© Peuples Noirs Peuples Africains no. 32 (1983) 147-158



LIVRES LUS

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IBRAHIMA LY : « TOILES D'ARAIGNEES »
Paris, L'Harmattan, 1982, 344 pages

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Ce premier roman d'Ibrahima Ly s'ouvre sur une présentation de la vie quotidienne au Bélaya, « immense territoire continental, carrefour de civilisations nègres, berbères et arabes, berceau d'empires qui font la fierté de l'homme noir ». Mais le propos de l'auteur n'est pas de célébrer les grandeurs du passé. Ibrahima Ly se veut un témoin du présent et se fixe pour objectif de révéler le visage d'ombre, la face cachée de ce pays africain du Sahel. Ainsi, par touches successives, se mettent en place les différents éléments qui composent le tableau : la misère, la violence, la souffrance, la pourriture, la déchéance, la terreur, l'angoisse, le désespoir, et, à la fois comme un couronnement et un symbole, la prison que « pour un observateur non averti, rien ne distingue d'une maison ordinaire ».

Voilà décrit le cadre où le romancier situe l'histoire de Mariama, une fillette d'environ quinze ans que sa famille donne en mariage à Bakary, un vieillard cacochyme de soixante-dix ans et de surcroît tuberculeux. Mais Bakary est riche. Il est même l'homme le plus riche du village et a offert pendant sept ans des cadeaux à ses futurs beaux-parents, ce qui a d'ailleurs permis au père de Mariama de convoler avec une fillette de seize à dix-sept ans. C'est la coutume.

Mariama refuse : elle aime un jeune homme, Lamine, « parti loin, dans la capitale », et surtout elle n'aime pas [PAGE 148] Bakary qui l'effraie. Elle n'entend pas épouser un homme qui lui fait peur. La famille – c'est la coutume – la désapprouve unanimement, l'enferme (la prison est partout dans ce roman) pour prévenir toute tentative de fuite, et la livre de force à Bakary qui auparavant a pris soin de se soumettre à un régime rigoureux de décoctions, macérations et cure-dents aphrodisiaques, et qu'on aide activement à la violer dans une scène particulièrement ahurissante. Le mariage coutumier se trouve ainsi consommé.

La fillette ne désarme pourtant pas. Elle attend dans le silence et la douleur le jour du mariage civil et crée le scandale en déclarant devant le Commandant, le Juge, le Chef de brigade de gendarmerie et la foule saisie de peur: « Je n'aime pas mon fiancé Bakary. » Le Commandant ne trouva alors rien d'autre à faire que d'user de son autorité et de son influence pour éviter la honte à son ami Bakary. Mariama ne se laissa pas intimider : « Baba Commandant, notre père à tous, dit-elle, je ne veux pas être unie à Bakary par les liens du mariage. »

Accusée d'« affront à la République », Mariama est d'abord confiée à la gendarmerie pour être « serrée pendant quelques jours » avant d'être présentée au juge qui, dans son bureau, déclare au garde :

« Cette fille a la tête très dure. Elle n'a aucun respect pour sa famille, ce qui est un crime pour tout citoyen de ce pays. Comment considérer le chef de l'Etat comme un père quand on bafoue celui qui nous a donné le jour ? Ses oreilles sont restées closes aux sages conseils du commandant. Les corrections de la gendarmerie ont eu sur elle l'effet d'un pet d'âne. Notre beau pays ne saurait être une pétaudière. La prison reste le dernier recours, pour que cette fille ne soit pas perdue à jamais. Elle refuse de se marier et souhaiterait introduire dans le Bélaya le germe de la prostitution. Je vous la confie donc. Bottez-la comme il vous plaira. Je suivrai personnellement le traitement qui lui sera réservé. J'enverrai demain un ordre de mise à disposition » (p. 86).

La suite du roman se présente comme une vertigineuse descente aux enfers, un voyage hallucinant au bout de la nuit, une nuit d'horreurs et de monstruosités où Mariama n'est plus qu'un visage martyrisé perdu parmi mille autres aux prises avec les affres d'une détention barbare. [PAGE 149]

Nous découvrons au fil des pages, en même temps que la psychologie des prisonniers et des gardes, l'étrange nature de leurs rapports marqués du sceau de la dégénérescence ainsi que l'atrocité de la vie dans ce monde sans pitié où Mariama, épuisée par une lutte solitaire et sans espoir contre un système arachnéen, finit par expirer, brisée par les brutalités et les ordures.

Qu'une enfant puisse connaître un destin aussi tragique avec la complicité active de tous sans exception, intellectuels compris (je pense ici à Danioko, le médecin qui a lui aussi violé Mariama à l'hôpital), est la preuve que la société africaine renferme en son sein des éléments tératogènes qu'il convient d'identifier et d'extirper.

« Chez nous, explique un prisonnier, le succès de l'enfant dépend non pas de son intelligence et de son habileté, de sa persévérance dans l'effort et de son courage, mais uniquement de la capacité de résignation de sa mère, de la passivité de celle-ci face aux insultes du père, des co-épouses, des belles-sœurs. La résignation est la clé de voûte de notre système éducatif. Ainsi de nécessité nous avons fait vertu. Soumis à une nature marâtre, nous acceptons d'avance tous les échecs. Tout supporter, tout accepter, jusqu'au jour où on pourra se montrer tel qu'on est. C'est là la source de tous nos maux, la base de toutes les dictatures, de toutes les oppressions » (p. 314).

A la résignation il faut ajouter l'obéissance car « celle-ci est la corde que celle-là porte, tirée par le chef, le vieux, le mari. Il faut toujours et partout obéir. Obéir aux vieux, aux aînés, aux chefs... » (p. 315).

Par ailleurs, une société où le viol est considéré comme une manifestation de grande virilité est sans conteste une société malade où prolifère inéluctablement le mépris de l'homme. Car l'absence de dignité a pour corollaire l'absence de toute velléité de lutte et de résistance. Une telle société en vient nécessairement à renoncer à tout sentiment d'humanité, et alors « la tyrannie est la seule alternative à la dictature » (p. 334).

Les atrocités du présent trouvent par conséquent leur racine dans une morale sociale multiséculaire et on ne saurait comprendre le sombre visage de l'Afrique des indépendances qu'en le situant dans la continuité des effets d'une tradition qu'il est désormais nécessaire d'aborder avec un regard plus critique. « De la tradition à la [PAGE 150] tyrannie ou les fondements de la dégénérescence de l'homme africain », tel pourrait être le sous-titre de ce roman d'épouvante qui malgré tout ne fait pas désespérer de l'avenir.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

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« NEGRE DE PAILLE »[1] DE YODI KARONE

Th. MPOYI-BWATU

Ce court récit, plutôt une nouvelle, a été couronné en décembre dernier par le « Grand Prix littéraire de l'Afrique noire ». En même temps que deux recueils de poèmes de Frédéric Pacere Titinga, un auteur voltaïtique : « Poèmes pour l'Angola » et « La poésie des griots », tous les deux publiés aux mêmes éditions que « Nègre de paille ». A été également couronné, mais hors concours cette fois, un roman de Mariama Bâ, Sénégalaise et l'une des rares femmes écrivains en Afrique, intitulé : « Un chant écarlate », publié aux Nouvelles Editions Africaines (N.E.A.). Le prix décerné à cette Sénégalaise est apparu comme un hommage qui lui était rendu parce qu'elle est décédée il y a deux ans.

Ce prix est l'œuvre de l'A.D.E.L.F.. (Association des Ecrivains de langue française), aux destinées de laquelle veille l'inénarrable Robert Cornevin! Mais ne rions pas trop vite, car si au regard des titres cités, il peut sembler que le prix que l'Association décerne fait dans la promotion de certaines maisons d'édition, nouvellement créées ou cherchant à assurer leur essor (Hatier, Silex, Nouvelles Editions Africaines ... ), il n'y a pas lieu de s'en offusquer outre mesure à partir du moment où, même si la qualité littéraire des textes présentés n'est pas toujours évidente, au moins subsiste-t-il la volonté d'offrir des textes où existe une nette originalité dans la construction littéraire, autrement dit des textes dans lesquels [PAGE 151] l'imagination ou l'imaginaire joue un rôle primordial au point d'influencer sur la technique narrative. Ce qui ne signifie nullement que ces textes rompent avec la réalité ou le réel !

Qu'en est-il de « Nègre de paille » ? L'auteur, jeune écrivain camerounais, n'en est pas à son coup d'essai. L'on se souvient peut-être qu'on a déjà parlé de lui ici même lors de son premier roman publié chez Karthala et intitulé : « Le bal des caïmans »[2] qui, à ce jour, reste ce qu'il a écrit de mieux. Même si, en ce qui concerne « Nègre de paille », il va plus loin dans la technique narrative et explore davantage les voies de l'imaginaire.

L'intrigue est mince. Du moins en apparence. On est à Kolibali, un pays imaginaire qu'on croit situé en Afrique.

Carlota Dibanga est institutrice. Yoyo Dibanga, son mari, est chauffeur de taxi. Bien que relativement privilégiés, la vie n'est pas facile pour eux, dans ce pays où le Guide Suprême pense plus à son image de marque (il a droit de vie et de mort sur chacun des habitants) qu'à la vie réelle de ceux dont il est censé être le leader. Ils se contentent de se vautrer dans une quotidienneté à la limite du supportable. Yoyo a une grande famille qu'il voit de temps en temps. Mais c'est Etondi, son cousin, qu'il voit régulièrement. Ce dernier est à la fois son cousin et l'amant de sa femme. Parce que du côté sexuel, Yoyo a plutôt des défaillances. Une nuit, ils font une virée tous les trois sur la route du fleuve et là l'accident arrive : la voiture heurte une petite fille. Il n'y a pas de témoin. Du moins apparemment. Alors qu'elle se trouve à l'hôpital, on sera surpris du zèle mis par Yoyo à trouver le sang nécessaire à la survie de la petite fille. Yoyo se fait même passer pour un parent de celle-ci. Elle mourra. Et Yoyo sera acculé à avouer son forfait. Condamné, il sera incarcéré à la prison dite « Paille-Noire ».

En même temps, et c'est le hiatus entre le réel et l'imaginaire, après l'accident d'auto qui aura coûté la vie à la petite fille, Yoyo s'enfuit dans un pays imaginaire qui ressemble beaucoup à la France. Il y rencontre dans une ville qui ressemble à Paris, une petite fille dans le métro. Ensemble ils vont découvrir une série de personnages vivant [PAGE 152] en marge de la vie, du quotidien comme les clochards, les immigrés...

Yoyo découvre ainsi une certaine image de la liberté, grâce à Emilie, sorte d'Alice au pays des décombres. En fin de compte, on s'apercevra que tout ce voyage dans le pays de la liberté, Yoyo l'a vécu en rêve, sur le siège du train, alors qu'il revenait de « Paille-Noire », une fois sa peine épongée...

L'intrigue, en apparence si ténue, acquiert au fil de la lecture, une réelle complexité qui tient moins au développement de son élaboration qu'à la technique adoptée. En effet, à l'instar de la contiguïté des séquences au cinéma, Yodi Karone conte la vie réelle de Yoyo Dibanga qui va aboutir à l'accident et à l'arrestation en la faisant alterner avec le récit de la fuite vers le pays imaginaire. Ainsi le chapitre I nous montre Carlota s'apprêtant à sortir de chez elle et le deuxième chapitre nous fait assister à la sortie de prison de Yoyo ainsi qu'à ses premières échappées dans l'onirique. Sur le plan typographique : le récit proprement dit est en caractères types d'imprimerie alors que le récit onirique est en italique.

Sur le plan de l'imaginaire pur, le réseau des correspondances entre vie vécue et vie rêvée est tellement brouillé que les niveaux en viennent à se confondre pour ne plus être séparables. Si bien que la mort de la petite fille est niée par réincarnation en quelque sorte dans la vie rêvée. Et c'est grâce à elle que tous les verrous, toutes les contraintes sautent.

Le train du réel est relayé par le métro du rêve...

Ce ballottement entre la vie et le rêve donne sa signification partielle au titre du recueil : « Nègre de paille ». Il y a à la fois allusion à l'identité qui sans cesse se dérobe et à la réalité vécue puisqu'aussi bien la prison s'appelle Paille-Noire.

Plus fondamentalement, il y est question de l'identité, de la liberté du Noir. On pourrait dire que son identité sera fuyante aussi longtemps que la liberté lui échappera. Aussi est-ce peut-être cela qui incite l'éditeur à écrire sur la quatrième page de la couverture qu'il s'agit d'un « conte philosophique ». Il y aurait lieu de discuter longuement la signification que l'auteur accorde au terme « nègre ». Déjà dans « Le bal des caïmans », il y avait une page plus que tendancieuse à propos de ce terme. L'auteur croit [PAGE 153] pouvoir y accorder une valeur « métaphysique ». Ce qui fait qu'il situe ses récits dans des lieux imaginaires, croyant par là faire œuvre d'imagination, et évite ainsi soigneusement de circonscrire concrètement ses propos. On verra peut-être là un certain effet pervers de L'« exil », qui incite à trouver refuge dans l'imaginaire. C'est d'ailleurs dans ce sens que vont aussi les très courtes nouvelles qui accompagnent le récit central « Nègre de paille ».

Gageons que l'auteur (qui a du talent, c'est sûr) et qui dans « Le bal des caïmans » avait amorcé la description concrète de l'oppression, y reviendra après s'être essayé, provisoirement, à l'esquisse d'une forme de liberté « métaphysique ».

Th. MPOYI-BWATU

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« LA CARTE D'IDENTITE »[3] DE JEAN-MARIE ADIAFFI

Th. MPOYI-BWATU

Si « Nègre de paille » a reçu l'année dernière le « Grand Prix littéraire de l'Afrique noire », « La carte d'identité » l'avait obtenu un an plus tôt, en 1981. « Nègre de paille » est plutôt un petit récit qui détonne surtout par l'audace de sa construction sur le plan imaginaire. « La carte d'identité » est un vrai roman, à la fois intéressant au point de vue du style et de la construction romanesque. Il existe des différences notables entre les deux livres, mais curieusement ils ont des points communs dans leur approche de l'imaginaire et dans la façon de poser le problème de l'identité lié à la problématique d'être Noir.

Adiaffi mène sa « réflexion » de façon cohérente, concrète et simple à la fois, alors que Karone navigue entre la fable et la réalité. Au niveau concret de l'écriture, certains procédés se rejoignent. Yodi Karone, dans « Nègre de paille » fait intervenir dans la fuite de Yoyo vers la liberté un personnage qui s'appelle « Politique » dont la femme s'appelle « Utopie »... Et voici ce qu'écrit Adiaffi dans « La carte d'identité » : [PAGE 154]

Nom : Libération
Prénom : Liberté
Fils de : Justice
Et de : Dignité
Né à : Création-Invention-Découverte
Age : Science-Lumière

Au-delà du procédé allégorique bien connu en littérature, il y a la volonté profonde de par ce procédé de rendre corps et chair aux aspirations ultimes de l'être humain dont le manque apparaît ainsi de la manière la plus cruelle.

Ces deux auteurs, Karone et Adiaffi (ce dernier surtout) ont dans cette hantise de faire advenir les aspirations en les nommant allégoriquement, un ancêtre illustre : Césaire. On se souvient du poème dramatique « Et les chiens se taisaient », datant de 1956. Le personnage du rebelle se définissait comme suit : « Mon nom : offensé; mon prénom : humilié; mon état : révolté mon âge : l'âge de la pierre. » C'était l'époque où l'on pouvait considérer Césaire à la fois comme un grand poète et un authentique rebelle.

Aujourd'hui, s'il est resté un grand poète, on peut douter qu'il soit un authentique rebelle!

Voilà en ce qui concerne l'« allégorisation » de l'aspiration à la liberté!

Autre point commun entre les deux ouvrages : l'identité liée à la problématique d'être Noir.

Mais avant cela, voyons de quoi il est question dans « La carte d'identité ». C'était là le premier roman de son auteur, Ivoirien et enseignant de son état. Au passage, notons qu'il a eu une formation de philosophie. Par ailleurs, après ce premier roman, il a publié un recueil de poèmes : « D'éclairs et de foudre », publié aux Editions C.E.D.A., à Abidjan, éditions qui, avec Hatier, C.E.C.A.F. et L.E.A., coéditent la Collection « Monde Noir-Poche ».

L'histoire est située à l'époque coloniale. C'est important dans la mesure où la dénomination « nègre » y prend sa véritable connotation : c'est-à-dire une connotation péjorative. Et toute l'entreprise du roman va consister à « dénigrifier » le terme et à redonner à la personne qu'il désigne sa plénitude d'être humain. Dans ce sens, le couple Blanc/Noir justifie nettement la nature antagonique de cette expression duelle dont l'explication fait problème. [PAGE 155]

Le récit démarre en posant d'emblée le problème d'identité. Mélédouman, le personnage principal, qui signifie : soit « je n'ai pas de nom » ou exactement : « on a falsifié mon nom », est arrêté dans la rue pour vérification d'identité. Il n'a pas sa carte d'identité sur lui. Dans le cadre étriqué de la colonie, cela revient à dire qu'il lui faut « aller au cercle ». Il aura beau se proclamer « prince », le commandant qui l'a abordé l'amènera au cercle. Et tout de suite, on sait ce que cela veut dire parce que le narrateur dit : « Prince ou pas, Mélédouman savait par expérience ce qu' "aller au cercle" veut dire dans cette "encerclée" colonie. » Le commandant se moquera de ses allégations de courage, d'honnêteté. « D'ailleurs tu serais bien le premier nègre courageux et honnête, famille royale ou pas. » Et pour donner une idée du style du roman, voici comment le narrateur explique le surnom que les autochtones ont donné au commandant : Kakalika.

« Ah Kakatika ! Outre la sonorité nauséabonde, empuantie, merdière et emmerdante des premières syllabes, cela veut dire "monstre géant". » Mélédouman aura l'occasion de le vérifier au cercle où il en verra de toutes les couleurs. Il y restera quelque temps, puis il lui accordera un délai d'une semaine pour lui permettre de retrouver sa carte d'identité. Au cours de cette semaine, il va entreprendre une quête presque initiatique en fouillant dans son passé et dans sa vie. La quête lui aura été bénéfique sur le plan personnel, mais il n'aura toujours pas retrouvé sa carte d'identité. Une fois revenu au cercle, tout se résout comme par enchantement. On sait qui il est. Mais on n'aura toujours pas retrouvé sa carte d'identité.

On voit qu'il y a dans ce roman une intention « philosophique » évidente, en rapport avec le problème d'identité. Puisque l'identité du Noir a été usurpée, il faut la retrouver notamment en passant par la légitimité représentée par l'ancienne « noblesse ». Puis la quête qu'entreprend Mélédouman, poursuivie d'après le rituel agni, allant d'Aman Kissié (Lundi sacré) jusqu'à Aman Moré (Dimanche sacré), fait entrevoir toute la richesse d'une culture particulière qui confère une identité à un être humain. Le problème de la connaissance non seulement d'une culture particulière, mais de la connaissance tout court est au centre de ce roman : « Sciences perdues de [PAGE 156] nos pères, sciences du pouvoir et de la puissance, à qui faut-il s'adresser pour retrouver les formules précieuses à jamais enfouies ? Chaque peuple étudie un secteur de l'immense univers. Le Blanc a étudié la nature, tentant de pénétrer le plus profondément ses lois pour en être maître et Possesseur. Il n'est pas stupide de penser que le Noir a essayé, lui, de s'enfoncer le plus profondément possible dans la connaissance de la surnature, pour en connaître également les lois et en être maître et possesseur. » On peut penser que c'est « stupide » une telle division du travail intellectuel, mais ceci indique bien la nature du problème de la connaissance que soulève ce roman.

Au bout de la quête, Mélédouman découvrira l'existence du peuple qui est la vraie légitimité. Il ira même jusqu'à prendre le parti des paysans. Leur prétendue vulgarité ? « C'est le résultat de leur exploitation. » Il prendra la défense de la culture africaine. « Ignorer la culture française n'est pas être inculte. Tout homme qui possède la totalité de la culture, la totalité de connaissances, du niveau technique de son groupe, de sa société, n'est ni ignorant, ni analphabète, ni inculte. Vous êtes analphabète pour l'état des connaissances de la culture chinoise, par exemple ( ... ) Vous-mêmes, vous êtes inculte par rapport à la culture africaine. Alors les termes ironiques de "charabia", "petit nègre" donnés au français que parlent les Noirs qui n'ont pas eu la chance de fréquenter l'école française n'ont aucun sens. »

Tout cela est dit dans un style coloré, en apparence simple, mais ayant nécessité un vrai travail d'écriture. Le texte est émaillé de termes provenant de la culture agni et l'auteur ne dédaigne pas d'insérer des poèmes dans le texte comme celui sur lequel se clôt le roman. Il aurait pu tout aussi bien le clore sur cette injonction de Mélédouman, au terme de sa quête . « Il faut que chacun soit maître chez lui, puisse jouir de toutes ses richesses, puisse vivre selon les lois internes de sa propre histoire. » On espère quant à nous, que l'auteur pourra tenir les promesses de ce premier roman dont l'intérêt, on l'aura vu, est loin d'être uniquement littéraire !

Th. MPOYI-BWATU

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[PAGE 157]

ROGER GBEGNONVI : PAROLES INTERDITES
Paris, Silex, 1981, 87 pages

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Il s'agit d'un essai. D'un essai ardent et âcre qui se donne pour objectif la recherche des voies et moyens pouvant permettre à la « Nègrerie » de sortir de l'impasse où elle se morfond depuis des siècles. Comment ? – Par l'exploration des contrées interdites de la pensée négro-africaine. Contrées interdites à cause de l'ignorance, d'un certain narcissisme, du suivisme grégaire. Contrées interdites à cause du manque de courage et de lucidité des penseurs et des idéologues.

« J'ai décidé une fois pour toutes, écrit l'auteur, de rompre en visière à toute hypocrisie et à tout romantisme lénifiant parce que déformant. J'ai décidé de prendre le train d'enfer de la lucidité, quitte à ramer à contre-courant des flots de paroles soporifiques, béatifiantes et faussement sécurisantes... » (p. 44).

Sur le mode d'un dialogue à une voix, et en partant de la péroraison de l'homélie d'un prêtre africain sur la « vassalité » de l'Afrique, Roger Gbégnonvi, dans une démarche où le paradoxe s'allie à la digression, soumet à une analyse critique quelques grandes idées reçues sur la situation de l'Afrique et du Nègre dans le monde d'hier et d'aujourd'hui. Sans tricher : « les hypothèses compensatrices, et les illusions rétrospectives, vous savez, j'en ai fini et je me livre à corps perdu, sans défense et sans résistance, à la rugosité des choses, à leur amertume et à leur âpreté » (pp. 23-24).

Il en ressort qu'en réalité le christianisme, l'islam, la négritude, le marxisme sont autant d'idéologies qui n'ont strictement rien apporté de positif à l'Afrique; qu'elles se révèlent fondamentalement contraires à son épanouissement, soit parce qu'elles la méprisent souverainement et ne servent que des intérêts extérieurs, soit parce qu'elles n'arrivent guère à « cesser le discours pour entamer le parcours ». L'Afrique d'aujourd'hui est encore un [PAGE 158] « jouet sombre au carnaval des autres (Césaire) », un moyen pour le bonheur des autres, l'object sans défense d'une manipulation plurielle, condamné à un supplice éternel. Etdu fond du gouffre jailllit le cri terrible de notre désespoir panique : « Nous sommes fichus. »

Aimé Césaire dans Ferrements (1959) écrivait :

mon peuple
quand
hors des jours étrangers
germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées
et ta parole
(...)

La parole du poète était d'impatience et d'exhortation. De lassitude et d'agacement... Plus de vingt ans après, Roger Gbégnonvi repose la même question : « Jusques à quand ton ciel se couvrira-t-il des nuages extérieurs et que tes propres orages te fuiront ? » (p. 73). Ainsi donc Paroles interdites vient s'ajouter au nombre déjà impressionnant d'ouvrages publiés ces dernières années qui constatent que les indépendances n'ont rien changé à la situation en Afrique.

« ET POURTANT... si on voulait... » (p. 87); c'est sur ces mots que se termine cet ouvrage où Roger Gbégnonvi propose les voies abruptes de la palingénésie et montre que dans les conditions actuelles seule l'utopie peut nous sauver.

Cette façon de tenir les esprits en éveil nous semble importante à un double titre. Elle est d'abord une invitation à se démarquer de toutes les idéologies officielles qui maintiennent en berne le drapeau de la pensée libre et de l'imagination, et en cela elle est d'une impérieuse nécessité pour l'Afrique. Elle a ensuite le mérite de poser le problème du sous-développement non pas en termes de P.N.B. et d'investissements de capitaux comme on le fait généralement dans les discours officiels et les media, mais à travers une réflexion plus profonde et plus objective sur les racines du mal. C'est sans doute pourquoi Paroles interdites a remporté le « Grand Prix littéraire de l'Afrique noire ».

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[1] Editions Silex, 1982.

[2] Cf. P.N-P.A.. no 18. nov-déc. 1980.

[3] Hatier, Coll. : Monde Noir Poche, 1980.