© Peuples Noirs Peuples Africains no. 32 (1983) 100-135



L'AVENIR D'UNE DERISION :
L'ORDRE DU DISCOURS AFRICAIN

(suite et fin)
Première partie voir PNPA 31 (1983)

Luftatchy N'ZEMBELE

II. COMME POUR UNE ILLUSTRATION

« La volonté de reproduire l'avenue des Champs-Elysées sous le nom de V. Giscard-d'Estaing, puis l'avenue Foch sous celui de Voie Triomphale; l'incitation à développer le café comme lieu de rencontre et du discours – à l'instar de Paris; la similitude de deux restaurants célèbres, à savoir le Toit d'Abidjan sis au sommet de la tour de l'hôtel Ivoire et la Tour d'Argent à Paris; la diffusion avec insistance des manières de table occidentales pour la bonne éducation des Ivoiriens; la répétition de l'idéologie de l'alphabétisation presque sur le même mode qu'en France; la permanence de l'occidentalisme dans les manuels scolaires pourtant conçus et fabriqués en Côte-d'Ivoire; l'encensement des artistes, peintres et joailliers parisiens en missions culturelles et commerciales constantes à Abidjan; l'initiation-exhibition de l'élite bureaucratique au goût artistique occidental, etc., n'en voilà-t-il pas assez pour mettre en relief la dépendance culturelle voulue et même considérée comme seule voie du salut ? La civilisation dont il s'agit dans ce texte, la voici exprimée dans quelques détails apparemment sans importance »[34].

Tel est le résumé exact de l'enquête sociologique qui [PAGE 101] nous est ici proposée sur un « cas » (parmi tant d'autres) de « procès d'occidentalisation » en Afrique. J'avoue que les arguments de l'auteur pour établir ces « vérités » (premières) ne vont jamais jusqu'au fond des choses et, par voie de conséquence, n'arrivent pas toujours à emporter la conviction. Quel dommage pour un sujet aussi important, aussi grave ! La description, parfois précise, souvent lourde, toujours empirique, uniment superficielle et échevelée laisse sur sa faim tout lecteur tant soit peu exigeant. Surtout qu'il ne saura guère tarder, une fois plongé dans le fouillis des analyses, à s'apercevoir jusqu'à quel point la thèse ici défendue (et qui est pourtant parfaitement défendable, foncièrement juste en elle-même, pour peu qu'on arrive à exhiber les réquisits devant servir à l'établir comme telle de façon vraiment démonstrative) est incroyablement desservie par un manque total et regrettable de rigueur, de cohérence et de vigilance épistémologique dans le maniement des concepts ou des notions les plus décisives; desservie aussi par le choix et la force d'apodicticité donnés aux arguments, la qualité de l'argumentation, le processus même d'exposition des formes d'ordre dans un discours à prétention scientifique (clairement proclamée). De là sans doute cette cécité théorique et, forcément, politique face à l'ampleur des enjeux en cause. Sans parler de cette exaspérante coquetterie constamment reconduite d'un bout à l'autre de ce livre où Touré cite des textes ou des auteurs (ceux qu'il approuve et, surtout, ceux qu'il prétend réfuter) qu'il ne semble d'ailleurs pas toujours bien comprendre.

Exemple : Touré en veut terriblement aux « élites » et à l'« élitisme » : notions fondamentales chez lui puisqu'elles sont au cœur de la distribution sociale des espaces symboliques qu'il fait entre « culture dominante » (ou « Moderne », ou élitaire) et « culture dominée » (ou « traditionnelle », ou populaire), puisqu'elles sont silencieuses ou bavardes, selon les cas, dans ses analyses critiques du mode de vie quotidien en Côte-d'Ivoire (la signification sociale réelle de la monogamie, de la famille, de l'habitat, de la « gastronomie ivoirienne », de la mode « made in France », des loisirs, de l'amour, du bonheur, de la mort, etc.), dans sa critique de l'appareil scolaire, de l'idéologie de l'alphabétisation, du rôle assigné aux mass-media (« informer » et « éduquer » les masses), etc. Mais notions [PAGE 102] aussi qui, pour lui, sont d'une « évidence » telle que l'idée même qu'elles puissent « faire problème » – surtout quand elles sont maniées sans discernement, manipulées comme de simples slogans – ne semble même pas pouvoir l'effleurer. Il s'y rue littéralement pour vite s'en saisir : simples épouvantails devant désormais lui servir à pourfendre ses pairs (tout en s'aménageant curieusement, pour sa part, un abri imaginaire !), tel auteur, telle théorie dont le fin mot et le mot de la fin, lui apparaissent (pratiquement toujours à tort !) ressortir à l'« élitisme ».

De sorte qu'il ne craint point de verser souvent dans des « explications » ou remarques de type « psychologique », et qu'il reste constamment « rivé » à un pathos imprécatoire qui s'abîme dans un populisme naïf, voire dans une simple et pure démagogie. Ainsi du débat – devenu, il est vrai, de plus en plus insipide – sur la « philosophie africaine » qui, on le sait, a jusqu'ici tourné à satiété autour de l'existence et de la possibilité même de celle-ci, de l'aptitude des cultures africaines et des Africains au mode de pensée philosophique[35], Touré ne s'embarrasse pas de manières, ni, surtout, d'attention aux textes pour [PAGE 103] couper, si j'ose dire, les cheveux philosophiques en quatre. Fustigeant Hountondji pour avoir défini le champ couvert par l'expression « philosophie africaine » comme littérature philosophique africaine, comme ensemble des textes philosophiques produits par les Africains, il en conclut alors péremptoirement : « Hountondji n'aime pas l'élargissement des concepts. Il a certainement raison en digne représentant de l'élitisme. Car, lorsque les concepts s'élargissent, ils deviennent des fourre-tout, et quand cela est, une certaine élite y perd son latin (= ses intérêts). ( ... ) Le conservatisme et l'orthodoxie (sic) de notre philosophe vis-à-vis des acceptions classiques des concepts signifient un souci de pureté qui lui-même traduit le désir de contrôler un acquis. ( ... ) La question d'Hountondji n'a aucun intérêt scientifique (sic), elle n'a pas la moindre valeur heuristique ! Elle est commandée par une réaction psychologique (re-sic), un légitime mécanisme de défense contre la dépréciation de son savoir philosophique (re-sic). L'enjeu, c'est la science et son contrôle par l'élite intellectuelle née de la civilisation de l'écriture introduite en Afrique avec la subversion coloniale. Cette élite réagit spontanément pour sauvegarder ses intérêts. ( ... ) Le titre prestigieux et élitiste de philosophe africain, à qui revient-il ? A tous ces "Socrate" africains – "philosophes traditionnels" – qui ont philosophé oralement, ou à ces Hountondji agrégés de philosophie dans la pure tradition occidentale et producteurs de textes écrits ? ( ... ) Car la vraie philosophie, la seule digne de ce nom, c'est celle des Hountondji, c'est-à-dire des philosophes sachant écrire comme leurs maîtres occidentaux. Il y a donc philosophes et philosophes avec une hiérarchie solide : les vrais et les autres. Si tous étaient des vrais, il y a des (mal)chances que les Hountondji – venus trop tard dans un monde trop vieux – soient noyés dans la masse »[36].

Que peut-on bien opposer à un tel paralogisme, sinon sourire et tourner la page, attendu que le sociologue Touré n'a pas encore lu l'auteur qu'il prétend cependant – dans le contexte d'une irréflexion bien légère – « critiquer » ! Et ce n'est pas là, répétons-le, un exemple isolé : plusieurs exemples du même genre abondent malheureusement dans ce livre. Y compris à l'endroit des auteurs qu'il [PAGE 104] appelle au secours (ou en renfort) pour étayer ses thèses ! Mais il ne saurait être question de passer ici en revue tous ces protocoles de lecture naïve. J'ajouterai cependant un mot sur cet autre : Touré revient sur ses pas pour stigmatiser encore une fois les « marxistes-léninistes » Hountondji, Babakar Sine[37] et autres élites « en modernisation croissante » ( ?). Ce qui lui permet, naturellement, de rendre ce verdict attendu et sans appel : « Il n'y a d'ailleurs pas contradiction entre marxisme-léninisme et élitisme. Qu'on se rappelle la théorie léninienne et avant-gardiste des "révolutionnaires professionnels" qui doivent apporter "de l'extérieur" la conscience politique de classe à l'ouvrier. Voir Lénine, Que faire ?, édit. Seuil, 1966. Quant au marxisme comme idéologie élitiste et avant-gardiste étrangère à la pensée de Marx lui-même, voir Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, édit. Payot, 1974 »[38].

Ce n'est pas ici, bien entendu, le lieu d'examiner pour eux-mêmes ces quiproquos (dont on sait qu'ils ont aujourd'hui presque un siècle d'existence) sur le « marxisme » et le « léninisme ». Limitons-nous, pour l'instant, à noter au passage, et sans aucune pointe de malice, cette référence appuyée à une thèse « marxologique » archi-connue et rabâchée sur tous les tons, et dont pourtant la justesse et l'exactitude sont loin d'être établies ! Du reste, si le « Marx » de Touré ne va pas au-delà de la « lettre » de ce qu'en dit Rubel ou des « morceaux choisis » par ce dernier (cf. Pages de Karl Marx. Pour une éthique socialiste, choisies, traduites et présentées par M. Rubel, Payot, Paris, 1970), son « Lénine », lui, ne dépasse jamais la « lettre » du Que faire ? « Oubliant » par là que Lénine (lui aussi) n'était pas plus « léniniste » que Marx ne se disait « marxiste ». Qu'il y a en réalité plusieurs Lénine. En tout cas, on peut en distinguer au moins trois : celui du Que faire ? (donc, celui d'avant 1905), celui d'Octobre (1917) et celui de la N.E.P. Il est même piquant, pour peu que l'on soit réellement et sérieusement attentif aux textes (et à leur contexte), de remarquer qu'on peut parfaitement faire polémiquer entre eux ces trois Lénine. C'est [PAGE 105] qu'en fait derrière leurs contradictions formelles se donne à voir l'opposition réelle de trois périodes historiques de tendance et de sens contraires.

Mais il faut bien s'entendre. Il n'est pas question pour nous de nous lancer dans une discussion d'école, ni de marquer par là je ne sais quelle vénération particulière pour les Saintes Ecritures. Aujourd'hui, la terreur des dogmes-recettes, des « modèles » de la révolution et du socialisme, c'est bien fini. C'est là un fait incontournable. Qui crève les yeux et la mémoire. Et qui s'en plaindrait ? Alors que pour nous Africains, c'est une ouverture, la chance d'inventer autre chose, la possibilité d'avoir, enfin, à entretenir des rapports radicalement neufs, critiques, originaux, libres et créateurs avec l'œuvre de Marx, avec les classiques du marxisme... Et d'ailleurs, après tout, comment ne pas voir que cela ne revient en fait qu'à savoir entendre cette inoubliable recommandation, clairement inscrite dans la Préface de la première édition allemande qui ouvre le premier Livre du Capital : « Je suppose naturellement des lecteurs qui veulent apprendre quelque chose de neuf et, par conséquent, aussi penser par eux-mêmes »[39] ...

Oui, penser par soi-même, briser sa coquille de poussin, se désaffilier totalement... Et commencer à parler... Mais cela n'a que de lointains rapports avec le fait de s'épuiser en cris de fureur ou d'indignation, en slogans ou en distribution d'anathèmes, tel un saint Georges seul en face d'une myriade de monstres, glaive de feu au clair pour séparer le Bien du Mal ! Rien à voir non plus avec le fait de substituer à la rigueur de l'analyse le flou de l'à-peu-près, à la cohérence de la force de la logique et de la cohésion des formes de démonstration, le paralogisme et le pathos où la confusion de la pensée est le prix qu'il faut payer pour émouvoir... Et c'est bien ce qui nous est malheureusement proposé ici par Touré ! En y rajoutant une tranquille anarchie conceptuelle et un réflexe pavlovien à l'égard des notions ou concepts décisifs uniquement utilisés dans des fausses évidences de leur « familiarité » empirique : « élite », « élitisme », « idéologie », « culture », « pouvoir », « occidentalisation », « oralité », [PAGE 106] « écriture », etc. A l'égard aussi des mots composés qui, à satiété, affleurent ici à longueur de pages sans qu'on n'arrive le moins du monde à dissiper l'ambiguïté et la platitude qu'ils emportent : « occidentalisation-aliénation », « acculturation-domination », « colonisation-civilisation », « civilisation-domination », « développement-imitation », « modernisation-domination », « évolué-dominé », « socialo-marxistes », etc.

Au total, le plus grand défaut, la plus grande faiblesse de ce livre réside à mon sens dans l'absence totale d'un véritable procès actif de distanciation dans lequel, on le sait, se constitue précisément tout objet de connaissance. De là que les deux cent cinquante pages d'analyse et d'enquête « sur le terrain » qui nous sont proposées ne soient pas, au fond, autre chose qu'un redoublement à peine décapé de la rhétorique de certains des matériaux ici interrogés, en l'occurrence, le quotidien Fraternité-Matin et l'hebdomadaire Ivoire-Dimanche. A telle enseigne que l'auteur ne croit pas si bien dire quand il parle de lui-même comme « sociologue fouineur transformé en reporter » (CQCI, p. 229). C'est qu'il reste par là prisonnier du langage commun et des notions communes. C'est qu'il n'arrive pas à voir que le « fait » est pratiquement toujours conquis sur l'illusion du savoir immédiat, sur le sensualisme plus ou moins franc, plus ou moins romancé, et qui prétend recevoir directement ses leçons d'un donné clair, net, sûr et constant. De là les mirages d'une « sociologie spontanée » dans lesquels il s'enferre. Pourtant, il importe toujours de garder bien présent à l'esprit que « la vigilance épistémologique s'impose tout particulièrement dans le cas des sciences de l'homme où la séparation entre l'opinion commune et le discours scientifique est plus indécise qu'ailleurs ». Ce qu'il faut entendre au même ton que « la familiarité avec l'univers social constitue pour le sociologue l'obstacle épistémologique par excellence, parce qu'elle produit continûment des conceptions ou des systématisations fictives en même temps que les conditions de leur crédibilité ». Et il est très clair, s'il en est bien ainsi, que « le sociologue n'en a jamais fini avec la sociologie spontanée et il doit s'imposer une polémique incessante contre les évidences aveuglantes qui procurent à trop bon compte l'illusion du savoir immédiat et de sa richesse indépassable ». Clair [PAGE 107] aussi que la sociologie elle-même « ne peut se constituer comme science réellement coupée du sens commun qu'à condition d'opposer aux prétentions systématiques de la sociologie spontanée la résistance organisée d'une théorie de la connaissance du social dont les principes contre-disent point par point les présupposés de la philosophie première du social »[40].

Mais ne boudons pas pour autant notre plaisir, car il y en a à suivre ce régime complexe de circulation des signes frappé du sceau de dérision, dominé par la violence d'un espace d'ordre qui n'est pas le sien (et pour cause !), littéralement « déchiré » par le bruit et la fureur de la pulsion mimétique, constamment guetté par la « folie » du rapport néo-colonial-impérialiste, atrocement limité de toutes parts par le mur de l'inaccompli ou de l'indécidable... Surtout que ce régime complexe de circulation des signes nous est donné à lire sur le cas précis d'une « protonation »[41] modèle (du point de vue de l'impérialisme) : [PAGE 108] celle du « miracle économique » ou, ce qui est tout un, de la « croissance sans développement », du « développement du sous-développement » : la Côte-d'Ivoire – mais qui, cela va sans dire, n'est ici qu'une variable susceptible d'être remplacée par n'importe quelle autre protonation du continent prise au hasard !

L'ouvrage de Touré se divise en deux parties de dimension (et de valeur) inégale, bien que « montées » sur le même nombre de chapitres. La première, la plus brève, est aussi celle où se trouve consigné le meilleur de cette étude. Elle s'efforce de dégager une « problématique des modèles culturels » sur base d'indications fournies par Ralph Linton[42] : modèles culturels (culture patterns) comme standards de comportement – quand bien même l'auteur n'y adhère pas sans quelque réserve, justifiée par le préjugé unanimiste qui est au fond de cette thèse. Le premier chapitre, centré sur l'examen des « cultures dominantes » face aux « cultures dominées », entend souligner, sur base des « modèles culturels » véhiculés en Côte-d'Ivoire, la pluralité et la hiérarchie sociale des cultures. Entre « cultures dominantes » (ou « élitistes », ou « modernes », ou « antidémocratiques », ou « antidialogiques », etc.) et « cultures dominées » (ou « traditionnelles », ou « authentiques », ou « démocratiques », ou « populaires », etc.) n'existe nul rapport, pas un lien, aucun dénominateur commun : tout, absolument, les sépare. Le second chapitre distingue, à travers ces modèles culturels, une « culture idéale » diffusée à grand renfort de prêches et d'homélies, matraquages des mythes, des mystifications et des vœux pieux, et une « culture réelle » qui se donne à vivre à travers les pratiques culturelles exhibitionnistes et ostentatoires des « élites ». Pratiques culturelles errant confusément dans le mimétisme et divaguant à travers des schèmes de pensée et des modes de vie parfaitement allogènes. Et l'irréductible contradiction entre la « culture idéale » et la « culture réelle » s'énonce en termes de négation pratique et concrète d'un discours tristement conventionnel sur la « démocratie » et l'harmonie sociale constamment claironnées par les dirigeants de la protonation. Le troisième chapitre, prolongement du précédent, [PAGE 109] fait le départ entre « individus modèles », conformes aux « modèles culturels dominants », et « individus frustrés », incapables de se hausser jusqu'aux « normes » sociales requises précisément par la « culture réelle ». Le dernier chapitre tourne autour du « modèle de société » en rapport avec le « modèle de culture ». Il tente donc par là une « critique de l'idéologie du développement ». Un texte d'un « africaniste » célèbre, une géniale révélation d'un « coopérant » et trois énoncés publicitaires suffisent et valent ici, à mon sens, tout autre savant discours. Voici :

– « Les pays retardés, pour des raisons qui tiennent à leurs traits culturels spécifiques et à la situation de dépendance directe ou indirecte qu'ils ont connue ou connaissent encore, ont été entraînés dans un développement économique dont ils n'avaient guère le contrôle »[43].

– Un « coopérant » français en champagne Moët et Chandon en réponse à une question d'un journaliste qui voulait avoir des lumières sur la montée spectaculaire des ventes de champagne en Côte-d'Ivoire : « Les ventes de champagne suivent le pouls économique du pays. Plus le pays est prospère, plus l'on y consomme du Champagne. C'est le cas de la Côte-d'Ivoire dont la vitalité économique n'est plus à démontrer »[44]. [PAGE 110]

– « Paris, cité romantique ( ... ). Les Parisiennes comme toutes les femmes du monde, veulent rester belles, c'est pourquoi elles les choisissent Lux. Lux est enrichi de sèves hydratantes. Il laisse votre peau merveilleusement douce. Il est délicatement parfumé. Comme les Parisiennes, confiez votre beauté à Lux. Lux, le savon de beauté préféré dans le monde entier »[45].

– « Dans le pays de la gastronomie on sait aussi bien boire. En France on aime bien manger. Et quand on a envie d'une bière on préfère la Kronenbourg. Une bière de grande classe. ( ... ) Elle fera toujours partie des folles nuits parisiennes. On sort beaucoup à Paris. Et après le cinéma, chez des amis, dans les boîtes de nuit, on savoure la Kronenbourg. Une bière de grande classe. ( ... ) C'est la même bière que vous pouvez boire aujourd'hui en Côte-d'Ivoire. ( ... ) Bientôt, on la verra autant à Cocody qu'à Paris. La bière la plus en vogue à Paris, c'est la Kronenbourg. [PAGE 111] Une bière de grande classe. ( ... ) Très remarquée aux terrasses des cafés des Champs-Elysées. Les Champs-Elysées, c'est une des plus belles avenues de Paris. Quand on y commande une bière, c'est toujours la Kronenbourg. Une bière de grande classe. C'est la même bière que vous pouvez boire aujourd'hui en Côte-d'Ivoire. ( ... ) C'est la même bière qu'on sert dans les soirées de Cocody »[46].

– Une présentation de mode : « Collection Printemps-Eté 79. Guy Laroche ce soir à l'Ivoire. ( ... ) Ce soir aura lieu au Palais des Congrès de l'Hôtel Ivoire la présentation de la prestigieuse collection de haute couture de Guy Laroche. ( ... ) Comment Guy Laroche voit-il la femme 1979 ? ( ... ) Pour le soir les tissus précieux comme la dentelle, le plumetis, la mousseline, la crêpe de Chine s'imposent. Ils donnent aux robes une allure follement féminine ( ... ). Guy Laroche présentera également des modèles pour hommes ( ... ). Des mannequins venus spécialement de Paris mettront une fois de plus une silhouette nouvelle à la femme et à l'homme de 1979. » Ou encore : « Manteaux : droits, très épaulés, style chemise. » Ailleurs, ces conseils à propos de la robe de la mariée : « La blancheur et la longueur de la robe de la mariée sont le symbole même de la survivance de cette belle tradition ( ... ). La robe de la mariée reste traditionnelle par sa longueur, sa décence, et surtout sa blancheur. Elle est moderne par son style jeune, dépouillé et allégé. » Quant aux accessoires, les tissus seront « souples et infroissables : voile, dentelle, crêpe georgette, gros tulle, broderie anglaise et organdi. ( ... ) On verra moins les capelines et les canotiers. Mais les coiffes de fleurs s'annoncent comme la "folie" de ce nouvel été. (...) Le port du voile revient à la mode plus que jamais, et c'est heureux, car Mademoiselle, il sera votre plus bel ornement »[47] !

Nous sommes déjà par là dans la deuxième partie du [PAGE 112] livre de Touré : celle qui traite des « pratiques quotidiennes de la civilisation » en Côte-d'Ivoire. Elle couvre les trois quarts de son travail et aurait pu faire de celui-ci une éclatante réussite si elle avait été réellement construite, réellement arrachée aux mirages faciles d'une sociologie spontanée s'épuisant dans une simple et naïve description empirique d'une redondance assommante. Et qui se contente d'aligner des propositions tautologiques et des pétitions de principe. C'est dans cette perspective d'absence regrettable de procès de distanciation, de recul intellectuel indispensable à tout procès de connaissance qu'on lira les analyses qui nous sont ici proposées sur l' « alphabétisation scolaire » et l'« alphabétisation des adultes » (ou « lecture » et « écriture » comme « idéologie »), les « manuels du primaire » et les « manuels du secondaire » (ou la « permanence de l'occidentalisme »), la « famille étendue » et la « famille nucléaire » (ou « la répétition accélérée de l'aventure occidentale du couple »), la « culture consommée » et la « culture diffusée » (ou « l'initiation-exhibition de l'élite »).

III. ETHNOLOGISME, HORIZON « INDEPASSABLE » DE L'IMPERIALISME

Si je puis, pour finir, résumer le sens de cette analyse, je dirais d'abord que j'ai voulu par là prendre prétexte de la lecture de ces deux ouvrages d'un intérêt et d'une valeur inégale pour, chemin faisant, examiner quelques problèmes qui se rapportent à l'ordre du discours africain, dissiper certaines confusions et proposer pour mon propre compte quelques éclaircissements.

La colère, l'indignation, la révolte et le désespoir de Touré sont vrais, fondés, compréhensibles, défendables. Et comment d'ailleurs en serait-il autrement ? Devant le spectacle qu'offre aujourd'hui l'Afrique, le rôle dérisoire et inénarrable que l'impérialisme lui fait jouer derrière la « scène » de ce qu'on ose encore appeler la « coopération », le « dialogue Nord-Sud », le « dialogue des cultures » derrière la dérision des « indépendances » vacillant dans la bulle de leur fugitivité, la bantoustanisation pratiquement réussie à l'échelle du continent, l'inquiétante prolifération des régimes macoutistes et la fascisation [PAGE 113] croissante de nos protonations, l'ampleur des génocides culturels (qui se profilent sous l'emphase cérémonieuse de l'« unité nationale », du « nationalisme », du « tribalisme », etc.) menaçant constamment de déraper (et dérapant effectivement de temps à autre) vers des génocides tout court, la zombification de plus en plus systématique des peuples d'Afrique dépossédés de jour en jour jusqu'à l'ombre même de leurs corps, et dont la parole, confisquée, est un bien de famille (étendue) désormais mis sous séquestre pour le plus grand plaisir des « négrologues » de tout poil, les délires somptueux d'une « élite » de représentation[48] vide et sans fonction, désespérément soumise à la loi d'airain d'une mimésis réussie et sans exemple, devant toutes ces effarantes figures du Pacte Néocolonial qui émargent peut-être plus à quelque chose comme un espace social, politique et culturel « discipliné » par la Traite qu'à celui balisé naguère par le Pacte Colonial, plus d'un parmi nous (à vrai dire : tout Africain un tant soit peu conscient de cette situation historique qui, en fait, est la sienne) ne sauraient éviter de partager ces sentiments. Avec la même intensité, la même violence, la même exigence. Même si nous devons bien garder présent à l'esprit qu'ils ne servent à rien – du moins à eux seuls. Ou presque. Ou alors... à si peu ! Et qu'il vaut toujours mieux, comme disait Spinoza, ne pas rire ou pleurer mais comprendre... Quitter le cri, forger la parole : prolégomènes à toute transformation révolutionnaire future qui pourra se présenter comme libération...

Oui. Il ne s'agit pas de pleurnicher, ni de ricaner, ni de s'indigner, ni d'intimider – seulement de comprendre. Plutôt que de nous emporter contre ces effarantes figures du Pacte Néocolonial, il vaut d'interroger leurs conditions de possibilité. Et qu'est-ce : interroger leurs conditions de possibilité – sinon arriver à faire apparaître, dans sa spécificité différentielle, le niveau ou l'instance des « choses dites » en Afrique, autant dire l'ordre de leur archive dont l'analyse devra alors se faire sous forme d'« archéologie » ? Et qu'est-ce, après tout, que cette archéologie, sinon cette recherche qui consistera à repérer [PAGE 114] derrière nos habitus, nos ethos, nos pratiques, nos institutions, nos connaissances, nos théories, nos idées et nos opinions, derrière notre déjà-donné-qui-va-de-soi le savoir commun, implicite, la couche du savoir constituant et historique qui, à un moment donné de notre histoire subie, a rendu possibles ces figures du désarroi et, avec elles, l'ordre et le champ dont relèvent nos discours ? Sans être effectivement arrivé à exécuter ce programme, Mudimbe emprunte toutefois le chemin qui y mène, en franchit même par endroits la ligne frontière, mais sans toujours parvenir à s'engager réellement plus avant vers les « terres promises » de l'ordre du discours africain.

Terres promises ? Oui. Et formellement : « Nous sommes partis d'une hypothèse de travail : concevoir à partir de l'ethnologie comme prétexte, une lecture critique des sciences humaines et sociales. Cette lecture n'est pas explicitement présente dans les pages qui précèdent. C'est que, dès le début, voulant ( ... ) une interrogation pratique, nous nous sommes fixé sur le point de vue de l'utilité : comment introduire à la question ? Le livre envisagé qui était à écrire, peut-être l'écrirons-nous un jour; peut-être sera-t-il, avec bonheur, le fait de l'initiative d'un camarade africain »[49].

Ce texte appelle tout de suite trois considérations dont le sens fixe en même temps les limites du projet de Mudimbe :

1. – La première : quand bien même, comme nous le savons, un même projet anime et traverse de part en part L'Autre Face du Royaume et L'odeur duPère, est-ce là une raison pour ne faire alors que « du sur place » ? N'aurait-il pas été plus intéressant de ne pas se contenter de faire de ce dernier essai une pure et simple « reprise » du premier – quand bien même, comme je l'ai souligné plus haut, celle-ci serait de loin plus heureuse que l'élan du premier ? En effet, au lieu de réécrire, même avec plus de bonheur, même « de manière différente » (ODP, p. 14) ce premier livre, il aurait fallu plutôt avancer de quelques pas dans des eaux nouvelles, pointer(cette fois-ci) le [PAGE 115] large, mettre le cap sur ces terres promises de l'ordre du discours africain via la « lecture critique des sciences humaines et sociales ». Telles qu'elles sont pratiquées aujourd'hui en Afrique...

Mais je ne veux pas tirer argument trop facile de ces redondances et superfétations – où l'on pourra toujours voir le signe d'une recherche « ouverte » et insistante autour de l'un des problèmes fondamentaux qui nous traversent et que nous travaillons. Depuis une soixantaine d'années au moins. Encore que l'on puisse toujours légitimement s'étonner que, finalement, « le livre envisagé » et dont l'objet est annoncé au niveau de L'Autre Face du Royaume ne soit pas, à proprement parler, ce texte qui nous est ici proposé sous le titre séduisant de L'odeur du Père, lequel prétend cependant en être la suite quand il s'agit en réalité d'un seul et même ouvrage autrement réécrit ! Encore qu'à tout prendre, dans les deux versions de cet ouvrage, ce qui se donne à lire, ce qui, en tout cas, ne saurait abuser plus longtemps, soit ce fait têtu dans son « évidence » : « le livre envisagé qui était à écrire » reste bel et bien encore à écrire ! Car, il suffit seulement de lire concurremment ces deux essais, d'en confronter à chaque pas le texte pour s'apercevoir sans peine que jusques et y compris dans cette reprise, l'auteur en reste toujours, pour l'essentiel, à un « point de vue de l'utilité : comment introduire à la question ? ».

2. – La deuxième : comment en effet introduire à la question ? Mystère ? Non, ici, tout de même, un poteau indicateur ! Qui nous signale un « au-delà » une direction et un lieu. Nous indique en tout cas le déplacement à effectuer pour nous y rendre, voire – pour peu que l'on soit réellement attentif à la « lettre » de son texte – le prix à payer pour pouvoir y accéder. Nous invite par conséquent à franchir la ligne frontière pour avancer tout droit dans la direction et le lieu d'une juste position du problème de l'ordre du discours africain.

Soit donc cette le critique empruntée à Foucault traitant – dans sa Leçon inaugurale au Collège de France – du rapport de la philosophie (occidentale) contemporaine à Hegel : « ... toute notre époque, que ce soit par la logique ou par l'épistémologie, que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaie d'échapper à Hegel : et ce que j'ai essayé de dire tout à l'heure à propos du discours est bien [PAGE 116] infidèle au logos hégélien. Mais échapper réellement à Hegel suppose d'apprécier exactement ce qu'il en coûte de se détacher de lui; cela suppose de savoir jusqu'où Hegel, insidieusement peut-être, s'est approché de nous; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu'il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs »[50].

3. – La troisième considération porte donc sur cette brèche qui nous est ici ouverte par Foucault. Sur ce qu'elle peut devenir et ce à quoi elle peut servir du point de vue qui nous intéresse.

Disons, d'entrée de jeu, que la portée de ce texte est considérable. Sa densité et sa force de pénétration de ce qu'il y a au cœur du problème difficile et spécifique des mutations historiques dans l'ordre du savoir et dans le champ des discours sont très remarquables. Mais sa violence aussi. Disons aussi qu'au premier regard, cela ne semble pas avoir échappé à Mudimbe. Puisqu'il s'arrête avec insistance sur ce texte qu'il cite deux fois de suite, s'y accroche à raison comme point d'ancrage historique et critique pouvant permettre une meilleure introduction « à la question » de l'ordre et du champ dont relèvent nos discours. D'où vient qu'il propose, pour ce faire, de mettre « Occident » là où Foucault désigne Hegel... Ce qui donne cet « autre » texte :, « pour l'Afrique, échapper réellement à l'Occident suppose d'apprécier exactement ce qu'il en coûte de se détacher de lui; cela suppose de savoir jusqu'où l'Occident, insidieusement peut-être, s'est approché de nous; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre l'Occident, ce qui est encore occidental; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu'il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs »[51].

Nous devons savoir entendre sans complaisance ni faux-fuyant tout ce qu'il y a de violent, d'effarant, de lancinant pour nous dans ce « simple » geste de substitution d'un [PAGE 117] mot par un autre, tout ce qu'il y a de grinçant, d'inquiétant, de provocant, d'insupportable peut-être dans la béance que laisse entrevoir ce geste de substitution : cette impavide tranquillité que nous avons de disserter à longueur de pages sur ce que nous appelons l'« identité africaine », ou l'« africanité », ou l'« authenticité africaine », ou encore la « négritude », la « littérature africaine » (d'expression... X), la « théologie africaine », la « philosophie africaine », la « sociologie africaine », la « linguistique africaine », etc. Nous devons, derrière cette fluorescence d'« africanismes » en fête, arriver à pointer le coûteux et laborieux déplacement à effectuer pour nous mettre en mesure d'épeler, non, bien sûr, sans quelque terreur panique préalablement surmontée, en même temps que la lettre (volée) d'une histoire des limites, les limites (atroces) mêmes de cette histoire subie comme geste constitutif de partage établi par l'Occident, et qui se confond désormais avec l'ordre et le champ dont relèvent nos pratiques discursives et non discursives. Et, par là, « à partir de l'ethnologie comme prétexte », arriver ainsi à mettre effectivement le cap sur les terres promises de l'ordre du discours africain via la « lecture critique des sciences humaines et sociales » telles qu'elles se pratiquent aujourd'hui en Afrique.

Malheureusement Mudimbe en reste seulement, dans l'analyse, à ce simple geste de substitution. Plutôt que d'emprunter cette voie bien dégagée qui ouvre l'espace d'une juste position du problème de l'ordre du discours africain, il « préfère » ne pas entendre toutes les implications théoriques et pratiques non seulement du texte même auquel il se réfère, mais aussi celles qu'emporte forcément son propre geste. De là sans doute que ce texte reste, dans la lecture et l'exploitation qu'il en fait, étonnamment frappé du sceau d'insignifiance et de trivialité. Puisqu'il n'en tire pratiquement que ces quelques annotations polémiques rapides qui, en réalité, ne sauraient échapper à l'attention sourcilleuse de Monsieur de La Palice lui-même : les critiques adressées aux « africanistes », « africanologues » (ou « négrologues ») africains – « ethnophilosophes », ethno,... X, écrivains de la « négritude », etc. – seraient, nous dit-on, « quoi qu'il en soit », généralement « ou mal émises ou non fondées : elles éludent par trop facilement une question majeure, celle du sens de [PAGE 118] l'écart à prendre à l'égard de l'Occident et ce qu'il en coûte vraiment d'assumer cet écart »[52].

Soit. Que l'on s'appuie, si l'on veut, sur ce texte de Foucault pour ébranler les certitudes parfois faciles de la plupart des critiques africains de la « négritude », de la « philosophie africaine », de la « sociologie africaine » et autres « africanismes », j'en suis pour ma part profondément d'accord. Que l'on veuille même par là souligner les limites atroces constitutives de notre volonté de vérité, donc du sens même à donner à l'élimination tant prônée de « l'odeur du Père », sens qui emporte aussi, du moins dans une certaine mesure (encore faut-il bien savoir laquelle), tout ce qu'il y a de lancinant, de cauchemardesque, d'illusoire et de vain dans cet inévitable et incontournable meurtre du Père, avec ses pièges, ses risques et ses périls, c'est là une « évidence » qui s'impose à tout intellectuel africain qui réfléchit. Mais que l'on ne puisse tirer de ce texte que des assertions polémiques péremptoires et escamoter ainsi le fond du problème qu'il pose, on est alors en droit d'avouer sa perplexité ! Mais cependant, à y regarder de près, ce n'est point par cécité théorique ou un effet de son inattention que Mudimbe gomme curieusement la portée réelle, la densité remarquable et la violence massive de ce texte de Foucault et en vient ainsi, silencieusement, à les réduire à leurs plus pures épures. C'est par système. (Ce qui, d'ailleurs, apparaît encore plus clairement quand on prend en compte l'ensemble de son œuvre.) De là l'usage qui est fait ici de ce texte. Car l'essentiel, pour Mudimbe, est ailleurs : ce texte lui sert pratiquement de « démonstration » a posteriori d'une « évidence » depuis longtemps acquise : « Hier, nos aînés qui, en fait, sont nos pères, en littérature, en philosophie comme en politique, exigeaient un droit à la vie. ( ... ) Sensibles à l'ivresse de nos prises de parole et au déploiement de nos initiatives dans un champ littéraire, philosophique et politique qu'ils ont ouvert et travaillé, nous pensons – générosité naïve ou naïveté de nos ambitions ? – pouvoir nommer, afin de le nier définitivement, de le contourner ou de le dépasser, le paradoxe essentiel qu'a marqué la libération de la « parole nègre ». Ce paradoxe, L.S. Senghor l'avait bien circonscrit : [PAGE 119] ceux-ci furent nos ancêtres, qui nous sauvèrent du désespoir en nous révélant nos propres richesses. Nous savons donc que la négritude, cette extraordinaire protestation contre la réification du Nègre, ressortit à la problématique d'un virage particulier de l'histoire européenne, problématique caractérisée, entre autres traits, par le principe du relativisme culturel. ( ... ) L.S. Senghor insiste fortement sur l'anthropologie; plus exactement, sur le type de regard que les anthropologues exerçaient. Attentifs à la différence, les Frobénius et les Delafosse offraient alors aux jeunes Noirs auxquels la colonisation avait désappris ce que signifie véritablement être Africain des raisons de s'affirmer contre l'idéologie ambiante ( ... ). La négritude, Senghor l'indique bien dans cet ouvrage [il s'agit de Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine, suivi d'inédits, Seuil, Paris, 1962], autant que revendication des droits de l'Africain, est affirmation ( ... ) de l'ensemble des valeurs ( ... ) du Monde Noir. Elle est donc formation de stratégies pour une « cohérence de la théorie » et une « fécondité de la praxis ». Le discours de L.S. Senghor présente, de manière exemplaire, les problèmes auxquels nous butons actuellement au sujet du fondement des sciences sociales et humaines en Afrique »[53]. Et voilà pourquoi votre fille est muette !

De pareilles déclarations ne sont pas seulement lassantes parce quelles sont usées, mais d'abord parce quelles manquent de pertinence. Quatre points essentiels, qu'il faut savoir aussi entendre comme autant de « thèses » – même si elles ne sont pratiquement jamais assumées dans toutes leurs conséquences –, qu'il faut savoir surtout entendre comme autant d'« effets » qui appartiennent en propre à un système de pensée qui, aujourd'hui, plus que jamais, « circulent » rituellement aussi bien dans le discours de nos « pères »[54] en littérature, en sciences [PAGE 120] humaines et sociales, en politique (naturellement !) que dans celui de leurs thuriféraires, sont ici clairement mis en lumière : [PAGE 121]

1o le chantage à la Dette Historique que nous leur devons et dont la fonction politique précise – jamais énoncée pour elle-même – est, le plus souvent, de nous « éviter » d'autres « vérités », d'autres types de « vérité ». Qui peuvent prendre par exemple, la forme déconcertante de cette question « simple » et « naïve » : et si, par hasard, leur discours ne nous concernait pas ? Ou, ce qui est tout un, s'il ne nous concernait jamais qu'au même titre et sous le même rapport que le discours du Maître-Père ? Ou encore : et si, par là aussi, il était question de savoir « comprendre la violence non seulement de l'existence du Père, mais aussi l'étrangeté de son odeur » (ODP, p. 12) ?

Il n'est d'ailleurs pas indifférent de le noter : ce chantage à la Dette Historique ne manque pas de piquant : c'est qu'il participe sans doute, à y regarder de près, dumême régime discursif que le chantage à l'Etat colonial[55], [PAGE 122] mais aussi, bien sûr le chantage de l'Etat néocolonial (comme l'atteste un peu d'attention prêtée au discours politique des dirigeants africains) : à ses mérites, à ses dispenses, à sa générosité, à son amour, au bonheur qu'il dispense sur nous, etc., bref, au génie et à la magnanimité de son leader, Guide, Timonier, Stratège Suprême, « Père » – comme de juste ! – de la « Nation »... Faut-il alors, dans ces conditions, s'étonner de ce curieux parti pris, clairement repérable dans le discours de nos « Pères » comme dans celui de leur hagiographes, et qui consiste souvent à occulter (quand il n'est pas purement et simplement gommé) le rôle réel et déterminant des peuples d'Afrique dans le procès de leur propre histoire ? Bien sûr que non ! Du moment qu'on a compris qu'en fait tout se passe comme si, pour ce qui est de l'Afrique, ce sont plutôt les « élites » (immédiatement, bien entendu, après le Maître père, quand ce n'est pas à son instigation) qui font l'histoire... Il est vrai que nous nous retrouvons par là en pays de connaissance : c'est là en effet l'une des thèses très chères au discours ethnologique ( je le prends ici dans sa figure d'ensemble : ce qui veut dire que l'idéal militant ou le signe doctrinal spécifique abordé en fonction d'écoles ne changent rien à l'affaire), thèse toujours pratiquée, mais toujours tenue (stratégiquement) à l'état pratique, jamais dénoncée pour elle-même, jamais accompagnée en clair de ses titres de validité théoriques : dans toute société « primitive » (ou « sauvage », ou « archaïque », ou « sans écriture », ou « sans histoire », ou « froide », ou « sous développée », etc.[56] » [PAGE 123] Mais laissons là ces considérations. Qui risquent de nous conduire très loin.

2o l'idée, déjà passée dans le domaine public, de la « négritude », mais aussi de la « philosophie africaine », de la « sociologie africaine » et autres «africanismes » comme simples effets d'un changement dans les dispositions fondamentales de l'ordre du discours occidental, comme simples plis dans le champ du savoir occidental, repérables en clair à l'un des virages historiques opérés par celui-ci.

Je l'indique en passant : il est en effet devenu aujourd'hui de bonne guerre de commencer nécessairement (signe des temps ?) par reconnaître cette évidence, quitte à s'arranger cependant par la suite pour ne pas en tirer les conséquences qui en découlent et s'imposent d'entrée sur le plan théorique et pratique. Mais ne pas en tirer ces conséquences, n'est-ce pas alors s'ôter délibérément les moyens d'arriver à poser réellement, et dans toute sa rigueur, le problème même de l'ordre du discours africain ?

De fait, hormis le cas des « spécialistes » consacrés de la « littérature africaine d'expression française » qui en ont fait une carrière dans l'Université, et qui, dès lors, sont obligés de nous rebattre les oreilles avec les mêmes cantiques, qui peut encore aujourd'hui prendre le risque de nous reparler de la « négritude » en termes confusément essensialistes d'une indépassable (et, en réalité imaginaire) « âme noire », d'une prétendue et non moins fictive « émotion nègre » ?

3o le rôle et la fonction de l'ethnologie comme couche du savoir constituant et historique qui emporte, découpe et détermine les limites constitutives du champ à l'intérieur duquel doit désormais s'entendre ce qu'« être Africain » veut dire...

Fort bien. Encore ne suffit-il pas seulement de l'affirmer ! Encore faut-il aussi ne pas perdre de vue ce fait largement et massivement passé sous silence, qu'en réalité (donc, contrairement aux fables régulièrement répendues par les « négrologues » européens et africains) «ce n'est pas l'ethnologie qui a révélé aux peuples colonisés leurs cultures. C'est la résistance de ces peuples à la domination étrangère qui a provoqué la prise en charge ethnologique des contradictions du système colonial. De la [PAGE 124] même manière la culture noire ne confirmera ses vraies caractéristiques qu'en relation avec le combat qui délogera de nos esprits la parole étrangère. Accusant tel trait plutôt que tel autre, en unique considération de l'ampleur et de la violence de l'affrontement »[57].

4o la négritude comme « formation des stratégies »...

Et c'est bien précisément le point où il faut en venir, pour, de son lieu, ne pas manquer de voir que cela renvoie alors aux chimères l'idée, chère à nos « pères » comme aux « spécialistes » (africains et non africains) de ces formations des stratégies que sont la « négritude », la « philosophie africaine », la « sociologie africaine », etc., ou encore ce discours que d'autres appellent du nom encore plus bizarre de « théologie africaine », de prétendre régulièrement référer ces « choix » théoriques et thématiques à quelque chose qui serait comme un « projet fondamental » ou le « jeu secondaire » des opinions »[58].

De là sans doute que ce texte où Foucault traite du rapport de la philosophie (occidentale) contemporaine à Hegel reste, comme je le disais tout à l'heure, dans la lecture et l'exploitation qu'en fait Mudimbe, étonnamment frappé du sceau d'insignifiance, voire de trivialité. De là sans doute que ce geste courageux et honnête mais encore désarmant de nostalgie et des mirages de l'idéologie de l'« africanité » (ou de l'« identité africaine ») où Mudimbe introduit un pli dans l'économie des énoncés du texte de Foucault sans même arriver à soupçonner « ce qu'il en coûte vraiment » aussi de ce pli où le « mot » Occident est mis à la « place » du « mot » Hegel, et le « mot » Afrique pratiquement en « lieu et place » de l'énoncé « philosophie (occidentale) contemporaine », lequel d'ailleurs est présent dans le texte à titre de « manque » et fonctionne « en position » de cet autre : « toute notre époque », sonne si dérisoirement plein... Surtout qu'à ce niveau déjà se lèvent des fantômes qui hantent en sous-main ce geste même de substitution : l'un des effets sans doute les plus lancinants pour nous de la Ruse de l'Histoire n'est-il pas justement masqué dans l'un des enjeux du « moment [PAGE 125] actuel » qui, en quelque sorte, fait de l'Africain ou, plus particulièrement, de l'intellectuel africain un « hégélien » quoi qu'il fasse (et pas toujours à la manière de Monsieur Jourdain) dans la mesure, précisément, où il est pratiquement dans l'impossibilité d'une « modernité » ? Mais cela c'est une autre histoire. Tenons-la, pour l'instant, en suspens.

Que ce texte, contrairement à ce qui nous a été annoncé, n'ait pas finalement servi à « introduire à la question », je pense en avoir montré les raisons. Pourtant il croise, si j'ose dire, le fin mot et le mot de la fin du projet même de Mudimbe. Ce n'est pas ici le lieu d'en faire l'objet d'une nouvelle démonstration, c'est-à-dire, pratiquement, le sujet d'un autre article. Je me contenterai seulement de pointer d'un trait le « noyau rationnel » qui se donne à lire dans ce texte.

Comment arriver à déterminer, dans sa spécificité différentielle, le système de discours sur lequel nous vivons encore, au moment où nous sommes obligés de mettre en question les paroles qui résonnent encore à nos oreilles et qui se confondent bien, on s'en doute, avec les discours mêmes que nous essayons de tenir ? Ou encore étant donné un champ des faits de discours ou, si l'on préfère, une population d'événements dans l'espace du discours, une population d'événements discursifs comme ensemble fini dont il est possible de penser les limites constitutives et le découvert de l'horizon actuel; étant donné une culture dans son expérience-limite comme effet de discontinuité historique d'un champ épistémologique qui s'énonce ainsi en termes de seuil, de découpe, de limite, de fracture, de rupture, de coupure, de transformation, etc., existe-t-il, peut-il exister des lois, ou des règles, ou des contraintes (anonymes et sans visage, évidemment) qui, régissant la formation des énoncés, autorisent, pour une époque, une société déterminée, à en dresser le tableau ?

On sait que toute l'entreprise de Foucault, de l'Histoire de la Folie à La Volonté de savoir, est l'effet « visible » d'une réponse affirmative à cette question. On sait aussi qu'elle prend chez lui la forme d'une démonstration laborieuse sur base d'un archivisme méticuleux, d'une érudition savante, exemplaire à tous égards et jamais prise en défaut. Mettant fortement en lumière des effets de pouvoir [PAGE 126] propres à l'ordre du savoir, aux champs des discours, au jeu énonciatif. De sorte que l'archéologie du savoir n'est en réalité autre chose qu'une généalogie du pouvoir. De sorte que toutes ces plages arides des « épistémè », telle position définie d'un « a priori historique », le savoir psychiatrique, la médecine de Bichat, la grammaire de Port-Royal, l'économie politique, le Panopticon de Bentham, le discours bavard de la sexologie, etc., portent organiquement et indissolublement à l'intérieur de leurs énoncés des figures tragiques de l'enfermement et du quadrillage, la clôture de l'asile, l'enceinte de l'hôpital, la structure de l'école, l'enclos de l'usine, la discipline de la prison, la « normalisation » des révoltes et de la contestation. De là qu'il s'ensuive, comme il le précise bien lui-même ailleurs[59], que l'archéologue, comme le philosophe nietzschéen, soit alors contraint d'opérer à coups de marteau.

Et le grand problème qui va se poser – qui se pose – à de telles analyses historiques est qu'il importe alors de commencer par rendre au discours sa matérialité comme chose (comportant sa possibilité et son champ d'utilisation) parmi les choses, comme fait parmi les faits, comme objet et enjeu du désir, objet et enjeu du pouvoir... Mais importe aussi et surtout de lui rendre son caractère d'événement ayant ses conditions et son domaine d'apparition – les énoncés étant essentiellement rares, inséparables, en fait et en droit, d'une loi et d'un effet de rareté. Savoir, par exemple, non pas quel est le pouvoir qui pèse de l'extérieur sur la science, sur le savoir, mais quels effets de pouvoir circulent entre les énoncés scientifiques; quel est en quelque sorte leur régime intérieur de pouvoir; comment et pourquoi à certains moments, il se modifie de façon globale. De là ce refus, constamment réitéré chez Foucault, « des analyses qui se réfèrent au champ symbolique ou au domaine des structures signifiantes; et le recours aux analyses qu'on fait en termes de généalogie de rapports de force, de développements stratégiques, de tactiques. Je crois que ce à quoi on doit se référer ce [PAGE 127] n'est pas au grand modèle de la langue et des signes, mais de la guerre et de la bataille. L'historicité qui nous emporte et nous détermine est belliqueuse; elle n'est pas langagière. Relation de pouvoir, non relation de sens. L'histoire n'a pas de "sens". Ce qui ne veut pas dire qu'elle est absurde, ou incohérente. Elle est au contraire intelligible et elle doit pouvoir être analysée jusque dans son moindre détail : mais selon l'intelligibilité des luttes, des stratégies et des tactiques. Ni la dialectique (comme logique de contradiction), ni la sémiotique (comme structure de la communication) ne saurait rendre compte de ce qui est l'intelligibilité intrinsèque des affrontements. Cette intelligibilité, la "dialectique" est une manière d'en esquiver la réalité toujours hasardeuse et ouverte, en la rabattant sur le squelette hégélien; et la "sémiologie" est une manière d'en esquiver le caractère violent, sanglant, mortel, en la rabattant sur la forme apaisée et platonicienne du langage et du dialogue »[60].

On le voit bien sans peine : nous sommes ici renvoyés, plutôt qu'au champ symbolique ou aux structures signifiantes, à la généalogie de rapports de force, aux développements stratégiques et tactiques; plutôt qu'au grand modèle de la langue et des signes, de la forme platonicienne du langage et du dialogue, de la forme religieuse de l'herméneutique (cette tarte à la crème de l'ethnophilosophie) et de la sémiologie, à la relation de pouvoir, aux rapports de pouvoir, au modèle de la guerre et de la bataille, avec tout ce que cela emporte de violence nue et sans phrase dans les affrontements, de victoire à remporter haut la main, de défaite à subir, de mort rôdant tout autour... dans l'entour des « protagonistes » qui sont, bien entendu, des savoirs, ou des discours, ou des pratiques, ou des institutions, etc. Et c'est bel et bien cela aussi, et c'est bel et bien cela surtout qui est au cœur du texte de Foucault auquel se référait (et s'adossait) Mudimbe comme point d'ancrage historique et critique pouvant permettre une meilleure introduction « à la question » de l'ordre et du champ dont relèvent nos discours, mais aussi au cœur de cette leçon inaugurale, mais aussi au cœur même de l'entreprise foucaldienne. [PAGE 128]

Ces quelques indications sont certes insuffisantes; du moins permettent-elles de faire apparaître le « noyau rationnel » de l'entreprise dont l'élision ne devait que rendre impossible, dans la perspective même où entendait se situer L'Odeur du Père, toute véritable introduction « à la question » dans sa juste position : l'enchevêtrement, l'intrication des effets de pouvoir et de savoir qui circulent entre les énoncés discursifs. Car enfin, si, par exemple, le « rapport à Hegel », le rapport de la « philosophie (occidentale) contemporaine » à Hegel n'est ainsi en fait autre chose que le lieu d'une expérience, d'un affrontement où il n'est jamais certain que la philosophie sorte vainqueur; si le système hégélien est en réalité le contraire d'un univers rassurant, s'il est en réalité le risque extrême pris par la philosophie, c'est qu'il faut bien arriver à voir que « le discours, en apparence, a beau être bien peu de chose, les interdits qui le frappent révèlent très tôt, très vite, son lien avec le désir et avec le pouvoir. Et à cela quoi d'étonnant : puisque le discours – la psychanalyse nous l'a montré –, ce n'est pas simplement ce qui manifeste (ou cache) le désir; c'est aussi ce qui est l'objet du désir; et puisque – cela, l'histoire ne cesse de nous l'enseigner – le discours n'est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s'emparer »[61].

Il me semble pour ma part qu'examiné, interrogé, analysé rigoureusement dans cette perspective, donc loin du [PAGE 129] confort des bonnes positions idéologiques consacrées, « orthodoxes », et qui, on le sait, s'évertuent régulièrement à célébrer et à exalter le rituel du « paradoxe essentiel » qu'aurait marqué la prétendue « libération » de la « parole nègre », le problème qui se pose et qui nous est posé par l'ordre du discours africain risque alors d'emprunter la voie de l'inconfort iconoclaste des vues absolument inattendues, absolument déconcertantes... Risque en tout cas de nous conduire au-devant de certaines surprises, loin de ces inénarrables jeux de représentation où se forgent à peu de frais les attributs imaginaires et invérifiables de la « parole nègre », de l'« africanité », de l'« identité africaine », de l'« authenticité africaine », etc. Peut-être y verra-t-on par là un peu plus clair dans cet espace de représentation, l'espace de ceux qui font profession de parler pour les autres, au nom des autres, tous ceux qui se sont trouvés (hier) ou se retrouvent (aujourd'hui) dans la position à la fois centrale et hors-jeu de porte-parole : au sens « non pas des gens qui portent la parole des masses, des gens qui portent la parole, tout court; des individus séparés de leurs supposés semblables par cela seul qu'ils ont été saisis, entraînés dans le circuit d'une parole qui vient d'ailleurs, et qui ne peuvent se réconcilier dans une identité commune qu'en se faisant porte-parole d'une manière inverse à celle que l'on entend d'ordinaire – en portant la parole aux masses »[62]. Peut-être y gagnera-t-on une certaine modestie dans le maniement des grands mots et l'expression des grands sentiments, dans l'exaltation des hymnes officiels à l'« identité africaine », dans les délires somptueux des grands discours endimanchés de l'« africanité »... Qui sait ?... Peut-être arrivera-t-on aussi par là à se rendre compte qu'il ne serait dès lors possible d'employer certains mots sans qu'ils vous restent en travers de la gorge...

Ces positions théoriques et pratiques que nous défendons relèvent d'une analyse critique et historique de l'ordre du discours africain qui reste à faire. Ce pourrait, ou devrait être pour nous l'occasion de recherches nouvelles dont le présent texte n'aurait été qu'une esquisse destinée [PAGE 130] à déblayer le terrain sur le chemin difficile et escarpé qui y mène.

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Si nous rassemblons les indications éparses dans tout ce qui vient d'être dit, les éléments recueillis chemin faisant, tout donne à penser en effet que cette analyse gagnerait d'être menée en termes de prospection au niveau des structures épistémiques rigoureusement référées à l'intelligibilité intrinsèque des affrontements, à l'intelligibilité des luttes, des stratégies et des tactiques, à la généalogie de rapports de force, à la relation de pouvoir, au modèle de la guerre et de la bataille... Référées donc par là à l'intelligibilité intrinsèque de l'historicité belliqueuse qui emporte et détermine l'Occident, mais emporte et détermine aussi, dans la même foulée, tout ce qui est non occidental, donc tout ce que l'Occident fait nécessairement basculer dans la nuit de ses marges...

Un point de principe épistémologique et politique nous est d'ores et déjà, je pense, acquis : (re)partir toujours de la critique de l'ethnologie comme savoir commun, implicite, comme couche du savoir constituant et historique qui, à un moment donné de notre histoire subie a rendu possibles l'ordre et le champ dont relèvent (encore et sans doute pour longtemps) nos discours (idéologie de l'« africanité », par exemple), mais aussi nos pratiques (habitus, ethos, etc.), nos institutions (exemple : nos fameuses « protonations »), etc., bref, l'ensemble de notre déjà-donné-qui-va-de-soi. Autant dire que ce principe d'intelligence et de critique précis s'impose d'entrée pour des raisons politiques qui sont aveuglantes, et pour des raisons théoriques qui sont contraignantes...

Les faits, désormais, ne sont en effet que trop bien connus : 1860-1920 : période faste de la conquête coloniale signant et impliquant, en même temps et sous le même rapport, l'acte de naissance du savoir et de la pratique ethnologiques. Double fondation en une seule rupture historique ou, ce qui est tout un, double rupture historique en une seule fondation. La période qui part des années 1920 jusqu'aux années 1950 est à son tour doublement scandée : « pacification » ou mise en valeur des [PAGE 131] territoires colonisés d'une part et, de l'autre, adaptation et remaniement interne du savoir et de la pratique ethnologiques. Rappel indispensable. La naissance commune et simultanée de l'impérialisme colonial et de l'ethnologie sur fond d'une même problématique, sinon d'une même épistémè, n'est plus à démontrer. Quelques travaux remarquables (et discutables) nous ont déjà montré, avec un bonheur inégal[63], qu'on ne saurait en tout cas séparer ethnologie et impérialisme. Mieux : c'est bel et bien l'impérialisme colonial qui, dans tous les sens du mot, a rendu possible le discours ethnologique et que celui-ci, bien entendu, le lui a, à son tour, bien rendu en participant à l'élaboration de l'idéologie coloniale. Il est même devenu trop facile de faire la preuve que l'évolution du phénomène colonial en tant que tel s'accompagne, à chaque pas – « découverte » de l'Afrique, conquête, [PAGE 132] Traite, « pacification », « décolonisation » et « indépendances » –, de discours idéologiques différents que corroborent des théories et des pratiques ethnologiques tout autant différentes. Ce qui revient à souligner que nous avons là affaire à deux pratiques à la fois discursives et non discursives qui se logent bien à l'intérieur d'une même archive générale où elles se déterminent réciproquement en fonction de leurs isomorphismes patents, s'échangent des théories, des thèmes, des concepts, troquent des effets de pouvoir circulant entre leurs énoncés, forment et révisent leurs stratégies et leurs tactiques à l'intérieur d'un même espace épistémologique, sur fond d'un même a priori historique...

Est-ce à dire pour autant qu'il faille assimiler – comme n'ont pas manqué de le faire quelques ethnologues « engagés » (ou « progressistes », ou « révolutionnaires ») ces dix dernières années – l'ethnologie à un vaste « projet Camelot »[64], où les ethnologues (africanistes) s'apparentent aux négriers (anciens ou modernes), aux flics, aux barbouzes ? Certainement pas. Bien qu'on en compte sans doute quelques-uns parmi eux. Mais une chose en tout cas est certaine : c'est que l'ethnologie n'est elle-même possible qu'à partir d'une certaine situation, d'un événement absolument singulier, où se trouvent engagées à la fois l'historicité belliqueuse qui appartient en propre à l'Occident et celle de toutes les sociétés et/ou cultures non occidentales, donc toutes les sociétés et/ou cultures ethnologiques (ethnologisées-ethnologisables). En d'autres termes : « l'ethnologie [PAGE 133] s'enracine, en effet, dans une possibilité qui appartient en propre à l'histoire de notre culture [la culture occidentale, évidemment], plus encore à son rapport fondamental à toute histoire, et qui lui permet de se lier aux autres cultures sur le mode de la pure théorie. Il y a une certaine position de la ratio occidentale qui s'est constituée dans son histoire et qui fonde le rapport qu'elle peut avoir à toutes les autres sociétés, même à cette société où elle est historiquement apparue. Ce n'est pas dire, évidemment, que la situation colonisatrice soit indispensable à l'ethnologie : ni l'hypnose, ni l'aliénation du malade dans le personnage fantasmatique du médecin ne sont constitutives de la psychanalyse; mais tout comme celle-ci ne peut se déployer que dans la violence calme d'un rapport singulier et du transfert qu'il appelle, de la même façon l'ethnologie ne prend ses dimensions propres que dans la souveraineté historique – toujours retenue mais toujours actuelle – de la pensée européenne et du rapport qui peut l'affronter à toutes les autres cultures comme à elle-même »[65].

Il est très clair dans le texte précédent (dont l'énoncé, on l'aura sans doute remarqué, constitue, à y regarder de près, la critique sans doute la plus dense et la plus radicale qui puisse être faite du savoir et de la pratique ethnologiques) qu'une certaine position bien déterminée de la ratio occidentale comme histoire et telle qu'elle s'est constituée dans son histoire, un certain a priori historique, une certaine disposition épistémique fondamentale à l'intérieur d'un espace d'ordre qui appartient en propre à l'historicité belliqueuse de la culture occidentale fondent une certaine position tout autant déterminée du rapport qu'elle peut entretenir, qu'elle entretient en fait avec elle-même comme avec les autres cultures, les cultures et/ou les sociétés non occidentales, les cultures et/ou les sociétés quelle ne peut jamais croiser que dans la violence nue et grinçante d'un rapport de pouvoir et de domination. Qu'elle ne peut donc jamais croiser qu'à titre des marges et des ténèbres : ses marges et ses ténèbres intérieures de l'exclusion, ses marges et ses ténèbres intérieures à son espace d'ordre et sans frontières extérieures [PAGE 134]qui le sépare de rien, je veux dire, avec frontières sans bordure, clôture sans dehors... Espace d'ordre qui par conséquent, se définit et fixe souverainement ses propres limites en dedans de soi...

Mais je ne veux pas, pour l'instant, entrer plus avant dans cette analyse, qui est presque tout entière à élaborer. Ce n'est d'ailleurs pas ici le lieu d'une telle entreprise Je me limiterai à tirer des positions épistémologiques et politiques défendues dans le présent texte une conclusion qu'elles emportent d'ailleurs en toutes lettres : plus que jamais il importe de voir aujourd'hui que la question d'impérialisme, pour peu qu'on la pense en référence l'histoire spécifique de l'impérialisme sur notre continent, ne saurait en tout cas se poser en termes exclusivement économistes, sur le terrain étriqué (et erroné de l'économisme, mais aussi, mais surtout peut-être de termes de l'ordre du discours. En tout cas, la destruction et l'élimination réelles et effectives du rapport (néo)colonial-impérialiste et la « sortie » réelle et effective de l'horizon ethnologique, du quadrillage ethnologique, de l'enfermement ethnologique ou ce que je propose ici d'appeler l'ethnologisme[66], sont en réalité une seule et [PAGE 135] même chose, une seule et même opération, une seule et même entreprise, devant pointer un seul et même objectif : la libération réelle et effective des peuples d'Afrique.

Luftatchy N'ZEMBELE


[34] A. Touré, La Civilisation quotidienne en Côte-d'Ivoire, op. cit. (nous dirons par la suite : CQCI), p. 7.

[35] A y regarder de plus près cependant, ce débat n'a rien d'insipide. Et ceux qui haussent distraitement les épaules, manifestent des signes d'impatience et de lassitude, pratiquent la politique d'autruche, sont dans l'erreur – à moins, bien sûr, qu'il ne s'agisse des malins qui cachent leur jeu. Dans l'état actuel de l'espace africain, de l'ordre du discours africain, c'est peut-être là (encore) l'un des lieux stratégiques dont tout dépend, en tout cas l'essentiel. Et celui-ci réside dans le jeu qui commande le mécanisme de cet enjeu : la « domestication » par nous-mêmes, avec notre propre « odeur », de notre propre espace... Ce n'est certainement pas un hasard si ce lieu stratégique (archéologiquement surpeuplé) est le champ de bataille où se déroule, sous nos yeux, une véritable « guerre de position » susceptible (bientôt ?) d'éclater, comme un tonnerre dans un ciel serein, en une décisive « guerre de mouvement » (au sens où Gramsci entend ces expressions). Avec tout ce que celle-ci suppose de violent, de sanglant, de mortel... Tout ce qu'elle suppose d'issue hasardeuse et ouverte... sur un X dont nous ne savons rien !

C'est dire si derrière ces prises de parti ethnophilosophique ou anti-ethnophilosophique se profile tout un jeu complexe et multiple des pouvoirs et leurs effets liés aux savoirs, et dont les enjeux ne sont pas sans rapports avec la situation socio-politique actuelle de l'Afrique, avec l'histoire et les cultures africaines dans les limites constitutives de leur horizon actuel, avec le rapport néocolonial-impérialiste qu'aux yeux des naïfs ou des innocents ! J'y reviendrai.

[36] CQCI, pp. 86, 87-88 (souligné par l'auteur).

[37] Cf. B. Sine, Impérialisme et théories sociologiques du développement, Anthropos, Paris, 1975.

[38] CQCI, p. 104, note 71.

[39] Editions Sociales, Paris, 1978, p. 18 (souligné par nous – N.L)

[40] P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue. Préalables épistémologiques, Mouton, La Haye, 1980 (30 édition), pp. 27, 29-30 (souligné par nous).

[41] J'emprunte ce terme au beau livre de Jean Ziegler, Main basse sur l'Afrique, La recolonisation, Seuil, 1980, « Points », pp. 7, 225 et 226 (souligné par nous) : formation sociale qui gouverne aujourd'hui les trois quarts du continent, la protonation, contrairement à ce qu'on serait tenté de croire, sur la foi de l'apparence, « ne désigne ni une nation en formation – encore qu'elle produise pour ses membres les symboles élémentaires d'un sentiment « national » – ni une nation achevée qui se serait pervertie. Elle ne désigne pas non plus une pseudo-nation, mais une sociabilité rudimentaire, limitée dans sa construction, asservie aux seuls besoins de ceux qui l'organisent de l'extérieur. Elle est avant tout une création de l'impérialisme. ( ... ) [Elle] n'a rien à voir avec une nation authentique ( ... ). [Elle] est une société hétérogène. Le pouvoir politique y fait l'objet de luttes, de négociations, de transactions permanentes. ( ... ) La protonation possède une identité collective. Celle-ci n'a rien à voir avec une conscience nationale ( ... ). Au contraire, la conscience protonationale comporte une forte tendance à l'imitation, à la reproduction des habitudes de consommation, des schémas de pensée allogènes. Mais, quoique intégrée dans le système impérialiste mondial, consentant à l'exploitation financière et économique dont elle est l'objet, les dirigeants de la protonation cherchent à se définir dans le tissu impérialiste de façon particulière. Les théories les plus troubles, les plus confuses fournissent les outils symboliques destinés à l'élaboration de cette autoreprésentation ». Et Ziegler de citer, à titre d'illustration, la doctrine senghorienne de la négritude, l'« authenticité » zaïroise, les lamentables délires de Bokassa sur l'« empire », etc.

[42] Cf. R. Linton, Le Fondement culturel de la personnalité, trad. fr., Dunod, Paris 1968.

[43] G. Balandier, Sens et Puissance, P.U.F., Paris, 1971, p. 117, cité par A. Touré, CQCI, p. 74 (souligné par nous).

– On ne peut s'empêcher de penser aux héroïques Etapes de la croissance économique, souverainement fixées par Rostow ! Il est vrai que l'occidentalocentrisme a toujours été, à y regarder de plus près, le plus vieux complice de l'évolutionnisme (sociolgique) ! Il est vrai aussi que l'éradication réelle et effective de celui-ci, de quelque côté qu'on l'envisage, croise toujours invinciblement le problème de la fin de l'ethnologie... Et c'est alors seulement qu'il serait pensable d'imaginer la fin même de l'occidentalocentrisme !

[44] Fraternité-Matin, 23 oct. 1978, cité par A. Touré, CQCI, p. 224 (souligné par nous). – Déclaration à rapprocher de cette autre qui généreusement, nous donne les clés qui ouvrent l'intelligence du « miracle économique » ivoirien : celui-ci tiendrait, nous dit-on, au fait qu'il se constitue, en Côte-d'Ivoire, « une classe capitaliste considérée comme une condition indispensable à la création de la richesse nationale ». – Voire ! (Cf. Etude régionale d'éducation (Banque Mondiale), partie III : Rapport de synthèse, août 1976, p. 8, cité par A. Touré, CQCI, p. 107).

[45] C'est là l'une des annonces publicitaires qui passent quotidiennement sur les antennes de la Radiodiffusion ivoirienne. Citée (et soulignée) par A. Touré, CQCI, p. 67. Elle se passe éloquemment de tout commentaire ! Mais s'éclaire davantage à la lumière de ces deux « grandes leçons » de « Civilisation de l'Universel » – sans doute à cause du fait que ces annonces, tout comme ces leçons, participent bel et bien du même régime discursif... Première leçon : « Oui, pour moi, Paris est d'abord cela, une ville, une symphonie de pierre ouverte sur un paysage lumineux d'eaux, de fleurs, de forêts, de collines ( ... ). Et le tout s'éclaire de la lumière de l'esprit. ( ... ) Cependant la plus grande leçon que j'ai reçue, de Paris est moins la découverte des autres que de moi-même ( ... ). Paris, en me révélant les valeurs de ma civilisation ancestrale, m'a obligé à les assumer et à les faire fructifier en moi » (L.S. Senghor, « Paris, carrefour des civilisations », in Le Dialogue des cultures (1935-1975), manuel scolaire du secondaire, classe de première, conçu et imprimé en Côte-d'Ivoire par le ministère de l'Education nationale, p. 28, cité par A. Touré, CQCI, pp. 142 et 143, souligné par nous). Deuxième leçon : « Ce qui est admirable chez ce peuple qui aurait des raisons valables pour l'exiger, il n'est pas à cheval sur l'hommage que les autres lui doivent. Il ne parle jamais d'ingratitude. Il a en horreur la susceptibilité puérile de certaines nations qui voudraient être encensées. Paris sait qu'un amour imposé n'est jamais durable. De toutes les métropoles, Paris, par son extrême sensibilité, son passé illustre, doit être la plus humaine. Et je l'ai dit : Paris sera la dernière capitale à mettre des fers à d'autres hommes ( ... ). [Paris], le pays de la logique ( ... ), ne faillira jamais à sa mission; celle de libérer les hommes de tous les jougs » (B. Dadié, « La Mission de Paris », in Le Dialogue des cultures, op. cit., cité par A. Touré, CQCI, pp. 141 et 142, souligné par nous).

[46] Fraternité-Matin, 20 oct.; 12 et 15 déc. 1977, cité par A. Touré, CQCI, p. 226. Il s'agit bien, on l'aura sans doute remarqué, d'un même texte « monté » en quatre versions, et que le cite ici en le reprenant dans un autre ordre que celui cité par Touré.

[47] Fraternité-Matin du 17 nov. 1978 et du 30 juillet 1976; Ivoire-Dimanche, no 406 du 19 nov. 1978, cité par A. Touré, CQCI, pp. 238, 239, 170 et 171 (souligé par nous). On appréciera jusqu'où peut aller la pulsion mimétique... : « printemps », « été », « manteaux » (pour hiver !) en Côte-d'Ivoire !

[48] J'emprunte cette expression au maître-livre d'Edouard Glissant, Le Discours antillais, Seuil, Paris, 1981. Livre admirable et à bien des égards génial, puissant dans son souffle et dans son style : un événement dans la pensée afro-antillaise.

[49] V.Y. Mudimbe, L'Autre Face du Royaume, op. cit., p. 151 (souligné par nous. – N.L.).

[50] M. Foucault L'Ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971, pp. 74-75 (souligné par nous).

[51] ODP, pp. 12-13 et 44.

[52] ODP, p. 44.

[53] ODP, pp. 36-37 (souligné par nous).

[54] Un exemple récent et sur un grand nom : Césaire. A une question d'un journaliste sur ce qu'il pense de Senghor et des critiques dont celui-ci semble être aujourd'hui l'objet, il répond : « Comment en serait-il autrement ? Certains ne pensent se faire un nom qu'en attaquant leurs prédécesseurs... Senghor n'a jamais cessé d'être Africain. C'est aujourd'hui un grand Africain et tous ces ricanements au sujet du « blanc à peau noire » me révoltent. Senghor est le lieu de rencontre de l'humanisme gréco-latin et de l'humanisme négro-africain. Il a transcendé l'antinomie apparente entre deux univers culturels différents et en a fait la synthèse vivante. ( ... ) Comment ont-ils pu accuser de désertion le Père de la démocratie sénégalaise, alors qu'il méritait un grand salut à la fois pour la manière dont il avait exercé le pouvoir et pour celle dont il avait su renoncer ?» (« Aimé Césaire, nègre rebelle », entretien avec Decraene, Le Monde dimanche du 6 décembre 1981, souligné par nous). Simples déclarations de circonstance ? Ce serait trop vite dit. Deux textes vieux de plus de trente ans suffisent pour faire entendre que nous avons plutôt affaire à un régime discursif bien particulier : un texte de Césaire qui remonte à 1945, « Hommage à Victor Schoelcher », Tropiques, 13-44, p. 233 : « Trait de génie de l'émancipateur qui, associant dans nos esprits le mot France et le mot Liberté (sic), nous liait à la France par toutes les fibres de notre cœur et toute la puissance de notre pensée » (Cité par D. Maragnès, « Contre la mort lente », in A. Brossat et D. Maragnès, Les Antilles dans l'impasse ? Ed. Caribéennes/L'Harmattan, Paris, 1981, p. 76, souligné par nous. Le « sic » est de Maragnès); un autre texte, toujours consacré à l'« émancipateur », date de 1948 Introduction aux Œuvres choisies de V. Schoelcher : « Il a apporté aux Noirs des Antilles la liberté politique... créé une contradiction saisissante qui ne veut pas ne pas faire éclater le vieil ordre des choses : celle qui fait du moderne colonisé à la fois un citoyen total et un prolétaire intégral. Désormais, sur les bords de la mer Caraïbe aussi, le moteur de l'Histoire ronfle » (Cité par E. Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 66 souligné dans le texte). Glissant a alors ces remarques à la fois percutantes et subtiles : « Il est difficile aujourd'hui de souscrire à ces déclarations. Parce que nous savons que la liberté politique fut ici un leurre constant. Que le Martiniquais n'est ni un citoyen total (il n'a pas de Cité) ni un prolétaire intégral (mais un prolétaire « dispersé »). Que l'Histoire est ce qu'on opposa sans répit aux histoires convergentes de la Caraïbe, et qu'à partir de la « libération » de 1848 ce qui grandit en effet ici, c'est le ronflement du sommeil assimilationniste, traversé des éclats tragiques de la pulsion populaire, jamais résolutoire de la situation » (Ibid. Souligné par nous). Et Maragnès : « Il est fondamental, de noter que le « schoelchérisme » a été une idéologie de la droite antillaise ( ... ), et que les plus vifs défenseurs de Schoelcher parmi les progressistes antillais, ont été ceux dont l'idéologie politique se satisfaisait du maintien de l'Etat français. Tradition humaniste, mais assimilationniste » (Ibid.Souligné par nous). En outre, comme le note bien par ailleurs Maragnès, il serait tout de même très difficile d'ignorer que la carrière politique d'Aimé Césaire repose en fait sur une véritable mystification, savoir : « cette confusion du poétique et du politique, qui n'est pas l'heureuse alliance du talent littéraire et du choix politique, mais une fusion intime du poétique et du politique : une conception élitaire du pouvoir politique ». Bien entendu, cela va sans dire : « Personne n'a la stupidité de contester le talent littéraire de Césaire, et selon nous, son génie. Et on l'aura, nous espérons, compris, que ce n'est ni ce talent ni ce génie qui nous intéressent, ici; mais la prodigieuse efficacité de la mystification poético-politique; ou encore comment, à l'intérieur du rapport colonial, s'est levé un aveuglement dont tout porte à croire qu'il porte sur l'essentiel : la question du pouvoir. Poétique et Politique chez Césaire, si elles sont, l'une et l'autre, traversées par une féconde réflexion humaniste, elles sont bâties sur le silence politique des masses antillaises. Le porte-parole n'est pas le dépositaire d'une parole qui lui aurait été transmise, il parle pour ceux qui ne parlent pas : le silence des masses est la condition même de sa parole. Parlant au nom de ceux qui ne parlent pas, il invente leur parole. Autant dire qu'il les dépossède de toute parole possible. Nous ne risquerons pas que la politique césairienne n'a rien fait pour le progrès de la conscience nationale martiniquaise, voire antillaise; mais nous constatons qu'elle s'est déployée à l'intérieur d'un paysage que doit dominer la stature du leader » (Ibid., pp. 79-80 et 80-81, souligné par l'auteur). Quant au « cas Senghor » point n'est besoin de s'y appesantir outre mesure : il est trop clair pour tout le monde !

[55] Voici un simple texte qui dit tout. Il est vrai qu'il date de 1937. Mais j'espère qu'on aura compris, sur base de l'exemple précèdent, que cela ne change rien à l'affaire. Que c'est aux modalités énonciatives, au régime discursif et à la formation des stratégies qui permettent et rendent possibles pareilles déclarations qu'il faudra plutôt se référer si on veut saisir le « noyau rationnel » de la structure théorique latente qui affleure dans un système spécifique de pensée. Qu'il serait du reste trop facile de faire la preuve de l'existence, chez le même auteur (Poète/politique/idéologue), de plusieurs déclarations de même facture.. Bien après la « décolonisation, et les « indépendances » (comme on dit pour se faire plaisir)... Voici ce texte : « Travaillons à faire de l'Ouest africain, politiquement, un citoyen français (...). La France m'a pas à justifier ses conquêtes coloniales, pas plus que l'annexion de la Bretagne ou du Pays basque (...). Le problème colonial n'est rien d'autre, au fond, qu'un problème provincial, un problème Humain. La colonisation est un Humanisme, la preuve : l'œuvre d'un Faidherbe, l'esprit d'un Van Vollen Hoven » L.S. Senghor cité par Pathé N'Diaye, « Vérité sur la négritude », Partisans, no 65, juin 1972, p.38, rapporté par A. Touré, CQCI, p. 20, souligné par nous. Les majuscules sont dans le texte.

[56] Admirable et inépuisable jeu de la substitution pour (en réalité) dire, nommer (toujours) la même chose, et dans les mêmes termes invinciblement similaires : les sociétés et/ou les cultures non occidentales !...

[57] S.S.K. Adotevi, Négritude et Négrologues, op. cit., pp. 26-261 (souligné par nous).

[58] Voir, à cet égard, M. Foucault, L'Archéologie du savoir, op. cit., pp. 85-93 : « La formation des stratégies ».

[59] Voir « Deuxième entretien avec Michel Foucault », Les Lettres françaises, no 1187 juin 1967, repris dans R. Bellour, Le Livre des autres, Union Générale d'Editions, Paris, 1978, pp. 97-127.

[60] M. Foucault, « Vérité et Pouvoir », entretien avec M. Fontana, L'Arc, no 70, pp. 18 et 19 (souligné par nous).

[61] M. Foucault, L'Ordre du discours, op. cit., pp. 76 et 12 (souligné par nous).

– Il n'est pas indifférent de noter, à cet égard, que ce point nodal no 1 où il faut en venir, pour, de son lieu, comprendre l'objet dont traite réellement l'archéologie du savoir soit en fait pratiquement le même (malgré tout ce qui les sépare) que celui d'une tout autre entreprise axée sur la critique au langage ou, plus précisément, sur la critique du pouvoir narratif dans le langage et le poids redoutable de ses enjeux, donc l'analyse critique et historique des conditions de possibilité de l'acceptabilité d'un discours ainsi que ses effets spécifiques. Je fais allusion ici aux très remarquables travaux de Jean-Pierre Faye sur le discours totalitaire. Voir J.-P. Faye, Langages totalitaires. Critique de la raison/l'économie narrative, Hermann, Paris, 1972. Voir aussi, du même auteur, Théorie du récit. Introduction aux langages totalitaires, Hermann, Paris 1972; La Critique du langage et son économie, Galilée, Paris, 1973.

[62] J. Rancière, « Le Prolétaire et son double ou Le Philosophe inconnu », Les Révoltes Logiques, no 13, 1981, p. 8 (souligné par l'auteur).

[63] Voir l'admirable thèse de doctorat de 3e cycle de Gérard Leclerc, Anthropologie et Colonisation (analyseet idéologie dans la théorie « africaniste »), E.P.H.E., Paris, 1969, ronéo. Reprise en volume sous le titre : Anthropologie et Colonialisme. Essai sur l'histoire de l'africanisme, Fayard, Paris, 1972. Déjà, «classique du genre, elle demeure encore aujourd'hui le travail fondamental et indispensable en la matière. Voir également, du même auteur, L'Observation de l'homme. Une histoire des enquêtes sociales, Seuil, Paris, 1979. Mais on lira aussi, avec profit et dans la même optique, la brillante intervention (déjà citée) de S.S.K. Adotevi, les remarquables Critiques et politiques de l'anthropologie, Maspero, Paris, 1974, de Jean Copans. Et, due aux soins du même auteur, une excellente anthologie mi-américaine, mi-internationale : Anthropologie et Impérialisme, Maspero, Paris, 1975. Vont également dans le même sens deux passionnants dossiers consacrés au sujet par la revue américaine Current Anthropology, vol. IX, no 5, 1968 et vol. XI, no 1, 1970 et Les Temps Modernes, no 293-294, décembre-janvier 1970-1971 et no 299-300, juin-juillet 1971. Voir aussi les deux colloques organisés par l'U.E.R. Didactique des disciplines de l'Université de Paris VII : « Orientalisme, africanisme, américanisme » (9-11 mai 1974), « Ethnologie et politique au Maghreb , (5 juin 1975). Textes recueillis et présentés par Henri Moniot sous le titre : Le Mal de voir, Cahiers Jussieu No 2, Union Générale d'Editions, Paris, 1976. Ou encore cet admirable ouvrage collectif qui, dans une critique politique exemplaire du « moment actuel », s'attache moins à l'histoire qu'au présent : les exposés prononcés lors d'un séminaire « sauvage » qui s'est tenu au cours de l'année universitaire 1974-1975 sous la direction de Claude Meillassoux, Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris. Textes réunis et présentés par Jean-Loup Amselle sous le titre : Le Sauvage à la mode, Le Sycomore, Paris, 1979. Etc., etc.

[64] Rappelons que le « projet Camelot » du Special Operations Research Office (S.O.R.O.) de l'American University était une enquête universitaire menée (en conformité avec toutes les règles de l'art) par une équipe d'experts en sciences sociales pour le compte de l'Armée américaine, destinée à combler « le manque relatif de connaissances offrant un haut niveau de sûreté sur les mécanismes sociaux qu'il faut comprendre pour affronter efficacement les problèmes de l'insurrection ». Plus précisément : arriver à définir les « conditions préliminaires et les précipitants d'un conflit interne ainsi que les effets des actions d'un gouvernement indigène sur ces conditions ». Premier terrain d' « expérimentation » : le Chili. Objectif : prendre la mesure du degré d'« anticommunisme » de l'armée et de l'opinion chiliennes. Cf. I.L. Horowitz, The Rise and Fall of Project Camelot : studies in the relationship between social science and pratical politics, M.I.T. Press Cambridge, 1968, cité (à différentes reprises) dans Anthropologie et Imperialisme, op. cit.

[65] M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 388 (souligné par nous).

[66] J'entends désigner par là deux choses de registre différent mais relevant d'une même logique :

– premièrement : l'ethnologisme est l'équivalent pour l'ethnologie et ses dérivés (« négritude », « philosophie africaine », « sociologie africaine », « linguistique africaine », « théologie africaine », etc., bref, « études africaines » ou « africanisme ») de ce que Volochinov (théoricien marxiste russe) a écrit sur ce qu'il appelle le philologisme, et qui consiste, comme le résume bien d'un mot Pierre Bourdieu, à « étudier le langage comme lettre morte, comme quelque chose qui n'est pas fait pour être parlé mais pour être déchiffré par le philologue » (Cf. P. Bourdieu, « Les Conditions sociales de la production sociologique : sociologie coloniale et décolonisation de la sociologie », Le Mal de voir, op. cit., p. 427).

– deuxièmement : il est aussi l'équivalent, pour l'ethnologie et ses dérivés, de ce que Robert Castel appelle le psychanalysme, et qui est un effet spécifique de la psychanalyse (entendue comme foyer de production d'idéologie) : l'effet-psychanalyse immédiat produit et diffusé comme un principe de méconnaissance à tous les niveaux auxquels le discours de l'inconscient exerce une efficace sociale et qui a d'abord son origine dans le dispositif de la relation duelle. C'est qu'il entend en fait là « tout ce avec quoi la psychanalyse a affaire, tout ce qu'elle touche, imprègne ou infiltre ( ... ) [et qui permet de penser] immédiate et essentielle la complicité qui unit le fonctionnement intrinsèque de la relation analytique avec certains mécanismes constitutifs de l'idéologie dominante, alors que cette complicité, repérée après coup sur certains « usages sociaux » particuliers de la psychanalyse (qui cesseraient à partir d'un seuil mystérieux d'être socialement neutres et politiquement aseptiques), est en général interprétée comme une série de « mésusages » ou d'altérations de la doctrine (dans le registre de sa récupération » ou de sa trahison). ( ... ) C'est l'implication socio-politique directe de la méconnaissance du socio-politique, méconnaissance qui n'est pas un simple «oubli » mais ( ... ) un processus actif d'invalidation » (Cf. R. Castel, Le Psychanalysme. L'ordre pschanalytique et le pouvoir, Flammarion (3e édition), Paris, 1981 , pp. 8 et 9, souligné par l'auteur). Il est clair, s'il en est bien ainsi, qu'on pourrait, qu'on devrait peut-être en inférer que relèvent alors de l'ethnologisme ainsi entendu non seulement ces figures épistémologiques qui se donnent comme les « études africaines » ou l'« africanisme » dans le système de leurs modalités et diversités énonciatives, mais aussi la façon dont elles s'investissent dans des comportements, des opinions, des idées, dans le système des valeurs, des pratiques, des institutions... Mais aussi et plus encore organiquement liés et dépendant de ces figures épistémologiques cette découpe du champ de faits de discours, cet ensemble dénoncés à la fois différents et pareils dans le système de leur dispersion, dans leur structure formelle, dans leur singularité (surtout) et qui, en réalité, sont autant d'effets spécifiques à un autre niveau, effets ethnologie, ersatz régulièrement produits sur le fond et dans le découvert de l'horizon ethnologique, et qu'il est convenu d'appeler et qu'on appelle : « idéologies africaines » (dominantes, évidemment) : « socialisme africain », « authenticité », idéologie du « développement », de la « Tradition/Modernité », de l'« unité africaine », de l'« unité nationale », « nationalisme », « tribalisme », idéologie de l'Etat-Nation, de l'Etat-Parti, du Parti Unique, du « Guide » messianique et providentiel, etc.