© Peuples Noirs Peuples Africains no. 33 (1983) 5-8



TRIBUNE LIBRE

O.U.A., DEUX POIDS, DEUX MESURES :
LE SAHARA ET L'ERYTHREE

Berhané CAHSAI

L'Organisation de l'Unité Africaine (O.U.A.) devrait constituer, après bientôt vingt années d'existence, la conscience des peuples africains. Force est de constater qu'on est loin du compte. Cette organisation sur laquelle beaucoup d'Africains avaient, à juste titre, misé pour qu'elle soit le fer de lance de l'émancipation, de la libération et de l'unité africaines, est plutôt restée fidèle à l'idée que certains autres Africains se faisaient d'elle – un club des chefs d'Etat.

Cette Organisation est un nid de contradictions internes et externes. Nous considérons de plus près la contradiction la plus récente, et qui risque de faire éclater l'Organisation : à savoir, l'admission récente, quoique contestée, en son sein, de la République Arabe Sahraouie Démocratique (R.A.S.D.) comme le cinquante et unième Etat. D'autre part, cette même O.U.A. refuse de reconnaître le mouvement de libération de l'Erythrée, qui dure depuis et un ans.

Rappelons qu'en gros les Etats membres de l'O.U.A. sont divisés en deux en ce qui concerne la R.A.S.D. : le premier groupe se base sur l'article 28 de la Charte de l'O.U.A. pour appuyer l'admission de la R.A.S.D. (ce groupe est mené par l'Algérie); l'autre groupe se base sur l'article 4 de la même Charte pour lui en dénier le [PAGE 6] droit. Au demeurant, la Charte est ambiguë sur le point de l'admission, et les arguments des uns valent les arguments des autres au point de vue strictement juridique.

Cependant, derrière les positions juridiques il y a des positions autrement politiques. En examinant un peu plus en détail, nous pouvons constater le point suivant : d'abord, le principe universel du droit à l'autodétermination est, dans chaque camp, interprété de façon à coïncider avec les intérêts de ses Etats. Par conséquent, ils sont tous sur le même pied d'incohérence.

Prenons un exemple pour illustrer notre propos. Les Ethiopiens sont de farouches supporters de l'octroi de ladite autodétermination aux Sahraouis mais refusent avec acharnement et contre tout bon sens l'octroi du même droit à leurs colonisés, les Erythréens. Le Maroc, lui, se déclare pour l'indépendance de l'Erythrée et non des Sahraouis. Un autre exemple, les Algériens se battent par tous les moyens pour les Sahraouis, et refusent d'appuyer la reconnaissance du mouvement érythréen au sein de l'O.U.A. Deux poids, deux mesures, intérêts d'Etat obligent.

Voyons, maintenant, quelles sont les similitudes et les différences entre les deux cas. Sous la rubrique des similitudes, les Erythréens, tout comme les Sahraouis, combattent contre l'annexion de leur pays par leurs voisins respectifs, les Ethiopiens et les Marocains. Les deux mouvements de libération revendiquent le droit à la décolonisation. Ils revendiquent l'intangibilité des frontières héritées du colonialisme, telle que prévue par la Charte de l'O.U.A. (En fait, c'est une résolution de l'O.U.A. à son deuxième sommet des chefs d'Etat au Caire en 1964). Les Sahraouis et les Erythréens basent leurs arguments sur la Charte des Nations-Unies (Article 1, alinéa 2 et Article 55) et sur les maintes résolutions des Nations Unies en matière de droit à l'autodétermination. Autre similitude à signaler, sur le plan géographique, le Sahara et l'Erythrée ont tous deux une façade maritime.

A la rubrique de la différence, nous pouvons noter ceci : au Sahara, la population est de quelques dizaines de milliers, tandis qu'en Erythrée, il y a environ quatre millions d'êtres. Certains ne manqueraient pas de dire à propos des Sahraouis qu'ils constituent non pas un peuple au sens de la résolution 1514 des Nations-Unies, mais une tribu. On ne peut en aucune façon dire la même [PAGE 7] chose à l'égard des Erythréens. Ce qui plus est, la résolution 390 (v) de décembre 1952 avait formellement reconnu l'existence du peuple érythréen en tant que « peuple ».

Sur le plan des cadres, les Erythréens en ont beaucoup, jusqu'à en donner à l'Ethiopie, contrairement aux Sahraouis.

Autre différence notable, sur le plan de l'organisation de la guérilla, de l'avis de tous les experts, le Front Populaire de Libération de l'Erythrée est le plus ancien et le mieux organisé de tous les mouvements de libération d'hier comme d'aujourd'hui en Afrique. Une chose jamais vue ailleurs, 30 % de femmes combattent en Erythrée. Même au Vietnam on n'a vu une telle participation des femmes dans un mouvement de libération.

Une dernière différence notable entre l'Erythrée et le Sahara, dans le passé (de 1952 à 1962), les Erythréens ont eu un gouvernement autonome avec une Constitution, des institutions politiques, et un drapeau. Ce gouvernement disparut en 1962, suite à l'annexion pure et simple par l'Ethiopie.

La question que l'on peut se poser légitimement est alors : pourquoi d'une part l'admission pour les Sahraouis au sein de l'O.U.A., et le rejet des Erythréens d'autre part ?

A notre avis, il y a plusieurs raisons à cela. La première est que les Erythréens n'ont pas un Etat allié qui soit à ce point intéressé pour soulever le problème de leur reconnaissance (cf. l'Algérie pour les Sahraouis). La deuxième raison, les Ethiopiens ont réussi à manipuler l'O.U.A. et ce sur deux plans. Ils ont entretenu surtout auprès des Etats d'Afrique noire l'idée que les Erythréens étaient des sécessionnistes, qu'ils étaient contre l'intangibilité des frontières. Pourtant, on sait pertinemment que les Erythréens sont pour le maintien de l'intangibilité des frontières et qu'ils n'ont aucune revendication sur le territoire internationalement reconnu de l'Ethiopie. C'est tout le contraire. Donc, nous avons ici un cas d'agresseur qui se fait passer pour une victime. La soi-disant victime a utilisé la haine qu'ont certains Noirs d'Afrique vis-à-vis des Arabes; les Ethiopiens ont présenté aux pays d'Afrique noire les Erythréens comme étant manipulés par les Arabes, qui voudraient démembrer un Etat d'Afrique [PAGE 8] noire. Ici, on ne peut que comparer à ce qu'ont fait les Juifs vis-à-vis des Palestiniens : victimes du nazisme, les Juifs se plaisent à répéter à qui veut les entendre que ce sont les Arabes, et non eux les agresseurs. Et on a vu que ces derniers ont réussi à se faire passer en Europe et dans le monde entier comme les victimes, alors qu'ils sont eux-mêmes les agresseurs des Palestiniens. Beaucoup de gens ont mis du temps pour réaliser le fait contraire. Or, en ce qui concerne l'Erythrée, les Ethiopiens ont fait la même chose. Victimes d'un Etat blanc (l'Italie), ils ont fait passer leur agression comme si c'était l'Erythrée qui était la cause de l'occupation par l'Italie fasciste. Ces deux exemples sont édifiants, car ils prennent les effets pour les causes.

Par conséquent, Hailé Sélassié et le Dergue ont utilisé une confusion juridique et un mythe puissant de l'Etat noir agressé par des méchants colonialistes arabes.

D'ailleurs, comble des combles, depuis 1976, ce sont des Arabes (Lybiens et Yéménites) qui se battent du côté des Ethiopiens contre les Erythréens. Où sont les Arabes qui se battent pour les Erythréens ? On a beau les chercher, on ne les trouvera point. Le Dergue avait envoyé ses milices et soldats à la recherche des Arabes. A leur grand étonnement, ils n'ont pas trouvé un seul.

Nous demandons à nos frères africains de corriger leur point de vue et de se ranger du côté de la victime. Car, à force de vouloir expliquer tout par la différence de couleur, ils risquent de confondre la victime et l'agresseur. Cela est très grave. Le peuple érythréen n'est pas rancunier; il est patient et il ne ménage pas ses efforts pour expliquer sa cause juste et légitime. A vous, nos frères d'Afrique, de l'écouter sans préjugés.

Berhané CAHSAI
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