir l'usine mais encore de tout abattre autour d'elle dans un rayon tel que c'est tout le site qui était transformé en désert. Mais que faire des déchets ainsi accumulés, et notamment des terres remuées qu'on avait enfermées dans quarante et un fûts ?

Alors commence une sinistre odyssée, comme malheureusement l'avenir ne manquera pas de nous en offrir d'autres exemples – aux pays sous-développés en particulier. [PAGE 40]

Dans un premier temps, les responsables italiens forment le projet d'enfouir les déchets maudits au fond de l'Atlantique. Au large de quelles côtes, puisque l'Italie n'a pas de façade sur l'Atlantique ? En fait, les Italiens sont exclusivement soucieux d'éloigner le plus possible de leur territoire les quarante et un fûts de déchets; peu leur importe où ils atterriront. En somme ils sont animés d'un égoïsme cynique, qui va caractériser leur attitude pendant toute l'affaire jusqu'à aujourd'hui alors que l'on ignore encore où se trouvent les redoutables fûts.

Car, si leurs visées atlantiques ont vite été éventées, provoquant l'indignation scandalisée et la mobilisation des organisations écologistes d'Europe occidentale, les Italiens, agissant cette fois avec sournoiserie, réussissent à faire sortir clandestinement les quarante et un fûts de leur pays, réalisant aussitôt un curieux tour de passe-passe, puisque les fûts disparaissent tout à coup, au point que près de neuf mois plus tard aucun des gouvernements concernés, malgré la mobilisation de moyens considérables, n'est encore en mesure de dire où ils se trouvent.

Deux certitudes pourtant : les quarante et un fûts, chargés sur un camion, ont franchi la frontière franco-italienne le 10 septembre 1982, se dirigeant vers le nord de l'Hexagone où, semble-t-il, ils ont séjourné au moins quelque temps à Saint-Quentin. D'autre part, le dernier sous-traitant à en avoir eu la responsabilité est connu, lui aussi; c'est un citoyen français, un certain Paringaux, transporteur de son état; mais l'homme refuse obstinément de parler, obéissant à on ne sait quelle loi du silence, dont de longues semaines d'incarcération n'ont pas encore eu raison.

Deux aspects de cette incroyable affaire doivent retenir l'attention des Africains; c'est d'abord l'extraordinaire toute-puissance des multinationales qui donne à réfléchir. On me reprochera peut-être d'enfoncer une porte ouverte : n'avons-nous pas ici même, à plusieurs reprises, dénoncé la dictature d'Elf-Aquitaine, qui peut se permettre d'extraire des millions de tonnes de pétrole du sous-sol d'une République africaine sans que les habitants de celle-ci soupçonnent même l'existence de ce qui devrait être pour eux une manne ? La multinationale Hoffmann-Laroche semble pourtant avoir dépassé la mesure. C'est à elle qu'appartenait l'usine de Séveso; c'est bien évidemment [PAGE 41] à elle qu'incombait toute responsabilité dans le nettoiement du site après l'accident. Personne ne conçoit vraiment que Hoffmann-Laroche puisse ignorer où se trouvent les quarante et un fûts de déchets à la dioxine.

Or que répond Hoffmann-Laroche à ceux qui la pressent de dire la vérité et de soulager ainsi l'angoisse de centaines de millions de gens ? Qu'elle a donné l'enfouissement des déchets concernés en sous-traitance à une entreprise qui n'a accepté de signer le contrat qu'à la condition formelle que Hoffmann-Laroche ignore à jamais l'endroit choisi pour les enterrer. Si un simple citoyen osait tenir de tels propos devant la police ou un magistrat, on l'accuserait à juste titre d'outrager la démocratie et on décréterait contre lui des mesures d'extrême coercition. Mais Hoffmann-Laroche, elle, peut impunément bafouer les autorités les plus respectées. Et si Paringaux, son compère français, consent à ouvrir la bouche quelquefois dans sa prison, c'est pour assurer que, là où ils sont, ces fûts ne sont plus un danger. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

Pour le comprendre, répétons une observation formulée tout à l'heure : l'Italie n'a eu d'autre souci en cette affaire que de se débarrasser des fûts, sans jamais prendre en considération le danger que pouvaient courir des populations non-italiennes. N'est-il pas établi, par exemple, que le camion qui a amené les déchets sur le territoire français a été accompagné jusqu'à la frontière par des officiels italiens, dont un dénommé Luigi Noé, un sénateur, donc un élu. Mais ces officiels italiens, blancs, chrétiens, donc civilisés, n'ont pas cru devoir informer leurs homologues et voisins français, blancs, chrétiens et civilisés comme eux, du cadeau qu'ils leur faisaient. Qui peut douter que, dans la même situation, des officiels français seraient animés du même égoïsme ? Et qui peut douter que cet égoïsme s'exercerait avec plus d'agressivité encore à l'égard de populations de couleur, et plus particulièrement de populations africaines ?

Quand Paringaux déclare que, là où sont ces fûts, ils ont cessé de constituer un danger, peut-être veut-il dire qu'ils ont cessé de constituer un danger pour les populations blanches, chrétiennes et civilisées de l'Occident. On n'a jusqu'ici examiné que les hypothèses où les quarante et un fûts de déchets à la dioxine auraient pu être enterrés [PAGE 42] illégalement dans une décharge sauvage d'Europe occidentale.

Mais on peut concevoir d'autres hypothèses qu'autorisent des précédents célèbres illustrant le mépris de l'Occident pour la souveraineté de nos Etats et pour le bien-être de nos peuples. Pourquoi les fûts de déchets venus de Séveso n'auraient-ils pas été transportés clandestinement dans une République africaine, avec la complaisance d'un dictateur ou même à son insu ? Que ne peut se permettre une multinationale capable de narguer les autorités d'une nation blanche ? Quelle tentation que la facilité d'une dictature prostituée, rongée par la gabegie, l'obscurantisme, la corruption, l'irresponsabilité et toutes les tares dont telle République francophone nous offre les plus beaux échantillons à contempler! Pensez donc ! quarante et un malheureux fûts transportés par camion et enterrés discrètement dans la jungle équatoriale, qui irait soupçonner là un des plus grands crimes du siècle ? Et si jamais des accidents sont observés un jour, et à supposer qu'une malédiction imprévue contraigne à les évoquer publiquement, quoi de plus facile que de les attribuer à une épidémie tropicale typique ? Les commentateurs éclairés, tels que nous les connaissons, n'auraient que l'embarras du choix.

P.N.-PA.

Au moment d'envoyer la copie de cette livraison à notre imprimeur, nous apprenons que, aujourd'hui 19 mai, les quarante et un fûts de dioxine viennent d'être découverts : ils se trouvaient tout bêtement entreposés dans un atelier désaffecté d'une petite commune proche de Saint-Quentin, Anguilcourt-le-Sart. Ce n'est pourtant, en quelque sorte, que partie remise. Compte tenu de la psychose créée par cette affaire parmi les populations européennes, il est certain que les multinationales iront désormais déverser leurs déchets de plus en plus loin du sol de l'Europe, et qu'elles résisteront de moins en moins à la tentation de trouver des décharges sauvages sur le Continent africain. A suivre, comme on dit. [PAGE 43]

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CAMEROUN: VAGUE DE CRIMINALITE OU MONTEE DE LA REVOLTE?

Le meilleur journal du monde (sans jeu de mots) est en France; c'est du moins ce que l'on dit souvent. Néanmoins, c'est dans la presse anglaise que vous trouverez l'information la plus sérieuse et la plus conséquente sur l'Afrique – et, plus curieusement, sur l'Afrique dite francophone elle-même. Sans être des anglomanes, nous avons pris l'habitude de déchiffrer des journaux anglais, dictionnaire en main. Gageons que tous les Africains dits francophones seront de plus en plus contraints d'en faire de même, aussi longtemps que l'information africaine dans la presse francophone demeurera au-dessous de la débilité mentale, comme chacun a pu en juger récemment encore pendant la grève des professeurs ivoiriens de l'enseignement secondaire. Les pires ennemis de la langue française, ce n'est pas nous, qui en combattons ouvertement la tyrannie anachronique et contre nature en Afrique, mais les petits manipulateurs de la grande presse, dont la censure répugnante finira bien par écœurer toute l'intelligentsia « francophone » africaine.

En feuilletant donc un excellent hebdomadaire londonien, qui n'a point de rival dans toute la francophonie, West Africa (numéro du 21 mars 1983), nous sommes tombés sur cette dépêche de son correspondant camerounais (la traduction est d'un professionnel au-dessus de tout soupçon) :

    CAMEROUN: LA VAGUE DE CRIMINALITE SE POURSUIT

    Dans les villes de Douala et de Yaoundé particulièrement, et au Cameroun en général, des crimes affreux sont commis quotidiennement. Ils augmentent tous les jours, toutes les semaines et tous les mois malgré le renfort des effectifs de police chargés de maintenir la loi et l'ordre dans ces villes, nous écrit David Achidi Ndifang.

    L'afflux d'immigrants clandestins venant du Nigeria, du Tchad, du Gabon, du Congo et de la République [PAGE 44] centrafricaine, ainsi que de Camerounais expulsés de France a conféré une dimension nouvelle à la vague de criminalité sévissant au Cameroun. La protection des vies et des biens devient un sujet d'angoisse.

    Il ne se passe pas de semaine dans les villes de Douala et de Yaoundé sans qu'on signale des cas de vol, de cambriolage ou d'assassinats perpétrés de sang-froid.

    Il y a plusieurs semaines, une bande de malfrats de Yaoundé a été prise en flagrant délit. Les dénommés Essomba Hyachinte, dit Petit Essomba, Mballa Mballa, alias Dakota, et Ahanda Ondoua Dieudonné ont été arrêtés après avoir dérobé ensemble quatre voitures, plus de cinq millions de francs CFA, et violé des femmes et des jeunes filles.

    Récemment à Douala, un gardien de nuit tchadien a été trouvé étranglé. Les meurtriers se sont enfuis emportant des marchandises qui provenaient du magasin où la victime était employée et dont la valeur est estimée à plusieurs millions de francs CFA.

    Récemment à Yaoundé, la police camerounaise, très vigilante, a découvert un crime d'un genre très particulier où se trouve impliquée une enseignante diplômée d'université; elle a été convaincue avec son ami et d'anciens détenus d'avoir assassiné son mari de sang-froid.

    L'enseignante, âgée de trente et un ans, s'appelle Marinette Dikoum; le mari assassiné, Vincent Minyem Dikoum, trente-sept ans, était sous-directeur à la Banque Camerounaise à Yaoundé. Elle avait pour complices son ami Ambang Mbadjié, ainsi que trois individus dont l'aide avait été efficace : Pouli Roger, Ndzana Louis et Jean-Pierre Ombouté, tous des repris de justice.

    Au cours de cette nuit tragique, Marinette Dikoum réussit à endormir son mari chez lui au moyen d'un somnifère; il fut tué la même nuit et son corps fut jeté dans la Sanaga, un fleuve éloigné de quarante kilomètres de Yaoundé.

    Marinette Dikoum et deux de ses complices ont déjà été arrêtés et sont passés aux aveux. Mais [PAGE 45] deux autres hommes, dont son ami, courent toujours. La police les recherche, morts ou vifs.

Bigre ! voilà un pays où la vie ne doit pas être folichonne. Et c'est le moment que choisissent les staliniens pour proposer leur ralliement à la dictature, comme pour exaspérer délibérément le désarroi meurtrier des masses écrasées par l'impérialisme.

S'il est vrai, en effet, qu'aucune criminalité n'est en quelque sorte innocente, il convient d'attribuer à celle-ci une signification qui ne nous paraît pas faire de doute. Elle est à la fois une réaction anarchique de légitime défense contre le triomphe cynique des fantoches et un message désespéré à l'adresse d'une opposition progressiste dont les divisions, les démissions, les incohérences, les plus grossières erreurs ne cessent de s'accumuler depuis vingt-cinq ans.

P.N.-P.A.