© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 30-38



LA SECURITE SOCIALE EN AFRIQUE,
VECTEUR DE DEVELOPPEMENT ?

LE CAS DU MAROC

Aziz LAHLOU

Les problèmes que pose le chômage dans le domaine de la sécurité sociale au Maroc sont particulièrement complexes et difficiles; pour un salarié marocain stabilisé qui habite une agglomération urbaine, le chômage involontaire représente le même risque et entraîne les mêmes conséquences que pour tout autre travailleur dans les autres coins du monde. Donc, rien de plus compréhensible que les revendications des syndicats en cette matière, mais rien de plus difficile que de mettre sur pied un système général garantissant des droits bien déterminés aux indemnités en cas de chômage involontaire, par exemple en instaurant l'assurance-chômage obligatoire. Sans un service de placement bien organisé et efficace pour mettre à la disposition des requérants les postes vacants sur le plan local et sur le plan national, une vérification objective de la nature involontaire du chômage est impossible; cette condition préalable revêt une importance essentielle du fait que l'oisiveté n'est pas toujours considérée au Maroc comme un état anormal et indésirable. Le principe que la prévention des risques sociaux constitue une partie intégrante de toute politique tendant à réaliser la vraie sécurité sociale est particulièrement valable dans la lutte contre le chômage : la création de l'emploi est plus importante, plus efficace que l'indemnisation. Donc, si l'on recherche des priorités à donner [PAGE 31] dans l'ensemble des mesures entreprises pour le progrès social et économique du Maroc, aucun doute ne saurait exister sur la nécessité de concentrer tous les efforts et toutes les ressources sur des mesures visant la création des emplois.

A toute étape de la planification au Maroc, le fait que la sécurité sociale ne produit pas directement de nouvelles richesses mérite une attention particulière. La sécurité sociale est le moyen de redistribution du revenu national et aucun système de sécurité sociale ne peut distribuer plus qu'il n 'en reçoit. Les ressources affectées à la sécurité sociale sont toujours fournies par les facteurs de production indépendamment, s'il s'agit des cotisations des salariés ou des employeurs, des subventions de l'Etat ou des autres pouvoirs publics ou encore s'il s'agit des taxes et des impôts spéciaux pré-affectés à la sécurité sociale. Donc le plan financier de la sécurité sociale doit non seulement garantir l'équilibre financier de l'organisme gestionnaire, mais éviter les conséquences indésirables du point de vue de la justice sociale et de l'opportunité économique. Ces considérations sont pertinentes dans tous les cas, mais revêtent une importance particulière quand il s'agit d'un système limité à certaines catégories professionnelles, ce qui est la situation actuelle au Maroc[1].

Les petits paysans et paysans sans terre au Maroc ne sont pas seulement touchés par la perte de leur patrimoine et par l'affaiblissement de leur revenu. Simultanément, ils sentent que face au pouvoir croissant de la ville et de l'industrie, leurs valeurs et aspirations propres sont de moins en moins reconnues. L'ensemble des fondements spirituels, culturels et sociaux des communautés familiales et villageoises traditionnelles, après des siècles d'histoire, se trouve remis en cause en l'espace de quelques générations : convictions religieuses, liens avec la nature, répartition des rôles et des fonctions (rapports [PAGE 32] d'autorité et de solidarité), conception du travail, sens de la fête, etc.

La paysannerie pauvre au Maroc est particulièrement consciente de sa vulnérabilité et elle se défend contre toute intervention extérieure susceptible d'aggraver sa situation. Ainsi, sa réserve vis-à-vis des incitations à l'investissement s'explique par l'ampleur des risques encourus : elle ne peut maîtriser aucune des conditions de rentabilité (fixation des prix, organisation et structure des marchés) alors même qu'elle se heurte à la difficulté de mobiliser les ressources nécessaires. Par ailleurs, l'introduction de cultures de rente entraîne une perte d'accès direct aux produits vivriers; ce détour par le marché est d'autant plus coûteux que le prix des denrées essentielles tend à augmenter, notamment en période de soudure. Les petits producteurs vont donc éviter de se soumettre intégralement à l'économie marchande, préservant les cultures de subsistance et ajustant les cultures de rente au niveau de leurs besoins monétaires. De même, ils vont manifester leur méfiance devant l'introduction de nouveaux systèmes productifs de tendance capitalistique.

Matériellement appauvries, ébranlées dans leurs racines culturelles et dépossédées de leur statut social, les couches les plus vulnérables de la population paysanne marocaine abandonnent le travail agricole et, par migrations successives, rejoignent les grandes zones urbaines. Elles sont rejointes dans cet exode par les éléments les plus dynamiques des campagnes (jeunes surtout), en quête d'un revenu assuré et d'une identité reconnue. Mais l'industrie, concentrée à Casablanca, ne peut absorber toute cette main-d'œuvre d'origine rurale, vu ses choix technologiques (forte intensité capitalistique) et son caractère enclavé qui freine les effets multiplicateurs d'emploi (amont et aval). La situation est donc radicalement différente de celle des pays développés où, après une première croissance généralisée de la productivité agricole, la révolution industrielle a permis l'absorption progressive du surplus de force de travail[2]. [PAGE 33]

Depuis toujours, et partout, il y a des malades, des vieillards et des enfants qui ont besoin de soins et d'entretien : à toute époque et dans toutes les régions, la société humaine y fait face par les moyens qui correspondent à l'ordre social régnant.

Au Maroc, c'était la famille seule qui protégeait ses membres; bientôt suivirent les communautés tribales. Les organisations religieuses, les seigneurs féodaux ont mis en œuvre les systèmes de secours aux nécessiteux en se basant sur la notion de la charité.

L'apparition de l'industrie moderne au Maroc s'accompagne de l'apparition du prolétariat et bientôt la naissance de la solidarité ouvrière et le réveil de la responsabilité publique, sont à l'origine de la création des sociétés de secours mutuels, des services sociaux communautaires et de la promulgation des premières législations de protection instituant certaines obligations directes de l'employeur[3].

Les assurances sociales obligatoires ou les assurances sociales facultatives subventionnées par l'Etat apparaissaient, constituant pour la première fois une solution rationnelle et quelque peu complète des problèmes que pose la protection des travailleurs salariés contre les conséquences des risques sociaux.

Parmi les travailleurs salariés au Maroc, il y a toujours bon nombre de ceux pour lesquels le travail salarié et l'abandon du milieu traditionnel ne constitue qu'un épisode passager, d'ailleurs souvent répété. Dans de tels cas, le retour au milieu coutumier est de règle et ne présente pas de problèmes particuliers. Mais ce sont les travailleurs stabilisés pour lesquels le salaire constitue la base de leur existence qui éprouvent vivement le besoin d'une protection en cas de perte de salaire. Soulignons que ce besoin de sécurité sociale n'est pas motivé exclusivement [PAGE 34] par des considérations du bien-être social. Les mesures en matière de sécurité sociale pour les travailleurs marocains salariés constituent un facteur important dans l'ensemble du développement économique du pays.

La sécurité sociale ne désigne pas des techniques ou des formules nouvelles. Le vrai sens du terme « sécurité sociale » apparaît si l'on se penche sur les objectifs à atteindre plutôt que sur les méthodes de réalisation.

L'objectif de la sécurité sociale est de protéger tout homme contre les conséquences économiques des éventualités entraînant la perte du revenu du travail ou encore des charges particulières entraînant une baisse sensible du niveau de vie. La convention no 102, adoptée en 1952 par la Conférence internationale du travail, concernant la norme minimum de la sécurité sociale, désigne neuf branches : les soins médicaux, les indemnités de maladie, les prestations de maternité, les prestations en cas d'accident de travail et de maladie professionnelle, les pensions de vieillesse, d'invalidité et de survivant, les prestations de chômage et les prestations familiales.

Les techniques et les méthodes pour réaliser la sécurité sociale sont diverses : assurance sociale obligatoire alimentée principalement par les cotisations des employeurs et/ou des travailleurs; services publics dont le coût est directement imputé au budget de l'Etat ou de toute autre autorité publique et qui peuvent, soit entièrement, soit en partie, être financés par les taxes ou les impôts pré-affectés à la sécurité sociale; les obligations légales directement imposées à l'employeur; régimes conventionnels ou bénévoles en particulier les régimes introduits par les conventions collectives, les caisses de prévoyance ou de pension de l'entreprise; assurance sociale facultative, notamment les sociétés d'entraide mutuelle.

Nous pensons que la sécurité sociale au Maroc est un élément indispensable de tout développement économique et social équilibré. Certes, il n'est pas une panacée susceptible de remédier à tous les maux sociaux. Elle ne peut pas se substituer à la carence des autres mesures indispensables pour le bien-être social et pour le développement économique.

La question essentielle est de trouver rationnellement les priorités à donner à différentes branches et à différentes [PAGE 35] catégories de personnes protégées et de rechercher la meilleure technique et la meilleure méthode qui correspondent à une situation concrète.

A l'heure actuelle, il y a trois branches de la sécurité sociale qui posent des problèmes particulièrement graves, aussi bien sur le plan social que sur le plan financier : les prestations en cas de vieillesse, les allocations familiales et le chômage[4].

Pour que la sécurité sociale remplisse sa fonction dans l'ensemble du progrès économique et social du Maroc, elle ne peut pas se limiter à la simple indemnisation quand le risque survient. La prévention des risques et la réadaptation des victimes font partie intégrante de la sécurité sociale; plus particulièrement, la prévention est l'une de ses fonctions essentielles.

Par cela, le plan marocain dans son ensemble doit prévoir des mesures préventives, sans qu'il soit indispensable à l'organisme gestionnaire de l'une ou de l'autre branche de la sécurité sociale d'assumer lui-même la responsabilité directe de l'exécution. D'ailleurs, dans beaucoup de cas, ces tâches seraient nettement en dehors des possibilités réelles d'un tel organisme. Prévenir le chômage structurel, technologique ou saisonnier, éliminer le sous-emploi et réaliser le plein emploi, c'est orienter l'ensemble de la politique économique et sociale du Maroc. Prévenir les maladies, c'est la fonction essentielle des services d'hygiène et de santé, c'est également améliorer la nutrition, le logement et l'éducation. Il est évident que de telles tâches ne sont pas de la compétence des administrateurs de la sécurité sociale. Les mesures préventives doivent néanmoins retenir toute l'attention lors de la recherche des priorités à donner aux mesures de la sécurité sociale, au sens restreint du mot, mais l'ensemble de la planification du développement social et économique. Il faut de plus les tenir présentes à l'esprit lors de la planification de la sécurité sociale elle-même pour que son fonctionnement contribue aussi efficacement que possible à l'application effective des mesures de prévention[5]. [PAGE 36]

Nous pensons que les buts à atteindre par la sécurité sociale au Maroc, peuvent être résumés ainsi :

1 – Généralisation de la protection, à savoir l'extension de la protection à toute personne contre tous les risques qui peuvent la menacer.

2 – Efficacité de la protection, à savoir un niveau tel des prestations qu'elles garantissent une vraie protection contre la misère[6].

3 – Péréquation équitable des charges s'il s'agit de cotisations ou de subventions des fonds publics ou de toutes autres ressources affectées à la sécurité sociale.

La perte du salaire résultant d'une maladie ou d'un accident non professionnel représente également, et plus fréquemment que les risques professionnels, une menace pour le bien-être du travailleur marocain et de sa famille, particulièrement quand l'incapacité se prolonge. Le coût relatif des indemnités de maladie n'est pas, en général, trop élevé par rapport à la masse totale des salaires. Il peut, sans grand danger, être supporté directement par les grandes entreprises : c'est différent pour les employeurs moyens et petits, et ici la péréquation des charges s'impose, si la protection du travailleur doit être efficace. Mais les difficultés d'ordre administratif ne sont pas à sous-estimer; les solutions doivent être recherchées dans les limites des possibilités des administrations respectives. Toutefois, l'évolution peut admettre la mise en œuvre de solutions satisfaisantes et ce sera également valable pour les indemnités à verser à une femme salariée en cas de maternité[7].

En ce qui concerne les prestations de vieillesse, on ne pourra pas sérieusement envisager au Maroc un système de pensions non contributives qui s'appliquerait à l'ensemble de la population. Même si ces pensions étaient [PAGE 37] subordonnées à un critère de besoins relativement sévère – qui d'ailleurs serait bien difficilement applicable dans le lieu coutumier rural – le coût qui en résulterait pour le budget de l'Etat s'avérerait sans doute comme excessif, en particulier vu la nécessité de diriger les ressources disponibles vers des mesures visant le développement économique. Par conséquent, la solution qui s'impose pour les salariés – qui ne constituent pas la catégorie la plus pauvre de la population – doit prévoir le financement par le secteur directement intéressé. En d'autres termes, si la situation commande la mise sur pied d'un système protégeant les travailleurs salariés en cas de vieillesse, il conviendrait de recourir au mécanisme de l'assurance-pension.

Tout système d'assurance-pension, dans lequel le montant des prestations dépend de l'ensemble de la carrière professionnelle du travailleur, oblige l'administration à créer et à maintenir pendant de longues périodes les annotations appropriées sur chaque travailleur assuré, et cela nécessite un mécanisme administratif compliqué. Ces considérations ont d'autant plus de poids que les problèmes administratifs à résoudre au Maroc sont difficiles : l'analphabétisme, l'insuffisance d'état civil, l'inexactitude des noms, le manque de communications rapides, ne sont que quelques exemples des obstacles particuliers qui rendent extrêmement difficile le fonctionnement satisfaisant d'un système reliant étroitement les droits du travailleur à sa carrière professionnelle complète. En conséquence, il conviendrait de rechercher les simplifications du mécanisme des prestations à octroyer pour que l'administration puisse fonctionner normalement.

C'est en partie pour ces raisons que l'on considère souvent au Maroc qu'une étape intermédiaire pourrait constituer une solution transitoire. Au lieu de mettre sur pied immédiatement l'assurance-pension, qui implique une péréquation des risques entraînant ainsi des opérations administratives complexes, on pourrait instituer un système d'épargne individuelle obligatoire qui présente plusieurs avantages sur le plan administratif et financier. Il comporte des défauts évidents sur le plan social, car aucun mécanisme d'épargne individuelle ne peut garantir une protection sociale adéquate. [PAGE 38]

La priorité dans le domaine des soins médicaux appartient aux réalisations susceptibles de rendre service au plus grand nombre de personnes possible. Dans le même ordre d'idées, les mesures de prévention doivent retenir toute l'attention. Le moyen le plus efficace pour atteindre ce but paraît être le service public de santé dont le renforcement, l'extension et l'intensification sont une des mesures méritant la plus haute priorité dans l'ensemble de la planification de la sécurité sociale au Maroc[8].

L'assurance commerciale privée a des tâches importantes dans la vie économique du Maroc et les solutions doivent tenir compte de l'ensemble des impératifs économiques. Toutefois, c'est l'intérêt du travailleur qui doit déterminer la solution et, à la longue, il paraît que c'est l'intégration de la réparation des risques professionnels dans l'ensemble de l'administration chargée de l'application de la sécurité sociale qui est préconisée.

On ne saurait pas assez insister sur la contribution directe que la sécurité sociale bien conçue peut apporter non seulement au progrès social, mais au développement économique. C'est pourquoi les soins médicaux préventifs et curatifs méritent une haute priorité dans la planification de la sécurité sociale, car il est évident que c'est seulement une personne jouissant d'une bonne santé qui peut donner son plein rendement au travail.

Aziz LAHLOU
Maître de conférences à l'Université Hassan II
Casablanca


[1] La branche pension présente un aspect économique très intéressant du point de vue du développement économique. Il est dans la nature de cette branche que les dépenses annuelles au titre des prestations accusent une augmentation d'année en année très marquée, en particulier pendant une période initiale relativement longue; en général, cette augmentation est beaucoup plus forte que celle de la masse totale des salaires qui détermine les recettes au titre des cotisations.

[2] Un processus d'urbanisation au Maroc aussi accéléré, doublé d'une paupérisation brutale, apparaît comme étant la conséquence directe d'une double action. A la campagne, la dépossession terrienne et la désagrégation des structures sociales consécutives, ont déclenché un exode rural de misère précipitée. Dans les villes la crise de l'artisanat et du petit commerce s'est traduite par une paupérisation et une prolétarisation inévitables.

[3] Pour obtenir une augmentation du rendement, il faut développer d'une façon générale les conditions capables de favoriser la stabilisation ces travailleurs. Parmi les conditions qui doivent être remplies, une sécurité sociale au moins égale à celle que le travailleur marocain avait dans son milieu d'origine.

[4] Cf. sur ce point Elie Alfandrie, Aide sociale, action sociale, éd. Dalloz, Paris, 1974. Cf. de même P. Etienne Barral, Economie de la santé : faits et chiffres, éd. Dunod, Paris, 1978.

[5] Cf. sur ce point Pierre Camusat, Comprendre le monde du travail, éd. Gamma, Paris, 1967. Cf. sur ce point aussi Pierre Béderère, Les salaires et les autres revenus, éd. Hatier, Paris, 1977.

[6] Plus on est pauvre plus on a besoin de la protection, plus le niveau de salaire est bas plus les salariés ont besoin des prestations compensatoires en cas de perte de salaire.

[7] Cf. avec profit sur ce point Carlo Benetti et Jean Cartelier, Marchand, Salariat et Capitalistes éd. Maspero, Paris 1980.

[8] Pour une vue globale sur ces problèmes, cf. notamment : Le rapport de Mohamed Gourja, directeur général de la Caisse nationale de Sécurité sociale « Le rôle de la Sécurité sociale dans le développement », Manille, 4 novembre 1980.