© Peuples Noirs Peuples Africains no. 32 (1983) 3-14



CAMEROUN : SEXE A LA CARTE

Myriam LATTIFA

Dix-sept heures.

Dans telle école de brousse aux environs de Yaoundé, un maître congédie la classe qui vient de passer une après-midi ardue à sarcler son champ d'arachides. Seule, une élève est restée, retenue expressément par le magister. Celui-ci l'entraîne à l'ombre d'un manguier non loin de là. Il lui flatte le postérieur quelque temps, puis sans autre forme de procès, il la terrasse et l'écrase contre terre. Notre jouvencelle se laisse faire, tremblante comme une bête effarouchée, mais en même temps fière d'avoir pu obtenir la préférence du magister. Pour ce dernier, ce n'est qu'une simple routine.

Tout à coup, le cri de la fille couvre le crissement des feuilles mortes au-dessous d'eux. A cet instant précis, elle est devenue une femme, et ce quelle ignore encore, c'est qu'elle vient de recevoir en elle la première semence de la vie, mais aussi son premier gonocoque.

Cette scène insolite se répète chaque jour ici et là, à quelque variante près. Ce qui ne change pas, c'est toujours cette ressemblance à quelque cérémonie macabre, où inéluctablement la victime et son bourreau finissent par s'enlacer dans la même violence.

Plus près de Yaoundé.

C'est à peine croyable. Les petits garçons sont introuvables chez eux le samedi après-midi. Où diantre peuvent-ils bien aller ?

Depuis le matin ils se sont donné rendez-vous quelque part sur un terrain vague bien connu d'eux. C'est là-bas qu'ils vont chercher « les racines » qu'ils mastiqueront des heures entières. Hé bien, dame oui, nos joyeux drilles [PAGE 4] ont à peine dix ans, que déjà ils savent quelles racines sauvages possèdent des propriétés aphrodisiaques.

Cela commence par « les racines » à l'école primaire. Plus tard ils feront comme leurs aînés. Allez donc visiter les chambres d'étudiants dans les résidences universitaires. Vous y trouverez entre autres du Ceeh Ceeh Cream, parmi d'autres cocktails dans la fabrication desquels les Haoussas du Nord-Cameroun excellent. La fréquence avec laquelle vous trouvez ces drogues chez les étudiants laisse présumer de l'efficacité de toutes ces formules virilisantes.

J'ai voulu expérimenter un de ces produits magiques qui paraît-il vous transporte au septième ciel. J'ai donc réussi – non sans peine – à me procurer un tube du fameux Ceeh Ceeh Cream. Prononcez Chi-Chi Cream. En effet, seuls les connaisseurs sont renseignés sur les points de vente.

J'achète donc mon C.C.C. sous l'œil narquois du vendeur Haoussa, tout en guenilles. A son air canaille, je me dis qu'il ne doit pas avoir une affluence de clientèle féminine.

Arrivée chez moi, je m'empresse d'ouvrir le petit carton qui renferme le tube. Déception : aucune notice à l'intérieur. Pas de formule. Pas d'indications ni de contre-indications. Rien sur le mode et les précautions d'emploi. A moins que je sois tombée précisément sur la seule boîte qui ait perdu sa notice. Tout de même !

Est-ce possible, comment toute la capitale camerounaise a-t-elle pu deviner que cet onguent de malheur avait été fabriqué pour être appliqué sur le sexe mâle pour rendre l'homme plus viril ? A l'intérieur de la boîte et enroulé autour du tube, juste ce message laconique :

    CEEH CEEH CREAM
    Cont. 10 g.
    Manufactured by
    Saint Torry Laboratories
    G.P.O. BOX 3873, H.K.

Bref, revenons dans notre chambre d'étudiant. Et si nous allions sur la pointe des pieds jeter un coup d'œil dans sa pharmacie personnelle. Parmi les médicaments que nous trouvons, beaucoup sont destinés à soigner ce que les étudiants appellent coquettement : la « chaude pisse ». [PAGE 5]

Peut-être ne saviez-vous pas ce que c'est que la « chaude pisse ». Je vais vous l'expliquer en deux mots.

Cette année-là, je partageais avec une amie une chambre au bâtiment X, à la Résidence Universitaire. Vers quinze heures, j'entends venir de la chambre voisine des cris de détresse, presque un appel au secours. Cela dure quelque temps. Pour en avoir le cœur net, je m'aventure dans le couloir. Là, les garçons gênés empêchent les filles d'entrer dans la chambre en apparence sinistrée. Néanmoins, du couloir nous pouvions entendre ces paroles :

– Ecoute, Jean, tu exagères, tu savais très bien que les médecins t'avaient interdit de faire l'amour pendant deux mois au moins, le temps que tu suives ton traitement !

– Mais, comprenez-moi, gémissait Jean, je ne voulais pas, c'est elle qui a insisté.

– Quand même, en plein après-midi ! etc.

Plus tard, les garçons du palier m'ont expliqué que Jean avait la « chaude pisse » et qu'elle avait déjà atteint un stade très avancé. Pour avoir quelque chance de s'en sortir, le médecin lui avait conseillé la continence pendant un certain temps. Or, pour Jean, cette exigence était pire que la mort, c'était une espèce de castration. Et il rejetait cette idée de toutes ses forces. Mais chaque fois qu'il succombait à l'attrait du beau sexe, le cauchemar recommençait.

Et si nous allions maintenant à confesse – pas pour nous confesser bien sûr –; pour voir comment ça se passe.

Dans un collège de filles très sérieux de Yaoundé, la confession était obligatoire une fois le mois (elle était libre en principe, mais les représailles étaient terribles pour les absentes). Ce jour-là, c'était le tour des classes de sixième et cinquième. La moyenne d'âge se situait entre onze et quatorze ans. Les adolescentes vont donc les unes après les autres s'accouder devant le vieux prêtre blanc à qui elles vont murmurer Dieu sait quelles sottises.

Puis, à un moment donné, vous voyez ce vieil eunuque caresser le bras de la pécheresse, l'œil brillant, et devenant rouge comme une tomate. Hé bien, dès que les élèves avaient fini de débiter leurs péchés, notre vieux garçon certainement déçu posait cette question pour le moins [PAGE 6] inattendue : « Ma délicieuse enfant, est-ce que tu as déjà fait ça ? »

Les réactions étaient diverses, et la plupart des filles fondaient en larmes. Mais très vite, elles trouvèrent le moyen de lui rendre la monnaie de la pièce. Agacées de s'entendre demander chaque fois si elles avaient déjà fait ça », les filles s'étaient concertées. Et notre curé de campagne en aurait perdu son latin – au sens littéral du terme – s'il avait su que ces délicieuses enfants se concertaient désormais avant d'aller à confesse, inventoriaient un certain nombre de péchés plausibles, et se les distribuaient comme on distribue des cartes après les avoir brassées. Une véritable solidarité chrétienne ! Ainsi, nos jeunes pécheresses avaient su assaisonner de sel attique l'angoissante confession.

Y a-t-il des névrosés ! C'est à croire qu'à Yaoundé, il y a du sexe dans l'air. On ne cause que de football et de sexe en dégustant de la bière. Et la prostitution est devenue une maladie endémique. Pas seulement à Yaoundé; dans le pays tout entier.

L'utilisation du corps de la femme est devenue un moyen pour le petit peuple de se donner de temps en temps l'illusion du bonheur devant les difficultés de la vie quotidienne. Pour les autres, ce sera un moyen pour échapper aux tracasseries administratives ou pour réussir à un examen. Pour les nantis, c'est l'occasion d'affirmer le pouvoir de l'argent. Notre propos ici est de montrer comment la prostitution est liée au phénomène de l'exode rural, comment elle naît de l'affairisme et de l'opportunisme pour les entretenir ensuite.

PROSTITUTION ET EXODE RURAL

Le villageois camerounais a toujours été un oublié du développement, un laissé pour compte. Pour cela, il a l'impression qu'en ville il y a tout, tandis que le village n'est que dénuement et insupportable monotonie. La ville exerce sur lui un attrait irrésistible et réussit à la longue à le happer.

En ville, le jeune villageois ira accroître la masse des chômeurs ou des délinquants, ce qui renforcera encore davantage le climat d'insécurité qui y règne. [PAGE 7]

Les choses se passent plus facilement pour la jeune fille. En se rendant en ville, elle n'a qu'une idée en tête : se servir de son corps pour gagner sa vie. Pour cela, point n'est besoin d'être sortie d'une école ou d'avoir une quelconque qualification.

Là-bas, elle réussira à se faire héberger par un membre de la famille, solidarité africaine oblige. Cela durera le temps que la jeune fille apprenne les rudiments de la séduction, c'est-à-dire toutes les techniques qui consistent à attirer l'attention du mâle : langage et manières vulgaires, décrêpage excessif des cheveux, usage de cosmétiques, souvent de mauvaise qualité qui rendent le teint plus clair[1], démarche ondulante, etc.

Ainsi en décidant de fuir la misère du village, cette jeune femme a choisi de renoncer à jamais à son identité et à sa dignité, pour ne devenir qu'un objet parmi tant d'autres. Cependant, peut-on lui jeter la pierre ?

A présent que notre villageoise est devenue une vraie prostituée, elle se fera expulser de la famille qui avait accepté de l'accueillir. Mais, comme entre temps le métier lui aura permis de se faire des « amies », elle pourra rejoindre d'autres camarades. C'est ainsi que se forment de véritables clans de prostituées à la périphérie des quartiers.

En général, on parle hypocritement de ces petites agglomérations en faisant la moue. Mais il ne faut pas s'y tromper; les prostituées reçoivent une clientèle des plus variées : de l'adolescent qui va se faire initier aux jeux de l'amour, au ministre en cravate, en passant par toute la flicaille du régime, d'ailleurs particulièrement friande des prostituées.

Certaines de ces femmes sont aussi devenues des agents de la DIRDOC[2]; et elles s'en vont à intervalles réguliers fournir leurs renseignements au commissariat, moyennant quelques billets de mille francs CFA.

Les agglomérations où vivent les prostituées se présentent presque toujours de la même façon. Ce sont souvent des taudis, en terre battue auxquels les femmes ont [PAGE 8] essayé de donner un aspect humain et assez attrayant pour les éventuels clients. Mais, derrière cette façade, la promiscuité, la pauvreté, le manque d'eau font de ces habitations de véritables nids de malpropreté, les berceaux de la blennorragie et de la syphilis.

Dans ces camps où sont concentrées les prostituées, tous les jours se ressemblent : on se réveille à onze heures, on déjeune à midi avec du pain et de l'eau sucrée, qu'on achète à tour de rôle. On passe l'après-midi dans la cour à se raconter des histoires croustillantes qui amusent ou agacent les voisins,c éclat. Et puis on attend à nouveau le soir...

Les prostituées envoient régulièrement les fruits de leur travail aux membres de la famille restés au village. Parfois aussi leur butin sert à payer la scolarité d'un plus jeune frère.

A la fin, certaines prostituées, soit par leur réputation auprès des clients, soit par leurs économies deviennent suffisamment indépendantes pour voler de leurs propres ailes et s'installer à leur propre compte.

Cependant, il ne faudrait pas croire que la race des prostituées naît toujours de l'exportation des mauvais éléments des villages vers les villes. Le milieu urbain façonne lui-même des catégories spécifiques de prostituées. Nous nous limiterons à l'examen de deux cas : le milieu petit-bourgeois et le milieu scolaire.

LE CERCLE PETIT-BOURGEOIS ET LA PROSTITUTION

Devant la masse démunie, la petite bourgeoisie urbaine étale insolemment ses voitures, ses villas, ses vestes. Il s'agit de la bourgeoisie compradore qui rassemble dans la même médiocrité, une grande partie des fonctionnaires, salariés du secteur privé, « hommes d'affaires », entendez, commerçants et spéculateurs immobiliers, etc.

Cette caste inclut également une partie de l'élite intellectuelle; mais il y a belle lurette que celle-ci a oublié tout ce qu'elle a appris dans les universités locales ou étrangères.

Cette bourgeoisie n'a qu'un souci : s'enrichir encore [PAGE 9] et davantage, briller et éclipser les autres. En un mot c'est le monde de la brillance et de l'apparat. Il est caractérisé par un mépris profond des pauvres, par un appétit insatiable des gadgets. On ne se procure pas les gadgets parce qu'on en a besoin ou qu'on les affectionne. On les acquiert pour défier les autres petits-bourgeois.

– Vous vous êtes offert une Mercedes, hé bien, moi, je peux m'acheter une Alfa Roméo. Et cash, s'il vous plaît !

– Chère madame, vous avez accouché à la clinique Fouda à Yaoundé, c'est la clinique la plus chère de la ville, certes. Mais, saviez-vous que ma sœur, elle, va tous les deux ans accoucher à Washington !

Peu importe que la sœur en question séjourne chez l'ambassadeur du Cameroun là-bas. Peu importe que son rejeton naisse aux frais de l'ambassade, en fait des contribuables camerounais. Ce qui importe, c'est de jouer et de réussir son petit numéro. C'est que beaucoup de petits bourgeois camerounais sont de bons acteurs, et dans cette interminable comédie, comme les gags fusent !

Donc, dans ce monde de la parade, la femme aussi est un gadget. Le petit-bourgeois met un point d'honneur à se « procurer » le plus de femmes possibles. De cette manière, il peut prouver aux autres qu'il a la bourse lourde. Et il ne faudrait pas perdre de vue que la maîtresse de tel cadre de la fonction publique ou du secteur privé entend se distinguer de la vulgaire « bordelle de quartier ». Elle exige généralement de son amant un appartement, parfois une voiture. Mais surtout des toilettes chères, les plus chères.

Ces maîtresses sont d'anciennes collégiennes ou lycéennes qui se sont essoufflées en cours de cursus et ont abandonné les études. Elles peuvent aussi être de petites employées ou même des cadres, qui n'ont pas réussi à se caser, ou qui ont choisi délibérément de se jouer des hommes et de les exploiter.

A propos, de l'homme ou de la femme, qui se joue de l'autre ?

Pour ces maîtresses, il s'agit de mettre tout en œuvre pour damer le pion à toutes ces prostituées amateurs, mais également de ridiculiser par leurs belles toilettes, leur capacité presque illimitée de dépenser, les épouses légitimes de leurs amants. [PAGE 10]

Est-ce à dire que les épouses légitimes sont irréprochables ?

Elles aussi, avant de se caser chez l'actuel mari, ont dû effectuer d'ingénieux calculs et user de mille astuces. A présent, le seul fait de s'entendre appeler « Madame Untel » les remplit de contentement, et représente une bonne couverture, une certaine sécurité. Et, pendant que le mari va faire ses galanteries à sa maîtresse, l'épouse légitime se gargarise des titres de son mari, s'amuse avec les collègues de celui-ci et dispose de son argent pour séduire des adolescents.

Dans ce monde d'acteurs, il faudrait avoir une très forte personnalité pour ne pas se laisser digérer par le milieu et ne pas s'enliser dans cette frénésie sexuelle. Qui ne suit pas le troupeau est aussitôt marginalisé. Si c'est un homme, ses confrères le traitent de « dégonflé », les femmes le raillent en lui collant l'épithète d'« impuissant ». Sur la jeune fille à la recherche d'un emploi qui refuse de se donner à tel chef de personnel, sur la femme mariée, l'employée de maison ou de bureau qui croit encore à l'amour exclusif, on exercera d'innombrables pressions avec une morgue et un cynisme sans pareils. En effet, le petit-bourgeois admet difficilement qu'on dédaigne ses galanteries. C'est alors le début d'une longue guerre d'usure !

Que dire cependant de cette épouse chérie dépêchée par son propre mari auprès de tel ministre afin d'user de ses charmes corporels pour faciliter au mari l'accès à un poste qu'il convoite depuis longtemps ? Assurément la « réussite » est au bout de la braguette – ou du jupon – selon le cas. Qui s'avise de vouloir réussir autrement est mis en quarantaine, devient suspect aux yeux des agents de renseignements toujours aux aguets. Et de là à être qualifié de subversif, il n'y a qu'un pas.

PROSTITUTION ET MILIEU SCOLAIRE

A plusieurs égards, l'école de plus en plus ressemble à une pouponnière pour futures prostituées, à une pépinière où l'on dépose les premières graines de la prostitution et du proxénétisme. [PAGE 11]

Dans cette société où l'aspect extérieur compte plus que le mérite, le charme et le piston plus que la compétence, le groupe qui réussit à épater tout le monde, en faisant étalage de ses biens matériels et de ses gadgets, devient le point de mire.

Ainsi, pour l'adolescent, la bourgeoisie compradore représente le modèle qu'on va chercher à imiter. Dès lors, les études représentent une corvée à laquelle on est astreint pour faire plaisir aux parents. Il n'est donc pas surprenant que les jeunes collégiens et lycéens accordent si peu d'intérêt à tout ce qui a rapport à la culture. Il s'agira désormais de fournir le minimum d'effort pour ne pas échouer à l'examen.

Beaucoup de jeunes filles comprennent d'ailleurs très tôt qu'elles pourraient tout aussi bien réussir en séduisant le professeur ou le proviseur. Pour mettre toutes les chances de leur côté, elles n'hésiteront pas à appeler les parents à la rescousse. C'est ainsi qu'il est devenu banal que des parents viennent glisser une enveloppe à tel enseignant ou à tel employé du bureau des examens. Vous jugerez vous-même du niveau de l'enseignement dans un système semblable !

En revanche, les passions de l'adolescente sont la boîte de nuit, les belles toilettes, ressembler à telle « grande dame ». Pour se procurer ces plaisirs, elle n'hésitera pas à flirter avec le milieu petit-bourgeois. Déjà, à quatorze ans, elle s'échappera de chez elle la nuit, par la fenêtre – si les parents sont stricts – pour aller rejoindre l'amant de l'heure. Peu importe que le prince charmant soit un monsieur grisonnant ou à la bedaine respectable –, il suffit qu'il sente bon l'eau de toilette la plus chère – à travers des relents d'alcool – et ses générosités feront le reste. Désormais, la jeune fille est entrée dans l'engrenage.

Le jeune homme quant à lui, se sent un peu frustré. Il a le sentiment profond qu'au départ les dés sont pipés pour lui, et qu'il ne peut pas se risquer dans la partie avec la même désinvolture que sa jeune camarade. Il a comme un complexe d'infériorité devant les belles toilettes de cette dernière. Parfois, il ressent cette différence comme une injustice monstrueuse. Il a compris que pour réussir dans ses études, il lui faudra faire preuve de plus de combativité. [PAGE 12]

Néanmoins, certains jeunes gens réussissent à découvrir la formule appropriée, c'est-à-dire les raccourcis qui les mèneront au succès, ou tout au moins à soigner leur apparence extérieure.

Comme le jeune homme ne peut pas se donner aux professeurs de même sexe, il se donnera aux riches Blancs de la ville (on dit qu'ils sont bons payeurs). A ses professeurs, par contre, il proposera un marché : celui qui consiste à leur fournir ses sœurs et ses cousines. Ou encore, il réussira à s'infiltrer dans la société des « gros bonnets » pour leur offrir ses services. Ceux-ci consisteront à les approvisionner en « nanas », moyennant une commission. Les « nanas », il les trouvera parmi ses sœurs, ses camarades, les femmes mariées, etc. Et le voilà happé inéluctablement par la machine de l'opportunisme et de l'affairisme.

Si, un jour, le métier de proxénète devient par trop harassant, il suffira à notre homme d'adopter une formule plus simple encore : chercher par tous les moyens à se faire entretenir par une femme mariée, une riche ! On dit qu'elles sont les meilleures amantes.

LA PROSTITUTION : UN PROBLEME SOCIAL

A la ville comme à la campagne – et surtout en ville – la prostitution est devenue une maladie endémique. Elle fait partie de l'indissociable trilogie Misère-Corruption-Prostitution. C'est cette trilogie qui a bouleversé toutes les valeurs, supprimé le goût de l'effort et exacerbé l'opportunisme et le besoin de parade.

L'on a affaire à une société minée par l'alcool, fatiguée par les nuits de veille et de débauche, tarée par les maladies vénériennes. Devant l'attitude des pouvoirs publics qui ne font rien pour enrayer le fléau, on peut se demander si ce phénomène n'est pas le résultat d'une concertation et d'une habile manœuvre pour abrutir le peuple. De la sorte, on réussit à transformer les citoyens en marionnettes, en individus manipulables à loisir. On réussit également à éveiller et à entretenir des rivalités malsaines entre les gens dans le but de faire fonctionner à plein les services de renseignements.

Au Cameroun, où l'activité sexuelle est si intense, peu [PAGE 13] d'effort a été fait à l'école comme à l'église pour vulgariser l'éducation sexuelle. Même chez les soi-disant bourgeois, les rudiments sur la maternité, la contraception sont souvent méconnus. Le résultat combiné du manque d'information sur la chose sexuelle et d'une activité sexuelle effrénée se traduit par de plus en plus de tentatives d'avortements (qui dans certains cas se terminent de manière tragique), par une propagation inquiétante des maladies vénériennes qui malheureusement, sont encore considérées comme des maladies honteuses.

Et, si le problème de l'avortement se pose plutôt rarement chez la femme mariée, le nombre d'épouses capables de désigner avec certitude le père de leur enfant est certainement limité. Qu'est-ce à dire ? Le droit de la Personne et de la Famille dans son fameux article 16 résout le problème à sa manière et stipule : « Tout enfant a pour père le mari de sa mère. » Le mari de son côté ignore totalement le nombre d'ovules qu'il a pu féconder à ses moments de jouissance.

Hypocrite Eglise catholique qui ne cesse de maudire dans ses sermons la fornication, les enfants bâtards, au lieu de démasquer les vrais coupables !

Pour ce qui est des maladies vénériennes, les hommes ont la chance de reconnaître aussitôt la maladie dès les premiers symptômes. Les plus courageux pourront alors s'adresser à un établissement médical. Par contre, la maladie évolue très lentement chez la femme. Que de femmes au Cameroun ayant dépassé la trentaine se plaignent de douleurs persistantes dans le bas-ventre ! Un gynécologue m'a expliqué qu'il s'agissait presque toujours de maladies vénériennes. Mais les femmes plutôt que de se faire traiter à l'hôpital préfèrent se tourner vers les ablutions des marabouts.

Imaginez donc les tares que porteront les fœtus issus de parents alcooliques, syphilitiques, et peut-être aussi drépanocytaires ! Pourtant il existe un moyen fort simple et peu onéreux pour enrayer cette maladie terrible qu'est la drépranocytose [3] : l'information. Il suffirait par [PAGE 14] exemple que les pouvoirs publics parlent de l'existence de la maladie, qu'ils exigent des examens prénuptiaux de tous les candidats aux mariages – ou alors de tous les jeunes à partir de quinze ans. Le taux de mortalité en serait considérablement réduit. Et on éviterait du coup beaucoup de haines inutiles dans les familles et les quartiers, car au Cameroun, la mort naturelle n'existe pratiquement pas. C'est toujours quelqu'un qui tue un autre. Il faut donc se référer au marabout qui désignera toujours un coupable. On a alors affaire à des empoisonnements en chaîne.

Ineptie aussi que cette formule connue de toutes les Camerounaises et utilisée par quelques-unes, qui consiste à verser dans la nourriture de l'homme que l'on veut charmer un peu de ses urines additionnées de quelques gouttes de menstrues.

Les pouvoirs publics sont pourtant au courant de tout cela, mais ils ne font rien.

Myriam LATTIFA


[1] Un exemple de produit destiné à cet égard s'obtient en mélangeant dans une bouteille de l'eau de javel pure, du savon Asepso râpé, de l'Ambi Cream, et un peu de glycérine.

[2] DIRDOC : abréviation pour désigner les services secrets de renseignements.

[3] La drépanocytose est une forme d'anémie chronique, héréditaire, due à une malformation de l'hémoglobine; elle se rencontre surtout en Afrique noire et dans certaines régions d'Asie. Lorsque les deux parents sont l'un et l'autre drépanocytaires hétérozygotes, il se pose un problème grave pour les enfants. Chaque enfant qui naîtra de ce couple aura une chance sur trois de ne pas contracter la maladie, une chance sur trois de naître drépanocytaire hétérozygote (ce qui n'est pas vraiment inquiétant), une chance sur trois de naître drépanocytaire homozygote. Les drépanocytaires homozygotes meurent en général entre zéro et trois ans. Ceux qui échappent à cette règle et réussissent quand même à survivre ne dépassent pas le cap des vingt-cinq ans. La maladie se manifeste par des crises répétées, et la médecine, à son stade actuel, n'a pas encore trouvé le moyen de la guérir. L'examen médical à faire pour savoir si l'on est drépanocytaire s'appelle : « Electrophorèse de l'hémoglobine ». La drépanocytose est certainement la première cause de mortalité en Afrique.