© Peuples Noirs Peuples Africains no. 32 (1983) 39-50



ENTRETIEN AVEC YVES-EMMANUEL DOGBE

ÉCRIVAIN TOGOLAIS EN EXIL

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Yves-Emmanuel Dogbé, j'ai déjà eu l'occasion de lire une ou deux interviews que vous avez accordées à des revues à propos de votre œuvre ou de « la littérature togolaise », et j'ai chaque fois eu l'impression que vos interlocuteurs ne vous posent pas toutes les questions auxquelles le lecteur averti s'attend, soit parce qu'ils vous connaissent peu ou ne sont pas bien informés des réalités togolaises, soit parce qu'ils évitent de vous froisser. Je vous avertis tout de suite que je n'ai pas l'intention de vous ménager au cours de cet entretien. Je n'hésiterai pas à manquer au besoin de délicatesse et peut-être trouverez-vous certaines de mes questions trop brutales. Mais, c'est à mon avis la seule manière d'éviter que cette interview soit une plate formalité mondaine.

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – A moins d'être, délibérément, le porte-parole d'un public, comme vous prétendez l'être ici, une interview que l'on conduit est toujours une entreprise quelque peu subjective : on a une connaissance de la personne que l'on interroge, et les questions qu'on lui pose sont destinées à compléter ou à confirmer ce qu'on savait déjà d'elle. Je ne pense pas que les interlocuteurs auxquels j'ai eu affaire jusqu'à présent aient cherché à me ménager ou à éviter de me froisser. Rassurez-vous ! je répondrai à vos questions avec franchise, et avec la même pertinence. [PAGE 40]

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – On sait que vous vivez en exil en France depuis 1977 pour, dites-vous, « avoir écrit Civilisation noire et devenir de l'Afrique, communication destinée au dernier festival des arts et de la culture négro-africaine tenu à Lagos au Nigeria, et dans laquelle vous critiquiez, je crois, l'idéologie et la politique de « l'authenticité africaine ». Est-ce le même texte que vous reproduisez en partie dans votre roman L'incarcéré (édit. Akpagnon, 1980) ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – En effet, après cinq mois de détention à la Gendarmerie de Lomé (29 octobre 1976 - 4 avril 1977), suivie de cinq autres mois de suspension de solde, je suis revenu en France où je vis depuis le 11 septembre 1977. Les raisons de mon incarcération étaient réellement la production de la communication intitulée Civilisation noire et devenir de l'Afrique. Le roman L'incarcéré, que j'ai tiré de cette expérience, est strictement véridique, particulièrement dans sa deuxième partie. J'ai voulu ainsi témoigner et laisser de cette histoire douloureuse pour moi un document écrit. Le texte qu'il a été demandé au personnage central du roman, Sénam, de lire est bien un extrait de cette communication.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Pour certains intellectuels togolais qui vous connaissent bien (surtout parmi vos anciens collègues enseignants), vos déboires et votre exil ne sont que la rançon de votre « opportunisme » et de vos « tentatives de collusion » avec un système politique qu'aujourd'hui vous vitupérez. Qu'en pensez-vous ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Ce sont des allégations absolument incongrues, qui dénotent l'esprit de dénigrement jaloux et absurde de ceux-là qui les profèrent et qui ont crié victoire lorsque j'ai été arrêté. Ce sont certains de mes collègues de l'Ecole des lettres qui ont attiré l'attention des autorités du pays sur « le contenu subversif » de ma communication. Ils ont beau jeu en parlant d'« opportunisme » et de « tentatives de collusion ». Je n'ai jamais rien eu ni avec le présent régime, ni avec ceux qui l'ont précédé. Excepté mon ministre de tutelle, à qui j'ai eu à me plaindre, je n'ai jamais eu de commerce avec les hommes au pouvoir, ni maintenant ni avant. De 1959 à [PAGE 41] 1967, je séjournais à Porto-Novo, au Bénin, où j'enseignais. J'ai quitté le Bénin pour poursuivre mes études en France, de 1967 à 1973. La preuve éclatante, me semblet-il, de mon absence de relation avec le pouvoir actuel est que j'ai été nommé plutôt surveillant général au Lycée de Tokoin, à mon retour au pays en 1973, bien que titulaire d'un doctorat de troisième cycle de lettres. « Les déboires et mon exil » sont la conséquence de mon engagement littéraire, mais ils sont aussi, en partie, le résultat de la jalousie et de l'hostilité du directeur de l'Ecole des lettres et de mes collègues du Département des lettres modernes de l'Université du Bénin.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – De quoi avez-vous eu à vous plaindre à votre ministre de tutelle ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – D'avoir été nommé surveillant général au Lycée de Tokoin en 1973, puis que les professeurs du département de lettres modernes et le directeur de l'Ecole des lettres se soient opposés à mon intégration au département de lettres modernes l'année scolaire suivante. (Le Rectorat me fit comprendre que toute nouvelle intégration à l'équipe professorale des départements relève de la décision des membres de ces départements, comme la décision du Rectorat prévaut auprès du ministre de l'Education.)

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – La plupart de vos écrits aujourd'hui publiés par les éditions Akpagnon avaient été confiés à d'autres éditeurs (CLE et P.L. Oswald notamment) qui, je suppose, ne les avaient pas retenus. Voudriez-vous nous préciser ce qu'il en est effectivement et quels avaient été vos rapports avec ces éditeurs ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Je n'ai jamais rien proposé vraiment aux Editions CLE. Les manuscrits que M. Mollet, directeur littéraire de cette maison, était venu prendre chez moi, à Porto-Novo, en 1965 ou 1966, n'étaient pas encore au point. Aux Editions P.-J. Oswald, j'ai juste publié un livre : Le divin amour, en 1976, à compte d'auteur; le manuscrit et l'argent avaient été déposés deux ans auparavant. La première édition de La crise de l'éducation était parue aux N.E.A. en 1975. En 1977, j'ai proposé [PAGE 42] une réédition augmentée de ce livre, mais l'éditeur a refusé. La troisième maison où j'ai publié un livre est les Editions de la Revue moderne, à Paris, avec, en 1969, Flamme blême, également à compte d'auteur. Puis j'ai proposé vainement mes manuscrits à Présence Africaine, Maspero, Seuil, Flammarion. Ce qui rend les éditeurs réticents à mon égard, c'est, paraît-il, une certaine violence de langage.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Cela ne vous gêne-t-il pas de devoir vous publier vous-même ? On murmure que vous publiez « n'importe quoi ». On ironise sur les éditions Akpagnon qu'on appelle « les éditions Dogbé » ou encore « les éditions Moi-même » et on s'interroge sur vos sources de financement jusqu'à chuchoter parfois que vous êtes « manipulé dans l'ombre ». Comment étes-vous arrivé à publier tant d'ouvrages (une dizaine) en si peu de temps (moins de trois ans) ? Vos ouvrages se vendent-ils si bien ? Qui finance les éditions Akpagnon ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Face au refus dont je parlais il y a un instant, et à l'édition à compte d'auteur, quel est l'écrivain qui hésiterait, sous quelque prétexte que ce soit, s'il avait la possibilité de « se publier lui-même » ? Je pense que ce qui importe pour ceux qui s'intéressent aux écrits d'un auteur, c'est que ses ouvrages soient bien imprimés, et présentables, qu'il en soit lui-même l'éditeur ou non. Quel mal y a-t-il à ce qu'il existe « les éditions Dogbé » ? Il n'y a qu'en Afrique qu'on puisse trouver des gens intellectuellement arriérés et assez mesquins pour voir d'un mauvais œil une initiative de ce genre. Dans les pays européens, on vous encouragerait et on vous soutiendrait pour que vous réussissiez, afin de rendre service à votre communauté. Vous dites qu'on murmure que je publie « n'importe quoi ». Croyez-vous à ces murmures envieux, vous qui connaissez si bien mon œuvre et la douzaine de publications actuelles des éditions Akpagnon ? Hélas, c'est moi-même qui finance les éditions Akpagnon, avec une marge d'endettement de plus en plus importante, qui ne me permet pas justement de publier n'importe quoi et n'importe qui, réduisant considérablement depuis la troisième année d'existence ma production. Je vous autorise à reproduire à l'appui de ma déclaration, [PAGE 43] la sommation d'huissier que voici, qui fait état d'une dette de 54 000 FF auprès de l'imprimerie Corlet, à Condé-sur-Noireau, en France[1]. C'est avec la complicité de mon imprimeur, que j'ai pu sortir, en moins de trois ans comme vous dites, une dizaine d'ouvrages, payés en partie avec mes propres économies évanouies depuis. Je ne suis « manipulé dans l'ombre » par personne, vous pouvez me croire.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Quel avantage y a-t-il à se publier soi-même plutôt qu'à compte d'auteur ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Il y a deux formules de publication personnelle : la première consiste à payer un imprimeur qui vous fabrique un ouvrage ne portant aucune mention de société d'édition (exemple : mon recueil Affres, Imprimerie Rapidex, Porto-Novo, 1966). Cette formule n'a pas beaucoup de succès auprès du grand public ni auprès des libraires, en raison des préjugés défavorables à son égard. Alimenté par une présentation souvent bâclée, le raisonnement (erroné) du lecteur est le suivant : « si l'œuvre était bien, un éditeur l'aurait publiée ». La deuxième formule consiste à créer une maison d'édition en bonne et due forme. Ceci a pour avantage que l'écrivain devient le gestionnaire de sa propriété littéraire, bénéficiant de revenus supérieurs aux 10% qu'il percevrait auprès des autres éditeurs. Il a la satisfaction morale de publier ses amis et de lancer de jeunes écrivains. Mais il faut qu'il consacre tout son temps désormais à cette entreprise. S'il n'a ni le temps ni les fonds nécessaires pour créer et gérer cette maison d'édition, la seule solution qui s'offre à lui est de publier à compte d'auteur si les éditeurs mieux installés que ceux qui pratiquent le compte d'auteur ne veulent pas de ses manuscrits.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – A Paris, vous occupez-vous exclusivement de vos éditions ou avez-vous d'autres activités, je veux dire d'autres sources de revenus ? [PAGE 44]

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Dès mon arrivée à Paris, jusqu'à ces jours-ci, j'ai travaillé tour à tour au Centre de documentation Sciences Humaines du C.N.R.S., au Comité français pour la campagne mondiale contre la faim, à l'Unesco. Une part importante des revenus que je tire de ces différents emplois continue de servir à financer les publications des éditions Akpagnon.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – A combien d'exemplaires tirez-vous vos ouvrages ? Se vendent-ils bien ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Poésie : 1000 exemplaires. Essais : 2 000. Fiction : 2 à 3 000 exemplaires. Des retirages sont garantis. Le divin amour, Fables africaines, La crise de l'éducation sont déjà réédités. Mais je dois souligner que nous rencontrons d'énormes problèmes au niveau de la diffusion en Afrique. En 1980 près de 500 exemplaires de mes livres (soit, en valeur, plus d'un million de francs CFA) ont été saisis à Lomé. Depuis, le marché togolais reste fermé à toute notre production alors que nous avons là une clientèle potentielle importante. Le directeur de la Librairie Evangélique de Lomé rencontré à la Foire du Livre de Francfort, pensant que lui pouvait vendre nos livres, nous en a commandé plus de 500 exemplaires de l'ensemble de nos titres. C'est à la réception des envois à Lomé qu'il s'est aperçu qu'il ne pouvait les mettre en vente sous peine d'attirer sur lui les foudres du régime. Il nous a proposé, ne pouvant nous renvoyer les livres, de les acheminer vers CLE à Yaoundé qui les diffuserait. Les livres sont chez CLE depuis février 1981 – valeur totale 1 268 522 F CFA. CLE nous a donné son accord pour les diffuser mais à l'heure où je vous parle, il paraît qu'on n'en trouve pas un seul exemplaire dans aucune librairie de Yaoundé. Au début de 1980 avant de se charger de la diffusion de nos livres en mettant nos titres dans son catalogue, Mme Diop (Présence Africaine) nous a conseillé d'écrire à presque tous les libraires des capitales africaines pour leur présenter notre maison, notre production et leur demander de recevoir (en dépôt envoyé à nos frais) nos livres et de les vendre. Sur plus de cinquante libraires consultés, seuls six ont répondu positivement. Sur sept cartons de livres (50 à 100 exemplaires par carton) envoyés à la librairie SONAPAL [PAGE 45] à Cotonou, cinq n'ont pas été réceptionnés à la douane et nous ont été retournés doublement taxés. Malgré toutes ces difficultés et tous ces problèmes, je dois dire que par rapport aux autres éditeurs africains, mes livres se vendent relativement bien. Nous espérons augmenter le nombre des libraires africains et étrangers qui acceptent de vendre nos livres. Depuis que Présence Africaine, L'Harmattan, CLE (?), et d'autres diffuseurs parisiens nous diffusent, nous pensons que, même en Afrique, le nombre des libraires qui vendent nos livres augmente. Nous sommes donc confiants et espérons pouvoir doubler ou tripler nos ventes cette année grâce à la publicité.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Dans une interview publiée dans le no 51 de Recherche, Pédagogie et Culture vous déclarez : « Je dis de ma littérature qu'elle est une littérature de sensibilisation à notre condition de vie, comportant presque à tous les coups des propositions pour tenter de sortir de la misère, de la tyrannie de nos dirigeants et de la domination européenne. » Cela est-il valable aussi pour Le divin amour et les Fables africaines ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Le divin amour se veut aussi une œuvre de sensibilisation, mais aux sentiments de fraternité, d'amitié, d'amour seuls capables, s'ils sont entretenus et développés dans le cœur des hommes, de les amener à saisir et à accepter l'unité du monde, de l'humanité, dans sa réalité d'interdépendance, dans ses exigences de solidarité entre les peuples. En plus de cette dimension philosophique de mon approche de la condition humaine, les Fables africaines développent un discours militant, à l'aide des textes comme Le tyran et sa tyrannie, Les termites mégalomanes, etc.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Votre premier roman, La victime, a été publié en 1979. Il a pour thèmes principaux les difficultés du couple mixte, les complexes et préjugés raciaux et ce qu'on désigne vulgairement par le concept de « conflit de cultures ». Ce sont là incontestablement des thèmes éculés de la littérature négro-africaine. Quel message original avez-vous voulu transmettre à travers ce roman ? [PAGE 46]

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Il n'y a pas plus de « thèmes éculés » dans la littérature africaine, qu'il n'en existe dans toutes les autres littératures. Toutes les réalités que vivent les hommes, avec leurs problèmes et leurs espérances, méritent que l'écrivain les décrive ou les ressasse, chaque fois avec une vision neuve, à la lumière de son talent. Je n'en veux pour preuve que le dernier roman de Mariama Bâ, Un chant écarlate. Ce que j'ai surtout cherché à montrer dans La victime, c'est la possibilité d'évolution des mentalités ou de l'esprit des hommes, pour arriver à soutenir que l'humanité peut s'améliorer, et s'améliore, très lentement mais sûrement, et qu'il ne faut pas désespérer d'elle, mais qu'il faut, au contraire, continuer d'entretenir ses efforts et de croire en elle. Je fais allusion au personnage d'Eloi Dolcart.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Vous avez intitulé votre dernier essai « Lettre ouverte aux pauvres d'Afrique ». Ne trouvez-vous pas ce titre un peu démagogique ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Le démagogue est, par définition, un responsable de parti ou d'Etat, ou un meneur d'hommes quelconque, qui flatte les masses pour en tirer quelques profits. Je ne suis ni l'un ni l'autre, comment voulez-vous que je sois démagogue ? Les pauvres d'Afrique forment la grande majorité des populations du continent, dont les membres de ma propre famille. Je crois sincèrement que leurs conditions de vie devraient et peuvent être améliorées, par l'instruction, la formation professionnelle de tous les jeunes en vue d'un emploi satisfaisant, une politique d'aide et d'assistance aux personnes les plus démunies, une vie sociale et culturelle épanouissante. Est-ce démagogie d'énoncer les mesures qui me paraissent devoir amener un tel changement dans la vie de ces millions d'Africains ?

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Oui, mais est-ce vraiment aux pauvres que vous adressez votre lettre ? Ces pauvres la liront-ils ? Ne trouvez-vous pas démagogique de prétendre leur adresser un message dont vous savez vous-même qu'il ne les atteindra pas ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Vous me prenez pour moins [PAGE 47] qu'un naïf – un inconscient – en m'imaginant destiner mon livre à la lecture des paysans aussi analphabètes que la plupart des revendeuses sur nos marchés. Dans toutes les sociétés, et à toutes les époques, il y a des intellectuels qui prennent la défense des pauvres et des déshérités. Je fais partie moi-même de ces intellectuels-là et mon livre est destiné aux réels pauvres par leur intermédiaire. Il n'y a aucune démagogie là-dedans. Je suis comme un de ces millions de jeunes Africains, impatients de voir l'Afrique s'engager résolument dans une œuvre de progrès et d'émancipation, pour parvenir à exister par elle-même, en tant que continent respectable, jouant un rôle digne d'elle dans le monde. Ceci est tout à fait possible : en Afrique, les forces pensantes ne manquent pas; il existe d'immenses forces de travail et des ressources quasi uniques. Ce qui fait obstacle actuellement à cette grande œuvre de progrès et d'émancipation, c'est l'existence, à la tête de chaque pays, de petits groupes de privilégiés, autour des partis uniques et des dirigeants plutôt assoiffés de pouvoir personnel. Ceux-ci, non seulement terrorisent le reste des populations afin de se maintenir en place et de conserver leurs prérogatives, mais exploitent les masses et s'approprient le peu de richesses qu'elles produisent. Il n'y aura pas de progrès et d'avenir notoires pour le continent, tant que ces groupes de privilégiés et leurs partis uniques ne seront pas brisés, pour libérer les créativités, les initiatives, les réflexions en vue d'une recherche populaire et de la mise en place des structures politiques, économiques et sociales favorables à la participation de tous les Africains sans exception à la construction de leur continent.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Vous avez rassemblé une Anthologie de la poésie togolaise. S'agit-il pour vous de donner leur chance à des poètes (dont la plupart n'ont jamais rien publié) ou d'affirmer l'existence d'une « littérature togolaise » ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – A mon retour au pays en 1973, j'ai été amené à créer l'Association des poètes et des écrivains du Togo (A.P.E.T.), autour d'anciens écrivains comme le pasteur Adzomada, Paul Akakpo Typamm, David Ananou. Notre objectif était de promouvoir la littérature [PAGE 48] togolaise en encourageant et en aidant, dans la mesure de nos moyens, les jeunes à créer et à produire. C'est dans ce cadre que j'ai décidé, n'ayant pas les moyens d'aider chacun des jeunes poètes à sortir des plaquettes individuelles, de leur consacrer une anthologie qui leur permettrait de se faire connaître.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Pour affirmer aux yeux du public l'existence d'une littérature nationale togolaise donc ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – J'ai lu votre article sur « Le phénomène des littératures nationales en Afrique » (P.N.-P.A., no 27, mai-juin 1982) et je partage entièrement votre analyse. Ce que nos littératures ont de national est minime par rapport aux témoignages qu'elles donnent de l'Afrique totale, par-delà la balkanisation. Les écrivains eux-mêmes, consciemment ou inconsciemment, se refusent à être des écrivains nationaux. A preuve les dénominations fictives des lieux et parfois des personnages. Personnellement, je m'intéresse plus au devenir de l'Afrique tout entière qu'à celui de mon Togo natal. Tous ceux qui s'intéressent à mes écrits savent, j'imagine, que je suis Togolais. En réalité, je me considère Africain, voire, tout simplement, un membre comme un autre de la communauté mondiale.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Dans le cadre de la littérature négro-africaine on ne compte pas beaucoup d'écrivains originaires du Togo. Recevez-vous des manuscrits du Togo ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – C'est également dans le cadre de l'action de l'A.P.E.T., que j'ai envisagé de rééditer l'œuvre de Typamm, ce qui est fait à présent, et celle de Félix Couchoro, qui le sera dès que j'en aurai les moyens. Pour ce qui concerne les manuscrits d'écrivains togolais, je n'ai en ma possession, à ce jour, que les Odes lyriques, d'Améla, Les grands jours et Le voyage de noces, d'Inawissi.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Si je comprends bien, l'Association des Poètes et Ecrivains du Togo (A.P.E.T.) existe [PAGE 49] toujours et vous continuez à œuvrer dans ce cadre, même en exil.

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – L'A.P.E.T. n'existe, depuis septembre 1977, date à laquelle j'ai quitté le Togo, que dans ma tête. Je vous signale en passant qu'elle était désapprouvée par le parti et le gouvernement dès sa naissance. Ils ont d'ailleurs tenté de créer leur propre association d'écrivains togolais. Je n'ai aucun contact où il est encore question de l'A.P.E.T. Des jeunes écrivains comme Ewomsan Dieudonné, Toussaint Guénou, ont très peur de m'écrire. Il existe une correspondance entre Typamm, le pasteur Adzomada et moi, mais à aucun moment il n'a été question de cette association.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Quelles sont à votre avis les principales causes du blocage de la vie intellectuelle et littéraire au Togo ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Dans un pays où n'existe pas la liberté d'expression, le citoyen qui veut écrire pour faire part de ses opinions a le choix entre trois attitudes possibles : ou bien il produit ses ouvrages et attend les jours meilleurs pour les publier, ou bien il a peur qu'une perquisition ne dévoile ses écrits et il renonce à les produire, ou bien il prend le chemin de l'exil, libre de sa plume et de ses opinions.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – A votre avis que peut attendre la littérature de l'Etat ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – Tout dépend de la nature de l'Etat. Sous un régime de dictature, une certaine littérature, qui n'encense pas le despote, mais milite pour du pain suffisant pour tous les citoyens et pour la participation démocratique de ceux-ci à la vie politique et à la gestion des affaires du pays, n'entraîne que la répression et l'exil aux écrivains qui la produisent. Alors que dans les pays civilisés, dans les démocraties de l'Europe occidentale, où l'on sait que sans la liberté d'expression et d'initiative pour chaque citoyen il n'y a pas de progrès social, économique et culturel possible pour l'ensemble de la communauté, l'Etat aide les écrivains et les encourage [PAGE 50] à produire leurs œuvres, qui sont par ailleurs, un enrichissement pour le patrimoine littéraire national.

Guy Ossito MIDIOHOUAN. – Il paraît que vous préparez actuellement la sortie de deux ouvrages. Qu'en est-il ?

Yves-Emmanuel DOGBÉ. – En effet, j'ai sous presse actuellement un ouvrage auquel j'attache beaucoup de prix, en raison de l'importance du volume, entre autres : il renferme la totalité de mes poèmes écrits ces dix dernières années et a pour titre Morne soliloque. Il paraîtra en décembre 1982. Le second livre s'intitule Réflexions sur la promotion du livre africain et paraîtra, lui, dans le courant de 1983.

Guy Ossito MIDIOHOUAN.


[1] Ce document nous a bien été communiqué, mais nous n'avons pas jugé sa publication opportune. (N.D.L.R.)